Quel est l'enfant le plus malheureux à Noël?
C’est un lieu situé au nord de l’endroit le plus au nord qu’on puisse imaginer. Une blancheur éblouissante rayonne sous un franc soleil qui monte pourtant à peine dans le ciel, comme si l’astre souffrait de douloureux rhumatismes pendant les mois d’hiver. Il est le seul à apporter du contraste dans cette pureté totale, jouant avec les ombres et les incalculables nuances de blanc et de gris. C’est un monde privé de couleur, même les aiguilles des sapins sont recouvertes de givre. Tout est figé, pétrifié, paralysé par le froid mordant. Aucun mouvement ne subsiste. Le vent arrive à peine à remuer les branchages prisonniers de la glace. L’herbe rase a disparu sous une épaisse couche de neige qui reluit, qui scintille sous l’horizontale lumière, qui resplendit comme une fourrure soyeuse. Les lacs portent une solide couche de glace permettant de s’y promener sans danger d’y passer au travers, les rivières ont cessé de courir, elles se sont tues pour quelques longs mois. Plus rien ne bouge dans ce paysage immaculé, resplendissant, beau mais si cruel.
Au loin on aperçoit deux formes se déplaçant lentement. Est-ce possible que la vie existe encore dans ce panorama paralysé? Si l’on s’approche, on distingue deux silhouettes debout sur la glace, arpentant paisiblement la beauté des lieux, sans même remarquer toute la magnificence qui les entoure. Ils sont plongés dans leurs pensés juste entrecoupées de quelques mots, à peine des phrases.
Celui qui porte un long manteau rouge vif orné de fourrures aussi blanches que l’hermine la plus éclatante, est chaussé d’une paire de botte amples où le cuir a vécu en se plissant au niveau du mollet comme si les années lui avaient octroyé à lui aussi des rides de vieillesse. Le gros bonhomme a gardé sa capuche qui enveloppe un visage émergeant d’une épaisse et si longue barbe, blanche elle aussi. Un nez proéminent et deux yeux rieurs s’en échappent. Alors on comprend l’économie de mots de ce personnage. Son haleine gèlerait instantanément et ferait pendre de longs glaçons dans la crinière de sa barbe touffue.
Son compagnon est habillé d’une houppelande majestueuse qui lui donne l’air d’un roi adulé des foules. La zibeline est argentée, aux reflets de métal précieux, les pans sont ouverts laissant voir un habit d’une éclatante blancheur boutonné de nacre et d’ivoire. Sa barbe est sévèrement entretenue à l’inverse de celle de son interlocuteur, c’est un tapis poivre et sel qui n’est pas sans rappeler ses étendues de toundra qu’on ne rencontre que dans les paysages nordiques les plus inhospitaliers. Il ne porte rien sur sa tête si ce n’est ces boucles entremêlées de cheveux assortis à sa barbe.
Les présentations étant faites, écoutons plutôt leur conversation.
« - Mon cher, vous savez bien que Noël doit être le jour le plus heureux de l’année pour tous les enfants. » asséna le personnage à la tête nue, ce à quoi la silhouette vêtue de rouge reparti:
« - Cela ne fait aucun doute. Pas un enfant ne doit être oublié et j’ose espérer que je me suis toujours distingué par mon zèle en ce sens ».
« - Ce n’était pas un reproche, bien au contraire. Vos états de service sont irréprochables. J’aimerais simplement connaître quel est l’enfant qui est le plus malheureux en ce jour si heureux qu’est Noël. Nous pourrions alors faire quelque chose de plus, je ne sais pas… Davantage de compassion. Une touche supplémentaire d’affection. Une pensée particulière. Je cherche, je cherche. »
« - Ne vous donnez pas cette peine grand maître. Je suis persuadé qu’aucun enfant ne peut être triste un jour comme celui-là » avait-il affirmé au travers de sa longue barbe blanche, comme le sage expérimenté qu’il était depuis qu’il parcourait le monde et ça faisait bien plus d’un siècle.
L’esprit de Noël, puisque c’est bien de lui qu’il s’agit, conservait un doute qui vrillait son esprit rempli de bonté et de commisération. Il hocha la tête, absorbé dans ses pensées.
