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l'Ascension

C’est pas chez moi, ici. 
Tous ces gens, je ne les connais pas. 
Qu’est-ce qu’ils me veulent  à me parler toujours comme à un petit enfant. 
Je ne suis pourtant plus un bébé. J’ai cinquante… soixante trois… douze… Vingt huit virgule neuf. 
Je ne sais plus. 
Parfois, je me réveille la nuit. Je me lève dans cette chambre qui n’est pas la mienne et je me tiens debout devant la fenêtre à regarder la lune se lever. Elle est belle. Il en manque toujours un morceau. Parfois elle est toute ronde, puis le lendemain un loup féroce en a déjà croqué une partie. 
C’est comme moi. Un jour je fais quelque chose et le lendemain je ne sais plus ce que j’ai fait la veille.
En face, baigné par la douce lumière lunaire, se dresse une montagne. Ma montagne. Elle émerge d’une mer de sapins bleutés et envoie ses rochers comme des doigts tendus vers le ciel.
Alors je me lève la nuit et je regarde par la fenêtre. Mais pourquoi veulent-ils toujours la laisser fermée cette fenêtre?

Il y a plein de dames en blanc dans cet endroit qui n’est pas chez moi. Je le sais bien. Chez moi, y’a pas tous ces gens qui n’ont plus toute leur tête. Ils me regardent sans me voir. 
Les dames en blanc sont méchantes. Et puis il y a une dame plus âgée. Elle est en bleue, elle. Surement pour que les dames en blanc sachent bien que c’est elle la chef. Elle affiche constamment un sourire qui découvre ses dents jaunes. Un sourire de politesse car elle est encore plus machiavélique que les autres.
Alors je me lève en pleine nuit et je regarde la lune. 
Des fois, elle illumine tout le paysage, révélant des contours approximatifs. Devant moi, au-delà de cette fenêtre -mais pourquoi faut-il que les dames en blanc veulent systématiquement la fermer?- se dresse la montagne avec tous ces pics acérés, ces flèches effilées tendus vers le firmament. C’est ma montagne et un jour j’irai la gravir, c’est sûr. 
« Monsieur Charlet! C’est pas raisonnable tout ça! Fermez cette fenêtre sinon vous allez attraper un bon rhume. C’est ce que vous voulez? Et puis c’est l’heure de dormir. La nuit c’est fait pour s’allonger dans son lit et dormir; pas pour se tenir debout dans les courants d’air! »
Et voilà. Ca recommence. D’une poigne de fer, elle condamne la baie vitrée, puis elle me pousse vers mon lit. C’est tout juste si elle ne me borde pas comme un tout petit enfant.

Il y a un grand parc autour de la maison qui n’est pas la mienne. La journée, quand le soleil brille fort là-haut dans le ciel, à l’endroit même où le remplace la lune quand il se couche la nuit, je vais marcher sur la pelouse. J’aime sentir les chatouilles de l’herbe sous mes orteils, les graviers qui roulent sous mes pieds. Mais il y a toujours une dame en blanc avec une paire de chaussures à la main pour m’ordonner de les enfiler. Je n’ai pas besoin de ces prothèses qui privent mes pieds de la liberté de ressentir la terre sous leur plante.
Lorsque j’irai gravir ma montagne, je n’emporterai pas de chaussures. Je n’en ai pas besoin. Je n’aurai besoin que de mes jambes encore solides et un peu d’équilibre.

Parfois, des inconnus m’appellent  papa et grand-père en me tendant une boite de chocolat. Les friandises sont délicieuses. Je termine la boite le soir même. Mais cette familiarité ne me plait pas. Je n’ai quand même pas l’âge d’être grand-père, ils devraient s’en rendre compte! 

Cette nuit, je me tiens debout devant la fenêtre que j’ai encore dû ouvrir. Je contemple la lune qui envoie sa lumière sur le monde, une clarté douce et laiteuse, rien à voir avec l’illumination impudique du soleil. J’enjambe la grille et me laisse tomber en m’agrippant aux pierres qui saillissent du mur. Il y a deux étages. Un jeu d’enfant. Mes doigts enserrent bien les prises et mes orteils se calent parfaitement dans les encoches du mur. Me voilà sur la pelouse que j’aime tant. Cette nuit, elle est recouverte d’une fine rosée qui rend humide mes pieds. C’est agréable. Comme une caresse mouillée et fraiche. 
