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Destination Planète

1 /  48,8 Nord; 2,3 Est  -  18°  -  21h05

La pièce était plongée dans une semi obscurité. Malgré une bonne aération, il flottait une odeur composée de relents gastronomiques mêlés. Un parfum de tomates rissolées et d’oignons frits d’où s’échappaient quelques effluves d’herbes aromatiques. Un grésillement de friture provenait de la cuisine, supplice d’aliments qui se tordaient sous la chaleur intense puis changeaient de couleur et de texture en laissant s’échapper une brassée d’émanations rappelant les abords de la méditerranée, des côtes italiennes jusqu’au large de Chypre. Un rideau jamais tiré en dehors de la présence d’invités séparait le minuscule réduit où chantait la Provence et la Toscane de l’unique pièce de ce modeste appartement. Or jamais personne ne venait leur rendre visite.

Julien vivait avec sa mère dans ces trente mètres carrés depuis sa naissance, du moins ne se souvenait-il pas d’un autre endroit où avoir vécu.

Un canapé défraîchit trônait dans un coin du salon puisqu’ils l’appelaient ainsi, faisant face à un écran plat, seul concession à une certaine modernité tant les meubles et la décoration semblaient d’un autre âge, comme si la vie s’était arrêtée un jour de Juin.

L’écran déversait des sons saturés et une image clinquante.

«…retrouvez Marc-Antoine plongé dans l’enfer vert  amazonien, accablé de chaleur dans les déserts les plus arides, perdu au milieu de l’océan pacifique, au sommet de la canopée à Bornéo, dévalant les pentes vertigineuses de l’Himalaya… »

Les images saccadées, montées de telle sorte que l’œil ne puisse s’accoutumer à elles et ne retienne qu’une impression d’ensemble, comme ne peut enregistrer de la campagne un regard porté au travers des vitres d’un Tgv lancé à toute allure. Les images se bousculaient, les lieux changeaient à la vitesse d’un satellite. Un seul nom restait gravé dans tous les esprits: Marc-Antoine.

Le héros télévisuel de ces dernières années n’était ni un acteur américain, ni un quelconque gourou bouddhiste,  encore moins un leader politique ou religieux, pas davantage un sportif au salaire mirobolant ni même un mannequin anorexique. Marc-Antoine, que la plupart surnommaient déjà Marka, était l’aventurier des temps modernes, où plus rien n’est à découvrir ni à inventer. Il arpentait le monde naturel et ramenait des images à couper le souffle aux téléspectateurs vautrés dans leur canapé, grignotant des aliments trop salés et trop sucrés.

« …avec nos partenaires, vivez l’aventure depuis votre salon, accompagnez Marc-Antoine au bout du monde désormais chaque soir et en direct absolu. Votre rendez-vous avec la planète sans quitter votre fauteuil est prévu dès le 6 Octobre. Nous faisons de la nature un spectacle… »

Le slogan retentissait dans un écho qui se répercutait sur les murs de la petite pièce, tapissée de peintures sans valeur, de portraits, de posters, d’une ribambelle de colifichets disposés sur d’instables étagères mangées par la poussière.

La mère de Julien ne perdait rien de la bande annonce tandis que son fils s’activait devant poêles et casseroles d’où montait maintenant des relents citronnés. Il n’apportait aucun intérêt au programme télévisé, bien qu’il était partie prenante du projet maintenant.

- Ce n’est que de la pub, m’man! 

- Qu’est-ce que c’est beau quand même  lâcha la mère d’un air conquit.

- Et tu vas le suivre partout, aller dans tous ces endroits magnifiques? Mais, ce n’est pas un peu dangereux, tout ça, tu en es sûr? 

Julien fit la sourde oreille. La discussion allait retomber dans des ornières bien connues.

L’écran vantait les performances et les mérites de tant de produits technologiques « respectueux de l’environnement ». Tous les objets étaient verts, les consommer allait certainement sauver la planète. Durant les coupures publicitaires insérées pendant l’émission, une fenêtre restait ouverte en haut à droite de l’écran: on ne manquait pas une seconde de l’émission en oubliant que la formule mensuelle était enregistrée, ce qui ne serait plus le cas dans le nouveau projet.

