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Grand Jules

1 - Enfance

Je viens d’avoir nonante cinq ans. J’ai traversé ce siècle si riche en inventions de toutes sortes, excessif dans tous les domaines, le pire côtoyant le meilleur. J’en ai fait, j’en ai vu et je crois bien que c’est encore mon bon vieux palpitant qui est le plus costaud, même si je sens que c’est là mon dernier tour de piste.

Le tout-puissant vient de faire résonner son carillon à mes oreilles de vieillard, me rappelant auprès de lui. Notez bien que je ne prononce pas son nom. Je n’y crois pas, je n’y ai jamais cru, même lorsque le Père Clément nous vantait ses prouesses issues des évangiles dans la petite pièce du presbytère aux lattes de plancher disjointes, aux vitres si fines qu’elles laissaient filtrer un froid mordant les soirs d’hiver et qu’un poêle mal réglé ne suffisait pas à dissiper. Nous soufflions sur nos doigts engourdis, enveloppés dans des gants de laine, de ceux  qui vous enserraient les pognes une fois mouillés de neige. Après la mort, il n’y a rien.

Mais lorsque la grande faucheuse fait entendre le bruit de ses talons dans le hall, au salon il nous vient subitement une tendre disposition pour la religion, la croyance qu’un visa apposé sur le passeport pour l’éternité nous ferait supporter une mort meilleure, plus douce.

Il est temps que je tire ma révérence. J’en ai assez vu. Toujours été curieux des nouveautés, essayant avec une naïve candeur chaque trouvaille qui croisait ma route, brillait devant mon nez ou jouait entre mes doigts. Bien souvent, ces inventions m’ont déçues et pourtant je ne suis jamais devenu acariâtre ni même cynique. J’ai foi en l’homme. Une confiance bien plus solide qu’en ses Dieux dont il s’est entouré pour le rassurer sur son triste sort. Je sais qu’il peut commettre les pires crimes, les abjections les plus ignobles mais qu’il est aussi l’auteur de chefs d’œuvres éternels.

Toutefois j’ai l’intuition que cette fois, les inventions à venir ne me disent rien qui valent, je n’ai plus l’envie d’y goûter, je n’en ai plus la force. Je vois bien dans les yeux de mes petits enfants que j’appartiens au passé,  un passé révolu qui est sa vraie nature par définition. On ne repasse pas par sa jeunesse dit le poète. C’est pourtant bien ce que je vais essayer de faire pour vous.

Au crépuscule de ma vie, je vais me pencher sur mon existence passée au risque d’en attraper un bon tour de reins.

Ma descendance se chiffre par dizaines d’âmes, ce qui ne m’a jamais empêché d’être un grand solitaire toute mon existence, fier et libre.

Un jour de Janvier où le gel et la glace recouvraient la vallée, dessinant de belles arabesques au sol, d’insolites dessins sur les vitres, enjolivant les buissons et les branches nues des arbres et fixant la neige sur les sapins, gardiens majestueux de la forêt Vosgienne, ce jour de Janvier donc, je poussais mon premier cri dans un monde figé par tant de beauté. En cette fin de XIX° siècle, les paysans des rudes montagnes n’avaient pas d’yeux pour la magnificence de la nature, ils ne l’admiraient pas, ils la combattaient, parfois ils la subissaient. Neige et gel n’étaient pas sources de joie et de plaisir, de divertissement et de contemplation. C’étaient des soucis supplémentaires dans leur vie âcre et rêche.

Je poussais donc mon premier cri, ce qui n’est pas exactement la vérité, car sûrement ébloui par un paysage inouï que je ne pouvais que ressentir (l’unique et mince ouverture qui servait de fenêtre à la pièce où était disposé le lit maternel ne me permettait pas de contempler l’œuvre d’art naturelle qui s’étalait au dehors), cette splendeur éprouvée me réjouit tant que j’en interprétais ce qui se rapproche davantage d’un long rire sonore que du cri primal.