Il y a un grand portail qui est toujours ouvert. Cette nuit, je rentre chez moi.
Je marche sur des trottoirs, traverse des rues désertes. Les lampadaires jouent avec mon ombre. Je la vois s’éloigner devant moi, cherchant à m’échapper comme je m’en vais de cet endroit qui n’est pas chez moi. 

La ville est dans mon dos quand pointe le jour. Je m’assieds au pied d’un gros chêne.
J’ai dû m’assoupir. Le soleil réchauffe mes membres et c’est bien agréable, mais il faut que je reparte. Je ne suis pas encore au sommet de ma montagne. 
Je la connais bien cette montagne puisque c’est la mienne.
Il y a des oiseaux qui gazouillent partout autour de moi. Mes pieds foulent un tapis de feuilles multicolores. Nous ne sommes pas en automne pourtant. C’est le printemps, non? Ou bien l’été. On ne peut pas être en hiver. L’hiver c’est la neige. J’ai un peu de mal avec les dates. Quel jour sommes nous? 

« Bonjour Monsieur! »
Ca m’a surprit sur le moment. Je me retourne. Un garçonnet est là, devant moi. Il tient un bâton à la main, une baguette de noisetier il me semble. 
« Bonjour. Comment t’appelles-tu?
- Alfred. Je viens d’avoir six ans. 
- Tu vas à l’école? »
Il fait oui de la tête mais je vois bien que ça ne le réjouit guère. 
« Elle n’est pas gentille la maitresse?
- Si. Mais je préfère aller me promener dans la forêt. 
- Tu as bien raison, mais il faut aussi apprendre à l’école. Qu’est-ce que tu veux faire quand tu sera grand?
- Moi, je veux gravir les montagnes. » Son œil brille d’un éclat de diamant. Il lève les yeux vers le sommet tout proche qui envoie ses dents de pierre vers le ciel à travers les sapins.
« Celle-là!
- Oh, tu sais, je l’ai gravie il y a bien longtemps, mon garçon.
- Vous dites n’importe quoi, Monsieur. Jamais personne n’a réussit à la vaincre. Et je veux être le premier. Je m’entraine tous les jours. »
Je m’apprêtais à lui démontrer que j’avais bien escaladé ce pic, mais le petit diable s’était enfuit en courant au travers des troncs rectilignes. 
Les jeunes n’ont plus aucun respect de nos jours. Jamais je ne me serais permis de contredire une grande personne quand j’avais son âge. 

J’arrive plus bien à me souvenir quand j’étais petit garçon. Ca s’embrouille là dedans. Je ne retrouve rien comme si tout était mélangé, sans dessus dessous. 
L’air est frais ce matin. J’aime bien. Je sens les aiguilles de pin qui massent mes pieds, une légère brise qui porte à mes narines le parfum entêtant de la résine qui s’écoule le long des sapins. Je marche d’un bon pas. Je connais cette forêt. Je me sens bien ici, bien mieux que dans cette grande maison qui n’était pas chez moi. 
J’écoute le vent dans les branches, le chant des oiseaux. Je pose mes mains sur l’écorce rugueuse des mélèzes. Le soleil est déjà haut. Je dois hâter le pas. 

Un air connu provient d’un peu plus bas sur le sentier qui serpente maintenant au gré de la pente. C’est une chanson que j’ai déjà entendue. Je la chantais dans mes jeunes années. La ritournelle se rapproche. Le refrain m’est familier. Voilà un groupe de jeunes gens qui arrive à ma hauteur. Ils débordent d’enthousiasme, de vivacité. Leur chant leur donne des ailes. Ils ne marchent plus, ils survolent le sentier. Leurs godillots semblent ne pas toucher terre, simplement l’effleurer. L’effort ne semble pas marquer leur traits. Ils rient de bon cœur, s’envoient des plaisanteries au milieu de leur chant. Ils ont le teint hâlé par une vie au dehors. Le sourire dévoilant des rangées de dents parfaites, prêtent à mordre dans la vie qui se déploie devant leur volonté, devant leurs ambitions. Ils n’ont peur de rien. Ne doutent pas un instant de leur réussite. Ils ont la force de la jeunesse et le courage que leur procure leurs muscles saillants. Ils me saluent en chœur. Des mots sont échangés sans qu’ils ralentissent l’allure. L’insouciance de la jeunesse n’a pas à s’encombrer d’un vieux schnock comme moi. Ils sont déjà loin. Leur chant résonne à mes oreilles comme une mélodie oubliée, lointaine. Ils vont camper au pied du glacier m’ont-ils annoncé. Tous m’ont donné le bonjour. Vraiment bien élevés ces jeunes gens. La fougue de leurs quinze ans ne les empêche pas d’avoir du respect pour les anciens. Ce doit être des scouts. Je leur fais remarquer que leur chanson était un succès dans ma jeunesse. Ils rient de bon cœur. Leur ardeur à marcher les a déjà poussé quelques dizaines de mètres devant moi mais je les entends me répondre que je suis un sacré farceur. 
