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Gimli

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Gimli, dans la mythologie nordique symbolise un endroit merveilleux où vivent en paix les hommes qui ont survécus au Ragnarock (l'apocalypse).

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1 -  Contemplation.

Le spectacle s’étalait à leurs pieds.

Une large vallée arrosée par le soleil levant, découpant les arêtes rocheuses qu’ils venaient de franchir. Quelques brumes scintillaient comme neige au soleil, enveloppant des milliers d’arbres, tous différents. Des oliviers centenaires, des chênes tortueux, des résineux qui exhalaient déjà leur parfum entêtant, des buissons de toutes sortes.

Emus par ce spectacle immobile, ils s’arrêtèrent afin de le contempler si longtemps que leur ombre diminua de moitié. Assis à même le sol, ils observaient cette diversité si riche et si fragile à la fois.

La course du soleil dans le ciel avait des effets tangibles sur toute cette plaine. On aurait dit qu’elle vivait. Et c’était bien la réalité pour qui savait observer. Toutes les créatures vivantes qui évoluaient dans cette abondante flore étaient d’une certaine façon dépassés par quelque chose de supérieur, tout comme le corps n’est au final qu’une assemblée de milliards de cellules.

Un rapace planait très haut dans le ciel où les lambeaux de brumes s’effilochaient en de superbes arabesques qu’on aurait cru dessinées par une main invisible. La faible brise agitait tendrement le feuillage qui, associé au bourdonnement de fond produit par des milliers d’insectes imperceptibles, offrait une musique apaisante. Des ombres se formaient, les contours changeaient. Une évolution constante proposait un tableau à chaque instant différent si l’on prenait la peine de s’immerger réellement dans le paysage, d’y être plus qu’un observateur.

Fantusieni aimait passer de longs moments à s’imprégner des lieux au milieu desquels il évoluait, surprenant parfois quelques animaux en liberté, laissant son esprit vagabonder parmi le feuillage des arbres. En cela, il n’était pas si différent de la plupart de ses congénères aimant se prélasser devant toute cette beauté, attisant une curiosité saine, profitant naturellement du temps. Personne n’était esclave de ce concept parfaitement abstrait. On avait juste découpé des périodes temporelles en se référent à des repères immuables. Ainsi une Révolution représentait le temps mis par la Terre à accomplir  une gravitation complète autour du soleil, elle-même divisée en quatre saisons dans les régions tempérées : la saison des fleurs (la florissante), celle des fruits (la fruitée), des feuilles (la décomposante) et enfin, la morte saison. Les apparitions de la Lune étaient divisées en quatre phases, chacune représentant sept jours pendant lesquels la Terre effectuait une rotation sur elle-même. Cette journée n’était  divisée qu’en grossières parties : aube, matinée, mijour, crépuscule, soirée. Nul instrument de mesure précis n’était employé par le commun des mortels. Les horloges, montres ou autres chronomètres ne servaient en fin de compte qu’aux scientifiques.

On accordait du temps au temps, la contemplation était un plaisir qu’on ne se refusait pas. Vivre en harmonie et en symbiose avec l’environnement qu’il soit minéral, végétal, animal ou qu’il s’agisse de personnes, on privilégiait l’échange, du simple regard à d’intenses entretiens. 

Le temps de l’observation n’était jamais du temps perdu car il permettait d’apaiser l’esprit, d’acquérir le sens du beau. Ce concept était primordial à la vie des hommes. Lorsqu’on agissait de quelque manière que ce soit, dans quelque but avoué, on prêtait toujours attention à l’aspect harmonique des choses. La beauté du geste était aussi importante que son intention première. L’art et la manière.

Le temps de l’échange était un trésor, il permettait la connaissance de l’autre autant que de soi-même, il était une source de savoir. L’observation nourrissait la curiosité et inversement.

2 - Le langage des gestes.

Le plus grand se leva et résuma leurs pensées tandis que Fantusieni restait assis, les bras entourant ses genoux, parcourant encore en pensées les immenses étendues qui s’offraient au regard et à son imagination si fertile.