A grands renforts de communication, site internet, affiches gigantesque collées dans le métro, bandes annonces défilant à longueur de journée sur Télé France, on inoculait ce nouveau rendez-vous télévisé dans le cerveau même de millions de téléspectateurs qui étaient d‘abord des consommateurs. On avait même imprimé un quotidien vantant la nouvelle émission journalière, lui-même support de nouveaux messages publicitaires, Enfin, un ministre avait été invité pour accompagner Marka lors de son premier direct qui aurait lieu à la pointe de l’Amérique du sud, d’ici à peine deux mois.

Télé France entendait bien redevenir la chaîne la plus regardée pendant la tranche horaire tant convoitée, appelée par les spécialistes access prime time, en d’autres termes inviter les téléspectateurs à se brancher sur le bon canal pour ne plus le quitter ensuite lors du programme de la soirée. La concurrence était rude entre une émission de divertissement accueillant les humoristes les plus drôles du moment, l’incontournable rendez-vous de l’info présenté par un couple à l’aspect irréprochable et un feuilleton méridional qui attirait des foules toujours plus nombreuses depuis quelques années, du moins d’après les instituts de sondage. Il fallait proposer de l’inédit, de l’extraordinaire, du spectaculaire, un concept nouveau mais ayant déjà fait ses preuves. On ne pouvait se permettre de prendre des risques avec un investissement aussi lourd.

Lancer une nouvelle émission, certes, mais qui aurait déjà tout un public derrière elle.

Julien pensait à la réaction de sa mère lorsqu’il lui avait confié qu’il avait postulé pour un emploi au sein de la célèbre chaîne de télé, plus précisément affecté à l’émission en préparation. Elle était une fan inconditionnelle de Marka, comme une immense majorité de femmes, ne manquait aucun numéro de la mensuelle qu’elle enregistrait parfois. La politique de la chaîne était bien claire: aucune rediffusion, le programme était traité comme une véritable star de cinéma de la grande époque: belle, bien habillée, maquillée avec soin, mais surtout inaccessible et rare. On en parlait tant et tant, mais on ne la voyait qu’une seule fois.

La mère de Julien avait été enchantée de la nouvelle avant de s’apercevoir du danger associé à travailler sur un projet aussi aventureux.

Depuis tout gamin et sans s’en rendre compte, elle l’avait couvé comme une mère poule, travers accentué par l’absence d’un père disparu très tôt de sa vie, bien avant la naissance de Julien. Celui-ci n’avait pas cherché à en savoir davantage lorsque sa mère lui avait avoué qu’elle ne se souvenait plus de son père biologique, qu’à l’époque flottait une liberté sexuelle que de nostalgiques émissions de télé confirmaient à grands coups d’images d’archives en noir et blanc. Le sujet était clos.

Elle s’était donc rapproché de son fils plus que ne peut le faire une louve avec ses petits. Elle l’avait entouré d’affection mais aussi d’invisibles barbelés qui devaient le protéger du monde extérieur, si violent, tellement déconcertant (il n’y avait qu’à voir les reportages au journal télévisé).

Elle le voyait lui échapper maintenant, et d’une manière radicale. Elle était si fière qu’il ai été choisi pour intégrer une équipe de télé, de surcroît celle de son émission favorite, mais elle était bien placée pour savoir que ce n’était pas sans risque.

Il ne l’avait jamais quitté, n’était jamais parti en colo enfant, ses études ne l’avaient pas davantage éloigné de Paris, pas de petite amie (à sa connaissance en tout cas), ni voyage en Angleterre pour parfaire un accent qu’il maîtrisait comme une langue maternelle.

Il allait découvrir le monde, loin d’elle, exposé aux pires dangers d’une nature sauvage, lui qui n’avait jamais mis les pieds au dehors du béton et de l’asphalte rassurant des grandes villes. Si elle angoissait de le savoir partir au bout du monde, livré à lui-même, elle n’osait s’avouer que la rupture serait surtout douloureuse pour elle. Elle resterait seule dans ce minuscule appartement qui prendrait les proportions démesurées d’un palais.