Les deux personnages firent alors un tour du monde à la recherche de l’éventuel petit garçon qui serait malheureux tout de même en ce jour de joie, de la petite fille dont la tristesse déborderait lors de cette fête de tous les enfants.
Ils visitèrent d’abord une grande capitale Européenne, se frayant un chemin parmi des hordes de touristes venus du monde entier pour admirer la légendaire ville de lumière. Elle avait revêtu ses plus beaux atours de Décembre, éclatant de mille feux; ses façades étaient resplendissantes; des orchestres jouaient un peu partout sur les places, sur les trottoirs où se pressaient des milliers de gens émerveillés.
Quelque part au fond d’une ruelle oubliée, vivait (s’il est convenu d’appeler vivre le simple fait de respirer) une jeune femme et son enfant. Elle semblait tout droit sortie des plus misérables récits du XIX° siècle, décrite par la plume tragique des plus mélancoliques auteurs. Pourtant on était bien au XXI° siècle dans une ville éblouissante de la lumière de ses arts et de sa culture.
On lui donnait largement deux fois son âge, tant il est vrai que la vie au dehors vieillit hâtivement les êtres, les épaules tombantes du poids que la société faisait peser sur elle, l’ayant rejetée comme un vulgaire papier gras.
Elle ressemblait à ses petits oiseaux affamés qui viennent se poser sur le rebord des fenêtres au cœur du rude hiver, mendiant le peu de nourriture dont ils ont besoin pour subsister. Elle et son petit enfant vivaient plus que modestement sous une tente qui les protégeait à peine du vent et du gel. On annonçait de la neige pour le lendemain et le tourment de la jeune femme lui creusait davantage ses rides prématurées.
Elle n’avait pour toute famille que son enfant, la prunelle de ses yeux si tristes qu’il n’y coulait même plus de larmes, ultime réconfort des misérables, dernière source de chaleur pour réchauffer un cœur meurtri par l’existence.
L’homme en rouge se tourna vers l’Esprit de Noël.
« - Je pense que nous touchons là notre but. Cet enfant sera certainement le plus malheureux le jour de Noël ».
« - Qu’avons-nous pour lui? » demanda humblement l’Esprit de Noël.
Et il ne s’agissait que d’une brioche toute juste rassie, d’un verre de lait et d’une orange. Bien maigre pitance.
Une hésitation troublait toujours l’Esprit de Noël.
« - Allons voir plus loin. »
L’hôpital le plus moderne du monde aux murs de verre, si haut dans le ciel que l’on pouvait voir les nuages par dessus, comme seuls les anges peuvent les apercevoir. Les couloirs étaient si larges, les salles si propres, le personnel si attentionné qu’il semblait impossible d’y rencontrer la souffrance la plus profonde. Même dans ce pays de la liberté, qui régnait sur le monde entier depuis un siècle, objet d’envie et convoitise de tous, eldorado moderne, abritant tant de champions, d’acteurs, de grands patrons, tous ces éclaireurs que le monde entier suivait comme on peut être guidé par une étoile, même parmi cette richesse, des gens souffraient.
Dans une petite chambre aux larges baies vitrées, un lit, et dans ce lit, un enfant allongé. Deux fois par semaine depuis qu’il est sur ce monde, il vient s’y allonger mais ce n’est pas pour se reposer, ni pour rêver à des pays magiques. Des infirmières l’accueillent par son prénom, elles le connaissent toutes depuis toutes ces années. Bien vite le voilà bardé de tuyaux, de fils, de tubes, reliés à un appareil qui provoquait il n’y a pas si longtemps de terribles cauchemars dans sa petite tête d’enfant sur lequel le sort s’acharne.
Pendant trois longues heures, il reste allongé tandis qu’une bruyante machine remplace ses reins inutiles.
Ce n’est plus de la tristesse qui traverse son regard, mais une sombre résignation, un renoncement aux joies de la vie.
« - Et celui-ci? » demanda l’esprit de Noël, visiblement touché par la scène qui s’étalait devant leurs yeux bienveillants.
« - Oh, pas grand-chose. Du moins, pas le genre de cadeaux qu’un enfant peut attendre un jour de joie comme celui-ci. » Et l’individu à la longue barbe blanche expliqua que le jour le plus heureux de l’année, l’enfant recevrait par la magie chirurgicale du meilleur hôpital au monde, un rein pour remplacer les siens stériles. Un simple rein comme tout le monde en a, même en double exemplaire, ah! Si c’est une chose bien mal distribuée que celle-ci! Et les deux personnages hochèrent la tête. Vraiment, cet enfant devait être le plus malheureux.
