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Comme deux gouttes d'eau

 

 

Il était une fois deux frères jumeaux qui se ressemblaient si bien que deux gouttes d’eau auraient eu davantage de dissemblance. Mais leur âme était bien différente comme s’ils voulaient gommer cette trop grande similitude physique par des caractères opposés.

Ils grandirent côte à côte. Au fil des années, leur ressemblance se renforça à tel point que plus personne, même leurs parents, ne pouvaient les distinguer l’un de l’autre. Ils avaient la même voix, les mêmes intonations, utilisaient les mêmes mots. Leurs gestes, leurs expressions corporelles étaient rigoureusement identiques.

Cependant, à l’intérieur, dans leur cœur, leur esprit et surtout leur âme, ils ne cessaient de diverger. Pourtant ils étaient, l’un comme l’autre, foncièrement bons : ils ne voulaient que le bien autour d’eux et avaient toujours un mot, un geste, une intention gentille envers les autres.

C’est dans la manière d’accorder leur aide, leur secours, leurs bienfaits qu’ils se distinguaient.

Le premier donnait sans compter ni rien espérer en retour et surtout, sans condition. L’autre avait érigé la récompense en paradigme : pour obtenir ses grâces, on devait le mériter.

Ainsi passèrent des années. Les deux jumeaux grandirent et continuèrent à se ressembler encore plus. Chacun faisait le bien  autour de lui, mais pour des raisons bien différentes.

Ils devinrent adultes et continuèrent d’aider la communauté, de secourir les plus démunis, rassurer les plus fragiles, épauler les plus faibles. Ils étaient respectés l’un comme l’autre.  Nicolas et Klaus devinrent de vieux messieurs, un peu ventripotents. Chaque année, au début de l’hiver, ils se singularisaient en offrant des friandises aux enfants.

Nicolas célébrait sa fête, début Décembre, en s’accoquinant avec un charbonnier des collines. Il sélectionnait ainsi les enfants sages et obéissants en leur offrant une orange ou une brioche représentant un pantin. Il leur tapotait la joue en les félicitant et n’oubliait jamais de leur conseiller de continuer sur la même voie.

Dans son sillage, le charbonnier portait une hotte dans son dos, remplie de verges de noisetier.  Son cadeau était un morceau de charbon parfaitement dégoûtant et un coup de trique aux garnements, chenapans, polissons, cancres, fainéants, feignants, paresseux et vauriens qui n’obéissaient jamais à leurs parents et n’avaient pas le goût du travail. Une verge en main, il n’hésitait pas à fouetter les mauvais sujets. On l’appelait donc le père fouettard.

Quant à Klaus, il attendait le jour anniversaire de la naissance du petit Jésus pour déposer délicatement un petit présent dans chaque chaumière. Il faisait glisser le cadeau par le conduit de la cheminée ou encore le laissait sur le paillasson si celui-ci était protégé des averses de neige qui ne manquaient pas de tomber cette sainte nuit. Pour lui, tous les enfants se valaient, les bons comme les moins bons, les obéissants et ceux qui n’en faisaient qu’à leur tête, les premiers de la classe et les irrémédiables cancres. Les uns et les autres avaient largement l’occasion de voir leurs mérites ou leurs défauts récompensés ou honnis pendant le reste de l’année pour qu’une fois, une fois au moins, tous redeviennent égaux lors de cette nuit magique.

Ainsi, on célébrait Saint Nicolas les 6 Décembre de gel. Il en imposait avec sa soutane d’évêque, sa haute mitre blanche et dorée et sa crosse épiscopale magnifiquement ouvragée. Le visage toujours souriant, il ignorait les enfants pas sages qui avaient à faire avec son acolyte, le très redouté Père Fouettard.  Trois semaines plus tard, tandis qu’une épaisse couche de neige recouvrait le village et scintillait dans la nuit étoilée, tempérant  les bruits, un bonhomme vêtu d’un long manteau rouge orné d’une fourrure blanche d’hermine, faisait sa tournée en n’oubliant aucune tête blonde. Il avait emprunté au père fouettard sa hotte, mais à la place des répugnants morceaux de  charbon, elle était remplie des joujoux qu’il allait distribuer sans restriction.

Saint Klaus finit par être surnommé le Père Noël car il oeuvrait le jour de Noël.

- Voilà l’histoire de Saint Nicolas et du Père Noël.

Maintenant, au dodo les enfants !

Il y eu quelques protestations, déjà amoindries par le sommeil qui gagnait les petites têtes blondes qui dépassaient tout juste des couvertures bien chaudes des petits lits. Elles furent aussitôt  étouffées par un bisou sur la joue ou sur le front des trois fillettes qui constituaient la famille d’Edouard.

En descendant les quelques marches de bois veiné pour rejoindre sa femme Emilie qui donnait un dernier coup de balai dans le coin cuisine, il repensa à ce conte qu’il venait de lire à ses filles. Cette histoire était somme toute assez proche de sa propre vie. Et il songea à Arthur, son frère ainé.

Edouard et Arthur étaient nés le même jour, mais à cause de complications médicales qui coutèrent la vie à leur maman, Arthur avait vu le jour six heures avant Edouard.

Les deux bébés avaient été recueillis par le propre frère de leur mère dont la femme se désolait de ne pouvoir mettre au monde un enfant. Ils avaient pourtant un père, comme tout enfant venu au monde sur cette Terre. Mais celui-ci n’avait en rien la fibre paternelle. Peut-être aurait-il finalement été un bon père, aux côtés de sa femme qu’il aimait passionnément. Cette passion avait été ravagée lors de l’accouchement fatal. Il avait frôlé la folie et ne s’en était jamais vraiment remis, supportant de terribles séquelles toute sa vie. Ironie des circonstances, lorsqu’il venait rendre visite à ses deux enfants, ceux-ci l’appelaient tonton. Leur vraie famille était celle du frère de leur maman, qu’ils n’avaient jamais connue.

Ce furent deux élèves appliqués et sérieux, aux aptitudes conséquentes et jouissant d’une facilité d’apprendre déconcertante. Ils étaient tout désignés pour entamer de belles carrières. Et ce fut le cas pour Arthur qui enchaina les grandes écoles de l’état avant de sortir major d’une école de commerce hautement réputée.