Elle ne comprenait pas qu’un être si frêle que Julien puisse avoir envie d’aventure. Il n’avait jamais pratiqué aucun sport, excepté quelques tournois d’échecs. Elle l’avait toujours vu entouré de livres et de jeux vidéos. Quelle mouche l’avait donc piqué? Elle pense un instant à une déception amoureuse, mais évacue aussitôt cette pensée: il lui confiait tout, il n’aurait pas manqué de laisser des indices dans ce sens.

Elle se souvint de sa jeunesse et du rituel du service militaire pour les garçons. La plupart désiraient y échapper comme à une condamnation qui les priverait de la plus belle année de leur vie, celle de leurs vingt ans. Elle avait pourtant le souvenir d’un camarade de fac qui laissa tout tomber, sa famille et des études prometteuses pour s’engager toute une année au fin fond de la France. Ce n’était ni une tête brûlée, ni un grand sportif en manque de sensations, ses idées le portaient encore moins vers le maniement des armes et la rigueur d’une discipline raide comme la pente d’un col du Tour de France.

Il était rentré un an plus tard, métamorphosé, le teint halé par une vie vécue au dehors, ses muscles développés par l’exercice physique qui le rebutait autrefois; les épaules voûtées d’une timidité juvénile s’étaient redressées et même les traits de son visage s’étaient durcis juste assez pour faire disparaître la rondeur enfantine et l’acné qui noyait son visage. Elle avait eu le sentiment d’une mutation. La chenille molle et laide était devenue un papillon étincelant et gracieux.

Elle se réconfortait en se remémorant ses impressions sur ce jeune homme dont elle avait oublié le nom. Oui, Julien allait, à sa manière, effectuer un service non plus militaire mais écologique et lui reviendrait changé, plus sûr de lui, bref un homme qu’il n’était pas encore. Cependant sa tendresse maternelle l’empêchait d’être totalement rassérénée; elle tremblait pour la chair de sa chair. C’était plus fort qu’elle et tous les raisonnements ne peuvent rien face à l’instinct.

Julien n’ avait jamais souffert de cet amour exclusif. Toutefois, aujourd’hui il sentait confusément que la pression devenait trop forte. Il désirait sortir enfin du nid, déployer  toutes ses jeunes et frêles ailes.  

Il avait choisi le moyen le plus radical: parcourir la planète pour le magazine télévisuel le plus regardé au monde et dont les prouesses du héros affolaient sa mère pourtant hypnotisée par tant d’ardeur et de beauté. La beauté du monde naturel.

2/ 48,8 Nord; 2,3 Est - 22° - 14h50

Le bus le déposa devant le siège social de Télé France. Sur l’esplanade, des badauds se promenaient. Des hommes d’affaires en complet veston-chemise-cravate téléphonaient à l’autre bout de la terre équipés d’oreillettes et de micros incorporés. Quelques parents sermonnaient leurs rejetons, tandis qu’une bande de jeunes aux looks improbables et confus vociféraient et gesticulaient gauchement.

Télé France se voulait la chaîne familiale par excellence. On recrutait des publics improvisés et chaleureux sur commande pour la foule de jeux proposés à longueur de journée dans la grille des programmes. On proposait aussi des castings à n’importe quel quidam pour apparaître dans les feuilletons et téléfilms produits par la chaîne. On organisait d’immenses goûters pour les bambins, diffusés lors des tranches réservés à la jeunesse. La télévision faite pour vous et par vous était l’un des slogans récurrents.

Julien pénétra dans le gigantesque hall par un sas à détection de la chaleur humaine. Une voix provenant des murs ou du plafond, il ne savait dire d’où avec exactitude, il lui semblait qu’on parlait directement à son cerveau, lui annonça la bienvenue et une guirlande d’amabilités par lesquelles Télé France allait lui rendre la vie plus belle.