Cependant, ils continuèrent leur tour du monde.
Dans un pays de montagnes où le panorama s’étendait à chaque pas jusqu’à l’horizon et encore là, c’était sublime. Il n’y avait pas de lieu plus propice au lever du soleil et lorsqu’il disparaissait au crépuscule, son lit de cimes dentelées qui s’illuminaient d’une ultime lumière rougeoyante était le plus beau des spectacles. Des villages semblaient être sortis de terre tant ils s’harmonisaient avec élégance dans ce paysage de rêve. Le ruisseau chantait sa mélodie avec grâce, les oiseaux volaient avec bonheur et les loups avaient disparus il y a bien des années.
Au centre du village habitait une famille unie. La mère s’activait à ses tâches ménagères et ce n’était pas de tout repos avec ses huit enfants. Nadia était la seule fille. Tous ses frères travaillaient dans les champs ou sur les chantiers, les plus jeunes allaient encore à l’école mais elle, n’avait pas le droit de sortir seule de la maison. Elle n’était jamais allée à l’école. Son père pensait qu’une fille n’a pas besoin d’instruction. Ce sont les hommes qui dirigent et font tourner le monde. Elle sera bien assez maline pour son futur mari. Et, malgré ses sept ans, elle savait déjà qui serait son compagnon de sa vie adulte. Elle l’avait observé un jour entre les lamelles des persiennes qui lui cachait le somptueux soleil. Il ne lui plaisait pas du tout. Il était grossier et sûr de lui, avait deux fois son âge et tout prétentieux de cette arrogance qu’on a parfois quand on a quinze ans.
Elle ne rêvait que de livres, de connaissance, mais ses yeux n’avaient jamais vu le soleil. Ils étaient pourtant si beaux qu’ils auraient largement rendu fou tous les hommes du village. Le père le savait bien. Les rares fois qu’elle sortait, elle était enveloppée d’une robe sombre au tissu rêche qui lui interdisait de sentir le vent caresser sa peau si douce, la tête baissée elle ne voyait pas non plus la beauté du paysage, seulement la poussière soulevée par ses pas.
« - Voilà une enfant bien à plaindre » se lamenta l’Esprit de Noël. Sans attendre sa question, l’être vêtu de rouge répondit:
« - Si j’en crois ma liste, elle devrait recevoir une trousse remplie de crayons de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ».
L’un et l’autre haussèrent les épaules. Pas sûr que cela colorise tendrement sa vie.
Ils continuèrent leur périple.
Les rizières remplacèrent les sommets. Une verdure déclinée sur tous les tons possibles s’étendait sous une brume tiède dans ce pays si grand qu’il contenait un quart des habitants de ce monde. De gigantesques villes se répandaient, gagnant chaque année sur la verdure originelle. A la périphérie d’une de ces mégapoles s’étalait d’immenses bâtiments. A l’intérieur des centaines d’enfants s’activaient de leurs petites mains, découpant, rembourrant, puis cousant des milliers d’ours en peluche.
Wang Chi était un de ces esclaves modernes. Dix heures par jour il manipulait le symbole de la tendresse et du réconfort pour les riches enfants du monde occidental, si loin que lorsqu’il y pensait, il imaginait ces pays sur d’autres planètes. Ces oursons ne le consolait en rien. C’était son travail. A-t-on imaginé que des vis et des écrous peuvent devenir des jouets? Pour Wang Chi, une peluche n’était qu’un vulgaire écrou sans vie, juste un tas de mousse comprimée dans du velours. Il ne prenait vie que lorsqu’un enfant l’avait choisi.
Wang Chi n’avait rien choisi. Il pensait tous les jours d’atelier à son pays, bien loin vers l’ouest, au-delà des montagnes, sur ces plateaux austères, le pays où il avait vu le jour. Des étendues où se perdait le regard le plus fin. Et les chevaux. Ces petites montures qui galopaient leur liberté. Ce mot lui était devenu étranger. Tous les jours, il garnissait de mousse des peluches sans vie, aussi tristes qu’il pouvait l’être. Rêvait-il une minute à ces plaines immenses où le vent s’ébattait parmi les herbes rases, où le soleil vous brûlait la peau en guise de caresse mais où l’air devenait glacé la nuit tombée, qu’il était immédiatement réprimandé, tancé, admonesté par le sévère chef d’atelier sans cœur. Ainsi passaient les journées. Wang Chi cousait maintenant des boutons bleu nuit afin que l’ours puisse voir le monde doux dans lequel il allait vivre et le garçon enviait cette vie de cajoleries.