Après avoir fait ses armes dans la banque, pris du galon un grand trust pétrolier et s’épanouir deux ans à la tête du pôle recherche et communication d’un champion de l’agro-alimentaire, il avait créé sa propre société. Une start-up qui, d’emblée, avait eu le vent en poupe. Il venait d’entrer en bourse, au printemps dernier, flirtant avec les meilleures entreprises du pays.

Santaclaus.com était consulté par plus de 25 millions de clients potentiels. Le pic de leur activité étant, bien sûr, le mois de Décembre. Mais Arthur avait eu l’intelligence et le flair de se diversifier. Ce site de vente qui se substituait au Père Noël permettait aussi d’offrir des cadeaux d’une manière originale pour les anniversaires, les fêtes, les remises de diplôme, les départs à la retraite : toutes les célébrations de la vie. Son chiffre d’affaire ne cessait de progresser d’année en année.

Arthur apparaissait souvent dans la presse people au bras du dernier mannequin à la mode, offrant un diner de gala aux artistes en vue, frayant avec le monde des médias comme un poisson dans son bocal et, parfois, on le voyait en compagnie de l’homme ou la femme politique en vue. Il occupait le terrain médiatique mieux que personne.

En privé, Arthur était encore célibataire à 35 ans. Son seul et grand amour était sa société et, ne le dissimulant à peine, sa propre personne. Il avait réussi. En était fier. Et ne rechignait pas à le montrer. Comme une revanche sur la vie. Mais sa vie, dorée jusqu’ici, ne justifiait aucune réparation.

 

Quant à Edouard, il avait poussé des études scientifiques à son plus haut degré. Il ne comptait plus les doctorats qu’il enchainait en physique moléculaire, physique quantique, cosmologie, mathématiques appliquées. Une vraie tête bien pleine et bien faite qui ne s’était pas laissée grisée par les succès universitaires. Edouard était resté simple. Dans ses choix, ses goûts, sa vie. Six ans plus tôt, alors qu’il passait son doctorat en physique des particules, il avait rencontré Emilie, simple professeur en théologie à l’université de Strasbourg. Ca avait été le coup de foudre. Le couple s’était aussitôt marié et trois fillettes étaient nées depuis avec une régularité de métronome.

Pourtant, malgré tous ces succès, cette maitrise de la physique à son plus haut niveau, Edouard occupait un poste à mi-temps dans une structure qu’il avait lui-même instigué avec une bande de potes marginaux.

Tout était né d’une petite annonce, découverte au bas d’une page insignifiante d’un quotidien local. « Locaux à louer. Conditions avantageuses si  projet social. » La mairie communiste d’un petit village ravagé par la disparition des entreprises de tissage locales avait hérité des ateliers d’une boite qui s’était désormais implantée en Roumanie. Plus de cinq mille mètres carrés voués à l’abandon. Il avait été un temps question d’en faire des logements sociaux mais les mises aux normes et les aménagements trop couteux avaient eu raison du noble projet. On ne désirait seulement plus que s’en débarrasser au plus vite. Les murs commenceraient à se lézarder assez rapidement et la toiture ne tiendrait pas deux hivers de plus si la structure restait en l’état.

Edouard avait pris rendez-vous avec Monsieur le Maire en lui expliquant son idée. Révolutionnaire. Le vieil anar qui effectuait son dernier mandat (il ne se représenterait pas aux prochaines échéances : il était trop vieux et surtout, il ne restait plus d’espoir dans cette vallée reculée du piémont, oubliée par la sacro-sainte croissance économique) avait été emballé. Il aurait presque applaudit la prestation d’Edouard. Mais, connaissant la vie et les hommes, au fond de lui il doutait de la réussite du projet. Il le souhaitait de tout son cœur, cependant il fallait regarder les choses en face. Devant la candeur d’Edouard, il n’avait pas osé freiner ses ardeurs, au risque d’effrayer le jeune homme. Mais rien ne semblait arrêter cet idéaliste. Les scientifiques ont parfois de ces utopies qui se moquent des réalités.  

Il avait donc investi les lieux deux semaines plus tard, le temps de signer tous les papiers inhérents à un tel projet.

L’investissement était quasiment nul.

La grande idée d’Edouard était de fournir un local aux bonnes volontés de la région. Le gros travail  résidait dans sa capacité à convaincre. D’abord une poignée d’artisans  producteurs locaux : un apiculteur, un sculpteur sur bois, un producteur de fromage de brebis, un maraicher bio ainsi qu’une vieille dame proposant pullovers et tricots faits main. Ils bénéficieraient d’un local où proposer leur production, disponible chaque jour au public, sans avoir à courir les divers marchés de la région. Edouard avait très rapidement récupéré trois ou quatre chômeuses qui seraient ravies de passer leurs journées, devenues si longues, à tenir les échoppes improvisées. On ne préviendrait pas tout de suite l’agence Pôle Emploi du département. Juste le temps de pouvoir se retourner.

Au bout d’une semaine, une mamie qui venait acheter une botte de poireaux, un chou, un kilo de carottes et un pot de miel se plaignit du mauvais fonctionnement de son grille-pain. Raoul, qui avait déjà choisi une demi-douzaine de fromages de brebis et le gros pull torsadé à col roulé aux motifs mauves et violets se retourna.

- Si vous voulez, je peux regarder ce qu’il a dans le ventre, votre grille-pain.

Au sourire de la mamie, Edouard comprit ce qu’il lui restait à faire.

Dès le lendemain, tous les objets défectueux de la commune commençaient à s’entasser dans un nouveau coin des anciens ateliers.

En moins d’une semaine, la « fabrique », telle que tout le monde commençait  surnommer les lieux, devenait l’annexe de la déchèterie. Les encombrants étaient stockés comme dans un garde meuble.  Vélos, armoires, commodes, lits, buffets, canapés, télévisions, appareils photos, tables, chaises, bancs… Un chômeur de longue durée s’était improvisé gardien et gestionnaire du bric à brac hétéroclite qui prenait ses aises. Bricoleur du Dimanche, il aimait redonner une seconde jeunesse aux vieux meubles bancals, défraichis. Il ponçait, rabotait, donnait un coup de pinceau à l’occasion. Au lieu de finir à la poubelle ou dans un brasier conséquent, les antiquités étaient proposées à la vente, via un site internet qu’un jeune prodige de vingt ans, Kevin, ne trouvant pas à se caser dans le monde moderne du travail, avait élaboré. L’ebay local. Et ça marchait. Très vite, des connaisseurs, antiquaires Strasbourgeois, collectionneurs Mosellant et même quelques spécialistes allemands, venaient faire leurs emplettes à la « fabrique ».