Il s’avança au comptoir interminable où une secrétaire moins en chair qu’en os lui demanda l’objet de sa venue avec un sourire fabriqué qu’on aurait juré sincère. Julien fut dirigé vers les bureaux qui s’étendaient sur quarante étages, accompagné d’une hôtesse, qui tortillait des hanches en avançant dans les dédales de couloirs, se retournant régulièrement et lui affichant le même sourire en guise de parole. Elle ouvra une lourde porte capitonnée et lui lança entre ses dents éclatantes « passez une bonne journée! ».

Julien pénétra dans un bureau aussi vaste que l’équivalent de cinq appartements semblables à celui qu’il partageait avec sa mère. Il était intimidé par ces proportions dignes d’une cathédrale. Les grandes baies vitrées qui recouvraient toute la façade de la tour jetaient une éclatante lumière qu’on pouvait tamiser à loisir par un ingénieux système de lamelles commandé par un interrupteur situé à côté du bouton servant à réguler la climatisation. Elle était réglée sur 22 degrés.

-  La température vous convient-elle? 

La jeune femme qui s’inquiétait du confort de son hôte s’était retournée sur son fauteuil et lui faisait face, juste séparée par une table en verre qui semblait ridicule posée dans cette pièce aux généreuses dimensions.

Lorsqu’elle se leva pour l’accueillir, Julien remarqua sa taille élancée, rehaussée par une paire de chaussures aux talons concurrençant les meilleures échasses. Elle portait une robe fleurie aux couleurs pastelles, laissant dégagées ses épaules parfaitement bronzées. Ses gestes étaient aériens comme si tout son être n’était composé que de cette matière impalpable dont sont formés les nuages. Oui, elle était un nuage, pensa Julien, déjà sous le charme. Elle lui tendit une main fraîche. Il senti ses doigts longs et fins entourer sa propre main. Un frisson couru le long de sa colonne vertébrale, son cœur s’accéléra.

- Bienvenue à Télé France Monsieur Baudimont. Je suis Caroline Lambert, l’assistante de Marc-Antoine. Je gère tout ce qui permet de produire une émission de qualité; en fait je suis aussi la productrice de l’émission et c’est à ce titre que j’ai le plaisir de vous rencontrer.

Sa diction était claire et limpide, un léger accent du midi, à peine perceptible, colorait ses mots d’une lumière douce et joyeuse, particulièrement sur la terminaison et les associations de voyelles. Julien écoutait encore ses paroles alors qu’un silence attendait sa réponse. Caroline remarqua le trouble qui pétrifiait Julien.

- Ce bureau est impressionnant et je m’excuse de ne pouvoir vous recevoir que dans ces conditions un peu… disons trop académiques. Ce n’est pas un Conseil des Ministres tout de même! Si nous avons le plaisir de travailler ensemble, vous verrez que nous sommes bien moins conventionnels, moins informels que ne le laisse paraître tout ce clinquant. 

Son sourire désamorça une invisible tension qui se déployait entre eux. Julien parvint à aligner quelques syllabes, puis les mots surgirent, enfin.

- Merci de me recueillir, heu, de m’accueillir. C’est vrai que je suis un peu impressionné par… par tout ça .

Un mouvement circulaire de sa tête finit la phrase mieux qu’un long discours.

- Ne nous inquiétez pas, Monsieur Baudimont. C’est juste une prise de contact, afin de connaître nos futurs collaborateurs. 

A ce mot, Julien ressenti un immense soulagement. Il pensait passer un entretien en grand tralala et il s’apercevait que tout était peut-être déjà décidé.

Avant de pouvoir rencontrer la productrice de l’émission réalisant la meilleure audience de la chaîne, il avait tout  de même passé une batterie de tests et vaincu deux entretiens, l’un portant sur ses compétences, l’autre sur sa motivation.

Caroline empoigna un téléphone portable posé sur la table en verre et, d’un bon pas, traversa la pièce en direction de la lourde porte, enjoignant Julien à la suivre.

