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le Troc

Il y avait un  garçon qui n’avait pour toute fortune qu’un minuscule petit caillou, très ordinaire, même pas aux reflets de pierre précieuse. Non, juste un petit caillou semblable à des milliards d’autres, mais c’était sa seule possession et, pour lui, il valait bien tous les trésors du monde. Il jouait constamment avec, le tenant tantôt dans sa poche, tantôt entre ses doigts, lui accordant toute son attention, lui parlant aussi. Il ne se séparait jamais de son petit caillou. Les gens se moquaient. Les railleries, le mépris, il n’y accordait aucune importance, le principal était son petit caillou qu’il tenait serré dans sa main droite.
Un jour, il rencontra un homme en guenilles. Il regardait intensément notre garçon. Un objet auquel on apportait autant de soin et d’attention devait forcément avoir une grande valeur et il lui échangea ses savates usées contre le petit caillou. Le garçon, réservé et timide, ne sut refuser un tel troc. Persuadé un instant par loqueteux qu’il faisait une bonne affaire, il se retrouva avec les chaussures trouées aux pieds, l’air triste et déçu, regrettant son petit caillou qu’il aimait tant. Il était trop gentil et ne savait pas dire non, voilà où ça le menait. 
Plus loin, il rencontra un homme portant une paire des plus belles chaussures, bien vernies et taillées dans le meilleur cuir. L’air grimaçant et poussant de sonores soupirs, il voulu lui échanger ses souliers neufs qui heurtaient ses pieds délicats contre de vieilles godasses bien confortables où le pied se sent immédiatement chez lui. 
Le garçon, désolé, accepta une nouvelle fois ce marché de dupes, déplorant la perte de chaussons qui lui permettaient de parcourir le monde. Il s’était encore fait avoir par un bonimenteur, sa gentillesse le perdrait.
Il continua avec de belles chaussures flambantes neuves aux pieds qui attirèrent bientôt l’attention d’un cycliste essoufflé, courbaturé et éreinté. Notre garçon se laissa convaincre de laisser ses belles et toutes neuves chaussures en échange d’un vélo dont le propriétaire semblait ravi de retrouver la terre ferme sous ses pieds. Il se maudissait de n’avoir pas assez de force de caractère pour pouvoir, un jour, refuser ce qu’on lui proposait.
Alors, il pédala, regrettant la nonchalance avec laquelle ses pieds le portaient. Il croisa un motocycliste. Celui-là était gros et gras, était excédé par le bruit de sa pétaradante mécanique et les odeurs d’échappement lui piquaient le nez. Il lui offrit sa machine en échange du vélo qui ferait le plus grand bien à ses kilos superflus, reposerait ses délicates oreilles et rafraîchirait son nez pollué. 
Une fois encore, notre garçon ne put refuser et, la mort dans l’âme, parti au guidon du vélomoteur, une pensée nostalgique pour le vélo plus discret.
Il arriva en ville, se faufilant au travers d’une circulation dense qui devint vite un gigantesque embouteillage. Un conducteur le héla depuis sa voiture, lui proposa un nouvel échange. Il était pressé, avait un rendez-vous important et il était bloqué dans ce fleuve gelé d’automobiles multicolores. 
C’est ainsi que sans trop savoir comment, notre garçon abandonna sa mobylette pour s’asseoir dans une berline. Il regretta aussitôt le vent dans ses cheveux et le soleil sur son visage. 
La circulation se débloqua quand il rencontra un personnage bien seul dans un camping car immense. Ce dernier se lamenta d’être bien seul pour toute cette place, qu’il donnerait bien sa maison ambulante pour une petite voiture plus maniable et pouvant le transporter partout où il voulait. 
Le garçon, pris de pitié, accepta et c’est au volant d’un gros camping car aménagé du sol au plafond qu’il passa devant un manoir où un homme désabusé, triste et résigné, était accoudé à son balcon, scrutant l’horizon, l’envie de partir au fond des yeux, le désir de parcourir le monde au fond du cœur. Lorsqu’il vit le gentil garçon dans sa camionnette, il sut que c’ était le moment ou jamais. Il vint le trouver, plaida sa cause et finalement, lui échangea sa belle demeure, poutres apparentes, charpente centenaire, hall tout en marbre, grandes baies vitrées, contre la petite maison ambulante qui lui  permettrait de réaliser son rêve.
Voilà notre garçon propriétaire d’un grand manoir, l’air triste et se disant une fois de plus qu’il s’était bien fait rouler. Il regrettait tant son petit caillou.


Il y avait un Monsieur qui vivait dans une belle maison, fleurie en été, décorée en hiver. Le garage occupait la majeure partie du rez-de-chaussée car il possédait une énorme voiture, un 4x4 démesuré avec des roues aussi hautes qu’un enfant de dix ans. 