D’un geste large, il enveloppa toute la plaine, mima des courbes avec ses avant bras, puis ses mains et ses doigts effectuèrent des mouvements plus précis, brefs, nets tandis que son visage s’animait d’une multitude d’expressions, de tics, de regards évocateurs. Cette façon de communiquer par gestes et expressions faciales était la seule utilisée au monde. Ainsi, d’où qu’il vienne, chacun se comprenait, bien qu’il y ait des expressions locales, des dialectes en quelque sorte. Aucune parole n’était jamais échangée. Les mots n’existaient plus. Seuls quelques borborygmes s’échappaient parfois sous l’effet de la surprise ou de la colère. Ce mode de communication précis était employé par tous et offrait une compréhension excellente dans n’importe quelle région. En outre, elle obligeait les deux interlocuteurs à se regarder, se faire face. Quoi de plus discourtois, incorrect, méprisant que de communiquer en se tournant le dos ou en faisant autre chose. L’attention portée aux autres n’était plus une marque de politesse, concept archaïque et dépassé, simplement un réflexe obligé.

Le langage parlé avait été abandonné au profit d’un moyen de communication plus judicieux, plus précis, compréhensible par tous, partout.

Les discussions donnaient l’air d’un ballet de gestes, brassant l’air, effectuant de superbes arabesques, brodant un alphabet visuel. C’était beau à voir et surtout aussi précis dans ses subtilités que ne pouvait l’être la parole articulée autrefois utilisée. 

On retrouvait cependant l’infinie palette d’accents et chacun avait sa propre gestuelle, plus intime encore que par un langage articulé. Certains étaient avares de mouvements tandis que d’autres laissaient parler leur corps en entier. La dextérité dans les gestes différait d’une personne à l’autre. Orateurs à l’aise ou gens timides, le spectre des expressions était si vaste qu’on pouvait cerner les grands traits de personnalité rien qu’en « écoutant » une personne.

Par ses gestes fins et rigoureux, Gandolfo indiquait que cette vallée majestueuse était traversée par un fleuve serpentant au milieu de nombreux bois et forêts. Ses mouvements amples indiquaient des généralités tandis que les signes plus délicats apportaient des précisions,  les expressions du visage soulignaient des nuances ou traduisaient des émotions. Toutefois son discours gestuel en apprenait autant sur lui-même. Gandolfo était un cartésien rigoureux et précis. Jamais il ne se permettait une approximation. La précision de ses gestes confessait un esprit mathématique. Ses expressions faciales n’étaient pas dénuées d’une certaine froideur parfois, mais son cœur était chaud et il était toujours prêt à rendre service, à donner de sa personne. Il incarnait ainsi le fameux syndrome dit du Boomerang, ce que l’on donne à autrui finit toujours par retomber sur soi.

Il continuait son monologue gestuel tandis que Fantusieni se releva, éprouvant quelques fourmillements dans ses jambes ankylosées par l’inactivité contemplative du matin.

3 - Les Jardinels, artistes sylvicoles.

Ceux d’ici  se nomment eux-mêmes les Jardinels mais nous parlons d’eux comme de véritables artistes de l’espace.

Regarde comment les différentes essences d’arbres se marient. Rien n’est laissé au hasard. Les espèces fortes en racines sont placées au bord de la rivière et sur les talus instables; les résineux asséchant les sols sont disséminés dans toute la vallée et côtoient des espèces riches en minéraux. Observe bien l’ensemble maintenant : un véritable chef d’œuvre de couleurs, de lumières et de formes. Allier l’utilité et la beauté, tel est leur secret.

Toute la large vallée était en effet semblable à un arc-en-ciel posé au sol, l’art floral se mêlant à l’ingéniosité dans la culture sylvicole. Rien n’était laissé au hasard, la biodiversité recréée mieux que ne peut le faire la nature, chaque espèce trouvant sa place par l’habileté, la maîtrise et l’astuce des Jardinels.