Les vieilles assises dans un coin de la pièce se signèrent immédiatement : elles avaient reconnu le rire  du diable, échappé de mes minuscules et tendres poumons. Une chape de superstitions accueillait ainsi le petit être qui ne se doutait de rien.

Le nourrisson qui ne poussait pas un puissant cri à sa naissance était condamné à être un enfant chétif, un jeune homme frêle, puis la moitié d’un homme lorsqu’il ne retournait pas tout simplement au ciel avant d’avoir atteint sa première dent.

Mais le bébé qui, à la place d’un franc hurlement libérateur, gratifiait son monde d’un éclat de rire, était maudit. Le diable l’accompagnerait toute son existence. Il serait un rebelle que la plus sévère éducation n’arriverait à mater, un mécréant sur lequel la religion ne pourrait rien. Il s’éloignerait d’autant plus du droit chemin qu’il n’était pas disposé à suivre des traces toutes faites. C’était une malédiction et les vieilles assises autour du lit de souffrances de ma mère l’avaient comprit. En ce temps-là, les idées reçues et les légendes avaient la vie dure.

Les temps étaient durs alors, même si je trouve qu’à bien des aspects, ce siècle n’a pas tenu toutes ses promesses. On a perdu en convivialité ce que l’on a gagné en confort. 

Deux gamins m’avaient précédé dans cette ferme perchée sur les flancs  d’une colline des Hautes Vosges où mes parents trimaient depuis l’aube jusqu’au crépuscule et du premier jour de Janvier jusqu’au soir du trente et un Décembre, arrachant à la terre ingrate la maigre pitance de leur existence. Trois autres allaient voir le jour avant que j’eusse atteint mes cinq ans.

C’est un véritable convoi qui se rendait à l’école communale du village, cinq kilomètres plus bas. L’hiver, lorsque le ciel avait balayé ses lourds nuages, que l’air polaire avait emprisonné l’eau du bassin au charru, nous nous enfoncions dans l’ombre tapie au creux de la vallée comme on plonge dans une eau noire et froide.

Nous n’aimions pas trop l’école. La pente nous poussait au petit matin vers cette prison aux grandes fenêtres à petits carreaux et le soir notre enthousiasme déliait nos jambes trop longtemps immobiles sous le pupitre et il ne nous fallait pas plus de temps pour regagner le grand pré qui s’étalait devant la façade blanchie de la ferme, à moins que nous ne soyons distraits par les premières jonquilles au printemps, par les nuées de papillons qui voletaient dans le ciel prometteur de Juin, que le parfum doux acidulé des mûres nous console de la rentrée récente, ou que la première neige nous offre glissades et batailles.

Le travail ne manquait pas à la ferme et, dès six ans, après une journée d’accords de participes passés, de genou-hibou-pou-caillou-bisou, de Marignan-1515, de Jeanne d’Arc à Orléans, de Jules César et de ses légions romaines cuirassées, de la table de sept et celle de onze, d’une Fontaine un peu particulière qui déversait non une eau claire mais des fables moralisatrices, de l’eau qui bout à quatre vingt dix degrés et gèle à zéro, de la liste interminable des préfectures des départements et des colonies, nous entamions une seconde journée à traire vaches et chèvres, nourrir les lapins, ramasser les œufs, écosser les petits pois ou équeuter les haricots. Cependant nous étions heureux, trouvant toujours un moment pour aller courir dans le bois de sapins tout proche, de jouer avec les chats du grenier, se rouler dans le foin, s’asperger dans le ruisseau. Tout cela finissait par un coup de pied aux fesses pour les plus grands, l’oreille tirée pour les plus jeunes. Le maître d’école était plus vicieux. La leçon mal apprise, une attitude désinvolte ou rêveuse nous donnait le droit d’être secoué par la minuscule touffe de cheveux qui couvrait le mince espace entre nos tempes et nos oreilles.

