le Lutin de Noël
Superstitions !
Le mot jaillit comme on jette un seau d’eau croupie aux orties. Puis un rire aussi gras qu’une dinde sacrifiée à Noël, accompagné de soubresauts qui provoquèrent une trépidation du corps de la ceinture jusqu’à sa tête sans cou, par vagues, par à-coups, un rire d’ogre qui rebondit dans la pièce.
Il dénoua son col, laissant s’échapper d’autres salves aussi ridicules que tonnantes. Le rouge de ses joues devint écarlate, ses yeux se plissèrent accentuant l’imposant pic nasal. Ses lèvres huileuses ouvertes sur ses ricanements laissaient apparaître de minuscules chicots en guise de râtelier risquant à tout moment d’être déchaussé par l’air expulsé, fétide, nauséabond qu’une langue chargée laissait s’échapper par saccades.
Ses cheveux gras étaient plus sel que poivre, tombant sur de larges oreilles d’où émergeaient quelques épis de poils. Son corps était une barrique où fermentait sûrement toute la charcuterie qu’il ingurgitait matin midi et soir, nourriture salée à souhait pour lui donner le prétexte d’arroser ces nourritures graisseuses et fumées de pintes de bière, aspirées avec grand bruit. Le glougloutement ventral résultant d’une absorption dans de telles proportions laissait entendre son concerto une large partie de la nuit, borborygmes stomacaux puis intestinaux se répondant sur toutes les tonalités toutefois peu mélodieuses et s’échappant au petit matin par l’une ou l’autre ouverture, empestant l’air pollué d’une chambre moite pendant l’été et glaciale durant l’hiver.
Ses jambes si minces et rhumatisées de devoir supporter ce tonneau rempli du matin au soir ne le portaient que rarement, plus habituées à s’étendre sous quelques tables généreusement truffées de charcutaille, cochonnaille et autres mets délicieusement légers. Ses pieds, qu’on n’oserait point décrire ici, l’élémentaire décence interdit un tel outrage, étaient invariablement logés hiver comme été dans de lourds godillots usés jusqu’à la corde et tellement crottés qu’on craignait qu’ils ne salissent le luisant pavé.
Autour de ce personnage qui n’était autre que le simple propriétaire des lieux, Monsieur Crapotard, à l’âme aussi vilaine que son aspect physique était vulgaire, se tenaient, la mine défaite, ne sachant que répondre à un tel déchaînement de gaieté, les quatre autres occupants que nous allons vous présenter sans délai, étant les personnages centraux de ce récit.
Debout, les mains appuyées sur la table de bois massif occupant le centre de la pièce, le chef de famille portait le délicieux prénom d’Arnold. Un long corps sec, souligné par deux jambes interminables aux pieds démesurément grands comme si cette tige demandait de bonnes et larges bases pour se tenir debout. Les épaules voûtées des gens qui reçoivent plus d’ordres qu’ils n’en donnent, des doigts longs et fins, habitués aux écritures de nombres et de chiffres, enfin une tête plus qu’un visage. Cheveux peignés, plaqués sur son crane, un front haut, une paire d’oreilles à peine dessinées, une face si banale qu’il fallait s’y reprendre à deux fois pour la décrire. Des lèvres minces, les joues creusées non par les privations mais par sa grande modestie, sa singulière humilité. Un nez au milieu de la figure et une paire d’yeux intelligents, de cette intelligence réservée, propre aux grands esprits nourris d’une imagination sans limite.
Arnold était l’amabilité même sous des dehors discrets. Toujours une pensée, un mot gentil à ceux qu’il saluait. Dans son travail, il était régulier et avait le soucis de la précision sans oublier sa légendaire gentillesse et son attention d’autrui. La première vertu lui valait des louanges qu’on ne lui accordait jamais tandis que la seconde lui avait été fatale.
Arnold était, je suis au regret d’employer l’imparfait pour indiquer l’état de notre personnage, il était employé dans un grand établissement bancaire dont les bureaux étaient situés dans une tour à la périphérie de la grande ville. Ses locaux occupaient plusieurs niveaux, la hiérarchie s’élevant au fil des étages. Ainsi le président des directeurs parfaitement généraux bénéficiait d’une vue surplombant la brume qui s’étalait sur la ville comme un manteau de neige recouvre les verts pâturages. Les sous directeurs, les subalternes, les hypo et les infras étaient plongés du matin au soir dans une purée de pois atmosphérique. Ni le soleil, ni la plus belle vue, ni les nuages immaculés ne devaient distraire les employés de leur lourde tâche : faire gagner de l’argent à la maison bancaire, afin que le président de tous les directeurs toujours aussi généraux puisse continuer à voguer sur son yacht de trente mètres aux beaux jours, qu’il puisse taper dans la petite balle blanche avec son club de golf le samedi ou encore dévaler les pistes de neige sur de belles planches. En fait, il gaspillait ses journées de farniente allongé sur un transat sirotant un vin chaud.
Si la précision et la rigueur d’Arnold lui avait permit, à défaut d’être bien noté, du moins d’être toléré par cette lourde hiérarchie, son altruisme et sa bienveillance lui avait fait franchir l’imposante lourde porte en acajou menant au bureau du président absolument général des directeurs inférieurs, aux baies donnant sur un ciel d’azur. Arnold fut distrait par ce spectacle que ne remarquait plus depuis bien longtemps le directeur des présidents généraux. L’homme au complet cravate, aux souliers vernis dont le traitement d’Arnold ne lui aurait permis que d’en acheter un seul, et ayant continuellement aux lèvres un cigare qu’il ne retirait que pour donner des ordres brefs mais irrévocables.
Il l’avait accueillit par les mots Cher Collaborateur et après lui avoir prononcé moins de trente mots, il avait mis fin à l’entretien où il fût le seul à parler par Monsieur… Ce qui signifiait en langage courant qu’Arnold était désormais libre d’offrir sa rigueur et sa générosité dans un autre établissement.
Ses calculs étaient toujours justes, sa seule faiblesse était d’accorder des prêts à ceux qui en avaient réellement besoin, une banque n’étant pas l’armée du salut selon les propos du général président directeur.
Arnold essuyait depuis les refus polis et les « on vous contactera » hypocrites.
Un soir, il poussa la porte donnant sur l’unique pièce de l’humble demeure dont Sieur Crapotard demandait un loyer exorbitant, fourbu et transpirant de tout son corps, la figure rouge et le souffle court. L’antiquité qui lui tenait lieu d’automobile avait rendu sa modeste âme le matin même et Arnold avait dû rentrer à pied. Depuis, il ne se déplaçait que sur un vélo qui avait vu bien des routes et des chemins.