Kevin passait ses journée dans le local, donnant des cours d’informatique à ceux et celles qui n’y entendaient rien. Il les aidait à effecteur leurs démarches administratives en collaboration avec Marie Line, une ex secrétaire de mairie, divorcée de 45 ans qui s’était retrouvée sans emploi lorsque sa commune avait fusionnée avec sa voisine.

Moins de deux mois après avoir investi les lieux, l’équipe ne comptait pas moins d’une quarantaine de personnes. Elles étaient présentes quasiment toute la journée. Elles avaient un point en commun : toutes pointaient au chômage depuis une période plus ou moins longue.

Ce bénévolat leur permettait d’abord de ne plus se sentir seul à broyer du noir dans leur petit appartement, mais surtout de retrouver la dignité et la fierté de se sentir utile.

Utile. Ce mot fut  à deux doigts de prêter son caractère au nom qu’il fallait donner à cette entreprise nouvelle. Mais c’est Edouard qui trouva le bon terme. Fabrique faisait trop référence à l’industrie, même si les participants de cette nouvelle aventure continueraient à l’appeler ainsi entre eux. Il fallait quelque chose de plus positif.

Car on venait de déposer les statuts de l’association officiellement à la préfecture. La ressourcerie offrait une nouvelle vie aux objets éclopés, défraichis, abimés, estropiés, vieillis. Tout comme elle permettait à ses participants de rebondir, de profiter, eux aussi,  d’un nouveau départ. Le site internet était un franc succès. L’argent commençait à rentrer. 

Très vite, Edouard proposa à la moitié des bénévoles de se mettre en règle avec les assurances chômage. La fabrique se substituerait  aux allocations en les rétribuant au niveau du salaire minimum dans un premier temps. On avait voté : soit on offrait un meilleur salaire à vingt personnes, ou on faisait bénéficier du traitement minimal à trente. Les gens avaient choisi la solidarité. Du reste, ça se voyait chaque jour. L’entre-aide régnait en maitre dans les locaux.

Entre-Aide. Joli nom. Porteur. Mais Edouard voulait quelque chose de moins terre à terre. Et il trouva le nom idéal pour cette nouvelle marque éco et social responsable : Récréation.

La marque allait estampiller jusqu’aux productions que les paysans locaux laissaient en dépôt-vente à la Fabrique. Désormais, ils se bousculaient au portillon. Le cahier des charges était cependant rigoureux : le producteur devait être établi dans un rayon de moins de cinquante kilomètres, ne faire que du 100% biologique et, s’il employait des saisonniers, il devait respecter une draconienne charte sociale.

La Fabrique était devenue une sorte de village minuscule au fil des mois. On y venait pour faire son marché : certains venaient déposer ce qui les encombraient, d’autres chiner des pièces rares, remises à neuf par une bande de bricoleurs patentés. Quelques artistes, un sculpteur, une peintre, une mosaïste avaient profité de l’aubaine d’une meilleure exposition. Une ancienne danseuse de l’opéra donnait des cours de maintient de silhouette, selon ses propres dires. Un couple avait disposé quelques chaises autour d’une demi douzaine de tables et s’était improvisé café de la Fabrique. Son nom : la récréation. Très vite, ce fut le lieu le plus généreux et convivial du département. Les tartines d’Albert et les soupes froides ou chaudes de Martine commençaient à voir leur réputation dépasser les limites de la commune.

En moins de deux ans, le succès permit de régulariser tous les bénévoles qui venaient retrouver de la dignité dans ce lieu d’échanges. Ainsi, par la seule volonté de ses acteurs, la Fabrique avait permis à un village ravagé par le chômage d’afficher un taux d’activité rémunérée dépassant les 98%.

Edouard rayonnait de joie et de fierté : il était à l’origine de ce mouvement social sans précédent : pour la première foi, de simples citoyens avaient manifesté leur désarroi et leur mécontentement non pas en levant le poing et en manifestant mais en retroussant leurs manches. Ils s’étaient pris en main, sans attendre ni demander l’aide des institutions publiques. Ils ne voulaient surtout plus cautionner ce monde du travail où l’humain n’était plus à la fois qu’un numéro et une marchandise, alors ils avaient inventé quelque chose de nouveau. C’était peut-être ça, la solution.

Cette année, Edouard allait jouer de nouveau les Pères Noël. Réellement.  Le soir du 24 Décembre, une poignée de bénévoles allaient le suivre dans sa tournée. Il allait distribuer plusieurs centaines de jouets dans les familles les plus démunies de la région. Ce n’était pas grand-chose, parfois une babiole, fabriquée aux heures perdues par tous les participants à la grande aventure de la Fabrique et de Récréation. Depuis Octobre, tous s’étaient accordés à réaliser un tricot, une peluche, un jouet en bois, une poupée, un échiquier, un conte, un bonnet…

« Le plus beau cadeau est celui que l’on fait soi-même » ne cessait de répéter Edouard.

Il avait parfaitement raison du reste. Hormis le fait d’offrir quelque chose d’unique, tout le temps passé à fabriquer le présent obligeait à penser à son destinataire.

Edouard était lui-même en train de terminer de façonner un joli vase à l’atelier poterie quand son téléphone bipa, ses mains engluées d’argile l’empêchèrent de répondre. Le vase était prévu pour Arthur, son frère jumeau. Il ne resterait plus qu’à le décorer de motifs qui devraient plaire au golden boy : une succession en forme de ribambelle de gratte-ciels dans un azur étoilé. La sonnerie cessa puis reprit aussitôt. Edouard demanda à Lucien, raccommodeur d’habits, de bien vouloir décrocher – cela pourrait être important.