Nos deux compères étaient affligés. Fallait-il obscurcir la vie de centaines d’enfants pour rendre plus douce celle de milliers d’autres?
« - Celui-ci recevra un livre rempli d’images pour tout cadeau » annonça le personnage à la tunique vermillon. L’Esprit de Noël pensa avoir découvert quel serait l’enfant le plus malheureux ce Noël.
Toutefois, ils avancèrent vers le sud, sur ce continent berceau de l’humanité qui conserve encore la plus grande diversité animale au monde, dont le sol est riche de métaux précieux.
A la surface les forêts les plus impénétrables côtoient la brousse et la savane, de hautes montagnes fissurées de profondes gorges où des cours d’eau donnent naissance au grand fleuve. Puis le désert à perte d’horizon. Des plages paradisiaques. Le tout baigné, assommé par un soleil plus ardent que nulle part ailleurs, tellement puissant que les hommes ont la peau noire pour s’en protéger.
Un petit village de huttes. Des rires d’enfants. Les femmes pillent le mil, les hommes travaillent aux champs si secs qu’un simple pas suffit à soulever une abondante poussière.
Un petit garçon est assis à l’ombre d’un arbre décharné, qui semble tendre ses branches vers le ciel comme autant de bras demandant simplement à Dieu: pourquoi?
Pourquoi ce petit garçon est assis là, à l’ombre, sans le moindre sourire sur les lèvres? Pourquoi n’a-t-il plus la moindre famille? Pourquoi la maladie de l’amour et celle aussi dévastatrice de la guerre lui a-t-elle emporté ses parents et ses oncles, ses frères et il ne lui reste même plus ses grands-parents.
Les enfants courant autour des huttes, lançant des cris sous le soleil brûlant, les femmes qui en cadence frappent dans le pot en terre, les hommes qui sarclent patiemment leur lopin de poussière, sans l’avoir abandonné, l’évitent comme si le malheur était contagieux comme la peste la plus terrible.
L’Eprit de Noël se tourne vers l’homme en rouge.
« - Pas la peine de continuer mon cher Santa Claus, il ne peut y avoir plus malheureux que celui-là. »
Et le père Noël, car vous l’avez tous reconnu, ajouta:
« - J’en ai la barbe qui frémit. Et je n’ai qu’une malheureuse petite sculpture en bois à lui offrir. »
Les deux braves silhouettes retournèrent à leur préparatifs car c’était déjà mi décembre et le travail ne manquait pas. Tout organiser, ne rien oublier, cela demandait une attention complète. Sur leur chemin, ils longèrent une immense propriété. Le mur d’enceinte qui masquait cette oasis de bonheur à la vue de tous s’élevait si haut qu’il en cachait même le soleil sur plusieurs mètres. Un portail, qu’un bulldozer n’aurait pas fait trembler d’un seul millimètre, condamnait cette richesse aux désirs de partage du plus grand nombre. Au bout de l’allée épaisse des plus beaux gravillons comme s’ils avaient été choisi un par un pour paver ce boulevard, s’élançait la plus belle des demeures que l’esprit le plus inventif peut imaginer.
Des colonnes soutenaient d’imposantes arches toutes sculptées avec précision et enchantement. Le hall, si vaste qu’on aurait pu y disputer quelque jeu de balle sans soucis de heurter les murs, était pavé de marbre aux divers tons. Le lustre semblait être la voie lactée à lui tout seul. L’escalier se séparait en deux pour se réunir à l’étage où tout n’était que merveille et splendeur. Des tapis si épais et si moelleux qu’on pensait marcher sur les nuages recouvraient le centre des pièces richement décorées. Des bibelots étincelants, des tapisseries et des tableaux de maitres ornaient les murs, les plafonds étaient si hauts que la plus grande échelle du vitrier n’aurait pu les atteindre.
