Y aura-t-il de la neige à Noël?
C’est un village blotti au creux des montagnes. Pas de ces montagnes et leur cortège de glaciers, de pics acérés et de vires inaccessibles. Juste quelques collines rondouillardes, comme les ventres d’une bande d’ogres qui se reposent.
Ce village n’a rien d’exceptionnel. Les maisons se sont pelotonnées les unes à côtés des autres tel un troupeau de moutons bravant la tempête. Car ici les hivers sont rigoureux et la sagesse populaire a préféré bâtir son logis tout contre celui du voisin, accolé ou juste séparé par de fines ruelles de sorte que les femmes peuvent se lancer d’une fenêtre à l’autre un ingrédient qui manque à l’élaboration de leur repas. Ramassées sur elles mêmes, les petites maisons se protègent efficacement du rude Décembre. Cette promiscuité a eut pour effet de rapprocher ses habitants. Tout le monde se connait dans ce petit village, comme dans tant d’autres lieux analogues.
Au centre se libère un espace juste devant l’incontournable église. La place qui en porte son nom offre une ombre salvatrice au cœur de l’été grâce à une bordure de platanes mêlés d’érables et de deux châtaigniers. Lorsque le soleil monte moins haut dans le ciel, c’est alors un festival de couleurs diverses. Le jaune dominant le rouge carmin, le cuivre et l’or se mélangeant à quelques touches orangées tandis que de valeureuses feuilles exhibent encore leur fière verdure au milieu de tons prune.
Au centre se dresse un immense tilleul.
Chaque demeure est un mélange de solides rondins, de linteaux divers, bardant les murs en torchis, les lourdes charpentes soutenues par d’épaisses colonnes de granite, le grès étant présent dans les encadrements de portes et les bordures de fenêtres. Les vitres sont souvent bombées de sorte que les rideaux y sont superflus. Ne voyez là aucune tendance au voyeurisme. La concavité du verre permet de se protéger du froid de Janvier tout comme il empêche l’implacable soleil de Juillet de transformer les habitations en fournaise.
Vers l’est s’étend un vaste pré en pente douce jusqu’aux premières sentinelles de la forêt d’épineux. Les sapins bordant l’entrée du bois sont les plus majestueux comme s’ils étaient les gardiens d’un temple où l’on ne pénètre qu’avec humilité, les plus croyants effectuant même un discret signe de croix, on ne sait jamais. Ont-ils bénéficié d’un plus grand espace pour s’épanouir? Ont-ils été davantage en contact avec les puissants rayons du soleil estival? Leurs racines n’ont-elles pas été aussi comprimées que celles de leurs congénères au milieu de la futaie? Ont-ils été placé là par une main divine afin de protéger leurs semblables des tempêtes et dissuader les insouciants bambins de s’enfoncer dans la sombre forêt?
Un chien au pelage décousu, les oreilles pendantes, venait juste d’émerger de cet océan vert bouteille, ondulant des reins. Il traversa le pré, ses pattes jouant une petite musique de gâteau qu’on écrase sur l’herbe encore gelée. Il trottina avec nonchalance comme si il trainait toutes les peines du monde à ses basques. Le voilà qui pénètre par une petite ruelle qui ne voit plus jamais le soleil dès mi-octobre, reniflant de succulentes odeurs s’échappant d’une petite ouverture située au raz de la chaussée. Il s’arrêta, remuant un tiers de queue, vestige d’un combat perdu face à un molosse d’un village voisin il y a quelques étés. La truffe essayant de s’enfoncer le plus loin possible dans cette meurtrière. Ca sent le croissant chaud, la bonne odeur de pains au chocolats fraichement sortis du four et l’inégalable saveur du pain croquant sous les crocs. A-t-on jamais vu un chien aussi gourmand?
La minuscule ouverture donne sur une pièce surchauffée, été comme hiver. Au milieu se dresse, comme un autel, le pétrin, vaste baignoire où les bras du boulanger dansent une étrange brasse pendant de longs quarts d’heure chaque nuit. Partout des étagères en fines lamelles de hêtre. Et sur ces rayonnages une parade de différentes viennoiseries, certaines croustillantes et dorées, d’autres encore blanches et pâteuses. Une bouffée de chaleur envahit la pièce surchauffée. L’homme sort une fournée de nouveaux délices qu’il dispose sur une étagère libre avant d’enfourner la dernière cuisson. Les brioches ont une étrange forme. On dirait des petits personnages découpés dans du papier, les mêmes qui, tout dorés et se tenant par la main, ornent l’entrée de sa boutique. Une fois la porte du four refermée et s’étant assuré de la vigueur des braises,
Grégoire Brioche s’assied, fourbu mais heureux, sur un banc de bois patiné par les années. Il contemple sa cave comme s‘il la voyait pour la première fois. Ici, nulle bouteille d’alcool, pas un seul grand cru ni même un tonneau et pas davantage de liqueurs. Le produit de son labeur se repose sur ces minces étagères.
Des croissants qui croustillent, des brioches qui fondent, des petits pains fourrés de confiture, de chocolat ou de compote de pommes, une série de kougelhofs ornés d’amandes soigneusement rangés en rang d’oignon, des sacristains torsadés par dizaines, une colonie d’oranais, des palmiers de toutes dimensions, quatre pognes rebondies, presque autant de panettones et une ribambelle de brioches vendéennes.
Grégoire Brioche aime son métier, il possède la dignité de ceux qui sont heureux de faire plaisir. Pour chaque anniversaire d’un habitant du village, il met un point d’honneur à réaliser leur gâteau préféré. Pour les cinquante ans de Monsieur le Maire, n’a-t-il pas sculpté une pièce montée en forme du buste du représentant de la commune? Ses beignets de carnaval sont légendaires, d’aspect tous plus saugrenus et extravagants les uns que les autres. Légers et croustillants, un vrai péché se lamente Monsieur le Curé… qui ne peut s’empêcher de les grignoter dans la sacristie. Pour Pâques, il a instauré une tradition: les choux surprise. D’énormes choux garnis de crème d’une saveur chaque fois différente. A la Chandeleur, il a instauré un concours de dessins avec la pâte à crêpe (dont il garde jalousement secrète la recette). Les galettes de dentelles succulente représentent les motifs les plus divers mais à ce jeu là, c’est bien Grégoire Brioche le meilleur.
Cependant sa fierté, l’aboutissement de son labeur, de sa passion, est disposé là, tout le long du mur, dans des paniers tressés par son oncle voilà des années et recouverts d’un torchon à rayures. Des corbeilles remplies de pains longs, de baguettes tendres et de ficelles si fines, des étagères où se reposent quantité de bâtards, de tourtes de seigle, de couronnes aux céréales, de mêlées gigantesques, de fougasses en forme de harpe. Tout le travail d’une nuit entière est aligné là, telle une revue des troupes au petit matin devant la montée du drapeau. Grégoire Brioche sent une joie infinie emplir son cœur. Il sait que toute la fatigue accumulée au cours de toutes ses nuits, sans congé ni vacances, sera largement récompensée lorsque les clients dévaliseront la petite boutique tenue par sa femme. A midi, les rayons seront vides comme chaque jour de l’année. La fierté d’une fournée réussie s’accompagnant du bonheur de faire plaisir.
L’hirondelle prit son envol de la cime du plus haut sapin à l’entrée de la forêt. Elle zigzagua à loisir dans le ciel où montaient déjà les premières brumes matinales. Elle se faufila parmi les ruelles à la vitesse de l’éclair. N’avait-on pas levé la tête pour suivre son vol décousu qu’elle avait déjà disparu au coin de la rue. Elle fit deux fois le tour d’une grande maison bourgeoise avant de venir s’engouffrer juste sous le toit. Une nichée attendait avidement le ravitaillement qu’elle portait dans son bec. L’homme qui vient d’assister à la scène baisse la tête et enfouit son menton rasé de près dans le col de son manteau qu’il tient serré de sa seule main libre. L’autre porte une épaisse sacoche en cuir marron, gonflée à craquer, dont les angles sont usés par de nombreuses années d’utilisation. Il marche d’un bon pas, décidé.