« Du temps de sa jeunesse! Une chanson du printemps dernier! Sacré bonhomme! »
J’ai bien comprit qu’ils me mettaient en boite comme ils s’envoient des galéjades entre eux. Je ne leur en veux pas. La ferveur de la jeunesse ne dure pas. Il faut savoir en profiter lorsqu’on a de bons mollets et aucun souci qui ternisse l’esprit. 

Etais-je aussi insouciant et plein d’exaltation à leur âge? Comment se rappeler? Je fouille dans ma tête, c’est un tel charivari. 
Le sentier sort du couvert de la forêt. D’un coup, la clarté du soleil jusque là assombrie par les lourds branchages éclate comme au premier jour. Je cligne des yeux, pose mon bâton et m’allonge sur l’herbe tendre. Je suis si bien. Autrement mieux que dans cette grande maison qui n’est pas la mienne avec tout plein d’inconnus qui n’arrêtent pas de me demander si je vais bien. 
Ici, je vais bien, merci! 
Je contemple le vol d’un vautour dans le ciel sans nuages. Il tournoie lentement puis accélère d’un seul coup, scrutant les alpages de son œil perçant. Il effectue alors une grande courbe qu’il conclue par un puissant coup d’aile et plane à nouveau, majestueux prince des cieux.
« C’est magnifique, n’est-ce pas? «  
Un grand dadais se tient debout devant moi. Il est chaussé de grosses chaussures, ses lacets s’entrecroisent comme une route de montagne. D’épaisses chaussettes à motifs de losange enserrent le bas de son pantalon jusqu’aux genoux. Des mousquetons tintinnabulent à sa ceinture dès qu’il fait le moindre mouvement. Un pull de grosse laine dissimule un torse volontaire. Des bras musclés et bronzés s’échappent des manches retroussées. Un large sourire illumine son visage plongé dans l’ombre, étant dos au soleil. Ses yeux ont l’éclat de la jeunesse qui ne doute de rien, comme si le monde entier lui appartenait. Et, de  fait, le monde lui appartient. 
Il est tout imprégné de montagne jusque dans ses yeux qui ne peuvent rester cinq minutes sans fixer les sommets élancés. L’insouciance de sa jeunesse le pousse à d’audacieuses prouesses. Il me conte les sommets qu’il a déjà gravi, parfois en premier de cordée. Son amour pour les voies bien rectilignes, sans traversée endommageant un bel itinéraire, droit et fluide dans un rocher solide. Il me dit son projet, celui de vaincre le sommet qui nous submerge, projetant une ombre qui ne cesse de diminuer à mesure que le soleil continue sa propre ascension dans un ciel sans aucune prise, pas le moindre graton. Il me dit se nommer Alfred et je repense au petit garçon croisé ce matin. Je n’ose lui dire que, ce pic, je l’ai gravi il y a bien des années. C’est peut-être le seul souvenir à peu près intact dans ma tête où il règne un tel désordre parfois. Je ne veux pas lui faire de peine car lui aussi pense être le premier à se tenir sur l’éperon pas plus large qu’un rondin de bois.
Il se lève dans un cliquetis de mousquetons, une corde autour des épaules, et s’éloigne d’un pas décidé au travers des pâturages en direction d’un sentier serpentant entre des rhododendrons en fleurs. 