Arnold ne s’avouait pourtant pas vaincu. Une petite flamme continuait de briller au plus profond de lui-même. Il parcourait la ville en tout sens afin de retrouver un travail mais dès qu’il avait quelque minute à lui, il pensait, il imaginait une vie différente. Il avait pour passion la culture des plantes et des fleurs, l’art des semis, le goût des plantations.
A défaut de posséder un potager, une jardinière posée sur le rebord de l’unique fenêtre accaparait toute son attention. Il n’y avait la place que de quelques fleurs, d’une botte de radis et d’une poignée d’herbes aromatiques. Son souhait le plus cher était un jour de pouvoir acheter une petite bicoque dans les collines, loin de la ville et son air vicié, de ses bruits incessants, de son agitation futile, et de cultiver un lopin de terre, faire pousser carottes et poireaux, pommes de terre et haricots et puis une rangée de petits pois. C’est bon les petits pois frais autour d’un rôti dominical.
Sur le buffet bancal et vermoulu, traînait un exemplaire de l’almanach du jardinier, une vieille édition toute cornée aux pages jaunies mais qui demeurait pour Arnold plus précieux que la sainte Bible. Tout était consigné à l’intérieur. Les dates auxquelles on devait effecteur les semis, les diverses techniques de plantation, de culture et de récolte ainsi que des conseils sur la disposition du potager, savoir marier les différents légumes au milieu de plants de fleurs attirant les insectes dont se nourriraient les oiseaux afin qu’ils épargnent les fruits. Sur la couverture, un chalet offrait ses rondins au doux soleil des collines. Il ne se passait pas un jour sans qu’Arnold pose un œil sur l’illustration, rêvant de rejoindre cet endroit fabuleux avec sa petite famille.
Sa femme s’appelait Lizbeth. Elle était fine comme une tige de blé, ses cheveux d’un blond doré tombaient sur de frêles épaules lorsqu’elle ne les retenait pas par la magie d’un long crayon passé au travers de la coiffure. Son visage était celui d’un ange, un peu triste tout de même. Ses yeux s’illuminaient pourtant lorsqu’elle se retirait dans un coin de l’unique pièce à vivre. Là était son petit établi. Des aiguilles de toutes sortes, des bobines de fils multicolores, une ancienne machine à coudre qu’on actionnait en pédalant, différents morceaux de tissus étalés dans une grande corbeille. Lizbeth était cependant une couturière un peu particulière. Elle ne confectionnait pas d’habits même si elle savait repriser et raccommoder comme savent le faire les gens de peu. Elle récupérait des étoffes usées, des vêtements jetés, des kilos et des kilos de vieux chiffons et en faisait de mignonnes petites poupées. Les journées passaient ainsi, devant son petit établi, en train de coudre et d’orner, d’habiller ses petites poupées. Elle leur donnait la vie. Chaque Dimanche matin, elle se rendait, oh non, pas là où vous le pensez ! Elle avait toutefois le cœur pur et l’âme légère des innocents mais n’avait nul besoin de quelque religion pour l’aider à trouver sa voie et son salut. Chaque Dimanche matin, elle disposait une petite table sur la place du marché et présentait ses dernières créations, fière de sa nombreuse famille de chiffons.
Mais les passants ne s’arrêtaient pas devant le charmant étalage et les rares fois que quelqu’un stoppait, il regardait, hochait la tête et s’en retournait, traversait la grande rue et entrait dans le grand magasin aux vitrines illuminées nuit et jour et en ressortait avec une poupée étincelante, brillante de tissus neufs, ornée des plus beaux et des plus chers boutons, le visage en celluloïd et ses cheveux étaient de vrais cheveux, du moins c’est ce que bonimentait la charmante vendeuse. Emballée dans du papier multicolore, la poupée était tenue dans les bras de l’individu, qui repassait devant le simple étalage de Lizbeth, la tête haute de mépris. Ce qu’il ne savait pas, c’est que les étincelantes poupées du grand magasin étaient fabriquées dans une immense usine rejetant des fumées noires cachant le soleil, par des rangées de dizaines de petites mains indifférentes à ce qu’elles faisaient, sans amour ni considération, esclaves des temps modernes.
Lizbeth retournait alors vers le foyer, le sourire aux lèvres qu’elle avait arborée toute la matinée se ternissant quelque peu. Arnold l’accueillait avec tendresse, lui promettant que le Dimanche suivant des acheteurs seraient sûrement intéressés par ses poupées de chiffons qu’il aimait bien, lui. Puis, il lui donnait un baiser sur ses lèvres rouges d’avoir toujours été embrassées d’un amour pur et sincère.
Des babillements proviennent du fond de la pièce, face à la cheminée, là où il fait bon, devant le feu qui crépite dans l’âtre. Penchons-nous sur le couffin. Qu’y voit-on ? Oui, depuis quelques mois, un petit être gazouillant et gesticulant a rejoint la modeste famille. Il a le visage de sa mère et les yeux de son père mais aussi, et cela n’est pas un cadeau, un méchant asthme qui l’empêche de renouveler totalement l’air de ses fragiles poumons et le fait tousser comme un gros rhume provoque parfois de douloureuses quintes. Pourtant le bébé ne pleure que rarement.
« C’est cette brume et cet air lourd qui l’empêchent de respirer comme tout un chacun. Ah, si l’on pouvait aller vivre dans une petite maison aux flancs des douces collines où l’air est léger comme une plume du plus fin duvet du plus jeune des canetons». Lizbeth n’était pas dupe, elle savait ce que cette litanie cachait, l’envie d’Arnold et elle songeait à la couverture du vieil almanach.
Enfin, le personnage déterminant de cette histoire apparaît, allongé sur une couverture à même le sol, le nez plongé dans un livre.