Il effectue ainsi sa tournée quotidienne, parcourant tout le village, été comme hiver, sous la pluie battante ou par grand soleil, qu’il gèle ou qu’il vente. On attend sa visite avec impatience, souvent avec angoisse, toujours avec soulagement. Sa poignée de main est ferme et franche, son sourire à peine marqué. Il émane de lui une force tranquille, quelque chose de rassurant. Sa carrure est impressionnante, sa force herculéenne mais il sait être doux et patient, spécialement avec les enfants qui le redoutent et pourtant n’auraient pour rien au monde changé?pour un autre. Il entre dans les maisons avec une assurance que confère le sentiment d’y être attendu. S’il sonne ou frappe à la porte, il n’attend pas qu’on lui ouvre. Il se débarrasse de son épais manteau qu’il accroche à une patère comme s’il rentrait chez lui. Pose sa lourde sacoche à même la table, plus rarement sur une chaise. Relève les manches de sa chemise et commence à se laver les mains sans qu’on lui en prie. Il s’avance ensuite avec précaution, sans faire le moindre bruit, jusqu’à la chambre où attend un membre de la famille, alité et faible. Il se frotte lentement les mains l’une contre l’autre, non par appétence mais simplement pour les réchauffer avant d’examiner avec attention le malade.
Il est le docteur du village. Le Docteur Varicelle.
Personne ne l’a jamais vu rire franchement. Lorsqu’il est témoin d’une amusante plaisanterie ou d’un bon mot, ce qui ne manque jamais d’arriver lorsque les patients sont tirés d’affaire, il se contente de sourire à la façon qu’on les pères pour les excentricités de leurs petits enfants. Non qu’il fut sérieux et hautain. Il salue tous les citoyens avec la même compassion et va régulièrement à pied, quoiqu’il arrive. Il n’utilise jamais son auto pour rendre visite à ses patients, seulement pour accompagner sa famille au bord de la mer ou à la montagne. Il fait l’aller et le retour la même journée. Il ne quitte jamais le village, conscience professionnelle oblige.
Le docteur Varicelle est respecté comme un notable. C’est un bon docteur. Les gens d’ici tombent rarement malades, car il entend surveiller son petit monde et préfère prévenir que guérir. Il pense sans le dire tout haut car c’est un homme réservé qu’un bon docteur ne doit pas avoir à réparer des corps mais les tenir toujours en bonne santé.
Ce matin, il se rend dans cinq maisons. Une simple visite de routine car il s’enorgueillit de ne compter aucun malade au village et ce depuis une bonne semaine.
Voici une souris blanche ou poil parfaitement lustré. Elle logeait depuis quelque temps dans la cloison d’un grenier qui sentait bon la sciure de bois toute fraiche surmontée d’une légère odeur de résine. Il flottait toujours des particules de poussière qui dansaient dans l’air lorsque les rayons du soleil traversaient les planches mal jointes. C’était un cinq étoiles et la petite souris le savait bien. Pour rien au monde elle n’aurait déménagé. Il y avait bien un gros matou au rez-de-chaussée mais il était tellement gras que ses pattes ne pouvaient le porter au-delà du premier étage. Sur les lattes du plancher de ce grenier, la petite souris dansait la carmagnole. Elle se précipita vers son refuge au premier bruit. On venait d’entrer. Elle passa une tête curieuse par un petit trou pratiqué par ses soins dans la cloison.
Un homme en pantalons de velours qui fut rouge il y a quelques années, maintenus par de voyantes bretelles sur une chemise de gros drap dont l’extrémité roulée en boule ne laisse apparaitre que la moitié d’avant bras très musclés fait son entrée. Ses doigts sont particulièrement noueux, pouvant aisément broyer une poignée de noix d’une simple pression. Ses mains, si velues que la sciure y reste accrochée leur donnant de superficielles taches de rousseur. Lucien Aigoline porte invariablement une casquette dont la visière n’est plus de la même couleur à force de s’en éponger le front par les chaudes après midi d’été. Ses yeux restent dans l’ombre mais sont vifs comme l’éclair, sachant évaluer d’un seul regard la longueur d’une poutre ou l’épaisseur d’un linteau. Une moustache fournie sépare un nez qui ressemble davantage à un cep de vigne qu’à un appendice nasal conventionnel d’une bouche à peine formée et dénuée de lèvres comme si l’homme, par habitude de se pincer la lippe sous la concentration d’un travail de précision, les avait fait disparaitre.
Lucien Aigoline manie avec une facilité déconcertante quantité d’outils, soigneusement ordonnés sur tout un pan de mur la nuit tombée, mais qui trainent dans tous les coins du grenier pendant la journée. Lui seul sait à tout moment où se trouvent rabots, ciseaux, maillet, râpe, hachette et toute une panoplie de différentes scies comme seul un berger sait reconnaitre chacune de ses brebis. Sans hésitation, il se dirige vers l’endroit où git, inerte, l’outil désiré. Il l’empoigne avec aisance et alors celui-ci prend vie, virevoltant dans la poussière du grenier, chantant sous les doigts experts du menuisier. Car Lucien Aigoline exerce le métier qui transforme les pièces de bois en de jolies petites tables de chevet, de belles armoires en chêne massif, des fauteuils qui n’attendent plus que le tapissier pour reposer les reins d’habitants durs au labeur. On lui commande aussi des coffres à jouets, des escaliers aux marches grinçantes (il pouvait, en jouant sur les différentes fibres du bois, réaliser un escalier avec une seule ou plusieurs marches gémissantes, au choix de l’acheteur. L’instituteur avait souhaité une bibliothèque pour y ranger tout son savoir, sous forme d’épais volumes reliés de cuir patiné. Le cantonnier n’utilise plus que la brouette assemblée par ses soins. Monsieur le Maire, qui passe pour un grand dormeur (chaque soir, il se met au lit dès la fin de son frugal repas et ne se réveille qu’une fois l’aube largement dépassée le lendemain matin) avait sollicité un lit confortable et robuste à la fois. Enfin, chaque fois que Monsieur le Curé grimpait dans son antre, il savait que sa prochaine réalisation serait une couche plus… définitive.
Ses moments de loisir, Lucien Aigoline les passe invariablement dans son atelier, ce grenier surchauffé en été et glacé en hiver, situé sous le toit de sa propre demeure. Il confectionne de petites pièces dans lesquelles il met tout l’amour de son métier. Des centaines de bibelots trainent sur les étagères. Plumiers, tabatières, bilboquets, quilles, divers manches de tous les outils possibles. Une journée passée sans travailler le bois est une journée triste et ennuyeuse. Une journée perdue.
Un chat de gouttière, tigré et élancé, parcourait le village d’une bien étrange manière. On ne le croisait jamais dans les rues, rasant les murs ou empêchant toute circulation en flânant en plein milieu de la chaussée. Pour apercevoir mistigri, il fallait lever les yeux à s’en rompre la nuque. Il allait, tel un funambule, sur le faîte des toits, passant d’une habitation à une autre on ne savait comment. Il était toujours perché et personne n’en savait la raison, ni le pourquoi et pas davantage le comment. Rarement, il consentait à descendre sur le rebord des fenêtres du premier étage mais se plaisait à arpenter de sa démarche ondoyante les balcons et les vires à peine larges comme l’épaisseur de deux doigts. Après avoir sillonné le toit de cette grosse bâtisse, il en faisait le tour, en sautant d’un rebord de fenêtre à l’autre, tendant le cou pour y observer l’intérieur. Cela le divertissait autant que cela troublait la concentration du public qui écoutait, résigné, les paroles du maître. Il suffisait d’une visite de mistigri par delà les larges fenêtres de la salle aux relents de craie et de pâte à modeler pour distraire trente garnements de la table de six, d’une poésie de Victor Hugo ou encore des faits guerriers de François 1°.
«?Allons les enfants, un peu de calme!?»
Dans sa blouse grise, Erneste Réglanbois arpente la classe comme fait le chat sur les toits. Il avance lentement, attentif à ses ouailles, rectifiant une mauvaise position sur un banc, corrigeant une faute d’orthographe (tempête porte un chapeau, un accent circonflexe, car lorsque la pluie tombe il vaut mieux être couvert), avortant tout début de chahut. Il récite la leçon d’une voix claire et posée, mais sans cette intonation chantante qu’ont parfois les orateurs et qui endort mieux qu’une tisane de thym. Parfois, il s’arrête, se retourne, et assène un terme inconnu des enfants ou un mot, une idée plus importante de son texte. Alors, il pose la question.