Deux minutes plus tard, ils étaient sur l’esplanade et se dirigeaient vers le parc privé de Télé France. Julien en avait entendu parler, précisément en parcourant  un article d’un hebdomadaire sur papier glacé à grand tirage. Muni de la carte magnétique de la société, les cadres avaient accès à cet espace de verdure où de rares espèces d’arbres exotiques lançaient leurs cimes dans le ciel de Paris, où des fontaines et des jets d’eau rafraîchissaient un air estival parcouru par quelques oiseaux. Des massifs de fleurs de toutes variétés s’épandaient au milieu d’une pelouse taillée au millimètre, des sentiers de terre battue s’enchevêtraient et se croisaient. Des bancs occupés par des hommes en costume conversant avec un auditeur absent, ou occupés à pianoter sur leur ordinateur portable (des tablettes pouvant se déployer à chaque banc permettaient un meilleur confort). Bien entendu, la connexion internet à ultra haut débit arrosait tout le parc.

Caroline et Julien s’installèrent à une table en bois massif.

- Cela surprend toujours les premiers visiteurs. D’ailleurs, j’aurais dû vous rejoindre à l’accueil, cela vous aurait évité ce dédale de couloirs et d’ascenseurs. 

Elle prit soudain un air grave. Toute amabilité semblait avoir disparu de sa personne, son visage s’était durci.

- Bon, alors Julien, vous permettez que je vous appelle par votre prénom, c’est plus simple, plus convivial, surtout si nous sommes amenés à partager cette grande aventure. Vos tests vous présentent comme un champion de l’informatique. Vous avez des références auxquelles je ne conteste aucune légitimité, en la matière je suis parfaitement ignorante.

Elle avait joint un mouvement de la tête à un regard en l’air que Julien trouva parfaitement divin. Elle ferma un quart de seconde ses yeux clairs, prit une légère inspiration et reprit.

- Nous avons besoin de quelqu’un de fiable pour que tout roule parfaitement. Une émission en direct c’est un peu un numéro de funambule sans filet. Il ne doit y avoir aucun bug, Marka est un perfectionniste, il ne supporterait pas que le moindre grain de sable vienne enrayer son nouveau bébé, une belle réalisation. Tout doit être fluide, les connexions internet, les liaisons satellite. Marka et son équipe réalisent des images sublimes, ils sont bons pour ça, moi je permets que tout puisse se mettre en place efficacement et le plus rapidement possible. Je suis le contact avec le monde. Votre job est d’être le garant que tout se déroule sans problème. Vous serez le dernier maillon de la chaîne. Je pose les jalons, Marka court, vous transmettez.

Elle fit une pause. Un écureuil curieux s’avança sur la branche basse d’un résineux imposant dont ni Julien ni Caroline ne connaissait le nom.

- Tout ça, les test nous l’on affirmé. Vous êtes un crack. Maintenant, dites moi pourquoi vous voulez suivre Marka au bout du monde. Pourquoi?

Julien voulu trouver une réponse qu’il ne connaissait pas. Il s’était posé la question souvent. Pourquoi cette fuite au bout du monde, vers un inconnu qui le terrifiait? Pourquoi tout abandonner, ses repères, son confort? Il trouverait certainement un emploi de maintenance informatique, peut-être travailler à la conception de programmes, de nouveaux jeux?

Bien sûr, il était fan des émissions de Marka, mais ses quinze millions de fidèles n’allaient pas se jeter sur les chemins du bout du monde par passion pour une émission de télé, fut-elle si populaire, si extravagante.

Julien ne savait pas d’où lui venait cette pulsion qui pousse les hommes depuis l’aube des temps à aller voir de l’autre côté de la montagne, par delà les mers, traverser le cosmos, à la découverte de l’inconscient ou encore frôler la mort…

Alors, il regarda Caroline dans les yeux. Cette femme le transformait. Il lui raconta brièvement sa mère et son besoin de s’en détacher en ajoutant que l’informatique ne pourrait jamais le faire voyager comme ce projet. S’il était sincère dans la première partie de son argumentation, il échafaudait de beaux mensonges enrobés d’un naïf air de vérité pour la seconde.

Caroline scrutait Julien, disséquait ses gestes, toute son attitude était analysée. Grande psychologue, elle savait que le discours n’était que la face visible de l’iceberg de la communication entre deux personnes. Il importait de voir en dessous, au travers, par delà.