Ca l’était.

On l’informait qu’Arthur venait d’avoir un accident de la circulation. Assez grave pour qu’on ne puisse lui en dire pas davantage au téléphone.

Au service des urgences, Edouard ne fut pas autorisé à voir son frère. Il était admis en réanimation. Un médecin au cheveu rare, portant des lunettes rondes façon Gandhi et arborant un sourire désolé se présenta. Sa stupéfaction en voyant Edouard ne surprit pas celui-ci une seconde. Il avait l’habitude des réactions de surprise de tous ceux qui voyaient les jumeaux ensemble : sans leurs vêtements résolument différents (Edouard portant régulièrement un vieux jean et un t-shirt sous une veste élimée ou simplement une épaisse chemise à carreaux tandis qu’Arthur était  toujours tiré à quatre épingles, élégant même lorsqu’il arborait une tenue sport), on n’aurait pas pu les distinguer l’un de l’autre. On prétend que le caractère influe sur l’apparence. Il faut croire que les années n’avaient pas (encore) creusé les dissemblances  dans leur morphologie. Ou que, au final, les deux frères, si éloignés dans leurs caractères apparents, se ressemblaient également dans leur âme.

Le médecin rassura aussitôt Edouard sur l’état de santé de son jumeau. Mais ce dernier se méfiait des soit disant  bonnes nouvelles du personnel médical. A partir du moment où le patient est en vie, c’est une bonne nouvelle. Ils n’ont pas tort, à priori. Seulement, pour certains, la mort est parfois préférable à un handicap sérieux.

Le trauma le plus lourd se situait au niveau des poumons. Arthur avait été placé en assistance respiratoire. Sans l’appareil, il serait déjà mort. Ses deux poumons avaient été enfoncés quand ses côtes avaient été broyées. Une intervention était obligatoire au plus tôt, sans quoi des lésions irréversibles seraient à déplorer. Pour résumer, Arthur devrait finir ses jours branché comme un vulgaire pantin. Edouard savait qu’il ne le supporterait pas. Qui pourrait endurer une telle vie ?

La décision devait être prise dans les heures qui venaient. Au plus tard sous 48 heures. Edouard ne réfléchit pas une seconde. Sa santé était excellente et ses organes étaient parfaitement compatibles avec ceux de son jumeau.

Moins d’une heure plus tard, les deux frères partageaient la même salle d’opération. On prélèverait un  poumon d’Edouard pour permettre à Arthur de continuer à respirer sans machine branchée 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

Le professeur l’avait assuré : on peut très bien vivre avec un seul poumon. Même faire du sport à haut niveau.

Aucun des deux frères ne pratiquait la compétition. Edouard aimait se balader en montagne, nager un peu. Arthur préférait des sports plus physiques : squash, tennis, ski alpin et était abonné à un club de musculation. Il devrait, du moins dans les premiers temps de sa convalescence, calmer un peu sur le squash et le tennis.

Edouard sortit de l’hôpital une semaine plus tard. Il avait l’impression d’avoir des poumons tout neuf, sauf qu’il n’en avait plus qu’un et qu’il était souvent essoufflé. Le professeur l’avait assuré que d’ici quelques semaines, il n’y paraitrait plus. Il avait raison. Edouard reprit une vie normale avec sa femme et leurs trois filles. Il continua à œuvrer à la fabrique pour que Récréation continue d’exister.

Arthur demeura plus longtemps à l’hôpital, le temps que ses autres blessures se cicatrisent et que la greffe prenne. Il est toujours plus facile d’arracher un arbre que d’en planter un.

L’opération s’était très bien passée. L’espoir rayonnait dans la petite chambre où Edouard venait régulièrement rendre visite à son frère. Il avait insisté auprès des médecins pour que son frère ne sache pas qu’il était le donneur.

Les semaines et les mois passèrent. Edouard remarqua un changement chez Arthur. Pas d’ordre physique.  Il est courant que celui qui frôle la mort, qui la regarde bien en face pendant quelques centièmes de seconde, ne relativise certaines choses une fois le danger écarté.

Arthur n’était pas si différent de ses congénères. D’abord ce fut son air supérieur qui fondit comme neige au soleil.

Il était entré loup dans la salle d’opération, il allait se réveiller tendre agneau dans la petite chambre qui donnait sur le vaste parc ombragé de la clinique.

Lui qui n’avait de considération que pour lui-même ou les personnes qui pouvaient lui être d’une quelconque utilité, voilà qu’il venait à s’intéresser aux gens pour eux-mêmes. Il prenait des nouvelles de personnes plus ou moins proches. Il était aimable avec les infirmières, spécialement Clothilde, une jeune fille blonde au charme évident. Arthur n’avait pas complètement changé. Le séducteur ne faisait que sommeiller en lui le temps de sa convalescence. Mais l’objet de son charme n’était plus le même. Avant, c’était un prédateur, un collectionneur. Au travers de ses conquêtes, c’est lui-même qu’il voulait flatter. La beauté et la prestance de ses maitresses l’enluminaient. Plus elles étaient sublimes, plus il jouissait de la considération qu’elles lui apportaient. Il se servait d’elles comme de faire valoir. D’une manière générale, Arthur faisait feu de tout bois. C’était un opportuniste né. Chaque objet, chaque machine, chaque technique et chaque être humain devait servir à quelque chose. Rien n’était gratuit dans son monde régi par l’argent. Tout avait un prix, à défaut de valeur.

Depuis cet accident qui aurait pu lui être fatal, Arthur commençait à comprendre que d’autres valeurs existaient en ce monde.

Affaibli et impuissant dans son petit lit, il se rendit compte petit à petit que les autres étaient plus important que de simples objets, la carapace de la réussite. Surtout, il s’aperçu que les soins, l’attention, la présence ne se monnayait pas. Souvent, dans les premiers temps de son hospitalisation, il avait eu encore le réflexe de porter sa main  à son portefeuille pour rétribuer un soin, une attention, une présence. Il devait désapprendre ces réflexes de nanti où tout  s’achète. Il fit l’expérience de la gratuité des choses, du don désintéressé  sans rien attendre  en retour.