«?Qui d’entre vous connait ce mot? Qui peut me dire l’importance de cette décision? Qui sait ce que cette pensée veut bien vouloir dire??»
Parfois un élève tend un index hésitant.
«?Oui. Elève Jacques Dancours, je vous écoute.?»
Peu importe que la réponse soit juste ou pas, pertinente ou hors de propos. Le maître appuie alors sur un point essentiel de son cours, et va à toutes jambes vers le tableau noir poser d’une écriture bien ronde le mot nouveau, ou perché sur l’estrade tel un comédien donnant sa réplique, il prend à témoin la classe tout entière
«?et c’est ainsi qu’Austerlitz tomba, mes enfants?».
Si Erneste Réglanbois est sévère, il sait aussi être bon pour ses gamins, n’hésitant pas à répéter et rabâcher des dizaines de fois une idée, un terme qui se fraye un passage difficile dans une tête plus encline au jeu qu’à l’étude. Il les aime, ses garnements. Il a même un faible pour les plus cancres d’entre eux. Ce sont des handicapés de l’instruction, ils ont plus de mal à se conformer dans le moule de l’enseignement, ont une plus grande difficulté à se concentrer sur des choses abstraites. On se doit de les aider. L’intelligence n’a rien à voir là-dedans.
Si Erneste Réglanbois pousse ses meilleurs sujets à poursuivre au-delà du certificat d’études, allant jusqu’à effectuer les démarches nécessaires à l’obtention de bourses pour les familles les plus modestes, il met un point d’honneur à ce que chaque élève reçoive une instruction de base solide. Chacun devait sortir de sa classe le fameux certificat en poche. Ainsi, notre ami mistigri pouvait remarquer que la salle s’illuminait après la fin des cours le mois précédent l’examen. Erneste Réglanbois donnait des cours supplémentaires à la poignée de cancres en vue de leur réussite à la préfecture, lors de l’examen de fin d’études.
Si Erneste Réglanbois aime ses élèves, il aime davantage son métier. Enseigner. Témoigner des connaissances à des mécréants. Leur servir un savoir comme seul arme pour lutter dans la vie. Il aimait à répéter:
On peut être pauvre sans le sou, aller par les chemins guenilles sur le dos et mal chaussé, perdre toutes ses batailles, si l’on possède l’instruction on s’en sortira toujours mieux que les ignares.
Il en était convaincu. Le savoir engendre l’envie de savoir. Apprendre fait naître la curiosité. Quelqu’un qui s’intéresse aux choses ne peut décemment pas rater sa vie.
Il y avait dans l’immense tilleul situé au centre de la place du village un écureuil. On l’apercevait parfois, la gueule refermée sur une noix ou une paire de noisettes. Monsieur le Curé l’avait une fois remarqué sur le dallage de l’église et avait voulu le chasser puis s’était fait la remarque que ce petit être était finalement une créature divine et que la maison de Dieu n’était pas réservée aux seuls pêcheurs de l’espèce humaine. La femme du boulanger en avait une peur bleue si bien qu’un jour, elle avait laissé tomber une brassée de baguettes qu’elle livrait au café du commerce en plein milieu de la place sous les sourires amusés des clients attablés en terrasse. Le meunier avait essayé de l’apprivoiser et de lui apprendre quelques tours. L’écureuil, pas farouche, s’était laissé faire… avant de chiper le béret de son mentor. On ne le revit jamais. Depuis le meunier lui voue une haine atroce.
«?Sale bestiole! Si jamais je te croise avec mon fusil…?»
Mais notre homme était trop bon pour mettre ses menaces à exécution.
Ce matin là, l’écureuil s’avança vers la grande bâtisse qui fait face à l’église. Il ne put bien entendu déchiffrer les lettres qui ornaient la façade de cet immeuble de pierre grise. République Française.
Le petit animal grimpa sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée, sachant très bien n’avoir aucune chance de croiser mistigri à des hauteurs si peu vertigineuses.
Par les hautes vitres que le premier secrétaire de Mairie s’échine à vouloir tenir transparentes coûte que coûte et pour cela il avait engagé toute personne à cinquante lieues à la ronde pouvant tenir un chiffon dans ses mains et faire briller les carreaux puisque, à ses yeux, aucune femme de ménage ne convenait pour cette opération. Par ces hautes vitres donc, parfaitement propres cependant que notre premier secrétaire y voit toujours quelque tache, une bavure invisible, une souillure que seuls ses yeux peuvent déceler, par ces hautes vitres si limpides qu’un matin un rossignol s’était assommé les croyant ouvertes, notre écureuil guette avec intérêt la scène qui lui est proposée. Comme chaque Jeudi matin.
Douze élus forment autour d’une immense table un ovale parfait. Monsieur le Maire préside le conseil municipal en grande pompe. Tous les Jeudis matin, il s’habille de sa plus belle redingote, couvre sa tête pour compenser son absence de chevelure d’un haut-de-forme du plus bel effet, enfile une paire de souliers vernis trop petits mais qu’il ne s’est jamais résigné à jeter. Ceux-ci, avec les ans, s’étaient faits aux pieds délicats de Monsieur le Maire et ainsi vêtu, coiffé et chaussé, il traverse la grande place à huit heures tapantes. Invariablement, le clocher de l’église souligne son parcours. Parfois il ne retentit que lorsqu’il gravit les cinq marches du perron de l’hôtel de Ville. Au premier coup de cloche, Monsieur le Maire plonge trois doigts dans la poche situé sous sa poitrine et en retire délicatement une montre à gousset qu’il ouvre d’une pichenette, évalue l’heure exacte à la position des deux petites aiguilles en or et pousse un soupir plein de ressentiment envers le clergé et ses représentants.
Le premier secrétaire doit en revanche se lever une heure plus tôt ces Jeudis matins. Avant sept heures, le petit poêle situé dans un angle de la grande salle ronfle comme un pilier de bar après une nuit de beuverie.
Lorsque Monsieur le Maire suivi du conseil au complet entre dans la pièce une heure plus tard, il y règne une douce chaleur pas trop élevé toutefois pour ne pas permettre aux moins matinaux une sieste inconvenante. Car les décisions, les arrêtés, les règlements votés ce matin-là sont de la plus haute importance pour la petite commune. L’ordre du jour doit déterminer quelle serait la hauteur requise pour l’arbre de Noël qui illuminera bientôt la grande place. Quelle en serait son essence (sapin ou épicéa). De combien de guirlandes faudrait-il disposer et dans quel sens les agencer (enrouler l’arbre de gauche à droite ou de droite à gauche ou laisser simplement les ornements pendre aux branches). Quelles couleurs choisir (l’absence de rose l’an passé avait été lourdement remarqué et critiqué). Devait-on saupoudrer ses branches d’une neige artificielle en l’absence de revêtement naturel (comme ça avait été le cas deux ans auparavant, le vert des aiguilles s’était alors mué en noir sombre donnant au symbole de la fête des airs d’obsèques). Quelle serait la fréquence du clignotement électrique (il n’était pas question de voir se répéter l’effet stroboscopique d’il y a trois ans, on se serait cru dans une boite de nuit). Allait-on disposer des cadeaux factices à son pied (une bande de garnements en mal de curiosité avaient méticuleusement ouverts tous les paquets résolument vides il y a quatre ans).
Enfin il faut débattre longuement pour savoir d’où proviendrait l’arbre. Des terrains communaux certes, mais qui serait habilité à le tronçonner. Le bûcheron? Mais il n’y a pas un seul représentant de cette profession au village. Faire appel à un étranger de la commune voisine pour qu’il sape intentionnellement le travail, merci bien! Reste encore à déterminer l’emplacement exact où dresser le symbole de Noël. Le centre de la place est déjà occupé par le vaste tilleul et le sapin ne doit pas empêcher le bon déroulement du marché deux fois par semaine ni se trouver trop près de l’église mais pas trop ostensiblement proche de la mairie. On décrète enfin quels seraient les personnes autorisées à le décorer. Y aurait-il des animations diverses, l’idée d’une crèche vivante fut proposée et aussitôt balayée d’une main dédaigneuse par Monsieur le Maire lui-même. Que ferait-on de la dépouille du sapin au lendemain de la fête des Rois. Rien ne doit être laissé au hasard. Une réglementation floue est le terreau de problèmes futurs se plait à répéter Monsieur le Maire.