Corentin est un petit garçon de sept ans et quatre mois puisque lorsqu’on est encore enfant on doit aussi compter les mois quand on lui demande son age. Corentin n’a pas d’ami et il passe ses longues journées d’école sous les railleries de ses camarades. On se moque de ses vêtements usés, à la coupe démodée. Il n’a pas de camarade, rien que des adversaires. Aux jeux de ballons très populaires, il leur préfère les billes, mais personne ne veut jouer avec lui. On le bouscule, on le chahute, on le malmène. Il courbe le dos, rentre la tête dans ses frêles épaules de petit garçon et attend impatiemment le son de la cloche. Tous les garnements s’élancent alors comme un troupeau de moutons apeurés vers la confiserie pour acheter bonbons et sucreries. Corentin ne court pas, il marche d’un bon pas non pour déguster quelques friandises ; à la place il entre dans une boutique si vieille qu’on a l’impression que la ville a été construite bien après. La mince porte grince lorsqu’on la pousse ce qui a l’avantage d’une dispense de carillon. La boutique est aussi minuscule qu’elle est ancienne. Tapissée d’étagères, de rayonnages où se tiennent au garde-à-vous des milliers de livres. Il y en a de toutes les formes, de tous les gabarits. Des ouvrages si fins qu’il pourraient aisément passer sous la porte d’entrée, d’autres épais comme un ogre après un bon repas, des tout en longueur, certains arborant une majestueuse reliure en cuir acajou tels de vrais princes de bibliothèque tandis qu’à leurs côtés se tiennent de simples pages collées ensemble, nues comme un ver.
Les étagères ne suffisent à contenir tout ce trésor. Deux tables, car l’échoppe ne peut en contenir davantage, véritables Atlas portant le monde, soutiennent des piles d’ouvrages en équilibre précaire, Tours de Pise de papier.
Un gentil Monsieur interpelle Corentin, caché au milieu des livres. Il ne peut se tromper puisque le petit garçon est son seul client. Le vieux libraire est à l’image de sa boutique, aux habits usés et rapiécés, poussiéreux, le teint jauni de préférer la lecture au soleil, les rides marquant les années d’une vie remplie de bonheur. Le même bonheur que Corentin éprouve quand il plonge son regard dans ces manuscrits.
Cette librairie est un peu particulière. Elle ne recèle que des ouvrages de contes, fables, légendes antiques, traités de sorcellerie, récits mythologiques, art de la magie. Corentin s’est lié d’amitié avec le vieux bonhomme portant constamment un bonnet pour couvrir sa calvitie et fumant une pipe bien souvent éteinte.
Un soir, à la sortie de l’école, pour se réfugier des assauts de ses tortionnaires, il était entré dans cette boutique qui effrayait pourtant les plus valeureux chenapans. On disait qu’elle était tenue par un sorcier et que quiconque pénétrait dans son antre n’en ressortait traînant pour la vie une malédiction dont la fatalité changeait selon les rumeurs d’un jour à l’autre. Corentin n’en fut que plus isolé et rejeté par ses mécréants.
Le libraire, d’abord surpris d’une telle visite, se lia d’amitié paternelle pour le petit garçon, lui qui n’avait jamais eu d’enfants. Il choisi un gros volume relié de cuir noir et à la couverture gravée de lettres dorées. Les pages aux bords jaunis renfermaient un texte écrit à la main, en lettres gothiques, chaque majuscule était réalisée d’artistiques enluminures. Corentin déchiffra le titre : « Traité de Féerie » par Ismaël Mérindol. 1466.
Ceci est une copie lui confia le vieil homme. Il n’en existe que très peu dans le monde, peut-être moins que ma main gauche ne possède de doigts et il leva son bras, écartant les trois doigts qu’il lui restait.
Corentin revint le lendemain, puis le surlendemain, puis le jour d’après et encore les jours suivants. Il dévora l’ouvrage de plus de six cent pages en quelques semaines. Il découvrit tout un monde fabuleux, les fées et les démons se partageant un monde où grouillaient lutins, gnomes, elfes, créatures magiques et bestiaire fantastique. Depuis, le libraire, bien content d’avoir de la compagnie chaque jour, entre quatre et cinq heures, sauf le Dimanche bien entendu, consenti à lui conseiller et lui prêter des livres magiques, des contes merveilleux et des fables enchantées sans lui demander le moindre sou car il savait que la famille de Corentin était modeste après que le père eut perdu son emploi dans le grand établissement bancaire et que les mignonnes poupées de chiffons de la mère n’intéressent pas les riches gens.
Revenons maintenant à cette scène où nous avions laissé l’affreux Monsieur Crapotard se tordant de rire, et dans son cas, il était plus exactement secoué de convulsions plutôt qu’être tordu au sens littéral du mot. Entre deux hoquets, il lâcha encore quelques mots :
« Ce sont des croyances de vieilles folles ! » balbutia-t-il en parlant de la miche de pain posée sur la table tavelée.
« Qu’il soit posé sur son ventre ou son dos, peu m’importe ! En revanche, et à ces mots il pointa un index inquisiteur sur le pauvre Arnold, si je n’ai pas l’argent du loyer avant demain, vous me débarrasseraient le plancher, que ce soit sur le ventre ou sur le dos ! ». Et il se mit à rire de plus belle en franchissant le seuil de la modeste demeure.
Qu’allons nous devenir s’apitoya Lizbeth, tandis qu’Arnold faisait les cent pas dans la pièce, ruminant de sombres pensées.
« C’est aujourd’hui la veille de Noël, peut-être trouverai-je un travail » marmonna-t-il, résigné. Lizbeth l’embrassa et il parti dans les bourrasques glaciales du dehors.
« Si ça continue, nous aurons de la neige cette nuit » se dit-elle. Corentin reprit sa lecture, toujours allongé sur sa couverture à même le sol, inquiet tout de même.
Le soir venu, Arnold franchi le seuil la mine défaite.
Lizbeth avait préparé un vrai repas de Noël avec peu de choses, mais les humbles aliments étaient cuisinés et disposés de belle façon. Chacun mangea avec bel appétit, faisant honneur aux talents culinaires de Lizbeth, le coeur gros cependant et l’esprit tourmenté, préoccupé, obsédé par le lendemain.
Après avoir dégusté la traditionnelle bûche, confectionnée sans beurre et avec bien peu de chocolat, Arnold se plongea une nouvelle fois dans la lecture de son Almanach, Lizbeth arrangea quelques boutons sur la dernière poupée de chiffons, le bébé faisait entendre sa difficile respiration depuis son couffin et Corentin s’était réfugié dans un coin de la pièce qui tenait lieu de cuisine. Il ne lisait pas. Allons donc voir ce qu’il manigançait.
D’après le Traité de Féerie, Ismaël Merindol préconisait une recette pour faire apparaître les créatures magiques. Il suffisait de faire bouillir un ou plusieurs cheveux de son ennemi le plus redoutable dans du thé de la veille, verser le breuvage brûlant dans une tasse qui n’avait jamais été utilisée et concentrer tout son esprit sur la vapeur qui s’en échappait.