2 -  Le barbier

Chaque dernier Dimanche du mois, nous passions en revue devant le grand-père. Armé d’un peigne et d’une paire de ciseaux, il égalisait nos tignasses façon soldat de deuxième classe. Les belles boucles étaient incompatibles avec nos états de garçons élevés à la dure. Seules les filles et les rejetons des nobles ou des bourgeois pouvaient se permettre d’arborer une chevelure longue et soyeuse. 

Plus le grand-père prenait de l’âge, plus nous redoutions le défilé dominical, la vue de l’aïeul baissant et ses doigts tremblants armés du périlleux ciseau si bien aiguisé nous apparaissaient comme une arme redoutable à nos chères oreilles que nous avions généreuses. A cela, notre père  complétait immanquablement d’un rire : « même s’il vous en taille les trois quarts, il vous en restera bien assez pour écouter ce que l’on vous rabâche du matin au soir, têtes de bois ! ».

Quelques jours après que l’on ai reçu notre première communion, notre père se levait aux aurores, à cela rien d’extraordinaire. Puis il revêtait les habits du dimanche, une chemise de grosse toile bien amidonnée, un petit gilet à gousset où il déposait sa montre qu’il ne sortait que pour les grandes occasions. Il passait enfin une veste à peine élimée aux coudes. Le pantalon tombait sur une paire de souliers où ses orteils souffraient en silence, trop habitués aux galoches de bois qu’il taillait lui-même dans un morceau de hêtre bien tendre. Son allure était alors empesée, ses gestes devenaient gauche, lui d’habitude si habille à manier la faucille et le rabot. Il semblait avoir prit possession des habits d’un autre, pire, d’un défunt.

Un  beau matin ce fut mon tour. Il me secoua sans faire de bruit puis je l’accompagnai dans l’unique pièce du rez-de-chaussée où il avait déjà enfoui son visage dans les vapeurs d’un bol de café noir et brûlant. Nous refermions la lourde porte donnant sur le charru, cette pièce occupée essentiellement par un grand bassin où se déversait la fontaine taillée dans le roc. Le sol était en larges pavés que les années avaient disjoints. Un sombre couloir menait à l’écurie jouxtant la pièce à vivre  que l’on atteignait par une porte bien mince, signe que l’on avait davantage de considération pour le bétail que pour les hommes. A l’étage deux grandes pièces bénéficiant de la chaleur qui s’élevait de l’écurie faisaient office de chambres. Celle des parents où nous n’entrions jamais et la nôtre, simplement meublée de deux lits se faisant face où nous nous entassions tous les six.  Au dessus de nos têtes, le large grenier aéré où reposait le foin et se cachaient les chats.

La brume nous happait dans la longue descente vers le village. J’enfonçais mes mains dans mes poches, soufflant une fumée de vapeur d’eau imitant mon père à cela près que la sienne avait des relents de mauvais tabac.

Nous arrivions d’un bon pas au village. Dans la grand’ rue mon père avançait rapidement faisant claquer ses souliers au rythme des battements de mon cœur.

Les commerces alors n’étalaient pas de glorieuses vitrines, d’étalages clinquants, un tape à l’œil profondément insignifiant dont le seul but est d’attirer une attention superflue, un racolage en bonne et due forme.

Les façades se ressemblaient toutes, alignées le long de la rue principale. Au dessus de la porte vitrée était peint de couleurs vives la raison sociale du propriétaire.

Mon père s’arrêta devant une petite maison aux fenêtres minuscules, poussa la porte si prestement qu’il fit retentir un concert de grelots et se retourner un grand bonhomme vêtu d’une ample blouse bleutée et visiblement plus de la première jeunesse. Assis sur un banc de cuir rouge tirant sur le bordeaux, deux individus tournèrent leurs regards vers nous, saluant mon père d’un hochement de tête. Je reconnus le petit Dédé qui collectait dans toute la vallée les vieux journaux dans une remorque étriquée tirée par la force de ses seuls bras musclés qui dépassaient systématiquement d’une chemise roulée au dessus du coude et un grand échalas auquel mon père avait souvent à faire puisqu’il s’agissait du laitier à qui mon paternel vendait la production de nos deux vaches. Seul l’homme installé dans le grand fauteuil qui d’emblée m’inspira une grande passion ne bougea pas d’un poil. Il ne fit d’ailleurs aucun mouvement tout le temps qu’il resta sur ce trône qui conférait à son utilisateur, j’en étais convaincu, tous les pouvoirs monarchiques, . Une fois assis dans ce siège nous étions le centre de l’attention de toute la pièce, à commencer par le barbier.