On argumenta, on examina, on discuta, on débattit, on délibéra, on vota.
Il est presque une heure de l’après midi lorsque la salle se vide. Monsieur le Maire est visiblement ravi. Il a encore une fois présidé un bon conseil qui a prit promptement (presque cinq heures tout de même!) les bonnes décisions. Il se félicite d’être le guide de tous les citoyens, n’oubliant personne, d’être le digne représentant de tous ses administrés, même et y compris ceux qui n’avaient pas voté pour lui aux dernières élections municipales.
Il sort de sa pochette sa montre rutilante et constate que son estomac a bien mérité un bon déjeuner. Il se rend à l’auberge de la Rivière Endormie, à quelques centaines de mètres du bourg, sur la route qui mène à une dépression où l’on raconte qu’une rivière coulait autrefois, d’où la dénomination du célèbre restaurant. On raconte que jadis s’affrontaient ici même une vilaine sorcière et une fée pleine de bonté et que… Mais ceci est une autre histoire. Revenons à nos moutons. Ou plus exactement à nos brebis.
Monsieur le Maire ne s’attarde pourtant pas devant une si bonne table. Il a rendez-vous à quatorze heures trente précises dans la salle de justice, située pile au-dessus de la salle où s’est réuni le conseil municipal le matin même. Car en plus de ses fonctions de guide et représentant du village en sa qualité de maire, il est également porteur d’une autre écharpe, en réalité d’un costume qu’il revêt par-dessus ses habits de Maire, une ample blouse couleur d’encre et qui porte le nom de justice. Monsieur le Maire devient Monsieur le Juge lorsqu’il emprunte cet escalier grinçant qui mène au premier étage. Le premier secrétaire se transforme en greffier et on juge dans ce bâtiment de la république française tous les points délicats qui ne peuvent être résolus par les débats et les votes du rez-de-chaussée. Cette après midi-là, Monsieur le Juge accueille le père Berger et Jérôme Champignon.
Le différent qui les oppose est clair. Sa résolution l’est moins.
Le père Berger, quatre vingt printemps révolus mais encore bien de sa tête, reproche à son adversaire la cueillette de petits rosés sur son terrain. L’accusé de répondre qu’il reconnait parfaitement le délit mais que celui-ci n’en est pas un puisqu’il n’a aucunement enfreint la loi sur la propriété privée vu qu’il s’est simplement contenté de tendre le bras et récolter les délicieux champignons depuis le chemin qui longe le terrain du vieillard. Ce dernier répond que ses brebis aiment se régaler de ce mets raffiné, qui donne une saveur particulière à leur lait. Il en résulte alors que le fromage obtenu est plus goûteux et qu’il se vend jusqu’à vingt sous de plus que ceux de ses collègues.
Monsieur le Juge, monsieur Champignon ici présent s’est rendu coupable de vol de nourriture pour mon troupeau.?
Je n’ai violé aucune loi de la république. Si le terrain appartient à Monsieur Berger, ces rosés sont à tout le monde.?
Monsieur le Juge n’écoute plus. Il s’est plongé dans un Dalloz poussiéreux et, ses demi-lunes sur le bout du nez, tend méticuleusement d’y voir plus clair dans ce cas de loi précis.
Monsieur le premier secrétaire, que dit la jurisprudence??
Ainsi l’après midi se déroule entre des points de loi et la recherche d’une équité dans le jugement qui fait l’excellente réputation de Monsieur le Juge jusqu’à plusieurs village aux alentours.
Dolorès, la jument qui stationnait durant les quatre saisons dans le pré voisin de celui qui était le terrain de ce procès, ne s’ennuyait jamais. Elle parcourait le petit hectare qui lui était alloué, seulement partagé par quelques poules s’étant échappées de l’enclos jouxtant sa partie nord et quelques chevreuils ou renardeaux au petit matin. Le soir elle s’avançait vers l’orée de la forêt, en plein midi, elle profitait de l’ombre et accessoirement du déjeuner que lui offrait une demi douzaine de pommiers, mais le matin elle s’aventurait à la limite des premières maisons du village. Son enclos donnait sur la cour d’un grand bâtiment au toit de tôles ondulées laissant passer une vague lumière dans un vaste hall dont les fumées bleutées empestaient le dioxyde de carbone. Ca ronflait, ça pétaradait, ça bourdonnait tout le jour durant. Tous ces ronronnements s’étalant sur une vaste palette de tonalités, allant du grincement le plus aigu au bourdonnement le plus profond, distrayaient la jument mieux qu’un spectacle de cirque. La cour n’était qu’un parking où s’entassaient quelques carcasses de vieilles autos, cimetière provisoire servant au stock de pièces détachées.
Raoul Arbracame passe le plus clair de son temps allongé sous une antique quatre chevaux, penché dans les entrailles d’une rutilante Cadillac, démontant et remontant inlassablement des moteurs pièce par pièce. Les mains pleines de cambouis, il oublie vaguement un mégot de gitane collé à la commissure de ses lèvres, ce qui ne comporte aucun danger puisque le vestige de clope est constamment éteint. L’été, il s’éponge le front d’un revers de manche qui est aussi imprégné de graisse que ne le peuvent l’être ses paluches. Il en résulte qu’il a la face d’un ramoneur dès huit heures du matin. En revanche, l’hiver, il reprend un air humain. Il sait jouer de la clé de douze comme personne et lorsqu’une pièce lui résiste, il sort son arme secrète: un petit marteau dont il assène le morceau d’acier récalcitrant de petits coups répétés jusqu’à ce qu’il abdique. Parfois, l’utilisation d’une grosse masse s’impose. Toutefois, Raoul Arbracame fait corps avec les machines, connaissant par cœur leur anatomie. Il exerce son art tout en douceur parmi les coups d’accélérateurs. Il n’a pas son pareil pour remettre en état de séculaires automobiles. Tous les habitants du village n’ayant pas encore succombé aux charmes de la modernité, lui confient leurs montures sur lesquelles il faut bien le dire, il fait des merveilles. Par contre, vient à passer un touriste dans sa belle berline toute fraiche, bourrée d’électronique et ordinateur de bord, il prend un air vaguement dégoûté comme si les courbes arrondies du bolide ne valaient pas la peine qu’il y pose ses mains crasseuses.
Mon bon m’sieur, c’pas un garagiste qu’vous faut là, mais un informaticien, en s’appliquant à distinguer chaque syllabe de ce mot sur lequel il rejette toutes les causes du dérèglement du monde actuel.
Raoul Arbracame passe ainsi toutes ses journées au milieu des carrosseries qui «?r’semblaient à quèke chose?»? d’après ses propres termes et le nez dans «?de vraies salop’rie d’moteurs de mes…?»? (la décence nous interdit de reproduire ici le reste de son vocabulaire imagé). S’il injurie la mécanique, c’est davantage pour ajouter des mots à sa passion que par réelle conviction. Car il les aime, ces moteurs, à la façon qu’un cavalier admire son cheval. Un respect muet s’empare de toute sa personne devant un asthmatique diesel ayant dépassé le demi million de kilomètres. Il bichonne chaque pièce avec amour, surtout convaincu qu’il serait malaisé de retrouver des pièces détachées de cet acabit.
Enfin, Raoul Arbracame ne peut s’astreindre à ne réparer chaque véhicule chacun son tour. S’ennuie-il à passer de longues heures sur la même auto? A-t-il besoin de distraction en plongeant ses mains et son nez dans un nouvel ouvrage? Est-il tout simplement inconstant? La réponse est plus simple. Sa passion est telle qu’il ne peut tout simplement pas s’empêcher de diagnostiquer sur-le-champ chaque nouveau patient sur quatre roues qu’on lui présente. Ainsi, il laisse toute occupation, se précipitant sur le nouvel arrivant, ravi qu’on lui accorde toute l’attention qu’il convient. Chaque panne, chaque bruit intriguant, chaque toussotement le met illico en transe. Il ne peut alors s’empêcher d’ouvrir le capot et, à peine après avoir serré la main de son visiteur d’un coude distrait ou relevé sa casquette d’un geste enrobé de respect pour les dames, il s’aventure à chercher la cause probable et certaine du problème. Le conducteur, à plus forte raison la conductrice, repart à pied, gonflé d’orgueil à l’idée que son bolide a la primeur sur toutes les autres carcasses à demi ouvertes qui posent dans le vaste hall. Ca n’allait pas trainer, avant midi ce serait prêt.