Or, en quittant le logis ce matin même, l’infâme Crapotard n’ayant pas coiffé sa tête de son chapeau avant d’ouvrir la porte, un courant d’air poussé par le blizzard du dehors le décoiffa et deux cheveux bien gras volèrent dans la pièce. Personne ne le remarqua, plongé dans une affliction profonde, seul Corentin qui était toujours très attentif suivit du regard les cheveux dégoûtant. En récupéra un sous la petite table et l’autre non loin de la cheminée. Maintenant, il versait le reste du thé d’hier dans une tasse vierge de tout breuvage, ayant prit soin comme l’indiquait Merindol d’y ajouter les deux cheveux poisseux. La potion fumait comme jamais, il est vrai que, perdu dans leurs pensées, personne n’avait songé à regarnir le feu d’une nouvelle bûche.
Corentin fixait le petit nuage s’échappant de la tasse quand celui-ci prit la forme d’un visage qui se déformait au gré des volutes, mais il remarquait bien les yeux, le nez et la bouche qui formait des sons. Il écouta plus attentivement. Une voix caverneuse se fit entendre…
« Je suis l’esprit du monde magique. Quiconque m’appelle s’engage à accepter les créatures qui y vivent et à partager son univers rationnel avec le monde féerique. Nomme-toi et annonce l’objet de ta requête ».
Corentin n’en croyait ni ses yeux, encore moins ses oreilles. Il devait s’être assoupi et maintenant il rêvait ! Il se redressa et d’un air solennel déclama :
« Je m’appelle Corentin. Je vis dans une petite maison dont le propriétaire veut nous jeter dehors, dans les bourrasques effroyables si nous ne lui payons pas son loyer. Mes parents ont peu d’argent mais ils sont honnêtes et bons ».
Les volutes s’enroulèrent en spirales diverses, l’esprit semblait réfléchir dans les méandres des fumerolles. La voix sépulcrale ajouta :
« Bien. Ta sollicitation est acceptée. Ta requête sera soumise à un lutin d’accompagnement ».
Puis, aussitôt, la fumée cessa et le thé se transforma en un bloc de glace. Lizbeth s’était levé par curiosité et se tenait aux côtés de Corentin afin de savoir ce qu’il mijotait avec une tasse de thé.
« Mon Dieu, Arnold ajoute vite une bûche dans la cheminée, il fait si froid ici que le thé gèle et nous ne nous en sommes mêmes pas rendu compte ! ». Corentin voulu répondre mais au même moment Arnold poussa un cri, qui lui fut renvoyé en écho par une petite créature qui se tenait devant le feu mourant, une bûche bien plus grosse qu’elle dans les bras. La stupeur passée, chacun essaya de reprendre une contenance, ce qui ne fut pas facile.
L’être minuscule n’avait en effet pas la hauteur d’un bras, cependant était bien proportionné. Ses jambes étaient recouvertes d’un pantalon vert comme les aiguilles de sapin et ses pieds logeaient dans une sorte de babouche dont l’extrémité était recourbée en forme de spirale. Il portait une veste d’un vert plus tendre aux manches ne couvrant qu’un tiers du bras, fermée par deux boutons dorés sur le côté droit. Elle n’avait pas de col, laissant apparaître un long cou très fin sur lequel dodelinait une tête inoubliable. Etonnante, elle l’était par sa taille, ronde comme un ballon de football. Un bonnet d’un autre ton de vert recouvrait la partie supérieure, cachant deux immenses oreilles à défaut de cheveux. Le front était plissé de rides qui bougeaient sans cesse, les joues étaient rebondies, la bouche fine et le nez à peine marqué. Ce qui frappait d’emblée était ses yeux grands ouverts. Ils ne clignaient jamais et son regard semblait tout enregistrer tel un appareil d’enregistrement d’images. Son regard était si perçant qu’il faisait se retourner ceux qui lui tournaient le dos.
Chacun s’épiait. Puis, l’infime créature considéra son énorme fardeau, fit demi tour et le jeta sur les braises provoquant un véritable feu d’artifices dans l’âtre. Il se retourna et se présenta.
Il s’appelait Philibert, lutin domestique de son état, dévoué et travailleur envers ses maîtres pour peu que ceux-ci lui procuraient gîte et couvert, à savoir une vieille serpillière sous l’escalier en guise de lit et une noisette à grignoter chaque jour. En réalité, le lutin ne s’exprimait pas exactement de cette façon, il parlait dans un vieux français du temps des Rois.
Ses parents allaient réagir mais Corentin ne leur en laissa pas le temps. Il était certainement le moins surpris de tous, excepté le bébé qui était aux anges, croyant qu’un nouveau compagnon de jeux était venu rien que pour lui. Il raconta Ismael Merindol et son traité de féerie, les cheveux de Crapotard récupérés, le thé de la veille, la fumée s’échappant, le discours du génie…
Contrairement à l’immonde propriétaire, Arnold et Lizbeth avaient les idées larges, ouvertes et tolérantes sur les gens et les choses, alors pourquoi ne pas concevoir le paranormal ?
Je suis parfaitement tout ce qu’il y a de normal répondit, vexé, Philibert. Il valait mieux choisir ses mots et ses expressions avec lui, son vocabulaire et ses tournures de phrases datant d’avant la révolution. De la même façon, il reprit vivement Arnold quand celui-ci employa le terme de nain pour désigner sa personne.
Les nains sont d’imbéciles créatures qui oeuvrent sans arrêt et sans résultat. Savez-vous que les nains couvreurs se partagent en deux espèces. Les premiers sont les nains couvreurs de jour, ils passent leur vie entière à disposer tuiles et ardoises sur le toit des maisons, ne prenant du repos que lorsque le jour s’enfuit. Entrent en scène alors les nains couvreurs nocturnes. Ceux-ci mettent toute leur ardeur à ôter chaque tuile, chaque ardoise du toit et les ranger en tas au pied des maisons où une nouvelle équipe de nains couvreurs du jour les retrouvent le lendemain, dès les premières lueurs du jour, recommençant encore et toujours leur précis labeur.