Père dit un mot au propriétaire de ce fabuleux fauteuil que j’enviais déjà et dit qu’il repasserait d’ici une bonne heure. Pendant que je recevrais tous les soins dus à ma pilosité naissante, il irait, selon son expression,  « s’en jeter un » au troquet du coin et ce n’était pas une formule, le café en lettres bleues légèrement effacées marquait en effet le carrefour face à l’église. Une enseigne, la seule du village, était disposée à l’angle : Picon était inscrit en rouge sur un fond jaune délavé.

Le père n’entrait dans ce lieu mystérieux que lors des enterrements ou de notre pèlerinage chez le barbier pour nous signifier que l’enfance était derrière notre dos.

Une odeur forte de parfum à deux sous et de brillantine régnait dans le petit salon et s’insinuait dans mes narines trop habituées au grand air vif des douces collines. J’y préférais encore les relents acres de l’écurie ou, à l’automne, les émanations de l’humus en décomposition que l’odorat croise parfois en sous bois, mélangées au puissant parfum des champignons.

Attendant plus gauchement que sagement mon tour, j’observais le barbier voleter autour de son client, une paire de ciseaux dans une main et un peigne édenté dans l’autre. Le virtuose capillaire coupait, égalisait, rasait, puis aspergeait le tout comme on vernit une sculpture achevée. Cette touche finale ne me plaisait guère, cependant l’adresse avec laquelle il officiait me captivait.

La barbe, surtout, me passionnait.

Il dirigeait ses gestes au millimètre, chef d’orchestre d’un ballet où le redoutable et funeste rasoir tenait la place centrale. Le couteau fatal virevoltait entre ses doigts agiles, devenant parfois le prolongement de ses ongles, griffes menaçantes oeuvrant pour la satisfaction du client. Il maîtrisait si parfaitement son outil que le spectacle était total. Je regardais les nouveaux venus, assis comme moi sur le banc en cuir rouge. Eux aussi, étaient captivés par la vision de l’engin affûté glissant sur le visage comme un patin sur la glace. Peut-être espéraient-il, en leur fort intérieur, voir le geste si précis déraper et entailler le menton ou l’oreille du client. La vue du sang fascine les hommes et tant que cela sera ainsi il y aura des guerres.

Le barbier ouvrait son rasoir, passait la lame sous un filet d’eau bouillante, puis le tranchant glissait sans effort sur la gorge et les joues de l’homme assis dans le grand fauteuil, devenu pantin aux ordres des doigts du maître des lames. Il orientait le visage du client d’un geste à peine forcé, pinçant le nez, appuyant sur les tempes, faisant plier le cou en avant, tournant d’une main ferme l’ensemble de la tête.

Ce fut mon tour. Je grimpais dans l’immense fauteuil, mes pieds ne touchaient plus le carrelage toujours impeccable du minuscule salon. Entre chaque client, le barbier passait un coup de balai et lorsque personne n’attendait plus, il lessivait le sol avant de se poster sur le seuil de son échoppe, perché en haut des quelques marches de granit, fumant la cigarette non pas du condamné mais celle, plus enivrante, du bourreau.

Il me répéta alors les mots de mon père, ceux que je n’avais pas entendu lorsqu’ils s’étaient entretenus brièvement : « alors, bien dégagé autour des oreilles ? ».

Je n’eus pas le temps d’acquiescer, le peigne et les ciseaux réglaient leur compte aux épaisses touffes qui ornaient ma tête de petit homme.