En repassant peu avant l’heure fatidique, l’estomac gargouillant, le piéton ne voit plus son auto, devenue en quelques heures un anonyme nouveau châssis parmi des dizaines d’autres. Parce qu’entre temps, se sont présentés trois nouveaux problèmes qui ne souffrent pas qu’on les laisse attendre sans y donner un bon coup d’œil. Raoul Arbracame s’excuse sincèrement.
Ah, la DS bleue? Ben c’t’a dire que… ‘Fin c’est pus compliqué qu’ça l’montrait de prime abord. Mais j’y suis, z’inquiétez pas, m’dame. R’passez c’soir.?
Un peu dépité, la conductrice toujours réduite à conduire ses propres pas, repart les épaules un peu tombantes. Son appétit l’a quitté. Ce serait cinq cent grammes de gagné après tout. Mais lorsqu’elle pointe à nouveau le bout de son délicieux nez en fin d’après midi, le garagiste a vu défiler quatre nouveaux cas bien trop intéressants pour qu’il ne les laisse moisir une minute de plus.
Ah, la DS bleue? Oui, oui. J’ai bien avancé m’dame. Mais y’m’faut une pièce. L’ai commandé. L’aurai demain au plus tard.?
La dame repart à nouveau, légèrement déçue, mais après tout elle n’est pas la seule cliente. La patience est la mère de toute sagesse.
Inutile d’ajouter que le lendemain, le véhicule n’est pas prêt et qu’une bonne semaine sinon une quinzaine serait nécessaire à un complet rétablissement. Ainsi Raoul Arbracame papillonne d’un moteur à l’autre, répare une direction, modifie l’embrayage, remplace la boite de vitesses, change une durite, règle un ralenti… jamais deux actions à la suite sur le même véhicule. S’il s’occupe immédiatement de votre berline, elle ne serait prête pas avant une dizaine de jours.
Un hérisson vivait à l’entrée du village. On le remarquait parfois traversant lentement la route. Tous les habitants y faisaient attention, sachant que l’animal hérissé de piquants porte bonheur et qu’il élimine les nuisibles des potagers. Ce matin là, il arpentait le talus qui borde la nationale. Il ne traversait jamais la grand route. Il avait comprit que vivaient là des gens pressés qui ne s’attarderaient pas à éviter une petite boule de piquants. Il préférait franchir paisiblement les rues du petit village où l’on savait encore prendre le temps de vivre. Sa petite frimousse humait l’air. Ca sentait l’herbe fraichement coupée. Une délicieuse odeur de menthe fraiche, rehaussé d’une touche de pissenlit peut-être. Il y avait autre chose. Le hérisson s’avança jusqu’à un petit monticule d’où la vue embrassait quelques lieues à la ronde. Alors il le vit. Son ami de toujours.
Armé d’une longue faux, bottes en caoutchouc aux pieds, une vareuse à la couleur indéterminée sur le dos, plus bleue que verte ou davantage verte que bleue, un large chapeau qui l’abrite autant du crachin que des rayons du plus ardent soleil. Il a le mouvement parfait du faucheur dont la lame caresse l’herbe dans une étreinte mortelle.
Au printemps, Alfred Fauchez arpente les routes et les chemins, notant les dégâts causés par le rude hiver. Il consolide un muret qui s’affaisse, colmate les nids de poule que le gel a creusé, il cure les fossés où se sont accumulées les feuilles, parfois il répare une clôture endommagée. Durant tout l’été et malgré la canicule, il tond inlassablement les pelouses municipales, il fauche les bas-côtés, arrose fleurs et plantes dans le parc, à l’occasion il renseigne les touristes égarés sur les petites routes de la campagne environnante. Dès l’automne, on le voit perché dans les arbres, taillant et élaguant à qui mieux mieux, il entasse d’immenses tas de feuilles mortes (ou bien ne sont-elles qu’endormies?), il renforce toutes parties délicates en vue du long hiver, nettoie les fossés que l’été avait à nouveau comblés, fauche une dernière fois bordures et accotements.
Pendant l’hiver, Alfred Fauchez grimpe sur son petit tracteur, le même qui lui sert à débarder les troncs abattus par la tempête et à remblayer d’une pelletée de cailloux les chemins défoncés. Il y a disposé une large plaque d’acier légèrement recourbée et, avant l’aube, il sillonne les rues et les routes enneigées. Plus tard dans la matinée, il termine son déblayage de poudreuse les endroits exigus et reculés, donne un coup de pelle devant les maisons des personnes les plus âgées.
Alfred Fauchez sait utiliser ses outils avec toute l’économie de ceux qui travaillent longtemps et par tous les temps. Il ne donne jamais un coup de pioche en trop, manie le râteau avec facilité, le sécateur d’une rotation du poignet et la scie plie régulièrement son coude.
Il conduit la faux comme le prolongement de ses bras, naturellement. Et c’est beau à voir. Aussi élégant dans le geste que le boulanger en train de pétrir sa pâte, aussi précis dans le mouvement que le menuisier rabotant une pièce de bois, aussi rigoureux dans l’attitude que le maître d’école assénant son savoir avec cœur, aussi méticuleux dans le travail bien fait que le garagiste assemblant un moteur et aussi déterminé dans la volonté que le Maire arbitrant la commune.
Il y a bien d’autres gens dans ce village, mais nous n’avons ni le temps ni la place de vous les présenter tous. La particularité de ces sept hommes en a fait des beaux-frères. Ils ont en effet épousé les sept sœurs d’une même famille. La huitième n’a pas eu la chance de ses sept ainées.
Valentin Poildenlamen ne fait rien, n’est rien. A chaque jour nouveau, on le voit régulièrement s’étirer, sortant d’une belle sieste. Il ne marche pas, il traine ses pieds. Il n’est jamais plus à l’aise qu’avachi quelque part. Il aime bien l’ombre du grand tilleul aux plus chaudes heures de l’été, mais il ne dédaigne pas piquer un roupillon à l’ombre d’autres essences. Le plus souvent, on le rencontre assis sur le pas de sa porte, l’air absent, rêveur.
Sa femme, la benjamine des sept sœurs a supporté son oisiveté pendant quelques années, puis elle lui a dit gentiment qu’elle n’en pouvait plus. Elle n’a même pas élevé la voix. Car c’est une évidence: bien que le village entier condamne cette passivité, personne ne morigène jamais Valentin Poildenlamen. S’il passe ses journées à rêvasser, il n’est pas méchant, a le cœur sur la main, toujours un mot gentil, une parole aimable. Mais jamais un coup de main non plus. Finalement, les habitants du village le tolèrent. La vieille veuve Nacunedant lui permet de loger dans l’unique pièce dont la porte, constamment ouverte, n’offre rien aux éventuels malfaisants. Valentin Poildenlamen ne fait rien, ne possède rien. Juste un lit assez confortable pour y passer toutes les nuits et une bonne partie de la journée. Il n’y a pas de cuisine dans le petit réduit que lui loue gracieusement la vieille Nacunedent. Lorsqu’il avait faim, Valentin frappe à n’importe quelle porte. C’est devenu une tradition dans le village. Lorsqu’on dresse la table du diner ou du souper, on dispose toujours une assiette supplémentaire au cas où. Cela gêne peu ses hôtes car Valentin a un appétit d’oiseau. Un quignon de pain, une pomme, un bol de soupe suffisent largement à sa journée de paresse.
Valentin Poildenlamen ne s’inquiète jamais de rien, son esprit est libre comme l’air, son cœur léger et ses pas glissent sur la poussière. Un temps on eut pitié de lui. Mais c’est plutôt sa femme qui fut l’objet de ce sentiment. Maintenant qu’il est seul, un apitoiement généreux s’empare de l’âme des habitants. Après tout, il ne fait de mal à personne, ses paroles sont remplies d’une bonté religieuse si ses actes sont inexistants. Il n’y a que ses beaux-frères qui maugréent dans leur barbe.
Valentin est la honte de cette famille si travailleuse. Par nos activités nous sommes indispensables à la commune. Lui n’apporte rien de constructif.
Leurs épouses tempèrent ce sentiment d’injustice en arguant qu’il ne ferait pas de mal à une mouche.
