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Les facéties du sotré

 

Toi qui entre dans la majestueuse forêt Vosgienne et n’y vois que ces sapins grandioses, ces épicéas gigantesques, ces mélèzes imposants, parfois des bouleaux longs et fins, ces ormes au tronc lisse comme une patinoire, des aulnes touffus, sûrement quelques cerisiers sauvages qu’on appelle communément merisiers, les frênes et leurs feuilles rappelant les couronnes de lauriers des romains, toi qui pénètre dans ce sanctuaire et n’entends que le mugissement du vent dans les feuilles, son souffle faisant frissonner toutes les aiguilles que revêtent les conifères, toi qui parcours ces étendues d’un pas léger et discret, qui hume l’envoûtante odeur de la résine qui fond sous les ardents rayons de l’astre, toi qui enfin t’adosses contre le tronc rugueux de ce robuste chêne et qui te laisse aller à quelque rêverie d’après déjeuner, sache que tu n’es pas seul dans ces lieux mystiques.

Les dryades habitent chacun de ses monuments qui pointent leur feuillage vers le ciel, à la recherche de la lumière indispensable à leur force et leur puissance. Elles sont l’âme de chaque arbre, attentives à leur environnement, sachant tout de la vie des hommes là bas, dans la vallée, épiant le moindre de leur geste, écoutant toutes leurs paroles, sondant leur pensée et leur cœur comme de tendres confidentes.
Ce savoir encyclopédique, exhaustif, intégral et global, une seule créature est capable de l’acquérir en usant de toute sa malice et sa ruse.
Très discret, il vit ici au plus profond de la forêt, on ne l’aperçoit jamais. Il est aussi fin qu’agile, c’est le plus malicieux des lutins, plus élégant qu’un farfadet néanmoins. Ses facéties sont légendaires, ses farces ne font souvent rire que lui. Ajouté à cela qu’il est d’une susceptibilité sans égale, nous aurons esquissé son portrait dans ses grandes lignes. Mais approche, je vais te le présenter d’une meilleure façon.

