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D'où viennent tous ces sapins?

 

En ce temps là, nos chères montagnes n’étaient qu’une vaste lande déserte, dont les sommets déjà érodées formaient des vagues de collines tel un océan de pâturages sur un fond de ciel bleuté. Sur la plus élevée de ces éminences vivait un homme au caractère rendu entier par l’absolue solitude dans laquelle il demeurait. Il cultivait un petit potager dans la douce pente qui s’étendait devant sa maison, construite au sommet de la plus haute colline. Lorsqu’il ne travaillait pas cette terre dépouillée, il restait assis sur un banc de bois à regarder l’horizon, les coudes posés sur ses genoux. Le ciel était aussi limpide que la lande était déserte. Pas un nuage n’en troublait le bleu infini et pas un arbre ne corrompait les croupes terrestres. La nuit, les étoiles, parfois un morceau de lune, remplaçaient l’ardent soleil et une légère brise faisait frissonner l’herbe rase.

L’homme rentrait dans sa maison bâtie tout au sommet de la plus haute butte, mais il aurait pu tout aussi bien dormir à la belle étoile tellement la température était constante et agréable. Eté comme hiver, les degrés restaient figés dans une douceur satisfaisante. Quelques poignées d’herbe rase plus rêche suffisait à alimenter le maigre feu qui permettait de cuire les légumes qu’il cultivait afin d’en produire une soupe dont il se délectait matin, midi et soir. Les jours s’enchainaient comme un collier de perles, tous identiques, ponctués des mêmes rites. N’importe qui aurait trouvé cela ennuyeux mais l’homme se satisfaisait pleinement de cet état permanant des choses. Rien de bougeait. Immuable comme l’éternité.

 

Un soir, alors qu’il allait rentrer dans son logis, l’homme remarqua une tache assombrie sur l’horizon. Intrigué, il scruta davantage le ciel. Ses narines le renseignèrent sur un air plus vif. Le vent, qui jusque là n’avait fait que frémir les modestes brins d’herbe des pâturages alentours, se gonfla comme les poumons d’un nageur juste avant le plongeon. La marque sombre à l’horizon s’enfla comme un ballon qui se dilate sous la chaleur et sa couleur foncée gagna en intensité. Le vent forcit. L’air devint palpable. Une rude bourrasque ôta le chapeau de l’homme solitaire tandis que la moitié du ciel virait aux ténèbres les plus obscures.

Surprit par cette soudaine inconstance des éléments, l’homme resta pantois quelques minutes puis il fut tiré de ses rêveries par un éclat d’une lumière si vif qu’il aveuglait quiconque osait le regarder en face. Jamais, du plus loin qu’il fouilla dans sa mémoire, jamais il n’avait été témoin d’un tel cataclysme. De pesantes secondes s’écoulèrent. Puis un roulement indéfini d’abord, puis qui semblait se répondre d’une colline à l’autre, un grondement sourd, qu’on pensait venir du tréfonds des entrailles de la Terre se répandit d’un horizon à l’autre, englobant un air électrique. A peine la rumeur s’éloignait-elle, que un second trait lumineux éblouit le ciel, le saignant d’une lumière plus que blanche comme une blessure éclatante infligée à de sombres chairs. L’homme détourna le regard, puis dû se murer les oreilles de ses grandes mains rugueuses car le grondement retentit sitôt avec plus de promptitude et d’intensité qu’auparavant. Cela allait crescendo. Cela se rapprochait. Une vraie tempête se déclenchait. Un orage de tous les diables.

L’homme couru dans sa maison, s’enferma non pas à double tour, qu’avait-il besoin d’une serrure? Il bloqua la lourde porte et remercia la divine providence d’avoir quatre murs entre lesquels s’abriter de ce vent qui n’avait aucun aliment à se mettre sous la dent, sur ces collines stériles, abandonnées de toute construction. Il n’y avait rien à déraciner, rien à écrouler, rien à abattre. Un repas inexistant pour le vent qui s’obstinait sur la seule structure debout sur cette lande nue, la maison de l’homme solitaire. Ses puissantes rafales glacées faisaient gémir les murs, la lourde porte émettait des râles inquiétants. S’engouffrant dans la cheminée, le vent la fit ronfler comme une turbine.