Son principal trait de caractère par lequel on pouvait le résumer tout entier était une insatisfaction permanente. Il était envieux de ce qu’il ne possédait pas encore et lorsqu’il en faisait l’acquisition, il s’en lassait rapidement. 
Le grand marché de la ville toute proche allait avoir lieu. Je vais aller échanger mon 4x4 qui me sort par les yeux et revenir avec quelque chose de plus beau, d’encore mieux. Il était très doué en affaires, savait vanter les choses, parler en sa faveur, en un mot c’était un sacré bonimenteur !
Il se mit en route, au volant de son immense engin, blasé.
Au premier feu rouge, il croisa un jeune homme à la mode dans un coupé dernier modèle, rutilant de peinture rouge métallisée. Il n’eut alors qu’une envie, une obsession : il désirait ce bolide plus que tout au monde. On doit être bien dedans, quel confort ! et toute cette puissance ! 
Il parlementa avec le propriétaire du petit bijou, lui vantant les qualités de son véhicule afin que l’échange ait lieu. Le jeune homme était difficile à convaincre, mais notre homme était un fin négociant et bientôt, il reparti au volant de la voiture de sport. 
C’est une sacrée bonne affaire que je viens de conclure là se dit-il.
Plus loin, une moto le doubla dans un virage. 
Il pensa que les chromes de la machine brillaient au soleil, qu’on devait avoir de sacrées sensations sur un tel engin, qu’on pouvait se faufiler partout, se jouer de la circulation dense, un seul mot bondissait dans sa tête : liberté !
A la station service toute proche, il retrouva le propriétaire du fabuleux engin. Ils discutèrent âprement, assurant au motard qu’il allait faire une bonne affaire tout en pensant le contraire. Il lui vanta si bien les qualités de sa sportive que, à bout d’arguments, le motocycliste abandonna ses deux roues contre les quatre de la voiture.
Il enfourcha le monstre d’acier, ravi d’avoir une nouvelle fois fait l’affaire du siècle.
Il n’eut pas fait le trajet équivalent à un jet de pierre qu’il doubla un cycliste emmailloté de couleurs vives, ses jambes tricotant les kilomètres dans une position élégante, semblant fendre l’air et se jouer du vent. Il admira le champion s’imaginant déjà franchir une improbable ligne d’arrivée, levant les bras au ciel, couvert de fleurs. La finesse du vélo, son profil élancé, les rayons brillants au soleil envoyant mille éclats de lumière, enfin le doux cliquetis du dérailleur, le rassurant ronronnement des roulements, tout lui sembla une merveille. Il avait enfin trouvé son idéal. 
Il mit tout son art de la discussion afin d’obtenir cette merveille. Il fut convainquant comme il ne l’avait jamais été et reparti, le sourire aux lèvres sur la belle machine à pédales. 
Mais on ne s’improvise pas coureur du Tour de France du jour au lendemain. Il eut mal au dos, aux mollets, aux cuisses, en équilibre précaire sur cinq millimètres de boyaux. 
Il croisa un piéton qui sifflotait, la démarche assurée, ses pas le menant au bout du monde s’il le voulait.
Il montra le rutilant vélo, fit jouer le dérailleur, souleva la machine d’un seul doigt, caressa le cadre et l’affaire fut entendue. Contre la bécane il reparti chaussé de confortables baskets, son équilibre retrouvé, il se sentait le maître du monde. Il gambada, il couru. Cependant sa nature profonde reprit bientôt le dessus, l’ennui le rattrapa à longues enjambées. 
Il rencontra un petit homme qui jouait avec un petit caillou, le tenant dans ses doigts, lui donnant une telle contenance que le plus beau des bijoux ne pourrait pas lui accorder. Notre Monsieur fut intrigué par tant d’attention, il devait s’agir d’un trésor pour qu’on s’y intéresse autant. Et il mit son talent d’orateur, persuadant le petit homme de lui donner en échange son petit caillou. 
Il le prit dans sa main, assuré d’avoir réalisé l’affaire du siècle. Ah ! il les avait bien eu, tous. Le voilà possédant la merveille des merveilles du monde, serrant le petit caillou dans sa poche, tout content de sa supériorité, gonflant son jabot et prenant un air entendu. 
C’est dans ces dispositions qu’il passa devant le beau manoir où un homme accoudé au balcon regardait le monde défiler, les yeux tristes, la mine affligée, l’air abattu. Lorsqu’il vit le Monsieur jouant avec un petit caillou, il voulu lui échanger sa superbe maison contre son joyau perdu. Mais le garçon n’était vraiment pas doué pour le commerce et l’homme lui ria au nez en répétant sans cesse : « une belle maison contre mon petit caillou, quelle folie ! Il n’en est pas question ! ».