Sa seconde phrase ne m’était pas destinée, je n’en étais que l’objet.

Il jeta un rapide regard sur mes joues et d’un ton désinvolte déclara plus pour lui-même ce qui n’était même pas une question : « je suppose qu’on ne fait pas la barbe ». Et, d’un gracieux demi tour sur lui-même, se retourna vers l’assistance, comme un acteur qui désire appuyer un effet comique. Les trois clients assis sur l’immuable banquette de cuir rouge rirent à la plaisanterie tandis que mon père entrait déclenchant le carillon de grelots et stoppant le rire des condamnés au passage du rasoir.

Quelques années plus tard, mon père m’apprit à me servir de ce dangereux outil et je lui restais fidèle par delà les mois et les années. J’ai pourtant essayé cette louable invention qu’est un rasoir mû par l’électricité. La déception fut à la hauteur de l’espoir placé dans un engin qui devait libérer le mâle comme la machine à laver exemptait la femme d’une corvée ancestrale.

Le gain de temps est appréciable mais la sensation de ces lames mues par elles-mêmes ne me procura aucun plaisir. Pire, toute la gestuelle liée à ce moment intime, cette chorégraphie digitale tombait dans les oubliettes. L’invention du rasoir électrique contribue une fois de plus à cette tendance à ne plus savoir rien faire de nos dix doigts, on oublie les gestes beaux et utiles pour quelques minutes de gagnées. Quelques minutes de bonheur et de plaisir englouties dans un ronronnement  funèbre. Les moteurs, dont l’objectif est de libérer l’homme de ses servitudes quotidiennes, bien souvent l’aliènent davantage à une dépendance croissante et l’incapacité de se subvenir par lui-même.

Nous regagnons la ferme perchée à mi-colline, marchant côte à côte alors qu’à l’aller, je m’en apercevais maintenant, mon père marchait devant. J’avais échappé à tout jamais aux mains tremblantes et à la vue déclinante du grand-père et, le paternel posant sa lourde main sur ma frêle épaule, me glissa « tu es un homme maintenant », ce qui impliquait plus de devoirs que de passe-droits, davantage de travail que d’amusement.

3 -  Frontières

Sur le chemin du retour, père dénoua son col de chemise, il semblait respirer mieux. Cette escapade n’avait pas uniquement pour but de me rafraîchir la nuque. Il me tint un sermon sur ma nouvelle vie d’homme qui se dessinait devant mes yeux grand ouverts. Cela tenait en quelques phrases, plutôt des recommandations, une morale de vie où le travail prédominait.

Devenir responsable de soi-même, puis d’une famille, femme et enfants. A cette évocation, je rougis. Il ne paru pas s’en apercevoir, mais il enchaîna sur un thème plus sérieux, plus douloureux, une blessure qu’il avait en lui depuis une vingtaine d’année. Cette frontière qui s’était dangereusement rapprochée à l’est. La perte de l’Alsace et d’un bout de Lorraine était un déchirement pour tous les français à cette époque où l’on n’imaginait pas l’Europe, particulièrement dans ces hautes vallées Vosgiennes. Les anciens avaient vécu la défaite de 70 comme un camouflet, une humiliation. Père s’était battu et je fut bercé, comme mes frères, dans un esprit patriote et revanchard pendant toute ma jeunesse. L’Allemand était montré comme une bête sanguinaire, plus proche du loup. Dans la salle de classe, une carte de France s’étalait en évidence, à gauche du tableau noir. Les trois départements perdus, volés par les monstrueux germaniques étaient peints en rouge, la couleur du sang, mais aussi celle de la vengeance.

Un Dimanche d’automne, lorsque le gel emprisonne l’eau des flaques mais n’est pas encore assez puissant pour durcir la surface des étangs, que les feuilles récemment tombées forment un tapis amortissant, étouffant le bruit creux de nos galoches, les arbres nus tendent leurs branches vers le ciel, implorant quelque clémence dans une attitude désespérée et résignée.