Justement répondent-ils en chœur. Vous êtes bien contentes qu’on vous en débarrasse de ces insectes les jours d’orage quand elles vous agacent de leur vol bourdonnant.
Notre beau-frère n’est qu’un parasite, indigne de vivre dans ce village.
On ne met pas quelqu’un en prison pour ce qu’il n’a pas fait.
C’est sûr, il ne risque pas de faire un mauvais coup, il est même trop faignant pour être simplement voleur.
Dans la cour de récréation, les cousins se sont rassemblés. C’est le dernier jour d’école avant la Noël. Chacun vante les exploits de son père.
Hé bien dit le plus grassouillet d’entre eux, sans mon père le village mourrait de faim.
Et comment ça?
Le fils Brioche reprend : c’est le boulanger. C’est lui qui nourrit toutes les familles. Et ces viennoiseries sont un délice. Tous les yeux braqués sur son imposant abdomen approuvent.
Oui, mais le mien de papa il permet aux gens de se déplacer. Sans lui, chacun resterait chez soi, un point c’est tout. Un gamin aussi osseux que le fils du boulanger était potelé, arborant fièrement quelques tâches d’encre sur son front et sur son nez lui répondait résolument.
Comment ça?
Le fils Arbacame poursuit : c’est le garagiste qui répare toutes les autos du village. Tous les gamins du village aimaient bien passer devant le vaste hall où rugissaient les moteurs béants.
Peut-être bien, mais les autos, sans mon père elles ne pourraient pas aller bien loin, rétorque un troisième luron. Il porte la même salopette bleue en toutes saisons, coiffé d’un large chapeau que le maître doit régulièrement insister pour qu’il le quitte en salle de classe.
Comment ça?
Le fils Fauchez assène : c’est le cantonnier qui entretient les routes et les chemins et les rend praticables par tous les temps. Sans lui, tout le monde serait bloqué?dès la première neige. Tout le monde ne manquait jamais de saluer le cantonnier qui avait le cœur sur la main et était toujours prêt à rendre service.
Sans doute. Mais sans mon père, les habitants de tout le village n’arrêteraient jamais de se disputer. Peut-être même qu’il y aurait des assassinats.
Des meurtres, comment ça?
Le fils de Monsieur le Maire a l’assurance des gens bien nés. Hé oui, bande de garnements, mon père est le Maire et le Juge du village. Il fait régner l’ordre en votant les bonnes décisions et en arbitrant les contentieux. Le jeune garçon, droit comme un i majuscule, en tenue de ville, costume croisé et cravate, pantalon à pinces et un air légèrement supérieur campe sur ses deux jambes et s’exprime avec un vocabulaire que les autres enfants ne comprennent pas toujours.
Vous avez tous raison les amis, résume un gosse vêtu de la blouse grise traditionnelle. Adossé au montant du préau, il s’avance sur son pied gauche, ce qui lui donne une contenance que les autres n’ont pas, un peu comme s’il était ici chez lui.
Mais sans mon paternel, vous ne sauriez même pas lire et écrire, encore moins compter les billes que vous me devez.
Des billes qu’on te doit, elle est bonne celle-là!
Et comment ça?
Le fils Réglanbois annonce d’un air supérieur : vous n’êtes pas sans savoir que mon vieux est le maître d’école qui dispense le savoir. C’est le plus instruit et le plus intelligent de tout le village. Sans lui, tous les habitants seraient ignares et analphabètes.
Un gamin aux binocles lui donnant un air intelligent, s’avance et d’une voix caverneuse annonce.
C’est bien beau le savoir, mais si vous êtes malades, vous vous moquez bien de savoir où le Nil prend sa source et comment est mort Napoléon. Sans mon père, tout le village serait à l’article de la mort.
La mort?
Un frisson parcourt l’échine de tous les gamins regroupés autour du gosse aux lunettes qui se gonfle d’une importance soudaine.
Comment ça?
Le fils varicelle relève le menton et impose : mon père est docteur et il soigne toutes les grippes du village. Il prescrit des médicament amers mais qui vous remettent sur pied en deux temps trois mouvements. Votre bonne santé, vous la lui devez. Chacun se souvenait d’une rougeole ou d’oreillons, de bronchite et d’un bras cassé. Tous baissèrent les yeux.
Parlez, parlez, dit un septième gaillard, le plus robuste du lot. Ses biceps égalent le tour de cuisse de ses camarades, ses bras ont la force d’un taureau et ses doigts la puissance de mâchoires de requin. On aperçoit régulièrement des copeaux de bois et un peu de sciure mélangés à sa tignasse désordonnée.
Je peux vous affirmer que tous autant que vous êtes, vous et vos parents, vos oncles, vos amis, vos ennemis, tout le village en entier pourrirait si mon père s’en allait d’ici.
Ah oui? Comment ça?
Le fils Aigoline gonfle ses pectoraux déjà imposants et balance : mon père est menuisier. Il fabrique tous vos coffres à jouet, les luges sur lesquelles on dévale le pré du père Berger lorsque la neige est suffisante. Mais il scie également les quatre planches qui serviront de tombeau aux habitants de la paroisse pour l’éternité. Il n’y avait rien à ajouter.
Dans un coin, un gamin un peu chétif mais au visage d’ange et aux yeux remplis de curiosité écoute ses camarades et néanmoins cousins pérorer sur les qualités et les mérites de leurs géniteurs respectifs.
Et toi, Duchnock, il fait quoi ton père?
Quelques rires fusent, des gloussements sont maladroitement étouffés. Le timide garçon s’avance, prend une grand inspiration et tente de valoriser son père.
Mon papa, il respire le parfum des fleurs au printemps, il observe les hirondelles dans le ciel, il écoute la brise d’Août, se rafraichit à l’ombre du grand tilleul par les grandes chaleurs, il aime sentir la pluie de feuilles qui tombent à la Saint Hubert, le gel crisser sous ses pas en plein hiver et les flocons tourbillonner dans l’air glacé de Janvier.
Tous se gondolent. Ils connaissent l’oisiveté légendaire du père de leur cousin.
Bref, en somme il ne fait rien ton père.
Le fils Poildanlamen a une lueur de fierté au fond de son œil.
Si. Il profite du temps qui passe.
Tous les gamins répètent la phrase sur des tons s’où s’évapore la moquerie. L’un d’eux brise la raillerie.
Qu’est-ce que tu as commandé à tes vieux pour Noël?
Moi, je vais avoir le plus bel établi du monde. Je l’ai vu dans le magasin de bricolage de la grande ville. Il y a tout. Rabots, scies, couteaux à bois, perceuse, et même un petit tour pour façonner les quilles.
Les yeux du fils Aigoline brillent d’envie tandis que ceux de ses camarades sont emplis de convoitise. Pour sûr, ils auraient aimé, eux, posséder une telle merveille. Il imagine déjà tous les objets qui naitront de ses mains.
C’est un beau cadeau dit le fils Réglanbois. Moi, j’ai commandé un globe terrestre. Il y a une prise électrique et lorsqu’on le branche, il s’illumine, projetant des images sur les murs tout autour. Il suffit de toucher un pays, une région, une ville du bout des doigts pour que les images de ces contrées apparaissent. On entend parler les autochtones dans leur langue primitive, on voit les grands fleuves déborder de leur lit, les paysans du bout du monde travailler leur lopin de terre, les pêcheurs affronter les tempêtes, les nomades du désert traverser l’immensité nue, les pygmées satisfaire leurs traditions, les esquimaux chasser le phoque…
Le plus grassouillet l’interrompt, jaloux comme un tigre. Il se gonfle davantage et, faussement dédaigneux, le fils Brioche prend un air supérieur.
Oui, hé bien, moi le matin de Noël, j’aurai une panoplie complète de pâtissier. Avec une vraie batterie de cuisine toute étincelante, de quoi faire tous les gâteaux dont vous n’avez jamais imaginé déguster, toutes les crèmes et je pourrai alors y plonger le doigt, tous mes doigts et me les lécher à l’envi.
Les estomacs de la petite assemblée gargouillent et tous ont l’eau à la bouche. Connaissant Brioche, ils ne sont sûr qu’il les autorise à partager les bénéfices de son cadeau. Le garçon à la salopette déglutit difficilement et prend la parole à son tour.
