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le Petit Village

C'est l'histoire d'un petit village.

Un petit village comme tant d'autres.

Un petit village adossé à la montagne.

Une montagne comme tant d'autres.

Un petit village avec sa place du village.

Une petite place pour un petit village.

Une petite place bordée de tilleuls.

Des tilleuls communs, même pas séculaires.

Et puis quelques commerces autour de la petite place.

Des commerces ordinaires.

Une boulangerie, un café, une épicerie.

Et aussi une mercerie, un marchand de journaux.

Et encore une fromagerie, une droguerie, une boucherie.

Avec ses habitants.

Pas très nombreux.

Juste assez pour faire vivre le village.

Des habitants chaleureux, bons vivants.

Pour faire face aux rudes conditions.

Ils se tiennent les coudes, s'entraident à l'occasion.

Peut-être sont-ils un peu chauvins, cocardiers.

Un peu, beaucoup même.

Quiconque n'est pas du village n'a pas droit à leur estime.

Ainsi ceux du village d'en face.

Un petit village tout comme le leur.

Juste un peu moins riche.

Une terre moins fertile.

Davantage de cailloux.

Sur l'autre versant de la montagne, une vallée les séparant.

Un autre petit village, encore plus petit.

Adossé à la montagne.

Avec sa petite place et ses commerces.

Des commerces juste un peu moins riches.

Des commerces moins florissants.

Un même tilleul.

Un tilleul qui jaunit juste un peu plus tôt à l'automne.

Des habitants un peu moins nombreux.

Des habitants un peu moins riches.

Un peu moins bien habillés.

Des maisons plus chiches.

On ne lui donne pas de nom, à ce village.

Ici, on l'appelle simplement l'autre village.

Leurs habitants sont les autres.

On n'échange rien avec les autres.

Quand, d'aventure, il leur arrive d'en croiser.

Dans la vallée ou en forêt.

Ils passent leur chemin.

Sans un salut, sans un bonjour.

Sans même un regard.

A part cela, les habitants du petit village.

Sont bienveillants et cordiaux.

Entre eux, rien qu'entre eux.

Ils ne demandent rien à personne.

Et n'en offrent pas davantage.

C'est l'histoire d'un petit village.

Un village comme tant d'autres.

Un petit village adossé à la colline.

Mais cette colline est située loin, très loin.

Si loin dans un autre pays.

Un autre pays au bout de la Terre.

Un petit village semblable et pourtant bien différent.

Les mêmes montagnes.

Mais avec plus de sable et moins d'arbres.

Plus de jaune et d'ocre, moins de vert.

Un petit village avec des maisons qui se serrent.

Qui se serrent les unes contre les autres.

Ici aussi, les gens sont attentionnés, prévenants.

De bonnes et bienveillantes personnes.

Toujours prêtes à rendre service.

Le cœur sur la main, la main tendue.

Les bras ouverts et l'hospitalité de mise.

Là bas, dans ce pays à l'autre bout du monde.

Une guerre fait rage.

Une guerre sans pitié et sans fin.

Comme toutes les guerres.

Un jour, les bombes rasent le village.

Alors les habitants ne peuvent que fuir.

Abandonner leurs maisons, leur village.

Ils n'ont soudain plus rien.

Rien que leur bonne volonté.

Et leur envie de vivre, de survivre.

Chassés par l'absurdité des combats.

Ils se réfugient plus bas, dans la vallée.

Mais là, on ne veut pas d'eux.

On ne veut pas d'eux parce qu'ils prient un autre Dieu.

On ne veut pas d'eux parce qu'ils sont différents.

Leurs habits ne sont pas les mêmes.

Leur nourriture aussi.

Même leur langue, leurs expressions.

Alors, ils vont plus loin.

Dans la vaste plaine.

Une plaine si large qu'on n'y voit plus.

Plus aucune montagne à l'horizon.

Ils sont tristes de ce manque.

Et plus tristes encore de se savoir déracinés.

Fuir, droit devant eux, sans devoir se retourner.

Mais dans la plaine, on n'a pas.

On n'a pas d'endroit pour eux.

Ils sont une gêne, un encombrement.

On les repousse par trop d'indifférence.

Alors ils poursuivent leur longue marche.

Une si longue marche épuisante.

Une marche vers la ville, étincelante.

Mais il y a déjà trop d'habitants.

Trop d'habitants dans cette si grande ville.

Une métropole qui déborde d'âmes et de corps.

Pas la place, pas de travail.

Passez votre chemin.

Les habitants du petit village, désemparés.

Désenchantés, ils prennent le bateau.

Traversent l'immense mer.

Vers l'inconnu, vers leur destin.

Ils marchent et marchent encore.

Nulle part on ne veut d'eux.

Charge trop encombrante.

Et trop différents.

Pas la même couleur de peau.

Ils finissent par aboutir à notre petit village.

Là aussi, on ne veut pas d'eux.

On leur jette des pierres.

On les insulte, on les rejette.

Pas question d'accueillir ces traîne misère.

Il y a pourtant la place.