Il me faut une bonne demi-heure avant de fouler le sentier plus pentu. Je m’agrippe à des rochers en saillie parmi les buissons roses. La pierre est chaude du soleil qui atteint bientôt son apogée, couverte de lichens qui lui donne une texture râpeuse, rugueuse, qui érafle les doigts comme de la pierre ponce. Ma respiration devient plus courte, mon cœur s’accélère, mes genoux souffrent, mais je continue à mon rythme. Je ne tarde pas à croiser un jeune couple dévalant la pente en se tenant la main. Leurs cheveux emmêlés sont truffés de brins d’herbe sèche et de brindilles, leur sourire respire la santé et le bonheur d’être ensemble sur une montagne qu’ils aiment. Après un salut qui jaillit de leur poitrine plus que de leur bouche, ils me demandent, eux aussi, comment je vais. Si les mots sont les mêmes que ceux prononcés par ces dames en blanc qui m‘entourent systématiquement là-bas, dans cette grande maison qui n‘est pas la mienne, l’intention est toute différente. En posant cette question, ils n’espèrent pas une réponse négative, mais un assentiment de partager le bonheur qu’eux éprouvent à arpenter ses sentiers étroits, à sentir le soleil brûler nos front et nos épaules, à profiter de conditions idéales pour faire une bonne balade en altitude. Ils s’enquièrent de mes provisions. Je n’ai que quelques gâteaux et une petite bouteille d’eau dans mon sac. Ils me laissent le reste de leur pique-nique, de quoi faire un festin. L’amour leur est une meilleur nourriture. Les voilà reprenant déjà leur dégringolade sur les flancs escarpés de la montagne. J’entends le jeune homme crier le prénom de sa compagne, Louise, et je repense à ma Louise. Nous avons partagé des aubes lumineuses et des crépuscules flamboyants, mangé les mêmes plats, bu dans le même verre. Nous ne nous sommes jamais quitté, quoi qu’il arrive, et après toutes ces années, elle vit encore dans mon cœur. C’est le seul souvenir vraiment intact qu’il me reste avec cette montagne qui se dresse devant moi. Les deux grands bonheurs de ma vie. 
Des pierres s’éboulent devant moi. Je lève la tête et aperçois une famille de chamois, la mère et ses trois petits qui, docilement, suivent ses pas sur les rochers verticaux. Quelle agilité! Je suis toujours étonné de constater leur aisance sur des pentes qui effraieraient les plus téméraires des grimpeurs. Ils sont un peu de ma famille, ne m’appelait-on pas le chamois autrefois?
Le sentier tourne à angle droit et je reçois de plein fouet un vent plus frais, presque froid, qui me fait frissonner. Mais n’est-ce pas plutôt le spectacle qui s’offre à moi, débarrassé de toute entrave qui pourrait cacher la somptuosité de l’endroit qui me bouleverse jusqu’à ressentir un léger tremblement le long de ma colonne vertébrale? Là, en face, au-delà du petit glacier aux reflets bleutés, se déploie un univers strictement minéral. Les roches ont des teintes changeantes suivant leur exposition, à l’ombre où la glace ne fond jamais ou en plein soleil, renvoyant un éclat plus brillant dans les gris bleus. Toutes les lignes tendent vers le même but: le ciel. Comme une poignée de crayons bien affûtés qui se dressent fièrement dans un désordre pensé par un esprit supérieur. De nombreuses arêtes déchiquetées sont autant de voies pour accéder au paradis des alpinistes, ce monde inhospitalier dans lequel on se sent pourtant chez soi, malgré le froid coupant, les bourrasques violentes, la neige qui plâtre la moindre prise, parfois un soleil brûlant qui crevasse la peau, malgré le danger menaçant à tout instant. Et c’est peut-être cette sensation d’être à la limite de la mort, aux portes de l’au-delà, qui donne une intensité à la vie à nulle autre pareille. 
A l’approche du glacier, un homme dans la force de l’âge me salue. A la place de mousquetons, il porte à sa ceinture, une ribambelle de petits marteaux, de pics de différentes grandeurs, une collection de piolets miniatures dont le plus petit ne dépasse pas la longueur de mon index. Il porte une blouse maculée de poussière blanche et une paire de lunettes d’aviateur est fixée sur son front par une bande élastique, comme un serre-tête. 