Si on pouvait leur reprocher de copier la nature, on était obligé de reconnaitre qu’ils le faisaient méticuleusement et non grossièrement. Ce n’était pas juste d’ailleurs. Ils n’étaient, en excellents jardiniers, que les tuteurs de la nature. Ils l’orientaient, l’accompagnaient et la guidaient plus qu’ils ne la contraignaient, l’astreignaient ou l’obligeaient. Les espèces trouvaient leur équilibre par elles-mêmes.

Ils reprirent leur marche après avoir dégusté quelques fruits si succulents qu’ils en redécouvraient le goût comme s’ils les savouraient pour la première fois. Ils allaient pieds-nus sur un sentier tapissé d’aiguilles de pins, de mousses légères et odorantes. Ce petit paradis était un régal pour les yeux mais également pour les narines, la saison des fleurs étant pourtant passée depuis quelques lunes.

Ces merveilles leur faisaient ralentir le pas. L’adresse et la méticulosité des Jardinels donnaient l’impression de parcourir une forêt vierge, si riche en essences diverses, apparemment entremêlées selon aucun plan, aucune volonté ostensible.

Pourtant chaque plant avait été dûment réfléchi quant aux relations de bon voisinage. L’art de marier les différentes espèces était la clé de la réussite; les insectes faisaient le reste. L’extrême diversité de la flore était l’habitat privilégiée de nombreuses espèces animales qu’il convenait de laisser libres.

Les Jardinels agissaient avec virtuosité sur les plantes, les arbres, mais ne régulaient en rien la faune, se chargeant elle-même de conserver cet improbable équilibre et, qui plus est, favorisant l’harmonie globale.

Recréer la biodiversité exigeait une attention appuyée, une application constante, une veille régulière.

Des lianes pendaient de la cime des arbres centenaires jusqu’au sol, quelques fleurs tardives exhalaient leur parfum entêtant, les branches se mêlaient les unes aux autres, des tapis de mousses aux couleurs variées disputaient le sol à des bouquets d’herbes rares.

La finalité était la beauté mais surtout de préserver les espèces anciennes, éviter aux plus robustes de se développer outrageusement et permettre aux nouvelles, issues du butinage incessant des insectes pollinisateurs,  d’émerger sereinement. Un véritable musée vivant pour le bonheur et la pédagogie de tous.

Ils traversèrent une zone marécageuse aménagée de pontons en rondins de pins. Des centaines de libellules emplissaient l’air de leur vrombissements tandis que plusieurs animaux aquatiques s’ébattaient dans une eau croupissante et boueuse. Des plantes émergeaient de ce liquide douteux, courbant leurs tiges au gré d’un vent léger. Cette ondulation associée au va et vient des insectes donnait l’apparence d’un ballet savamment arrangé par quelque divinité des lieux.

Baguenaudant ainsi parmi cette luxuriante végétation, ils n’arrivèrent au village qu’à la Mijour, lorsque les ombres sont les plus courtes, le soleil atteignant son apogée.

4  La Bienvenue.

Ils s’avancèrent vers la Maison de Bienvenue. Une construction parmi et dans les arbres, comme toutes celles du village. Des passerelles permettaient de naviguer d’un arbre à l’autre, une treille tissée de dizaines d’espèces de plantes rampantes abritait l’ensemble. Des troncs en guise de tabourets et bancs invitaient à se poser et déguster un grand gobelet d’élixirs de son choix.

Gandolfo choisit cinq-doses de miellat de puceron vert tandis que Fantusieni savourait trois-doses d’hydromel de dix ans d’âge.

Chaque village possédait une Maison de Bienvenue où les voyageurs aimaient se reposer devant une bonne table et dans un bon lit.

C’était le lieu central de chaque village où défilaient étrangers et informations, art, culture de tous les pays. On y échangeait idées, expériences de voyage, informations de toutes sortes : les habitants les plus curieux venaient donc rencontrer les passants pour échanger dans quelque matière que ce soit.

Botanique, physique, médecine, mathématiques mais aussi humour, littérature ou simplement pour connaître les nouvelles du monde.

Les arrivants y trouvaient, outre le gîte et le couvert, toutes sortes d’informations et précisions sur le village, ses habitants  et les environs.