Moi, j’ai commandé une pelleteuse-bulldozer. Tous ouvrent grands des yeux de surprise mêlée d’incompréhension. L’effet était recherché et le fils Fauchez poursuit, tout emplit d’orgueil. C’est un engin révolutionnaire. Sur le devant est disposé une large benne qui peut servir de contenant mais aussi à égaliser les gravats et à déblayer la neige. A l’arrière, une pelle mécanique avec son bras télescopique. Bien sûr la cabine de pilotage est chauffée et dispose d’un siège en cuir et de dizaines de manettes et leviers.
Il n’y a pas de volant?
Le fils Fauchez haussa les épaules d’un signe de dénigrement. Pfui! Y’a jamais eu de volant sur un bulldozer. Tous les gamins imaginent sans mal l’engin et vendraient père et mère pour pouvoir actionner tous les commandes.
Oui, hé bien, mon cadeau lui, il en a un, de volant. Et même que c’est un véritable volant de formule un qu’il parait. Et puis les sièges sont bien plus confortables que sur un engin de chantier. C’est la réplique réduite de la Ferrari F40. Et demain, je serai au volant du bolide, les amis.
Et… elle est rouge?
Bien sûr qu’elle est rouge, réplique le fils Arbracame. Et puis il y a six pots d’échappement et les phares ça vous éblouit à des kilomètres.
Y’a un klaxon?
Pas besoin de klaxon, le seul grondement du moteur suffit.
L’assemblée s’imagine déjà au volant du bolide, tous aussi envieux les uns des autres.
Le fils du docteur Varicelle impose sa voix caverneuse et déclare qu’il a souhaité obtenir une trousse de médecin avec pilules, sirops, pansements, compresses, et même un stéthoscope. Quelques gamins lui font répéter le dernier terme. Tous imaginent une bête gluante qui se faufile dans leur estomac.
Bande d’ignares, reprit le fils Varicelle. C’est ce qui permet d’écouter le cœur. Et puis il y aura aussi un appareil pour mesurer la tension. Personne ne relève, cette fois.
Le plus élégant des enfants n’élève pas la voix. Il annonce tout tranquillement et sûr de lui : c’est bien tout ça. En somme, le jour de Noël vous continuerez à jouer aux petits garçons. Moi, j’ai commandé un train électrique. Les autres se poussent du coude (un simple train miniature, tu parles d’un cadeau!) tandis que le fils du Maire continue, imperturbable.
Bien évidemment, il y a une gare, poursuit le fils de Monsieur le Maire (les ricanements continuent). Et puis toute une ville avec un métro, des ponts, des gratte-ciels, des feux rouges. Et des passants, toute une population qui travaille, qui prend ses congés (le groupe avait cessé de se moquer).
Il y a un aéroport?
Assurément. Avec un décollage toutes les trois minutes. Chez moi, un salon entier sera consacré à cette petite ville et c’est moi qui régirait le tout.
Tu veux dire les aiguillages?
Sa moue indique la mesquinerie de la remarque.
Pas seulement. Je serai le chef de gare, l’aiguilleur du ciel, je dirigerait les forces de police, j’administrerai toute la ville.
Quelques sifflements s’élèvent. Le fils de Monsieur le Maire, en complet trois pièces, se redresse, encore plus droit que d’habitude.
Et toi, Duchnock, qu’est-ce que tu as commandé à ton paternel? Ca pouffe déjà en se tenant les côtes.
Le petit garçon chétif mais à la face angélique, aux yeux étincelants lorsqu’il s’agit de son père, dit humblement:
Papa a dit que le père Noël amènerait une belle couche de neige pour le jour de Noël et que nous jouerions tous ensemble.
Le père Noël! Non mais écoutez-moi ce tissus d’âneries. C’est pas croyable, ça.
L’un d’eux s’avance, reprenant son sérieux et d’une voix étonnement douce fit au petit garçon:
Et la gentille fée posera un baiser sur ton front givré, c’est ça?
Un autre s’approche à deux centimètres du nez du gamin:
Et tous les elfes danseront autour du bonhomme de neige.
Un troisième renchérit:
Oui, et des hordes de lutins chanteront des cantiques de Noël depuis la forêt.
Tandis que les deux derniers reprennent en chœur:
Le père Noël lui apportera un blanc manteau de poudreuse…
Ah, la vache! Quelle rigolade!
Le petit garçon avait tourné les talons, tout triste des quolibets dont il avait fait encore une fois l’objet. Il aimait son papa et les méchantes plaisanteries n’y changeraient rien. Il se dirigea vers la salle de classe. De toute manière, la cloche avait sonné la fin de la récrée.
Ce soir là, les enfants étaient tous bien excités. On avait dressé les plus belles tables dans tout le village. Des festins allaient être engloutis, largement arrosés des plus grands crus et conclus par les meilleurs champagnes. Ce soir-là, on ne disposait pas une assiette supplémentaire en bout de table. Tous savaient que Valentin Poildenlamen réveillonnait en compagnie de son fils.
En guise de réveillon, il avait disposé quelques bougies autour d’une table mise avec soin. Une nappe blanche brodée, des couverts en argent et deux assiettes… les deux seules qu’il posséda. Le festin se résumait à deux tranches de pain rassit où une mince couche de pâté de foie s’étalait vaille que vaille. Un bouillon où avaient cuit quelques pattes de poulet. Et une corbeille de fruits composé de deux oranges et d’un ananas découpé artistiquement. La boisson se contentait d’un pichet d’eau noyant quelques centilitres d’un sirop de mûres. C’était tout. Mais pour le gamin, c’était le plus succulent des repas. C’était jour de fête. Pour la seule et unique fois de l’année, il partageait la même table que son père. Tous les autres jours de l’année, il mangeait chez sa mère.
Valentin Poildanlamen comprenait tout ça. Il n’était pas un bon père et aurait été incapable de subvenir aux besoins de son propre fils le reste de l’année. Et puis, il le voyait chaque jour, jouait avec lui, séchait comme lui sur des problèmes de calcul et de robinets qui fuient dans des baignoires percées. Mais cette unique soirée, il avait la garde de son fils et il se mettait en quatre pour qu’il ne manque de rien. Une fois le repas terminé, il s’endormirait dans l’unique fauteuil dans un coin de la pièce, laissant son lit douillet à son petit.
Ce fut une nuit noire. Peu avant de s’endormir, le père et le fils regardèrent par les vitres embuées. Le ciel était constellé d’étoiles comme si on avait allumé un feu d’artifice immobile rien que pour eux. Le gamin sourit à son père et celui-ci posa délicatement sa main sur son épaule. Rien jamais ne pourrait les séparer.
Ce fut une nuit encombrées de rêves. Des songes d’un pays merveilleux où personne ne serait obligé de travailler, où l’école ne serait que buissonnière, où les gens qui s’aiment ne seraient jamais séparés, où les jours couleraient doucement comme une rivière bordée de saules.
Les nuages s’amoncelèrent peu après minuit. De grosses nuées qui effacèrent une à une toutes les étoiles du ciel.
Ce fut une nuit particulière. Le village endormi, seules les cheminées haletaient une fumée blanche qui montait droit vers le ciel glacé. Blottis aux creux de leurs lits, tous les habitants dormaient d’un profond sommeil, même la veuve Nacunedent qui d’habitude veillait toutes les nuits, ne pouvant trouver le sommeil après que feu son mari eut été emporté par une terrible maladie des os. On entendait que le souffle plus ou moins ronronnant de respirations parsemées de rêves. Rêves de douceur et d’enchantement dans cette nuit de Noël.
Le chien pelé ronflait sous un hangar, le museau posé entre ses pattes. L’hirondelle se serrait contre ses petits, bien au chaud au creux de son nid sous les tuiles. La petite souris blanche sommeillait dans une cloison qui était son chez elle. Le chat de gouttière n’avait pas délaissé ses hauteurs quotidiennes et reposait, la moustache frémissante et les pattes secouées de brefs mouvements. La jument somnolait sous un abri dans un coin de son pré. L’écureuil était assoupi au creux du gros tilleul au milieu de la place. Le hérisson se blottissait contre sa hérissonne, bien au chaud dans son terrier.