Je suis un lutin domestique et à ce titre, je me dois de conserver la demeure en parfaite tenue. Balayer chaque matin les moindres recoins où s’étale le résultat des gigantesques batailles de polochons que se livrent toute la nuit durant les lutins farceurs (Il voulait certainement parler de la poussière), veiller que toutes les issues soient bien closes afin que les gnomes et les trolls ne pénètrent point dans le logis, ne serait-ce que par le trou de la serrure, il est important d’y laisser toujours la clé (Il voulait sûrement parler du vent glacial qui soufflait dehors), de réprimander les farfadets qui se baignant dans le lait le font tourner ou reprocher aux plus joueurs d’utiliser les fruits comme balle lors de leurs récréations, les conduisant à une pourriture rapide. Je dois aussi veiller à ce que les fées qui la nuit qui tourmentent vos esprits (Il voulait indubitablement évoquer les rêves) en tortillant vos doux cheveux, ne les emmêlent point trop que la brosse n’arrive plus à les débrouiller. Je dois nettoyer le logis en prenant garde à toujours laisser une toile d’araignée au plafond, les esprits maléfiques ayant peur de ces arachnides. Je dois aider à la préparation des repas en m’assurant…
Arnold interrompit le lutin certes dévoué, mais terriblement bavard. « Vous êtes très gentil Monsieur le Lutin, mais nous n’avons pas besoin d’aide ménagère. Nous n’aurons peut-être bientôt plus de logis » sa voix s’était éteinte après avoir prononcé cette dernière phrase plus doucement, les mots ployant sous l’écrasant poids de la fatalité. Le Lutin, comme tous les lutins domestiques habitués à servir et à être commandés, attendit qu’Arnold ait fini de parler pour lui répondre.
Philibert était outré, choqué, indigné qu’on puisse jeter une famille à la rue. Il fit de grands gestes et parcouru plusieurs fois un itinéraire rigoureusement identique, passant devant la cheminée, contournant la table, faisant demi-tour à la porte avant de longer le coin cuisine et revenir à son point de départ. Il risqua de demander pourquoi allait-on les priver de foyer, les Lutins domestiques n’ayant pas le droit de poser une question à leurs maîtres. Arnold expliqua l’intransigeant Monsieur Crapotard, le manque d’argent, son renvoi de l’établissement bancaire, le peu de réussite de Lizbeth…
Pendant ces explications, Philibert continuait son trajet mais abandonna ses gestes désordonnés. Il avait la mine pensive, s’arrêtant parfois de longs instants. Pendant ces pauses, toute la famille avait le regard fixé sur lui. Arnold ayant fini son exposé, le lutin s’adressa à son petit auditoire :
« Cela n’est point dans mes attributions, mais il ne sera pas dit qu’un Lutin de maison abandonna une famille dans le besoin ».
Délaissant toute étiquette, il questionna Arnold sur les habitudes de la famille, les informant qu’aucun humain n’avait invoqué le monde féerique depuis bientôt deux siècles et que les coutumes de vie avaient bien changé, jusqu’au langage. Il fallut lui expliquer les termes automobile, télévision, téléphone portable (on fit l’impasse sur son histoire de sorte que Philibert était persuadé qu’on avait inventé le téléphone mobile directement) et puis gratte-ciel, avion, et ordinateur, internet.
Cela prit toute la soirée, Philibert étant curieux de tout, amusé souvent, surpris quelquefois, oubliant son intention première de vouloir aider cette sympathique (mot nouveau pour lui, l’employant plus que de raison) famille. Philibert était maintenant assis sur le rebord de la fenêtre, les jambes brassant l’air dans un joli mouvement de balancier. Dans son dos, au-delà des modestes rideaux de dentelle jaunie, au travers des vitres gelées, personne ne voyait les premiers flocons tourbillonner dans la nuit de Noël. Eclaireurs timides, ils n’osaient se poser sur cette terre verglacée de peur de refroidir leurs petits pieds de cristaux. Ils volaient dans l’air glacial, soutenus par un vent venu du Pôle Nord.
Dans la pièce, Philibert commença à réfléchir, c’est à dire qu’il pensa tout haut. Il convenait d’invoquer les bonnes personnes, habilités à résoudre les problèmes posés. En premier lieu, il convoqua les gobelins jumeaux de la finance. Il se dirigea vers la cheminée. C’est un bon lieu de transport dit-il en jetant une poignée de poudre verte qui s’enflamma aussitôt en laissant apparaître… Hé bien précisément, rien n’apparu, au grand étonnement du lutin tandis que justement, toute la famille aurait été étonné si de nouvelles créatures s’étaient tenues là, devant leurs yeux. La poudre de perlimpinpin qui servait à ouvrir les portes du monde magique était peut-être périmée avança Lizbeth afin de réconforter Philibert qui semblait effondré. Il réagit vivement en assurant que la poudre de perlimpinpin ne périssait ni ne pourrissait jamais, ajoutant une réflexion sur le manque d’éducation des humains, en deux siècles cela ne s’était pas arrangé. Il demanda à Arnold de l’emmener dans une société bancaire, lieu d’activité des gobelins. Nous étions la veille de Noël, de surcroît bien avancée dans la soirée, aucune porte d’aucune banque ne serait encore ouverte. De toute manière, toutes les transactions se font par internet. A l ‘évocation de ce nouveau mot expliqué plus tôt dans la soirée, Philibert hocha la tête. Oui, oui, votre mode de transport instantané…
Dieu merci, la trêve de Noël avait permit qu’on ne coupe pas l’électricité à la pauvre famille. Arnold mis sous tension l’appareil. Lorsque l’écran s’alluma, deux petits êtres apparurent sur le fond d’écran qui représentait le délicieux et charmant paysage de la couverture du vieil almanach, enfin c’était une vue qui lui ressemblait assez. Philibert sauta de joie en reconnaissant les deux gobelins.
Ils étaient vêtus d’un complet trois pièces fortement démodé, d’un chapeau haut de forme, d’une canne en acajou. L’un était aussi maigre que l’autre était rebondi. Ils se chamaillaient sans cesse, le plus souvent sur des thèmes on ne peut plus futiles. Philibert les salua, ils firent une belle révérence, puis reprirent de plus belle leur querelles insignifiantes. Le lutin demanda à Arnold de se présenter et leur parler, les gobelins n’ayant aucune considération pour un simple lutin domestique.