Aussi loin que l’on puisse remonter de mémoire d’homme, il ne se trouve pas une légende, un conte, une fable qui ne mette en scène ce délicieux petit personnage. La mine roublarde, les yeux pétillants, toujours prêt à commettre toutes les bêtises passant à sa portée. Il est vif comme l‘écureuil, malicieux comme la pie, malin comme un singe. Son rire résonne parfois au fond des bois, les oreilles les plus fines peuvent l’entendre, mais c’est lorsqu’il se rapproche des hommes qu’il est le plus redoutable.
Il les tient dans un mépris consciencieux et une irrévérence totale. Pour lui, les humains ne sont que de médiocres besogneux, toujours avides du moindre gain, ridiculement lourdauds. Pourtant il recherche leur compagnie. A cela une seule explication convient: étant matérialistes autant que possible, les pitreries du sotré l’enragent doublement. Car l’espiègle lutin aime les objets. Dans sa forêt, il n’a d’autre choix que se divertir en lançant pignes et cocottes de sapin, en entremêlant le lierre grimpant, en cornant les feuilles de houx pour les rendre tellement piquante qu’il devient impossible d’en cueillir le moindre bouquet, de jouer avec les ruisseaux pour les faire déborder. Les habitants de la forêt y sont parfaitement indifférent. Or l’indifférence est le pire affront que l’on puisse faire à cet être si imbu de lui-même. Il n’est pas davantage heureux que lorsqu’il provoque courroux et colère, une ardente irritation et un énergique emportement ou encore  l’exaspération la plus profonde.
Si, en dépit de ton plus sérieux dédain, le sotré parvient à se glisser dans ta maison, voici quelques conseils qui te permettra de l’en faire sortir au plus vite.
Le sotré est très gourmand et ne résiste pas à une délicieuse tarte aux brimbelles (qu’ailleurs on nomme tarte aux myrtilles, mais elle n’en est que moins savoureuse). Ayant grignoté plus que sa part, il ne manque pas ensuite de saupoudrer le reste de piment en poudre ou simplement de sel. L’astuce est, bien évidemment, d’avoir le courage de sacrifier ce dessert traditionnel en l’assaisonnant copieusement de sel ou tout autre condiment le rendant parfaitement immangeable. Le sacrifice doit être double, car le sotré est gourmand, pas idiot. Il se méfiera s’il constate qu’il n’y a qu’une seule tarte dans le buffet.
Les maisons bien tenues sont les ennemies des petites créatures aimant se vautrer dans la poussière accumulée sous les meubles, sous le lit, bref dans tous les endroits inaccessibles au moindre balais, où l’aspirateur a renoncé à avaler quoi que ce soit. Non content de se rouler dans ces résidus, il adore en répandre la saleté dans toute la pièce, aux endroits les plus en vue, souillant ainsi toutes les choses précieuses y étant disposées. Son grand plaisir étant de contempler les grains de poussière voletant dans les rayons du soleil, spectacle de trapézistes sans vie qui l’enchante pendant des heures.
Le sotré a une passion pour l’eau. Perché sur le parapluie, il s’arrangera toujours pour que son propriétaire en reçoive la partie la plus froide et sur les endroits de sa personne les plus délicats. Il adore le bruit d’écoulement du liquide pur et transparent. Ainsi, il n’est pas plus heureux que lorsqu’il prend place dans le hall de ces anciennes fermes Vosgiennes qui présentent un large bassin où la source déverse sa clarté par de charmants glougloutements.  Il écoute avec attention le murmure de l’eau, les chuchotements du liquide, les chuintements aquatiques, parfois un léger fracas, le plus souvent cette douce symphonie qui est, à ses oreilles, plus émouvante que les plus belles partitions de Mozart. Alors, n’y tenant plus, il abandonne toute dignité et plonge dans le bassin de granit, patauge dans cette piscine improvisée, éclaboussant tout à la ronde comme si une tempête y avait sévit plusieurs heures durant. 
Le sotré est particulièrement à l’aise et dans son élément au sein des fermes centenaires. Il ne manque pas de recoins pour s’y cacher, la cave lui permet de goûter à toutes les eaux de vie entreposées, le grenier est son terrain de jeu favori. Pour peu qu’une basse cour soit encore en activité, il aime jouer avec les œufs des poules qu’il utilise comme des billes ou des balles, on imagine aisément les conséquences de tels jeux. S’il y a une chèvrerie, ou quelques vaches, son plaisir est d’en faire tourner le lait fraîchement trait. Autre passe-temps qu’il savoure avec entrain: effrayer les lapins dans leurs clapiers, puis délicatement ouvrir les cages.
Le sotré aime l’ordre dans le seul but d’y établir la plus grande pagaille.
Les armoires et les vaisseliers ont sa préférence. Il étend dans toute la pièce quand ce n’est pas au grenier le linge parfaitement plié et rangé au millimètre, qui dormait tranquillement entouré d’un parfum frais et léger dans la belle armoire en chêne massif. Avec l’argenterie il construit des édifications qui immanquablement finissent toutes dans le plus grand fracas après avoir oscillé quelques secondes magiques dans un aléatoire équilibre. Il est alors la plus heureuse des créatures merveilleuses qui hantent nos forêts.
Si tu as la désagréable surprise de découvrir un tel chenapan sous ton toit, voici quelques conseils qui permettront, peut-être, d’en faire fuir son terrible occupant.
Rien ne rassure davantage le sotré que des lourdes portes qui grincent, qui gémissent, qui lancent des plaintes au beau milieu de la nuit, glaçant le sang pas d’une autre façon que le feraient une assemblée de fantômes déambulant dans les corridors. Assure toi que les gonds soient correctement graissés. Traque le moindre grain de poussière dans les lieux les plus reculés, les plus exigus, l’infime espace existant sous les meubles. J’ai connu un propriétaire ayant opté pour une mesure pour le moins radicale: il avait scié tous les pieds des lits, des armoires, des commodes, bref tout son mobilier reposait à même le sol, comme des gerbes de blés fraîchement moissonnés gisant dans le champ tondu.
Supprime tout murmure de l’eau en plongeant le bec du tuyau qui amène l’eau au baquet.
Sache que le sotré est en admiration devant  un bon feu de cheminée. Le crépitement des flammes léchant les bûches lui est la plus douce des mélodies. Il passerait ainsi des soirées entières à contempler ce spectacle certes magnifique mais qui l’inspire gravement dans ses farces. Tu devras te priver de cet immense plaisir alliant la reposante lumière des flammes qui dansent sur les murs de la pièce et la confortable chaleur émanant des braises brûlantes.
Laisse grand ouverts tous les volets de la maison. Le sotré est incapable de dormir s’il y a le moindre éclat de lumière, fut-ce celle provenant des lointaines étoiles. Les nuits de pleine lune, tu peux être certain de le voir décamper au plus vite vers l’obscurité rassurante des troncs épais de la forêt.
Ainsi chacun restant chez soi, tu pourras retrouver une harmonie mise à mal par les truculences de l’être le plus facétieux de la création, et peut-être, la monotonie des jours te fera regretter la présence de ce lutin si envahissant.