« Quel accoutrement! Quel tenue!
- Je suis cristallier. » Et d’un geste il me désigne les parois verticales à peine rayées de quelques plateformes, d’entrées de petites cavernes, de minuscules grottes. 
« La formation de ces montagnes a permis la création de fours. Ce sont des anfractuosités qui apparaissent à une certaine altitude, recélant de véritables trésors pour ceux qui savent les dénicher et s’y rendre. » 
En effet, je jette un rapide coup d’œil sur ces murailles de granit et aperçoit quelques ouvertures dans la roche par une ombre plus dense, le plus souvent situées à mi hauteur du pic. Un vrai casse-tête pour varappeur.
« Je parcours la montagne pour mon plaisir  et elle me rend mon amour pour elle en m’offrant de jolies pierres. » Il plonge sa main dans son sac tout usé et déchiré par endroits, en ressort une poignée de véritables diamants de la montagne. Les pierres brutes scintillent sous la lumière de ce début d’après-midi. Les reflets sont émeraudes, turquoises, parfois mêlés de rose, d’un jaune qui se transforme en teinte plus brunâtre selon le degré dont on l’oriente. Il semble satisfait, heureux de me montrer son trésor, fier de sa passion qui apparemment le fait vivre. 
J’ouvre les deux premiers boutons de ma grosse chemise rouge à carreaux, et sous le foulard que je porte autour du cou, j’extraie un pendentif qui ne me quitte plus. Il avait appartenu à Louise. C’est moi-même qui lui avait offert. Mais je ne me rappelle plus bien d’où provenait cette pierre, superbe. Un joaillier avait dû la retailler pour qu’elle ressemble à un cœur. Il y a dix huit facettes minuscules qui, chacune, a un reflet particulier. Un vrai kaléidoscope. L’homme se rapproche. Chausse ses lunettes. La tête penchée sur mon torse, il examine le bijou sous toutes ses facettes. Il admire la pureté de la pierre. Est subjugué par la prouesse, à la fois du tailleur de pierre mais aussi par l’exceptionnelle dureté du caillou qui a permit un travail si minutieux. Il ne fait aucun commentaire, les mots ne lui viennent plus. Il se redresse, chancelant. Je replace la pierre sous ma chemise, la reboutonne. L’homme semble retrouver ses esprits.
« Si c’est vous qui avez trouvé cette pierre, vous êtes le plus grand de tous les cristalliers » me fait il, débordant d’une soudaine admiration. Il enfile son sac à dos et dans un bruit de pics qui s’entrechoquent, repart vers la paroi tandis que je pose délicatement un pied sur le glacier. 
La traversée n’est pas très difficile, à peine glissante et je n’ai pas à enfiler ma paire de chaussettes. Je sens la morsure de la glace sous la plante de mes pieds, mais cela ne me gène pas, bien au contraire. Ici, personne, pas même une dame en blanc, ne viendra me répéter d’enfiler mes chaussons. Ici, je suis seul maître à bord, je décide par moi-même, en mon âme et conscience. Ici, je suis libre. Enfin.
A l’autre bord du fleuve de glace, attaquant la moraine instable, je croise un homme d’une cinquantaine d’années. Il porte un chapeau et un foulard semblable au mien, juste un peu plus neuf. Il me considère des pieds à la tête et me lance, sans le préambule d’un salut quelconque:
« Vous marchez pieds-nus grand père? Il m’est arrivé de gravir quelques sommets sans autre artifice que la peau de mes pieds sur le rocher. C’est plus agréable et on sent mieux les prises. S’il n’y avait pas l’obstacle du froid, je vivrais ainsi toute l’année. »
Il s’inquiète de mon itinéraire. Je ne lui parle pas de ce sommet, ce pic qui m’obstine, tellement les gens que je croise se moquent de moi. Pourtant, je me souviens encore de l’avoir gravit. Si j’ai parfois quelques trous de mémoire, je ne suis pas sénile. L’homme a un petit mouvement de la tête comme pour me dire de faire attention, d’être prudent. Je lui réponds d’un sourire rassurant, pourtant j’ai bien l’intention de grimper encore une dernière fois sur cette aiguille. Je vois bien dans ses yeux, au-delà des recommandations de prudence, une certaine admiration. Il n’y a rien de bien compliqué là dedans. Juste mettre un pied devant l’autre, avoir un peu d’équilibre et connaitre le bon chemin. 