Ils apprirent ainsi que les gobelins n’apparaissaient plus que sur les écrans informatiques, les voyages étaient plus rapides et moins éreintant pour l’esprit et, chose délicate, cela évitait aux habits de se froisser. Arnold engagea une conversation technique dont je vous épargnerai le contenu et les termes financiers. En résumé de cette audience digne des salons de Wall Street, nous retiendrons qu’Arnold, passant brièvement sur son curriculum, exposa son souhait de créer une vraie banque venant en aide à ceux qui en avaient vraiment besoin, ceux qui étaient englués dans la nécessité, et non pas un moyen de spéculer tant et tant et d’amasser des richesses non réparties. Les gobelins, si excentriques qu’ils paraissent, étaient de redoutables princes de la finance. S’en suivi des échanges du plus haut niveau technique et il en ressorti que les jumeaux utiliseraient le système boursier pour récolter des fonds qu’Arnold pourrait utiliser pour fonder sa propre banque. Arnold pianotait gaiement et les gobelins offraient toute leur intelligence et leur virtuosité implacable à son service.
Le lutin, laissant les spécialistes de la finance entre eux, se tourna vers Lizbeth en lui demandant quel était son souhait. Elle parla de ses créations de chiffons tout en les présentant. Chacune portait un nom et avait un caractère bien à elle. Aussitôt Philibert demanda l’aide des esprits de l’apparence, autrement dit des Elfes tailleurs. Devait-il s’adresser à la machine qui voyageait de par le monde à la vitesse de l’éclair ou n’utiliser son moyen archaïque d’appel ? Lizbeth reconnu l’importance d’internet dans le monde de la mode, mais pensa que les voies habituelles étaient encore valides. Philibert jeta une nouvelle poignée de poudre de perlimpinpin, celle-ci d’une belle couleur orangée aux reflets pailletés, qui s’enflamma en une gerbe d’étincelles et d’où sorti un beau jeune homme cependant de la taille d’un enfant. Il était vêtu à la mode 1800 mais avec tant de style qu’on le croirait tout juste échappé d’un bal à la cour. Parfumé, maquillé, une rose à la pochette, un foulard enserrant son cou délicat, des poignets froufroutants sortant des manches d’un smoking impeccable et une paire de souliers si bien vernis qu’ils avaient l’air de miroirs ébènes.
« Martin Guy de la Cour de Chenonceaux, pour vous servir » annonça-t-il dans une révérence digne des plus beaux ballets. Puis il ajouta « mes hommages, Madame » en insistant sur cette dernière syllabe d’un air enjôleur et séducteur. Il n’eut, en revanche aucun regard pour le frêle lutin et juste un salut de tête au garçonnet qui le dépassait d’une demi tête pourtant, quant à Arnold si occupé à négocier avec les gobelins, il n’eut droit qu’à un vague égard lointain.
On lui présenta le travail précieux de Lizbeth qu’il passa en revue tel un général devant ses troupes amidonnées. « Charmant, ravissant, délicieux, très plaisant, parfaitement agréable, quel attrait » les superlatifs s’enchaînèrent comme des perles sur un collier. Nul doute, Martin Guy ainsi qu’il voulu que Lizbeth le nomme tandis qu’il ne souffrait d’aucun manquement à son patronyme le plus complet de la part des autres, nul doute que ce gentleman de la haute couture faisait bien partie de ce monde si surfait de la mode, de sa préciosité et de ses excès.
« Bien, conclu-t-il, quels sont les princesses et les reines les plus influentes dans ce monde ? » demanda-t-il avec un tact digne de la plus sérieuse étiquette. Des princes et des rois, il n’en restait plus guère, Corentin pensa aux personnalités les plus en vue. Il répondit Zidane et Madonna.
Martin Guy eut une expression étonnée mêlée de dégoût. Etaient-ils un Roi arabe et une princesse du désert ? On lui répondit qu’il s’agissait d’un footballeur et d’une chanteuse. Il ignora l’information, son esprit tourné vers de nouvelles pensées. Nous allons leur faire parvenir un exemplaire de votre travail, en guise de cadeau de bienvenue, c’est le soir de Noël, n’est-ce pas ? Les Reines et les Princes sont les meilleurs ambassadeurs lorsqu’il s’agit de mode, qu’ils soient nobles ou vulgairement sportif ou simplement chanteuse. Avant que quiconque ait pu lui faire remarquer que ni le virtuose du ballon ni la pop star ne résidaient dans les environs, il devançait inconsciemment la question en poursuivant ses ordres. Il choisi deux des plus ravissantes poupées posées sur l’établi, s’avança vers la cheminé où le feu crépitait ardemment. Un moment de stupeur plana sur la petite pièce, Lizbeth étouffa un cri, Philibert se mordit la lèvre et Corentin allait s’interposer entre les créatures de chiffon et les flammes voraces quand Martin Guy invoqua un elfe voyageur qui apparu au milieu des flammes, se frottant les mains, tandis que ses petites ailes graciles battaient l’air, attisant le feu. Ils tinrent des propos sans queue ni tête quand ce n’était pas dans une langue inconnue. On crut qu’ils parlaient à l’envers. L’elfe emporta les deux poupées qu’il fourra dans une hotte dissimulée derrière ses ailes.
« Vos personnalités seront livrés avant le jour » annonça le lutin modiste. La suite de son discours fut interrompu par un grand vacarme au dehors. Toute la maisonnée se tourna vers la porte d’entrée. Il semblait qu’on voulu l’enfoncer. Philibert poussa un cri semblable à celui qui avait accueillit son arrivée dans le foyer quelques heures plus tôt, puis il s’exclama comme si la fin du monde approchait :
« Quelle heure est-il ? ». On lui répondit que minuit allait bientôt sonner. « N’allez vous donc pas à la messe de minuit ? ». Tous le regardaient sans comprendre. Arnold s’avança abandonnant les gobelins jumeaux à leurs transactions financières. Il expliqua au lutin que la famille n’était pas très portée sur les choses de la religion sans que cela les empêche de vivre en grande honnêteté et moralité. Philibert hocha la tête, disposa des restes de nourriture sur la table et poussa toute la famille dehors tout en expliquant :
« Il vous faut savoir qu’en invoquant le peuple magique, vous n’avez pas seulement réveillé de gentils lutins, des elfes serviables, des fées charmantes et des esprits généreux. Vous avez libéré tout un monde féerique à l’image de la société des hommes, le pire côtoyant le meilleur, la méchanceté se mêlant à la délicatesse. Les gnomes, les trolls sont aussi méchants qu’il sont stupides, quant aux esprits maléfiques, ils ne sont pas tous aussi inoffensifs que ceux que l’on peut expulser d’un éternuement.