Aucun animal, aucun humain ne vit le premier flocon voleter dans la nuit glaciale et se poser délicatement comme un parapentiste aguerri au centre même de la place. Comme un éclaireur, il fut bientôt rejoint par quelques autres, d’abord timides, n’osant toucher le sol gelé. Puis ils furent des dizaines, rapidement des centaines, enfin des milliers et finalement des millions à s’agiter dans le ciel. Il n’y avait plus le moindre souffle de vent. Ceux-ci tombaient maintenant droit comme de vulgaires gouttes de pluie mais en conservant cette dignité dans la chute que seuls possèdent les vrais flocons d’une neige fraiche, de celle qui ne mouille pas. En quelques secondes, le sol fut blanc. Comme si la terre s’était enveloppée dans un chaud manteau immaculé, la température remonta de quelques degrés, tout juste pour qu’une armée de cristaux enchevêtrés viennent s’abattre sur les toits du village, recouvrant les prés, encombrant les ruelles, blanchissant les arbres et avalant tout bruit dans une douceur de coton.
Le matin de Noël, tous les garnements qui d’ordinaire ne pouvaient se réveiller pour prendre le chemin de l’école étaient debout au lever du jour. Tous se précipitèrent au pied du sapin enguirlandé. Ils arrachèrent le papier d’emballage aux milles couleurs. Qu’importe leur âge, leurs yeux étaient ceux, émerveillés, de tous les enfants du monde le matin de Noël. Leurs parents s’échangeaient eux aussi des cadeaux. Dans leurs yeux, on pouvait également voir ces étincelles qui ne brillent que dans l’innocence des enfants et, pour les adultes, qu’une fois par an.
On s’extasiait. On remerciait. On se congratulait. On s’embrassait. Pourtant personne n’avait prit la peine de jeter un regard au dehors.
Personne?
Dans la petite pièce, le petit garçon s’était levé à l’instant même où tous ses camarades déballaient leurs onéreux présents. Il avait collé son nez sur les vitres couvertes de buée au-dedans et givrées au-dehors, si bien qu’il ne vit que du blanc. Il ouvrit la porte et ne vit toujours qu’une immensité blanche. Tout relief avait disparu dans l’effacement des ombres. Dans le ciel, débarrassé de ses nuages gonflés de neige, il persistait des bancs de brumes à l’horizon que le soleil ne traversait qu’avec peine. Au-dessus de sa tête, le bleu était aussi pur que du cristal. Il fit un pas et celui-ci s’amortit comme s’il marchait sur un édredon de plumes. Il resta silencieux quelques dizaines de secondes, le temps de profiter de toute cette blancheur tant souhaitée.
Le plus beau cadeau. Son plus beau cadeau.
Alors, il laissa s’échapper un cri ou un rire, nul ne peut le dire. Valentin Poildanlamen l’avait rejoint sur le seuil de leur minuscule pièce. Il le serra par les épaules et n’eut besoin de rien dire pour que le gamin comprenne qu’il était fier de son papa.
Il lui prit la main et traversèrent les rues du village. L’épaisseur de neige étouffait leurs pas malaisés d’abord, oscillant, vacillant, glissant, trébuchant puis prenant de l’assurance. Ils avançaient doucement, le gamin poussant des cris de joie.
Le chien pelé leva sa truffe, passa sa tête au travers des planches mal jointes du hangar. Valentin lui fit un signe. Le chien agita la queue. Deux vagabonds se reconnaissent toujours.
Ils longèrent la maison du docteur Varicelle. L’hirondelle s’envola en tournoyant au-dessus des deux promeneurs. Valentin la salua. L’hirondelle vint se poser sur son épaule. Ils étaient aussi libres l’un que l’autre.
Elle s’éleva par-dessus les toits et Valentin aperçut le chat de gouttière, arpentant avec précaution les toits tous blancs. Il lui fit un geste de la main. Le chat miaula puis ronronna de plaisir. Il y avait une complicité entre ces deux là.
Devant l’habitation du menuisier, la petite souris blanche extirpa sa petite frimousse d’un petit trou. Valentin caressa doucement sa tête. La souris ferma les yeux de plaisir. Tous les deux savaient savourer le moment présent.
Lorsqu’ils furent devant le pré où la jument soufflait une épaisse vapeur de ses naseaux, Valentin souleva son fils et le posa sur le dos de l’animal en lui caressant l’encolure. Ils firent quelques pas ensemble, Valentin tenant la crinière de la jument, son fils plus heureux que quiconque et le quadrupède bien content d’avoir de la compagnie en ce matin de fête.
A la sortie du village, ils virent un monticule de neige s’affaisser comme si on tentait d’y creuser un trou de l’intérieur. Stupéfaits, l’homme et son fils s’arrêtèrent. Alors, de l’épaisse couche neigeuse, émergea la tête étonnée du hérisson. Valentin et la boule de piquants se regardèrent longuement, comme on apprécie un collègue qui ne considère pas la vie comme une course de vitesse.
Ils retournèrent au centre du village.
La grande place était immaculée. Aucune trace de pas ne souillait la blancheur pure qu’un premier rayon de soleil illuminait. Valentin remarqua la minuscule tête de l’écureuil qui s’avançait sur un bras de l’imposant tilleul, par pure curiosité. Valentin s’avança et le rongeur bondit sur ses épaules, il n’eut que le temps de passer rapidement sa main sur le pelage roux de l’animal que celui-ci était remonté dans son arbre, d’un seul bond.
Le gamin commença à amasser la poudreuse en une boule qu’il fit rouler. Valentin l’aida lorsque celle-ci fut trop épaisse pour les faibles bras de l’enfant. La sphère était aussi grosse qu’une roue de charrette. On y posa une boule plus petite et une silhouette apparut. Bientôt, le bonhomme se dessina sous les cris du fils et les encouragements du père.
Bien au chaud derrière leurs vitres enguirlandées, les autres enfants n’avaient d’yeux que pour leurs précieux et couteux cadeaux. Un à un cependant, ils furent intrigués par ces cris de joie venant du dehors. Il était impossible qu’un autre enfant puisse être plus heureux qu’eux en ce matin de Noël et ils en conçurent une jalousie féroce. Ils observèrent la grande place où un père et son fils s’amusaient follement.
C’est le fils Réglanbois qui fut dehors le premier. Maladroitement, il enfonça ses mains dans l’épaisse couche de neige, poussa un cri de douleur et rentra prestement chez lui. Il en ressorti quelques secondes plus tard, une grosse paire de moufles protégeant ses mains. Bientôt, lui aussi poussait une énorme boule de neige en s’y appuyant de toutes ses forces.
Le fils Varicelle sorti en même temps que les kilos en trop du fils Brioche. Très vite, la grande place résonna des cris de joie de tous les enfants qui s’employaient à élever leur propre bonhomme de neige. Valentin Poildanlamen s’était assis à sa place habituelle, sous le grand tilleul, et observait les gamins s’en donner à cœur joie. Les silhouettes rebondies des hommes glacés montaient la garde, telles des statues de l’île de Pâques, aussi inutiles que précieuses. Les talents de sculpteur se révélaient, le savoir-faire et la technique s’apprenaient dans les créations les plus diverses. Aucun bonhomme ne se ressemblait. Chaque enfant y projetait ses désirs et ses envies. Chacun dressait un personnage à son image, du moins à celle qu’il aurait voulu donner de lui. Valentin souriait. Il avait offert le plus beau cadeau de Noël non seulement à son fils, mais à tous les enfants du village.
Personne ne sut qui avait commencé. Personne ne vit d’où était partie la première boule de neige. Elle atteignit le gamin Aigoline en plein front, qui le stoppa tout net dans la finition de son œuvre. Il se releva. Regarda autour de lui. Le temps s’était arrêté. Personne ne bronchait. Il sembla un instant que la magie de cette matinée allait être rompue. Puis, lentement, avec précaution, il forma une boule de neige tendre entre les doigts de ses gants et ce fut le fils Arbracame qui en fut le destinataire. Dès lors, ce fut la curée. Des dizaines de projectiles inoffensifs traversaient l’air, atteignaient ou non leur cible. Valentin se joignit à la mêlée. Cris et rires s’entremêlaient dans un véritable champ de bataille. Les boules de neiges volaient en tout sens, éclataient en mille flocons sur le visage des bonhommes de neige mais le plus souvent explosaient en pluie gelée sur les corps réchauffés des gamins.
Derrière leurs vitres encore embuées et givrées, les parents regardaient ce spectacle sans comprendre. Au pied du sapin, gisaient des jouets extraordinaires encore tout neufs et pourtant déjà oubliés.
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