Cela le troubla peut-être encore davantage que cette impression fiévreuse d’être en sursis,  d’être un rescapé. A partir de maintenant, sa vie était un bonus auquel il n’aurait peut-être pas eu droit si les choses avaient tourné à peine plus mal. S’il ne tomba pas dans une sorte de mysticisme, il en fut grandement ébranlé. Dorénavant, il fut le premier étonné par sa toute nouvelle compassion, par un altruisme qui lui avait été depuis toujours étranger.

Il s’enquit de la santé de la femme d’Edouard et demanda des nouvelles de ses filles. Dans quelle classe étaient-elles ? Quels étaient leurs passions, leurs intérêts ?

Depuis l’accident, il n’avait pas eu de contact strictement professionnel avec  sa société. C’est Jean Pierre et Brigitte, ses deux bras droits, qui avaient repris les rênes de santaclaus.com et de toutes les déclinaisons possibles. Ils ne s’en sortaient pas trop mal. Juste une baisse du chiffre d’affaire dans les premiers mois. Dans ce monde cruel, si l’on n’était pas requin, on se faisait bouffer irrémédiablement.

Lorsque Jean Pierre et Brigitte  étaient venus le voir, il n’avait pas posé de questions sur les marges en cours, le chiffre d’affaire prévisionnel, les investissements à court et moyen terme, les nouveaux marchés espérés, les reprises et les cessions, les incessants mouvements de personnel. A leur grand étonnement, Arthur leur était apparu comme quelqu’un de plutôt zen, déconnecté du monde réel, à avoir le commerce mondial. Sa voix était plus calme, posée, attendrie. Son regard empli de sincérité, d’attention, presque de bonté. Ils avaient quitté un vrai battant de Wall Street quelques semaines auparavant et ils se trouvaient devant le visage et le regard d’un prêtre. Ils étaient ressortis de la clinique un peu mal à l’aise, avec l’intime conviction que jamais, plus jamais, Arthur ne reviendrait à son top. Peut-être même ne reprendrait-il pas son poste. Par un paradoxe dont l’existence est truffée, cela ne les ravi pas outre mesure. Bien au contraire : savoir qu’ils allaient se partager la direction de santaclaus.com les mit aussitôt en compétition l’un envers l’autre. Dans ce genre de boite, il ne pouvait y avoir deux dirigeants. Ils faisaient juste équipe pour assurer l’intérim,  le temps qu’Arthur reprenne la direction. En traversant le parc, ils se jetaient déjà des regards de fauve.

Désormais, Arthur se sentait  à des années lumière de son monde d’avant. Edouard constatait chaque jour une avancée sur le chemin cahoteux de l’humanisme et se réjouit intérieurement  et presque honteusement de cet accident. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. On pourrait ajouter que cela peut rendre plus tendre les cœurs les plus endurcis. Il se félicitait des progrès psychologiques de son frère.

 

Jusque là les deux frères avaient grandi côte à côte malgré leurs invisibles différences. Ils s’étaient un peu éloignés pendant leurs études qui prenaient des directions divergentes. Puis ils avaient presque coupé tous les ponts une fois installés dans la vie, leur vie. Ils se voyaient néanmoins régulièrement pour boire un verre en fin d’après midi, pour partager un déjeuner sur le pouce, plus rarement passer quelques heures ensemble  le Dimanche. Lorsqu’Edouard fonda sa petite famille, Arthur vint plus souvent voir ses nièces. C’était un prétexte. Il arrivait les bras chargés de cadeaux parfois coûteux. Edouard n’osait lui dire de calmer ses ardeurs : cela serait un très mauvais exemple de vie pour les filles. Edouard, au contraire d’Arthur, ne croyait pas, mais pas du tout que tout pouvait s’acheter. Loin de là. Mais il finissait par lui pardonner. C’était son système de valeurs, confiait-il à Emilie quand celle-ci lui reprochait les agissements mercantiles de son jumeau.

Edouard avait le pardon facile. Il possédait cette qualité si rare de pouvoir aisément se mettre à la place des autres, d’épouser leur façon de voir les choses.

Arthur ne se posait pas tant de questions. Pour lui tout était basé sur l’échange monnayé. Lorsqu’on lui accordait du temps, il se sentait obligé de le rémunérer. La moindre faveur exigeait une contribution, le plus petit service un pourboire.

Au fil des semaines passées dans cette petite chambre, Arthur avait mûri. Il avait découvert la gratuité des choses. Que l’humain n’était pas une marchandise. Et, surtout, il avait rencontré Georges.

Georges était né à Casablanca juste avant l’indépendance.  Il avait grandi sur le port, bercé par les ritournelles que chantait son père, important  armateur et, à l’occasion, réparateur de filets de pêche. Il avait fait fortune entre les deux guerres mais avait gardé l’humilité de ses origines. Il s’était élevé socialement et s’était marié avec la plus belle fille du port qui lui avait donné un fils unique.

L’air iodé   avait accordé à Georges une belle santé. Adolescent, il plaisait aux filles. Mais il vouait une admiration sans bornes pour sa mère, si discrète, si humble et pourtant riche de ces choses qui ne s’achètent pas. Une enfance heureuse, à l’abri du besoin et puis un jour, sans prévenir, le destin qui a plus d’un (mauvais) tour dans son sac, lui avait tout repris.

Il y eut un attentat dans le centre de la ville lors des coups d’état de 1971 qui tua son père et laissa sa mère handicapée à vie. Georges venait d’avoir quinze ans. La situation politique du pays bloqua tous les avoirs de la famille  par une sorte de vengeance de certains, perclus de jalousie envers le puissant armateur. On lui en voulait moins de sa fortune que d’avoir réussi en partant de rien. Les gens de peu pardonnent plus facilement aux nantis quand ceux-ci  ne viennent pas de leur monde.  Georges, du jour au lendemain, dut s’occuper de sa mère et trouver du travail. Mais ce n’était pas si simple. Ils se retrouvaient seuls, démunis, devant l’hostilité des voisins, jaloux de la réussite de l’armateur et de l’administration nouvelle qui faisait payer cher les anciennes amitiés. Rien que son prénom était une insulte à la nouvelle démocratie. Ne pouvait-il pas s’appeler Abdel, Mohammed ou Rachid ?