On aurait bien besoin de bras vigoureux.

Mais on n'en veut pas, pas ceux-là.

Ceux-là ne sont pas d'ici.

Qu'ils rentrent chez eux.

On ne demande rien à personne.

On est bien chez nous.

Passez votre chemin.

Alors les réfugiés, à bout de force, à bout d'espoir.

Les réfugiés finissent par frapper aux portes.

Aux portes de l'autre village.

L'autre petit village, sur l'autre versant.

Eux ne sont-ils pas les autres de la Terre entière ?

Dès qu'ils les voient débarquer.

Les autres leur tendent la main.

Les réfugiés ne peuvent le croire.

On leur sourit, on leur souhaite la bienvenue.

L'autre petit village.

Moins riche que le petit village.

L'autre petit village a besoin de bras.

Un boulanger, un menuisier, un docteur.

Un maraîcher, un pharmacien, un professeur.

A besoin d'un sang neuf.

Afin de stopper cette désertification.

On loge, on nourrit les réfugiés.

Ils sont la providence qui va sauver.

Sauver l'autre petit village d'une mort certaine.

Peu importe la couleur de leur peau.

Peu importe leurs Dieux.

Peu importe leur façon de vivre.

Peu importe qu'ils parlent mal la langue.

Parmi les réfugiés, un boulanger.

Un boulanger qui fait chauffer le four à pain.

Un boulanger qui pétrit la pâte.

Un boulanger qui fait cuire à nouveau le pain.

Des effluves de brioches et de croissants.

La bonne odeur de pain fraîchement sorti du four.

Parmi les réfugiés, un menuisier.

Qui scie, qui rabote, qui ajuste.

Des poutres et des planches.

Un menuisier qui travaille le bois.

Un menuisier qui conforte les charpentes.

Un menuisier qui consolide les portes, les armoires.

Un menuisier qui renforce les planchers.

Partout dans l'autre petit village.

On entend la scie et le rabot.

Partout dans l'autre petit village.

On sent la bonne odeur du pain.

Parmi les réfugiés, un maçon et un tailleur de pierres.

Un tailleur de pierres qui fournit.

Qui fournit au maçon.

Qui fournit tant de pierres.

Un maçon qui rehausse les habitations.

Un maçon qui consolide les murs.

Parmi les réfugiés, un docteur.

Un docteur qui ausculte les enfants.

Un docteur qui prescrit des remèdes aux vieux.

Un docteur qui panse les blessures.

Un docteur qui soigne les malades.

Parmi les réfugiés, une institutrice.

Une institutrice qui sait mieux le Français.

Mieux le Français que les autres réfugiés.

Mieux le Français que certains Français.

Une institutrice qui fait l'école aux gamins.

Une institutrice qui leur apprend des tas de choses.

Des choses utiles pour quand ils seront grands.

Parmi les réfugiés, un cultivateur.

Et des dizaines de bras, dévoués, forts.

Pour aider le cultivateur.

Des dizaines de bras pour semer, pour planter.

Des dizaines de bras pour désherber.

Des dizaines de bras pour récolter.

Parmi les réfugiés, tant de bonnes volontés.

De bonnes volontés pour faire revivre l'autre village.

Si bien que celui-ci devint plus riche.

Bien plus riche que le petit village.

Et cela rendit encore plus jaloux ses habitants.

Un hiver, il plut pendant deux mois.

Deux mois sans s'arrêter.

L'eau courait sur la montagne.

Emportant tout ce qui se trouvait sur son passage.

Faisant déborder les étangs et les lacs.

Gonflant les ruisseaux.

Ruisseaux se changeant en rivières.

Rivières qui, à leur tour, débordaient de leur lit.

Il pleuvait sans cesse.

Le jour, la nuit.

Cela n'avait pas de fin.

Le sol était devenu une éponge.

Il advint qu'un beau matin.

Un matin comme tous les autres matins.

Sous le déluge habituel.

Arrosé de cataractes inimaginables.

Une partie de la montagne s'affaissa.

Un glissement gigantesque.

Qui emporta le petit village dans un fracas impérial.

Les habitants n'eurent que le temps que de se sauver.

Se sauver à toutes jambes.

S'échapper de la catastrophe.

N'emportant que ce qu'ils portaient sur leur dos.

Terrorisés d'avoir pu échapper ainsi à une mort certaine.

Ils s'étaient regroupés sur l'autre versant.

L'autre versant de la montagne.

Miraculeusement épargné par l'avalanche.

L'autre versant où prospérait l'autre petit village.

Alors, l'autre petit village.

Devenu plus riche que le leur.

Plus riche et abondant.

Plus riche grâce aux autres réfugiés.

Qui s'étaient mêlés, qui s'étaient intégrés.

L'autre petit village maintenant opulent.

L'autre petit village répondit d'une seule voix.

Une seule voix de tous les habitants si différents.

Il répondit aux nouveaux réfugiés.

Qu'il n'y avait pas de place pour eux.

Pour eux qui ne voulaient de personne.

De personne d'autre qu'eux.

 

 

 

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