Si elle ne fut pas totalement convaincue, elle savait par ailleurs qu’un tel talent dans son domaine était rare, du moins pas à ce prix. L’émission coûtait cher. Productrice, elle devait économiser sur certains postes. Alors ce jeune poussin fraîchement sorti du nid ferait l’affaire. Elle percevait néanmoins une candeur, une fraîcheur nécessaire au lancement de ce nouveau projet.

Ils se quittèrent dans des dispositions d’esprit bien éloignées pour de futurs collaborateurs. Julien était subjugué et totalement sous le charme fait d’une assurance doublée d’atouts physiques et moraux. Caroline allait tolérer cet homme en devenir comme on le fait d’un intérimaire. En guise de poignée de main, elle posa sa main sur son avant bras, geste immuable chez elle, signifiant la bienvenue dans la famille.

La famille de la toute puissante télé.

3/ 22,9 Sud; 43,2 Ouest  -  35°  -  14h00 (heure locale)

Le vol avait été direct. L’équipe au complet débarquait depuis les premiers froids parisiens d’Octobre dans la fournaise d’un début de printemps Brésilien. Hôtesses et stewards avaient été aux petits soins pour tous. Julien avait considéré le hublot comme l’écran d’une télévision. L’aéroport s’était éloigné dans la brume, puis la carlingue avait traversé d’épais nuages, enfin le soleil avait régné sur un tapis d’une blancheur neigeuse. Il n’y eu plus rien à voir, même lorsque la couche nuageuse eut disparu à une altitude de dix mille mètres. Il s’était endormi.

Des pâturages de montagne, quelques fermes accrochées aux pentes raides, un chemin serpentant, des clarines donnant un concert dans la fin d’une journée d’été, des brumes tapissant la vallée. Un garçonnet gambade dans un pré, insouciant. Ses genoux portent les marques d’écorchures récentes. Un border collie bondit autour de lui, se roulant dans l’herbe tendre, l’enfant l’accompagne. Puis il s’arrête comme pétrifié. S’avance vers la petite fontaine qui gicle son jet d’eau au travers d’un tronc d’arbre percé. Le soleil vient toucher le relief juste en face tel un plongeur au ralenti. Tant que l’horizon n’a pas absorbé totalement le disque devenu rouge vermillon, l’enfant ne bouge pas, hypnotisé par les reflets jaune orangés, puis rouges, envoyant des tons bleus et verts dans le ciel, colorant les rares nuages de teintes nouvelles.

Une voix retentit dans son dos. Une voix profonde et masculine. On l’appelle, il se retourne…

- Julien…

Son étonnement se lit sur son visage. Visiblement, il n’a aucune idée d’où il se trouve, ni ce qu’il est en train de faire.

- Hé bien, vieux, je ne sais pas avec quelle dulcinée tu étais en train de roupiller, mais vu ton expression, c’était bien agréable. 

Alors, tout lui revient. Il est assis dans cet avion qui amorce sa descente. Son voisin n’est autre que le preneur d’images de l’équipe qui vient de le tirer d’un rêve assez déconcertant, le prévenant de l’atterrissage imminent. Julien reprend ses esprits. Il lui faut quelques minutes pour émerger de ces images oniriques et reprendre pied dans la réalité, sortir de ce flottement que provoque les rêves lorsqu’ils sont brutalement interrompus. Le cerveau doit réajuster les paramètres.

Encore groggy, il se lève et suit toute l’équipe comme un automate à qui on aurait rendu sa liberté.

Bientôt la dizaine de personnes envahissent le salon d’un hôtel qui n’a rien d’un palace, mais reluit d’une propreté impeccable et possède l’air climatisé. A la sortie de l’avion, une bouffée d’air brûlant les avait giflé, étouffés, puis les avait enveloppé, leur donnant l’impression de cuire dans la vapeur d’une immense marmite.

Le briefing commence aussitôt.

Caroline prend la parole d’abord en tant que productrice, puis assistante de Marka et enfin régisseuse de l’ensemble de l’équipée.