Au dernier étage, sur toute la surface du manoir, se déployait une chambre d’enfant où cinq familles nombreuses auraient pu vivre sans se gêner le moins du monde.
Tout le château était parfaitement agencé, ordonné, astiqué par une horde de domestiques tirés à quatre épingles. Toutes les pièces respiraient la propreté la plus infime, chaque salle rutilait d’un ordre quasiment militaire, la moindre chambre était époussetée à la poussière près. Exceptée l’immense suite de l’enfant. Des milliers de jouets étaient entassés comme dans le moins ordonné des bazars, des peluches jonchaient le sol tandis qu’une armée d’appareils électroniques les plus récents et les plus sophistiqués trainaient sans aucun classement. Les jouets les plus anciens (ils n’avaient pas deux ans) étaient repoussés à la périphérie tandis que les plus récents se trouvaient à la portée de la main à condition de ne pas chercher ce dont on avait besoin tellement le fouillis régnait dans cette caverne d’Ali Baba.
Le jeune garçon était vautré sur un lit large comme une piscine, s’ennuyant ferme visiblement.
« - Une chose est sûre, mon cher ami, c’est que ce n’est pas ici que demeure l’enfant le plus malheureux ». Le père Noël ajouta, d’un air lassé:
« - Pourtant c’est bien l’adresse du plus beau cadeau que j’ai à distribuer, il n’y a pas d’erreur ».
Les deux généreux bonhommes s’en retournèrent, une vague idée que tout cela n’était pas très juste leur trottait dans la tête.
« - Notre mission n’est pas de rendre le monde plus juste, mais qu’il n’y ait aucun enfant malheureux le jour de Noël » conclu l’esprit de Noël.
Leur air maussade disparut car ils s’activaient maintenant durement à la tâche. Il n’y avait plus qu’une semaine avant le jour où les enfants ne peuvent être malheureux. Tandis que l’Esprit de Noël organisait les moindres détails, le Père Noël était le coursier fidèle qui arpentait le globe dans toutes ses longueurs, sous toutes les latitudes.
La récompense de tant d’efforts, d’une telle somme de travail, était le bonheur de voir tous ces regards d’enfants le matin de Noël. L’Esprit de Noël et son compagnon ne voulaient manquer cela à aucun prétexte.
Le premier enfant découvrit ses présents grossièrement enveloppés dans du papier d’emballage sur un cageot retourné qui servait de table dans un coin de la tente. Délicatement il ouvrit les cadeaux. Une brioche bien dorée et une orange miroitante qu’il n’osait à peine toucher. Sa mère l’encouragea « tu peux les manger, c’est pour toi… Joyeux Noël! » Il n’osait pas y toucher à moins de partager la maigre pitance avec sa maman. Elle sourit, largement récompensée par les yeux pétillants de son fils, son sourire illuminant toute la sombre tente. Le froid n’était plus si vif, les lancinantes mâchoires de la faim dardaient moins profondément son estomac vide. Envahit d’une tendresse débordante, l’enfant se jeta dans les bras de sa mère qui versa quelques larmes. Elles avaient le goût du bonheur.
Sur son lit d’hôpital, émergeant d’une armée de tuyaux et de fils pendus au-dessus de sa tête, l’enfant aux reins déficients écoutait patiemment le grand chirurgien. Un sourire détendait un visage d’ordinaire si sérieux tant il est confronté à la mort chaque jour. Toutes ces batailles menées contre le destin dans une salle illuminée, penché au-dessus de vies qui ne tiennent qu’à un fil, le fil qu’il tient lui-même comme le font ces montreurs de marionnettes.
Ce matin de Noël, c’est une bonne nouvelle qu’il annonce à l’enfant. Un donneur accepte de lui offrir un rein tout neuf. L’opération est prévue pour le lendemain. Allongé sur le petit lit, l’enfant peine à imaginer sa vie après demain, débarrassé de ce boulet bi hebdomadaire. Il va enfin pouvoir vivre comme tous les autres petits enfants, libéré des lourdes contraintes qui assiégeaient sa vie, empêchant les joies les plus simples. Il murmura un « merci » qui venait du plus profond de son petit corps, d’un endroit qu’il n’imaginait pas posséder, mais ce sont ses yeux qui évoquaient le mieux l’immense gratitude qui l’enveloppait désormais. Nul autre enfant n’aurait pu être aussi satisfait en ce jour magique.