Passé la moraine, une cascade de rochers faciles mène au pied de la paroi, celle-là même que j’ai escaladé dans mes jeunes années. Je sais le chemin, je retrouve la voie. Les prises semblent me tendre la main. Je m’élève assez facilement, souplement, sans à-coups, reprenant mon souffle à chaque mètre gagné. Le soleil chauffe le rocher, le vide s’agrandit sous mes pieds, et je retrouve cette exaltation, ce sentiment de puissance tout en restant humble face à la montagne qui, elle seule, choisit ses invités. La tête me tourne. Pas un vertige, simplement le bonheur d’être là. Je m’assois sur une vire à peine plus large qu’un banc d’école, les pieds pendant dans le vide. Quelques nuages parsèment un ciel profond, autant de moutons broutant dans un pré turquoise. Je ne perçois plus le ronronnement de la vallée où les hommes s’acharnent. Juste une rumeur qui disparait lorsque la brise rafraîchit un air plus pur. Je cherche dans mon sac quelque chose à grignoter lorsque je me rends compte qu’on me tend un biscuit. Un homme est assis à mes côtés. Comment ne l’ai-je pas remarqué auparavant? D’où vient-il? Il n’y avait personne sur cette voie, pas que je m’en souvienne. 
Son visage me dit vaguement quelque chose. Un nez franc et volontaire, des yeux aussi clairs que les cieux, d’où partent des dizaines de rides, striant le haut de ses pommettes jusqu’aux tempes, s’achevant sur ses joues brûlées d’avoir été trop exposé au vent et au soleil. Il est tête nue, quelques mèches de cheveux s’agitent sous la petite brise. Il me sourit et me tapote gentiment l’épaule de sa main noueuse. 
« Qu’est-ce qu’on est bien, ici, hein? C’est autre chose que de vivre chaque jour dans ce grand bâtiment où tu n’es pas chez toi, n’est-ce pas?
- Comment savez-vous que je vis dans un tel endroit? 
- Mais je sais tout, mon cher, absolument tout. Je sais les infirmières en blouse blanche qui t’enquiquinent sans arrêt…
- Les dames en blanc?
- Oui. Et puis ces médecins qui aiment tellement t’examiner, tu es leur cobaye préféré. Ils te font passer des tests, te gavent de médicaments…
- Les petites pilules roses et bleues que je donne au chat?
- Exactement! Tu vois que tu peux te souvenir de choses. Comme moi. Moi, je sais tout. C’est bien d’être venu me voir. Je me sens un peu seul parfois.
- Mais, qui êtes vous?
- Qui je suis? Vaste question, beau programme! Tu n’as pas encore deviné? C’est pourtant simple. 
- Je ne vois pas.
- Je vais t’aider. 
Tôt ce matin, tu es sorti en douce de l’institut de recherche sur les maladies cognitives dégénérescentes….
- Cogni dénérégé quoi?
- Peu importe. Ce sont des termes médicaux qui ne veulent rien dire. Bref, tu t’es glissé dans la nuit. Lorsque tu es sorti de la forêt, le jour était levé et tu as rencontré un petit garçon plein d’énergie.
- Oui, je me rappelle. Il s’appelait comme moi. Et il s’est moqué de moi quand je lui ai dit que j’étais déjà monté ici.
- Forcément! Tu ne l’as pas reconnu, ce garçonnet? 
- Non. Qui est-il? Je l’ai déjà vu?
- Oh que oui. Tu l’a vu chaque fois que tu regardais dans un miroir.
- Je ne comprends pas.
- Cet enfant, c’était toi. Avec déjà les sommets illuminés de soleil au fond des yeux. Tu n’avais qu’une envie: aller sur ces crêtes interdites.
- Je suis déjà venu là.
- Parfaitement! Sais-tu comment se nomme cette montagne?
- Elle n’a pas de nom.