- J’espère que vous avez tous passé une agréable traversée, car dorénavant, il va falloir bosser les p’tits gars! Tous ici se connaissent, néanmoins, je dois vous présenter deux nouveaux venus: Fabrice qui remplace Emile, notre meilleur caméraman. J’ai essayé pendant trois mois de le convaincre de repartir pour cette grande aventure, mais il a été intraitable, borné et têtu comme à son habitude. Enfin, j’espère qu’il va vite s’ennuyer dans ses collines Basques et qu’il va nous rejoindre ventre à terre un de ces jours. Quoiqu’il en soit, Fabrice assurera les prises de vues aériennes. Je l’ai vu à l’œuvre face à des parois, c’est un casse cou mais terriblement professionnel. 

Elle se tourna vers Julien, soudain pétrifié d’une intolérable timidité.

- Et voici notre perdreau de l’année. Je n’ose vous dire son âge, c’est indécent vis-à-vis de vous, vieux briscards et plus encore de moi. Bref, Julien est un crack en technologies nouvelles et nous sera d’un grand secours dans nos retransmissions en direct et pour toute la logistique satellitaire, préparations informatiques, enfin, tout un charabia pour vous et moi, mais qu’il connaît comme sa langue maternelle, peut-être mieux même, car il n’est pas très bavard. 

Julien rougit autant à cette mise en boite que le fait d’être un instant un animal de foire, tous les regards posés sur lui. Curieux la plupart, parfois bienveillants, moqueurs peut-être, goguenards sans doute, de la même manière que la basse cour accueille un nouveau coq.

Caroline enchaîna sur diverses considérations professionnelles, insistant sur l’esprit d’équipe. On allait s’enfoncer dans ce qu’il reste de forêt amazonienne pour la première émission, peut-être aurait-on la chance de découvrir une tribu primitive.

Pendant trois heures, un véritable plan de bataille fut dévoilé. Autorisations diverses, progression dans la jungle, divers conseil de sécurité (cela prit une bonne demie heure), partage des tâches (chacun savait ce qu’il avait à faire, travaillant ensemble depuis des années), le tout enrobé d’humour à l’américaine.

Julien pensa à une cérémonie de remise des Oscars, sauf qu’ici, en lieu et place des statuettes, on recevait ses instructions à la façon d’une troupe de soldats en partance pour le moyen orient.

Caroline exposait les recommandations à suivre en ce qui concerne les rapports avec la population locale lorsqu’une rumeur accompagna l’entrée d’un personnage important.

D’un mouvement en forme de vague, à la façon d’une hola, toutes les têtes pivotèrent. Marka faisait une entrée comme dans un show, comme lors de ses bains de foule qui l’acclamait lors de conférences de presse, de soirées caritatives, à l’occasion de n’importe quelle manifestation publique ou publicitaire. Julien se demandait si son entrée était préparée, réfléchie, organisée, même devant son cercle de collaborateurs.

Son équipe était son plus grand fan club. Julien était médusé. Il voyait pour la première fois ce héros des temps modernes, propulsé star uniquement par la télévision. Si l’on est toujours déçu et désappointé par la vue d’un personnage public, transformé par le miroir déformant de l’image qu’il donne de lui, ce sentiment n’existait pas en ce qui concerne Marka.

Il paraissait plus grand, mieux bronzé, plus musclé, plus rieur, en un mot plus charmant que son image déversée dans les médias.

Il salua chacun par une franche poignée de main, une tape amicale sur l’épaule de certains, une accolade aux plus intimes.

Caroline s’avança et lui présenta les nouveaux venus. On avait dû lui préparer des fiches comme pour la présentation de son émission, car il eu quelques mots réconfortants pour Julien montrant qu’il le connaissait comme s’il faisait partie de sa famille.

Julien fut touché par cette attention, même si elle était toute professionnelle, mais après tout il n’en était pas si sûr tant l’équipe faisait penser à une famille soudée. Une famille dont il n’avait jamais vécu l’expérience, la sienne se réduisant à sa plus simple expression. 

 

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