Même si l’on ne fête pas ce jour spécial dans le village où était cloitrée Nadia, la petite afghane, question de religion, elle découvrit la boite renfermant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Aussitôt un enchantement grandit en elle. Quelle chance! Elle saisit une feuille de papier qui enveloppait le plus beau des cadeaux et, avec toute l’ardeur que mettent les enfants dans leurs jeux les plus simples, elle commença à dessiner et bientôt toute la pièce ténébreuse s’illumina de mille couleurs. Les dessins étaient précis et poétiques. Elle ne connaissait pas l’alphabet ni le mystère des mots et le plaisir des phrases, mais elle découvrait le bonheur de pouvoir s’exprimer avec les lettres les plus délicates qui existent: les croquis. Elle griffonna ses espoirs, ses rêves, ses envies mais aussi son quotidien, ses peurs, ses angoisses. C’était la petite fille la plus épanouie que l’on puisse croiser en ce matin de Noël.
Wang Chi se réveilla avant l’aube. Il devait être à l’atelier même en ce jour de fête pour le monde entier. Dans ses rêves, il chevauchait son éternel compagnon perdu, très loin là-bas, dans le grand ouest, sur les hauts plateaux. Quand toute cette beauté et cette liberté s’évanouit il comprit qu’il était réveillé et qu’une nouvelle journée triste et sombre pointait et que même le soleil ne pourrait réchauffer son cœur si froid. Il remarqua un livre posé au pied de son minuscule lit. La couverture montrait les hautes plateaux de son pays natal. Intrigué, il ouvrit le livre d’images. C’était comme si tous ses rêves avaient été dessinés, photographiés, qu’ils étaient sorti de sa tête pour se réunir là, dans cet album magnifique. Tous les paysages étaient splendides, les couleurs étaient une joie pour lui, et les personnages semblaient faire partie de sa famille. Il referma le livre qu’il retrouverait le soir, après une nouvelle journée de travail. Ce matin-là, il partit le cœur léger, la tête remplie de belles images, l’esprit plein d’espoir, libre. Qu’importe les brimades, les cadences infernales, il savait qu’il avait reçu le plus beau et le plus inattendu des cadeaux. Il se surprit même à siffloter dans la brume matinale.
Il faisait déjà bien chaud quand le garçonnet se réveilla dans la case. Il se leva et trébucha aussitôt. Un morceau de bois gisait là, par terre. Il le porta à la lumière éclatante qui éblouissait au dehors et remarqua qu’il s’agissait d’une petite statue taillée dans un vieux morceau de bois, sûrement d’une des branches du grand arbre sous lequel il aimait à se reposer, à penser à sa vie privée de toute famille. Il devina que la sculpture était grossièrement découpée mais que son visage avait fait l’objet de toutes les attentions et qu’elle ressemblait à son père d’une manière troublante. Il serra le modeste cadeau contre son cœur et commença à lui raconter ses malheurs et ses espoirs. C’était la plus belle journée de sa vie puisqu’il ne se souvenait pas des rares moments de répit dans sa courte vie. Son pas était plus léger, ses épaules se redressèrent, les nuages gris qui assombrissaient son esprit se disloquaient et un pincement de joie saisit son cœur. Jamais un si humble cadeau n’avait provoqué une si grande joie.
Dans l’immense manoir protégé par une si haute palissade, aux si nombreuses pièces que l’on a renoncé à en faire l’inventaire depuis longtemps, l’enfant gâté se prélassait dans sa suite démesurée. D’un geste nonchalant, il déballa le cadeau le plus cher et le plus rare du monde. Il déchira machinalement le papier qui coûtait plus cher que tous les cadeaux reçus par tous les autres personnages de ce récit. Il découvrit le présent sans y faire plus de cas que si on lui avait servi son petit déjeuner.
L’Esprit de Noël n’en revenait pas. Le Père Noël lui-même était abasourdi. Ainsi l’enfant le plus malheureux le jour de Noël c’était lui, le fils du richissime homme d’affaires.
Tous les jours de l’année, il était couvert de cadeaux, ses moindres désirs étaient satisfaits sur le champ.
Le jour de Noël n’était qu’une pâle copie des 364 autres jours du calendrier.