Les douze coups de minuit vont bientôt résonner. Emmenez le bébé bien emmailloté contre le froid et allez vous promener à la belle étoile, peu importe où vos pas vous mèneront, sur les rives du lac ou dans une église, sous les réverbères ou à la clarté de la lune, mais ne restez pas ici. Chaque Noël, les esprits malfaisants reviennent dans les demeures commémorer la célébration du solstice d’hiver dont ils ont été privé de leur vivant pour une raison ou une autre. Chaque famille doit quitter leur demeure à l’heure des douze coups de Noël, en laissant les reliefs de leur réveillon sur la table mais en cachant précautionneusement brosses et balais dans les placards fermés à double tour. Les esprits pourraient croire qu’on les invite à nettoyer le logis, de même aucun verre d’eau ne doit être rempli et les miroirs doivent être retournés afin qu’ils ne puissent se voir, cela les effraieraient tellement ils sont hideux. Voilà la raison essentielle pour laquelle les hommes se réunissent le soir de Noël dans une église, seul toit sous lequel les esprits ne peuvent se rendre. La célébration de la venue au monde de leur sauveur n’est qu’un prétexte. »
Le lutin stoppa net, persuadé d’en avoir une nouvelle fois trop dit. Arnold donna la main à Corentin, le bébé emmitouflé dans d’épais lainages maintenu fermement par Lizbeth contre son sein, laquelle tenait le bras de son époux. La petite famille sorti dans le grand froid sans plus se poser de questions.
La nuit était étincelante d’étoiles, toutes semblant cligner à ceux qui auraient assez d’humilité pour lever les yeux. La petite troupe longea l’allée menant au square où Lizbeth avait l’habitude de promener le bébé. Chacun était noyé dans ses pensées. Arnold se demandait s’il n’avait pas rêvé, tant de révélations dépassait l’entendement. Lui qui avait les idées larges, il était servi. Il tenta de rationaliser les dernières heures et n’y parvint pas.
Ils atteignirent la rive du lac aux cygnes et ne virent pas s’éteindre une à une les étoiles, tandis qu’au loin, un clocher égrenait les douze coups annonçant le Jour de Noël. L’air devint moins vif. Lizbeth pensait aux événements de la soirée, mais plus lui importait l’esprit de Noël. Elle aurait aimé fêter ce jour avec plus de faste, agrémenter le repas de douceurs raffinées mais hors de prix, pouvoir offrir de plus beaux cadeaux à ceux qu’elle aimait, à commencer par Arnold, qu’elle chérissait comme au premier jour de leur rencontre, car ce fut un coup de foudre dans les règles. Un amour qui ne se fanait pas au fil des ans. Elle observa Corentin quelques secondes. Il était sa fierté, bien qu’elle aurait aimé qu’il soit moins solitaire. Elle savait que le monde impitoyable rejetait les excentriques, les originaux, les avant-gardistes et tous ceux qui n’appartenaient pas à un groupe, une corporation, une entité. La foule se repaissait de la foule.
De lourds nuages s’accumulaient dans le ciel noir. Cette fois, ce n’étaient plus de simples éclaireurs gauches et timides, mais bien l’armée de flocons au complet, en rangs serrés, innombrables. L’offensive était imminente, l’invasion toute proche.
La petite famille, après contourné le lac aux cygnes, traversait une rue marchande d’ordinaire si agité qu’elle semblait une autre rue cette nuit, si calme. La foule qui l’arpentait en tous sens aussi bien le jour qu’à une heure avancée de la nuit, avait disparu en ce soir solennel. Corentin imagina qu’ils étaient les seuls rescapés sur terre et cela ne lui causa aucun trouble, aucune gène, n’ayant pas d’autre ami que ses parents et ses livres féeriques, magiques. Le lutin domestique allait-il rester ? Deviendrait-il un fidèle ami ? Ou n’était-ce qu’une illusion. Un tour de magie comme il en était souvent question dans les contes et les fables racontés dans les épais volumes du bouquiniste.
Quelque chose lui chatouilla le nez, puis ce fut son front qui le démangea, enfin ses joues le titillaient gentiment. Il s’exclama : « Il neige ! ». Alors chacun sorti immédiatement de ses pensées, leva les yeux, regarda autour de lui, semblait surprit de se trouver là, dans les rues de cette petite ville de banlieue, en pleine nuit de Noël.
L’invasion floconneuse avait commencé. Le ciel n’était plus qu’un rideau blanc au travers duquel il était malaisé de progresser. Ils relevèrent leur cols non à cause du froid, mais les petits soldats de coton s’immisçaient partout. Bientôt le son de leur pas se feutra d’un bruit étouffé et la couche grandi insensiblement. Tous savouraient le bonheur de vivre cet instant magique. Oui, l’esprit de Noël existait bel et bien. Même si la vie n’était pas aussi gaie qu’elle aurait pu l’être, même si tous les espoirs ne se traduisaient pas en actes, au moins cette nuit, ils étaient ensemble et profitaient de l’instant. Ils laissèrent éclater leur joie dans une bataille de boules de neige. Elles étaient si légères qu’on aurait cru se lancer des balles de coton. Atteignant leur cible, les projectiles explosaient en milliers de cristaux qui tombaient à terre sans même mouiller les vêtements. L’ambiance était joyeuse. Corentin commença un bonhomme de neige aidé de ses parents qui retrouvaient les gestes d’une enfance qu’ils croyaient évanouie, perdue dans les méandres de leur vie d’adulte. En fait, personne ne perdait tout à fait son âme d’enfant, pas même l’ignoble monsieur Crapotard, mais dans son cas, elle était étouffée sous d’épaisses couches de méchanceté gratuite, d’égoïsme nombriliste, de cruauté maladive et d’une jalousie envieuse de son prochain.
Dans la maison, Philibert se tenait derrière les carreaux de la fenêtre, lorgnant l’élaboration de l’édifice neigeux au travers d’une sorte d’œil-de-bœuf qu’il avait réalisé à l’aide d’une pièce de monnaie bouillante posé sur la vitre gelée. Il les accueillit en approuvant la silhouette rebondie du bonhomme de neige.
« Les bonhommes de neige bâtis les jours des Rois, de Saint Nicolas ou de Noël présagent de votre année. Plus leur profil est ventripotent, plus vous aurez de chance d’avoir le ventre plein l’année suivante, mais n’oubliez pas de lui donner une tête bien ronde, signe que l’ennui ne se développera pas dans votre esprit. »
Ils n’eurent pas le loisir d’entendre les nouvelles
recommandations du lutin car repus de fatigue, ils tombèrent dans leur lit.