Georges comprit qu’aucun  avenir ne pourrait jamais plus se lever pour eux dans ce pays où lui et sa mère étaient déjà considérés comme des parias. Ils embarquèrent sur le grand bateau qui partait chaque matin pour Marseille. La ville ressemblait à Casablanca avec ses maisons aux murs blancs, l’accent chantant de ses habitants et le soleil, toujours le soleil. Cependant, là encore, ils n’étaient pas les bienvenus. Au début des années 70, le plein emploi n’était plus qu’un souvenir et si on tolérait les italiens, les portugais, les yougoslaves et les marocains venus reconstruire la France de l’après guerre, on commençait à regarder de travers les étrangers qui postulaient même à des emplois dont les autochtones n’auraient pas voulu. De plus, on reprochait à Georges d’une part son prénom, croyant qu’il voulait à tout prix s’intégrer en gommant son vrai nom et surtout une mère impotente. On pensait qu’il était venu en France pour soigner sa mère gratuitement, le système d’assurance maladie étant plus confortable qu’au Maroc.

Il balaya les rues, nettoya les vitres des immeubles, ramassa les poubelles, fit mille petits métiers méprisables. On le regardait de haut quand on ne l’ignorait pas, tout simplement. Demeurer au niveau du caniveau renforce l’humilité. Parfois cela donne la rage, l’envie de tout casser. Ce n’était heureusement pas le cas de Georges, qui courbait le dos et remerciait même quand on le méprisait. Il portait sa fierté ailleurs, il gardait sa dignité pour les choses vraiment importantes.

Ces choses qui lui avaient permis de garder la tête haute même lorsqu’il courbait l’échine devant la bêtise humaine qui, elle, n’a pas de frontières. Ces choses  lui étaient devenues sa philosophie de la vie. Ces choses qu’il allait transmettre à Arthur.

Georges avait plus de soixante deux ans. En principe, il aurait dû faire valoir ses droits à la retraite et profiter du temps précieux qu’il passait avec ses petits enfants. Mais des entrepreneurs peu scrupuleux avaient « oublié » de le déclarer à l’embauche, gagnant ainsi sur les cotisations qu’ils n’avaient pas versées à l’état. Résultat : ces entreprises hors la loi continuaient de faire des profits tandis que Georges devrait travailler encore trois ans pour parvenir à son quota requis d’années de labeur.

Cela ne le dérangeait pas outre mesure. Il aimait bien son emploi dans le gigantesque hôpital. Il  servait les plateaux repas. C’était déjà mieux que de vider les poubelles ou faire la plonge. Bien qu’il ne déprécia jamais les métiers dédaignés. Il aimait affirmer que ramasser les ordures était, au contraire, une activité majeure sans laquelle la société irait à sa perte. Il utilisait parfois une métaphore en désignant les organes indispensables du corps humain. Il y avait le cœur, le moteur. Le cerveau, l’ordinateur. Les jambes et les pieds pour se déplacer.  Les bras et les mains pour fabriquer. Le sang pour réchauffer. La peau pour protéger. Chaque organe brandissait fièrement son utilité. Resté seul dans son coin dissimulé à tous les regards, le petit trou du cul ne disait rien, ne se gonflait pas de l’orgueil d’une si grande utilité. Et pourtant, sans lui…

Cela faisait toujours rire et Georges souriait de la prise de conscience chez les autres de ce qu’il savait depuis tout gamin : l’utilité ne se mesure ni au compte en banque, ni à la prestance, encore moins à la gloire d’une position élevée. Un simple éboueur est parfois plus utile que le meilleur des ingénieurs ou le plus riche des banquiers.  

A chaque venue dans la chambre d’Arthur, apportant une semaine le déjeuner, la suivante le diner et la troisième le petit déjeuner matinal, Georges avait toujours un petit mot personnalisé. Il souhaitait une belle et bonne journée à des patients qui n’allaient forcément pas profiter de toutes leurs possibilités, empêchés, alités, souffrants. Il était le rayon de soleil qui pénétrait dans chaque chambre. Tout le monde l’appréciait, y compris le personnel médical. Quelques années auparavant, alors que Georges s’était déjà taillé une jolie réputation au sein de l’établissement par sa gentillesse et sa présence, un jeune loup, tout frais promu chef de service en cardiologie, lui avait témoigné le même mépris qu’il avait dû subir pendant de si longues années dans les rues de Marseille puis sur les quais Lyonnais de la Saône, dans des entrepôts de la grande banlieue parisienne et même dans l’arrière salle d’un restaurant du huitième arrondissement à faire la plonge. Cela avait un peu choqué  les deux infirmières qui accompagnaient le tout jeune responsable qui voulait, avant tout, marquer son territoire. Elles appréciaient Georges ; il avait été un précieux confident quand ça n’allait pas fort dans leur vie. Mais, tout responsable que le jeune promu était du service cardiologie, il avait un supérieur en la personne du chef de l’aile D du grand hôpital, monsieur Duchemin, lui-même aux ordres du directeur général, monsieur Laborit. Ces deux sommités avaient eu l’occasion de croiser Georges, un peu moins souvent en ce qui concerne monsieur Laborit. Ils appréciaient la bonne humeur de cet homme si sage, et avaient bien compris, spécialement monsieur Duchemin, que Georges n’apportait pas simplement des plateaux repas mais surtout du réconfort, du soulagement, un médicament ou un baume non remboursé par la sécu mais ô combien indispensable au bon moral des patients. Il y a des choses qui ne s’achètent pas. Ces choses là possèdent la plus grande valeur.

Le jeune responsable du service cardiologie, dont il n’est pas utile de répéter le nom, fut un beau matin convoqué dans le bureau de monsieur Duchemin. Il ne lui posa qu’une seule question : de combien de personnes avez-vous pu soulager les douleurs cette semaine ? Le jeune cardiologue se gonfla d’orgueil. Il fit de grandes phrases dans son jargon de spécialiste, mis en avant les procédures, les protocoles, l’assistance médicamenteuse. Bref, il brassa du vent. Duchemin l’arrêta d’un geste de la main. Il lui répondit que Georges, oui le pauvre Georges qui n’apportait que les plateaux repas, donnait un coup de balai à l’occasion et ne rechignait pas à remplacer un collègue absent, pouvait s’enorgueillir de faire sourire et de redonner le moral à tous les patients qu’il servait. Tous, sans exception.