- Elle n’en avait pas, exactement. Mais, tu as été le premier à la vaincre et depuis, les hommes de la vallée lui ont donné ton nom, le pic Charlet. » 
Il se tut un instant, profitant d’une vue superbe qui commençait avec le glacier, devenu minuscule, trois cent mètres plus bas, puis les alpages où tintaient quelques cloches au cou de vaches énervées par une nuée de mouches. Au-delà, c’était la vallée, dissimulée sous une fine nappe de brume, cette respiration de la terre lors des plus fortes chaleurs. On n’apercevait que son versant nord, tapissé du vert sombre des sapins et des mélèzes, puis de nouveaux pâturages entre quelques éboulis et, à nouveau, les dents acérées de pierre, comme une mâchoire de requin prêt à déchiqueter l’imprudent.
« Ensuite, tu a croisé une bande de jeunes garçons enthousiastes. 
- Ils étaient vêtus du même uniforme et chantaient une vieille chanson.
- Tu étais l’un d’eux et tu la fredonnais souvent cette ritournelle. Pendant ces années scout, tu as arpenté les premiers sommets faciles, apprit à connaitre la montagne, ses dangers, ses pièges et ses merveilles aussi.
- C’est beau.
- Oui, et tu n’as plus cessé de courir les sommets. Le jeune homme bronzé qui t’est apparu était tes vingt ans. Une confiance en ses capacités, une foi en son amour des sommets, une motivation sans faille et une ambition qui, à défaut de déplacer des montagnes, allait lui permettre de réaliser quelques belles premières.
-  Je me rappelle ces montagnes. 
- Oui. Et sur tous les continents, à la une des journaux. Une vraie vedette. Tout le monde connaissait le grimpeur aux pieds nus. Mais tu revenais sans cesse ici, sur ta montagne, parmi les tiens. Tu es resté humble et modeste. Et tu as rencontré Louise.
- Louise. Elle avait des yeux bleus et des boucles blondes.
- Elle a été la compagne de toute tes victoires, puis, lorsque tu t’es lassé de ces conquêtes stériles, elle a partagé ton amour de la montagne, ta passion des sommets. Vous partiez tous les deux, toi avec ton attirail de cristallier, elle son chevalet et ses boites de peinture sous le bras. Tandis que tu ramenais de véritables bijoux, elle en concevait d’autres. Vous rentriez à la tombée de la nuit, fourbus, la tête pleine de rêves d’immensité, de grandeur, l’esprit encore en altitude. Parfois, vous dormiez à la belle étoile, sur ces pentes odorantes parsemées de rhododendrons. Au matin, un chamois ou une vache vous réveillait. 
- Ma Louise. Où est-elle?
- Elle n’est plus avec nous, Alfred. Elle s’est éteinte un matin de Janvier dans une petite chambre  sous le toit de votre chalet. Tu avais refusé fermement qu’elle passe ses derniers jours à l’hôpital, perfusée, transfusée, tuyautée comme un vulgaire cobaye. Il n’y avait plus rien à faire contre cette insidieuse maladie. La médecine s’avouait vaincue tout en voulant s’accrocher à une enveloppe, un corps qui ne pouvait plus se battre. Alors, tu as élevé la voix face à ses hommes en blouse blanche et tu as ramené ta Louise à la maison, où elle partie un matin où le gel figeait le paysage dans une blancheur immaculée.
- Je l’aime.
- Oh oui! Tu lui a toujours été fidèle. Et, du moment où elle n’était plus à tes côtés, tu t’es laissé partir. Tu semblais absent de toi-même, perdu dans tes pensées. Peut-être pour la rejoindre, qui sait?
- Et cet homme que j’ai croisé sur le glacier, qui est-il?
- Toujours toi. Tu continuais à parcourir la montagne pour ton seul plaisir. 
- Et vous, qui êtes vous à la fin?
- Je suis ton ombre, Alfred. Je suis venu te dire qu’il est temps. »
Et d’un geste, il accompagna la fin de sa phrase. 
Un observateur placé sur l’autre rive du glacier, une paire de jumelles rivées au visage, contemplait les montagnes. Il découvrit un vieil homme assis sur une plateforme pas plus large qu’un pied. Soudain, sans raison apparente, le vieillard fut projeté en avant et dévala la paroi sans aucun rebond pour s’écraser sans un bruit sur la moraine du glacier, trois cent mètres plus bas.
On donna l’alerte. On vint récupérer le corps sans vie. On chercha minutieusement, mais on ne retrouva pas sa paire de chaussures.