Le marchand de sable fait sa tournée chaque soir, semant une poignée de poudre dans les yeux des tous les enfants, y comprit les adultes. Au moment où l’on sent ses yeux picoter, sa nuque se raidir et qu’un engourdissement nous saisit, il ne faut pas lutter et rejoindre prestement son lit car si l’on insiste dans la veille, le marchand de sable ayant un labeur considérable peut mettre quelque temps avant de repasser et le sommeil ne vient plus.
La nuit de Noël devrait être semblable à toutes celles de l’année. La magie qu’elle véhicule ne sont que les souhaits qu’on lui attribue. A moins que… Pendant que toute la famille rêvait de fées ravissantes, d’elfes charmants, de lutins malicieux, d’esprits et d’animaux doués du langage, les créatures féeriques s’activaient dans la maisonnée. Les gobelins se chamaillaient une nouvelle fois, le plus petit voulant, comme d’habitude, garder tous les bénéfices pour lui, tandis que son frère lui rappelait à un peu plus d’altruisme et de considération de son prochain. Philibert nettoyait, arrangeait, balayait la pièce, puis il disposa les bols pour le petit déjeuner qui allait bientôt sonner, car toute magique qu’elle soit, la nuit de Noël ne dure pas plus longtemps que les nuits ordinaires.
Le soleil montrait son nez rouge de froid à l’horizon. Une bande de brume stagnait sur un paysage métamorphosé. Des lointaines collines jusque sur les toits des maisons de la ville, un blanc manteau recouvrait de son enveloppe protectrice les prés et les rues et on aurait bien aimé qu’elle radoucisse également l’âme des plus teigneux, mais toute la magie de Noël ne suffit pas à rendre le monde meilleur. Dans la petite demeure, Corentin fut le premier debout. Il descendit l’étroit escalier et voulu sortir son grand bol du placard bancal lorsqu’il s’aperçut que trônaient sur la table tout ce qu’il faut à un petit déjeuner réussi. Il y avait un pot de chocolat bien chaud répandant sa fumée délicieusement odorante dans toute la pièce. Un pot de confiture entouré de petits pains, de brioches et de croissants si croustillants que ce fut un péché d’y mordre. Dehors, le bonhomme de neige avait fière allure, gardien immobile. N’aurait-il donc pas rêvé ce monde magique ? Il n’arrivait plus à démêler le vrai du faux, à séparer les visions nocturnes des scènes bien réelle de la veille. Pourtant la pièce était bien vide, silencieuse comme un matin de Noël. Il repéra de jolis paquets enrubannés au pied du sapin.
Ses parents le rejoignirent dans la pièce se demandant comme Corentin quelle était la part de rêve dans les événements de la veille. Personne n’avait remarqué Philibert assis sur le rebord de l’âtre en train de feuilleter l’almanach. Ils sursautèrent à la vision de la créature qu’ils avaient déjà rangé dans les souvenirs de leurs songes.
Arnold lui demanda ce qu’un lutin domestique pouvait trouver d’intéressant dans ce vieil ouvrage. Et il fut tout troublé en remarquant qu’il s’adressait à un être féerique aussi naturellement qu’il l’aurait fait avec un membre de sa famille ou une de ses connaissances. Philibert lui répondit que l’almanach était un réel guide du monde magique. Tout était à double sens. Les diverses dates indiquaient les semis et les plants mais aussi les moments précis de la vie magique, ses fêtes, cérémonies, la venue d’esprits maléfiques.
La description des plantes et animaux cachaient des conseils quant aux créatures fantastiques, comment les reconnaître et les évoquer, comment les repousser, s’en prévenir, s’en débarrasser… Arnold lisait l’almanach comme un jardinier passionné tandis que Philibert le dévorait comme un être du monde des esprits et chacun y trouvait son bonheur.
Corentin, impatient, lorgnait le pied su sapin. Lizbeth le remarqua et dit d’une voix innocente : « mais on dirait que le père Noël a fait sa distribution ». Aussitôt chacun déplia les paquets aux couleurs chatoyantes.
Corentin déballa une paire de rollers et une plume qui étonna davantage ses parents que lui-même. Philibert s’avança, l’air malicieux. C’est une plume traductrice et correctrice dit-il. Ainsi pourras-tu écrire tes propres contes. Lorsqu’un mot est mal orthographié, il pousse un hurlement, tandis qu’un verbe bien conjugué glousse de rire. Je t’apprendrai à préparer les différentes encres où lorsqu’on y trempe la plume, les mots se traduisent immédiatement dans une langue étrangère, y comprit le vieux français.
Puis, soudain, il leva la tête. Il venait d’apercevoir deux anges voletant dans la pièce. Les humains ne peuvent les voir par leurs yeux dit-il. En revanche, ces anges avaient le don de pouvoir lire dans le cœur des hommes. Leur mine réjouie traduisait la bonté qu’ils avaient vue dans le cœur des quatre habitants de la demeure.
Arnold jeta un regard au dehors par l’œil-de-bœuf pratiqué sur les carreaux de la fenêtre. Une épaisse couche neigeuse recouvrait le silence et l’immobilité du dehors. Il alluma le poste de télévision pour avoir des informations sur le résultat de ces intempéries. Un présentateur en costume sombre et stricte portait un bonnet de Noël, rouge et blanc. Le contraste était saisissant, mais les informations l’étaient bien plus.
« …le Dow Jones était en perte de zéro quatre points hier soir à la clôture à New York. Dans ces moments difficile, il convient de saluer une initiative française qui a secoué tout le marché américain hier, la bourse de Paris étant fermée à cette heure de la veille de Noël. Une nouvelle banque a vu le jour hier, utilisant les transactions boursières et les diverses spéculations afin de procurer des prêts aux taux attractifs aux plus démunis. Aussitôt, des millions d’américains… »
Toute la maisonnée regardait Arnold et avait une pensé pour les gobelins jumeaux qui avaient bien fait leur travail visiblement. Mais, sur l’écran des images remplaçaient maintenant le présentateur.
« …ce matin de Noël à Santa Monica où la star de la pop mondiale a reçu un cadeau un peu particulier… » et les images montraient la célèbre chanteuse exhibant une poupée de chiffon dans ses bras, la couvrant de baisers, puis l’image fut remplacée par les propos d’un ex-footballeur promu au rang de sélectionneur de l’équipe nationale, lui aussi arborant une poupée en chiffons.
Lizbeth reconnu ses créations et elle fondit dans les bras d’Arnold qui, à cet instant, jeta un regard neuf sur la couverture de l’almanach.
Le regard utopique s’était changé en promesses à venir.