Georges avait tout de suite compris qu’Arthur souffrait d’un mal beaucoup plus grave que les séquelles de son accident routier. Sur le seul plan physique, il récupérait rapidement. Il jouissait d’une bonne constitution et entretenait sa condition physique dans d’onéreuses salles de sport. C’est de l’âme qu’il souffrait. 

D’avoir échappé d’un rien à une mort violente avait déjà un peu ébranlé les fausses certitudes d’Arthur. Il n’était plus si sûr de ses priorités. L’argent ne faisait peut-être pas tout. La présence quotidienne de Georges apportant son plateau repas accentuait cette impression. Au temps de sa gloire, il y a quelques semaines à peine, gagnant des centaines de milliers d’euros par an, bénéficiant d’un vaste appartement en plein Paris, changeant régulièrement de mannequin en guise de compagne, voyageant de New York à Tokyo, de Londres à Athènes, de Dubaï à Las Vegas, lui à l’apogée de sa réussite ne semblait pas plus heureux que ce simple Georges pour qui la vie était une merveille.

Un matin, comme le soleil perçait la baie vitrée donnant sur le parc de la clinique, il lui demanda quel était son secret. Comment un simple employé chargé de distribuer des plateaux repas pouvait trouver la vie si belle.

Georges prit le temps de lui répondre. Georges prenait toujours le temps. Evidemment, il finissait souvent  sa tournée bien après les autres, mais le temps passé avec les patients alités n’avait pas de prix.

Il ne lui parla pas de son parcours, de sa vie chaotique, de ses peines, de ses chagrins. Il résuma simplement sa philosophie en lui disant qu’il fallait vivre chaque journée comme si c’était la dernière, tout en la vivant comme si c’était la première. Arthur ne comprenait pas cette poésie. Georges expliqua : profiter de chaque instant comme s’il ne devait plus y en avoir d’autres. Ca, Arthur le comprenait mieux que personne dorénavant, ayant échappé au tombeau d’un cheveu. Il est certain que jamais une telle idée ne lui serait venue avant. Il agissait alors en se projetant systématiquement dans l’avenir. Son quotidien n’était que projets et prospective. Il ne se satisfaisait jamais du jour même, regardant l’horizon à venir comme un graal à atteindre. Bien sûr, il ne pouvait y parvenir.

En revanche, il eut plus de mal lorsque Georges lui expliqua la seconde partie de l’aphorisme. Aborder chaque journée comme si c’était la première, cela voulait dire être curieux de tout, ne pas avoir d’idées préconçues, être vierge et presque naïf face aux situations nouvelles, aux rencontres inédites. Arthur n’était pas encore prêt psychiquement pour ce genre de révélation. Pouvoir découvrir chaque nouvelle journée comme un enfant le ferait en écarquillant les yeux pour emmagasiner le plus d’informations possibles, mettre tout ses sens en quête de nouvelles sensations agréables – ou pas.

Chaque jour, Georges lui racontait une anecdote, parfois une blague, une petite histoire – vraie ou inventée, peu importe.

Un soir, Georges s’attarda davantage. Il avait terminé sa journée. Il s’assit sur le bord du lit.

- Je vais te dire le secret du vrai bonheur commença-t-il. Il tutoyait quasiment tout le monde, du chef de service jusqu’au premier inconnu croisé. Il le faisait avec cette humilité des indigents ou de certains prêtres et cela ne choquait personne.

Donner aux autres, là est le vrai bonheur.

Nous devons. Tout le temps.

A nos parents, de nous avoir donné la vie même s’ils s’avèrent de mauvais parents ensuite. A nos grands parents qui nous ont transmis leurs valeurs. A nos ancêtres qui ont bâti la société, érigé la civilisation, posés les fondations. Aux espèces qui ont permis à l’humain d’exister un beau jour. A la flore à la faune dont ils se sont nourris. Aux bactéries qui ont tout commencé (en faisant de la Terre un paradis). Aux poussières d’étoiles qui ont façonné le soleil et ses planètes. Aux forces qui ont permis d’émerger du chaos en produisant  un ensemble cohérent.

Ainsi nous sommes redevables à tout ce qui existe dans la nature. Les roches (les os de nos ancêtres, poussières d’étoiles), l’air (le souffle de nos aïeux), l’eau (leur sang), le vent (les paroles des disparus). Les personnes disparues vivent encore dans l’environnement, du moins dans nos mémoires. Ils sont de bon conseil si toutefois nous savons les écouter. Mais l’humanité ne sait plus écouter, elle ne sait qu’entendre, elle ne sait plus observer elle voit par écrans interposés, elle ne sait plus sentir, elle se dissimule sous les parfums et les désodorisants, ne sait plus goûter, ingérant de la malbouffe à tous les repas, ne sait plus toucher, ne sait plus donner mais juste prendre. Nous devons à tous ceux et celles qui nous entourent. Tous les jours. Car nous dépendons d’eux. Les habits que nous portons, la nourriture dans nos assiettes, les transports, la culture, l’art, le divertissement, les innombrables services rendus. Toutes nos vies n’existent que grâce au labeur des autres.

Arthur écoutait cette confession si particulière. Il n’avait jamais songé que la moindre seconde de sa vie n’était possible que grâce aux autres, grâce à l’environnement proche ou lointain, grâce à cette Terre que l’on maltraite.

Georges le quitta en lui souhaitant une bonne nuit. Les paroles toutes simples firent leur chemin dans la conscience d’Arthur. Le lendemain, il commença par regarder le monde qui l’entourait d’une toute autre manière. Il ne le voyait plus comme un  terrain de jeu où la compétition régnait en maitre, où l’on devait être prédateur pour ne pas être mangé soi-même, où sa simple personne passait en priorité devant tout le reste, où la fin justifiait n’importe quel moyen.

Donner est plus gratifiant que recevoir comme aimer est plus fort qu’être aimé. Cela, Arthur le savait depuis toujours. Il n’était jamais ingrat envers les services reçus, simplement il pensait que tout se règle par une signature au bas d’un chèque ou un large pourboire. L’argent se substituait au don de soi, rendant tous ses rapports avec autrui parfaitement impersonnels.