Un Dimanche sans travail, fait unique, le père nous avait emmené par les forêts de hauts sapins aux verdoyantes aiguilles, un vert sombre tirant sur le noir avec toutefois des reflets bleutés. Je m’imaginais alors marin, lancé dans cet océan sylvestre, les cimes des arbres ondulant sous le vent léger mais vif comme la houle peut se déchaîner en haute mer.

Un Dimanche enfin, nous avions, mes frères et moi, suivi le sillage du pas paternel vers une mystérieuse destination. Le chemin serpentait, parfois se réduisait en un étroit sentier, puis débouchait sur un balcon d’où les croupes sylvestres se multipliaient jusqu’à l’horizon, seulement entaillées de quelques vallées d’où montaient la fumée de multiples feux remplaçant celle, plus majestueuse, sortant des hautes cheminées d’usine pendant la semaine. Paquebots immobiles entourés de « cités », petits lotissements où étaient logés les ouvriers.

Un Dimanche, semblable aux autres, à part que la promenade avait été préférée au labeur qui ne finissait jamais. Pas de place pour l’oisiveté dans nos fermes des Hautes Vosges. La longue période hivernale permettait de réparer outils et engins, remplacer le manche de la faux, changer les dents du râteau, fabriquer sabots et galoches, tresser des paniers, réparer la vieille schlitte, et s’occuper des animaux, deux vaches, quelques moutons, une dizaine de poules et autant de lapins. Le mot loisirs était réservé à une élite, patrons des nouvelles usines, hommes politiques, rois et princes du monde dont les journaux parlaient parfois, relatant un séjour sur la côte d’azur, un voyage aux Amériques ou encore une expédition vers les secrets de l’orient.

Un Dimanche, libérés de toute contrainte, nous courions autour du père qui avançait d’un pas lent et assuré. Surgissant de la forêt, nous atteignîmes les crêtes, telles un crâne de moine.

La vue, débarrassée de toute entrave, portait jusqu’aux plaines de Lorraine. Devant nous, l’Alsace brillait sous le soleil affaibli d’Octobre. Père prit un air grave, il semblait qu’une pensée aussi lourde que des nuages d’orage pesait sur son crâne.

« La belle Alsace, mes enfants, celle-ci est nôtre, elle est française autant que je suis Vosgien et fier de l’être. Ces terres riches, des barbares s’en sont emparé, privant la nation d’un des plus beau joyaux de la république. Ce n’est pas l’Empereur qui aurait laissé faire ça. Vous êtes jeunes, mais n’oubliez jamais que ceci est notre bien et que nous ne pourrons jamais relever la tête tant que l’envahisseur sera à nos portes . »

C’était la première fois que j’entendais mon père aligner plus de deux phrases d‘un seul tenant. Je ne saisissais pas toute la portée de cet étrange discours. J’avais imaginé un mur infranchissable hérissé de dangereuses épines en guise de frontière. Or, nous n’avions qu’à courir sur les flancs abruptes de cette montagne dont j’avais du mal à penser qu’elle fut si différente de son versant Lorrain, à courir à perdre haleine pour fouler le sol étranger, la terre ennemie. Père s’adressa à moi.

« Non, l’ennemi se terre là-bas » et d’un geste il me montra un invisible fleuve, le Rhin.

« L’Alsace et ses habitants sont français, ce sont nos frères ». Mais il m’interdit d’avancer ne serait-ce qu’un mètre. Puis, il nous montra ces petites bornes de granit, un pavé sortant de terre. Les lettres F et D étaient séparées par une ligne blanche. Alors c’était ça la frontière ! De vulgaires cailloux posés par un petit Poucet, séparant les hommes entre eux. De ce jour, j’en conçus une haine féroce envers les règles et les lois et la conviction inébranlable que rien ne doit séparer les hommes, ni une frontière, ni une religion, ni des traditions, aucune idéologie, aucune volonté de profit…

 

La suite des mémoires du Grand Père en me laissant un commentaire

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