Puis la pluie cingla les vitres des fenêtres et l’homme se réjouit d’avoir pensé à condamner aussi ces ouvertures. L’humidité le fit frissonner pour la première fois. Il trembla des pieds à la tête, secoué de spasmes qui lui glaçaient l’échine au plus profond de son être. Il ressentait cette froidure jusque dans ses os, au cœur de son être. Il jeta les dernières poignées d’herbe rêche pour attiser un pâle feu dans la cheminée qui rugissait comme le plus féroce monstre issu du plus sauvage bestiaire.

Mais cela ne suffisait pas à le réchauffer. En désespoir de cause, il fit tomber la lourde armoire qui s’éparpilla sur le sol de terre battue en mille morceaux. Le feu reprit d’une toute nouvelle intensité. Jamais au plus profond de sa mémoire il n’avait vu de flammes plus voraces. Le feu enflait, crépitait et lançait des flammèches jusqu’au milieu de la pièce. Bientôt il fit chaud. Mais les éléments continuaient de se déchainer à l’extérieur de la maison qui devenait un navire en perdition. Le vent poussait les moindres gouttes d’eau au travers des plus petites fissures et l’homme dû se résoudre à alimenter son sauveur le feu avec tout ce qu’il lui restait à consumer: les deux chaises, le long banc, la grande table, quelques étagères et même une statuette de biche qui était sa seule compagnie. Le feu remerciait l’homme de ce festin en envoyant des étincelles et en gémissant d’aise, faisant craquer les morceaux de bois sous d’infimes explosions de contentement. Ca pétillait, ça grésillait, ça étincelait, ça brésillait, ça éclatait, ça pétait en tous sens. Une fumée grisâtre s’élevait en volumineux panaches du toit de la maison toujours fière sur la plus haute colline, voletait dans l’air battu par les vents toujours plus offensifs et provocants, puis retombait doucement sur le sol, recouvrant les flancs de toutes les collines d’un mince manteau de cendres.

Mais la tornade ne se résignait pas. Elle redoubla d’ardeur au moment même où on en supposait le terme. Cette nouvelle attaque fut fatale à la maison disposée comme un phare sur la plus haute des collines.

Une à une les pierres furent délogées et projetées dans la pente dans un fracas qui faisait écho au tonnerre qui continuait d’assourdir les cieux. L’homme courait en tout sens sous l’averse vigoureuse, tentant de retenir les moellons qui dévalaient la colline. Bientôt il ne resta plus qu’une seule et unique brique. Devant tant de désolation, ’homme solitaire s’assit et, prenant sa tête entre ses deux grandes mains calleuses, il pleura.

La pluie avait cessé, mais le vent demeurait farouche. Ses larmes furent emportées par le souffle robuste du blizzard, elles volèrent haut dans le ciel, à une altitude où l’air plus frais les changea en minuscules étoiles. Les cristaux s’agglomérèrent entre eux et, pour la première fois sur ces austères collines, il neigea.

Les flocons recouvrirent le sol d’un épais manteau protégeant les cendres retombées après la flambée des meubles de l’homme solitaire. Bien à l’abri du froid et de la tourmente hivernale, elles s’enfoncèrent dans le sol plus doux et commencèrent à germer.

Au printemps, la neige fondit, formant de nombreux torrents et ruisseaux. Parfois, l’eau rencontrait une des anciennes pierres de la maison disparue et une cascade jaillissait, bondissant par-dessus les rochers disséminés dans la pente. Dans le creux des vallées, des lacs se formèrent et les premières pousses émergèrent sur les flancs de toutes les collines, enserrant les étendues d’eau.

Aujourd’hui, la forêt Vosgienne s’étend partout, excepté sur les crêtes où le vent a balayé la neige et les cendres du grand feu. Les torrents continuent d’alimenter les nombreux lacs et on peut encore rencontrer de gros blocs éparpillés sur les flancs des collines.

Si les essences sont différentes, c’est tout simplement que les meubles de l’homme solitaire étaient fabriqués de plusieurs types d’arbres. Le banc en hêtre, la table en merisier, l’armoire en sapin, ses étagères en mélèze y comprit la statuette de la biche façonnée en orme.

 

 

 

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