La Maison de Bienvenue, parfois nommée pompeusement Hôtel de Bienvenue, fourmillait de gens, d’idées, de propos.

Toute la fierté du village était réunie dans cette vitrine. Chaque habitant y consacrait une belle partie de  son temps, de sa passion, de sa culture, en un mot de lui-même.

Lieu d’échange par excellence, c’était une mine d’informations diverses concernant le village et ses habitants, véritable annuaire des personnes et des spécialités régionales. Accueil et conseils. Chaque village mettait un point d’honneur à recevoir les passants dans une convivialité propre aux lieux de réunion informels.

La Bienvenue était le centre du village. Un lieu incontournable avec le marché.  Les dernières informations circulaient, les idées s’échangeaient. Il y régnait toujours une effervescence sans commune mesure. Les gens de passage s’y rencontraient, les autochtones s’informaient, renseignaient à leur tour les voyageurs. Mais avant tout, c’était un endroit d’accueil. On informait les visiteurs quant à leur demande mais avant tout on les hébergeait.

Si la Bienvenue offrait des pièces à dormir, à se restaurer, il était moins impersonnel de loger chez l’habitant. Dans chaque village, une grande majorité de ses habitants offraient un lieu et un couvert aux voyageurs. Les échanges n’avaient pas seulement lieu dans cet endroit prévu mais pouvaient avoir lieu n’importe où. L’échange de propos, d’idées, de visions du monde, d’informations diverses permettait à chacun de se sentir concerné par le monde entier. Cet internationalisme se traduisait par une grande ouverture d’esprit, sans pour autant renier ses propres idées, ni abandonner ses convictions. Une opinion ne pouvant être construite que sur une base antinomique, on pouvait conforter ses pensées en les confrontant et les mesurant à celles d’autrui, comme on affermit son jeu dans un tournoi sportif. Une certitude n’étant jamais acquise, elle devait être opposée à de nouvelles expériences, de nouvelles théories.

Le pour et le contre, le blanc et le noir, le positif comme le négatif permettaient un équilibre qui affinait ainsi une pensée née de l’imaginaire. L’imagination était la base de toute réflexion, dès le plus jeune âge l’accent était mis à développer cette qualité innée.

Gandolfo porta son index à sa bouche et battît l’air de ses doigts tandis que ses yeux se plissaient de contentement : il reconnu n’avoir jamais goûté un aussi bon miellat. Il interrogea un jeune blond habillé de feuilles de lierre.

Il avait comme double occupation l’information des voyageurs à la Bienvenue et était également, comme chaque Jardinel, grand connaisseur de la flore.

Il s’exprimait par d’amples mouvements stylisés comme un danseur essayant de nager dans l’air. Le secret de notre miellat  tient  dans son stockage durant une saison dans des bassins tapissés de feuilles d’eucalyptus, parfois de palmier odorants. Ainsi la saveur du miellat change selon la saison. La dernière Morte-Saison nous a donné un parfum particulièrement doux et discret en étant suffisamment profond et long en bouche. On sentait le jeune homme passionné par ses propos. Il aurait pu parler de ses élixirs pendant des heures sans jamais être ni pédant ni ennuyeux.

Après avoir trait des millions de pucerons, le liquide transparent auquel était adjoint quelques gouttes d’essence de pin parasol, est transposé dans de grands bassins, à l’abri de la lumière et à une température quasi constante.

Fantusieni ressentait un bien-être profond qui l’envahissait comme une lame de fond, sans savoir d’où elle provenait. A chaque étape, après avoir cheminé longtemps sur les chemins, il se sentait fourbu et ce havre de repos lui permettait de se délasser, de relâcher ses muscles sollicités toute la journée, mais avant tout de reposer son esprit. Depuis quelques lunes, peut-être une ou deux saisons, il dormait assez mal, troublé par d’étranges rêves, agitant son sommeil et lui dérobant une bonne partie de son énergie.

Lizaron leur demanda s’ils ne voulaient pas déguster quelques spécialités d’ici. Ils répondirent que leur estomac ne ressentaient pas encore la faim, et se présentèrent.

 

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