Non, l’argent ne pouvait pas tout acheter. Il ne pouvait pas acheter la reconnaissance, la gratitude, l’amitié. Objet matériel, il ne devait s’utiliser que pour les choses, les objets, les machines. Jamais les personnes.

Il se rendit compte assez vite qu’on pouvait éprouver une certaine joie, une sorte de satisfaction même,  à se mettre à la place d’autrui. Cela commençait par le fait d’appeler son interlocuteur par son prénom. Inconsciemment cela donnait l’impression que l’on s’adressait vraiment à la personne en particulier et rien qu’à elle, qu’on la considérait comme unique.

Arthur apprit également à écouter. Georges lui avait annoncé  un petit matin avec une certaine malice que si l’on possède  deux oreilles et une seule bouche, c’est qu’il est deux  fois plus important d’écouter que de parler. En cessant de se mettre en avant systématiquement, on gagnait en épaisseur. Les échanges étaient plus profonds. Une bonne écoute permettait de surcroit d’obtenir une plus grande confiance de la part de l’autre. C’était tout bénéfice.

Arthur découvrit des trésors insoupçonnés dans n’importe quelle personne. Pour cela il suffisait de savoir écouter et mieux regarder.

Sur le plan physique, il avait bien récupéré et on envisageait une sortie imminente. Lors d’une flânerie dans les couloirs de l’hôpital, il avait aperçu son frère. Ce n’était pourtant pas ses heures de visite. Sans trop savoir pourquoi, il s’était dissimulé derrière un recoin et l’avait épié puis suivi dans les méandres du labyrinthe hospitalier. Il s’était arrêté au secrétariat des consultations externes en chirurgie pulmonaire…

Arthur regagna sa chambre. Son cerveau fonctionnait à toute vitesse. Pour en avoir le cœur net, il appela le secrétariat deux heures plus tard, se faisant passer pour son propre frère et prétextant n’importe quel motif. Il apprit donc qu’Edouard avait subi une intervention. Une ablation d’un poumon en vue d’une greffe. 

Cela bouleversa Arthur bien plus qu’il ne pouvait l’imaginer. Il était encore englué dans cet égoïsme qui lui collait à la peau : il n’avait pas songé à demander à qui il devait ce poumon sain qui lui avait permis de vivre. Du reste, on ne lui aurait pas communiqué. Ainsi, son propre frère avait fait ce sacrifice. Il n’est pas certain que lui-même eut le même geste. Même cette nouvelle version de lui qu’il découvrait jour après jour.

Il comprenait toutefois pourquoi Edouard ne lui avait rien avoué. Il est des dons si immenses qu’ils doivent rester anonymes. Sauver une vie. Comment rembourser un tel acte ? En le sauvant en retour si l’occasion se présentait. Le crédit était trop lourd pour devoir le supporter. Arthur comprenait mieux, à présent, pourquoi l’anonymat de tels dons.

A secret, secret et demi : il n’avouerait jamais à son frère qu’il connaissait son dévouement, ce suprême don. En son for intérieur, il savait qu’il lui devait une vie. La sienne.

Les mois s’écoulèrent selon leur routine habituelle. Edouard poursuivait son projet Récréation avec l’ardeur propre aux passionnés ; Arthur avait repris une vie, bien différente de celle qui était la sienne avant l’accident. Il avait compris que le bonheur ne résultait pas d’une accumulation de biens ni d’un moelleux compte en banque.

Il avait repris les rênes de son site santaclaus.com pour en faire non plus cette formidable machine à engendrer du profit au détriment à la fois de ceux qui produisaient les articles proposés en les rémunérant trois francs six sous pour des journées entières de dur labeur au bout du monde, là où la législation du travail est plus souple pour employer un euphémisme et arnaquant d’une certaine manière les consommateurs en appliquant des marges conséquentes et en sollicitant sans cesse leur désir de consommer. S’il faisait du prosélytisme dorénavant, c’était pour la bonne cause. Son puissant site de vente s’était allié avec la fabrication et la récupération de la petite association d’Edouard.

A eux deux, ils tentaient de redéfinir le commerce : rétribuer d’une manière plus juste et plus équitable les producteurs et les artisans, éviter tout gaspillage, à commencer par l’énergie, et réduire le plus possible la pollution engendrée par n’importe quelle activité humaine. Enfin, ils mettaient un point d’honneur à donner une seconde vie au maximum d’objets et machines tout en assurant un service après vente digne de ce nom : ils s’engageaient, sous la forme d’une assurance, à réparer et entretenir ce qu’ils vendaient au plus juste prix – le plus souvent gratuitement (les acheteurs donnaient ce qu’ils voulaient ou ce qu’ils pouvaient). On assistait à une mutation de la société, du moins dans ce petit village du piémont alsacien, entouré de vignes dont les couleurs s’enflammaient aux premiers frimas de l’automne, d’où s’échappaient des écharpes de brumes à l’assaut des douces collines dominées par quelques vestiges de châteaux médiévaux. La vie était douce et légère.

Ce matin du 24 décembre, il se mit à neiger avant même que le jour ne se lève. Lorsque que retentirent les neufs coups au clocher du village, la couche était suffisamment conséquente pour qu’une bande de gamins s’éparpillent dans les rues puis en direction des prés pentus, criant leur joie de nouveaux jeux. Certains érigeaient des bonhommes de neige plus hauts qu’eux, d’autres improvisaient des glissades avec ce qu’ils avaient sous la main quand les cinq luges disponibles étaient prises d’assaut. Enfin, tout cela dégénéra en une gigantesque bataille de boules de neige à laquelle ne manquèrent pas de participer les plus âgés, jusqu’au père Mathieu, vétéran du village à 95 ans. Les gamins prenaient soin de mal le viser et cela l’enrageait plus que tout.

- Je ne suis pas en sucre tout de même ! Allez-y franchement, bande de petits chenapans !

Vers midi la tempête reprit de plus belle. Les flocons, parfois gros comme la main, giflaient tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Tout le monde s’était réfugié bien au chaud dans les maisons magnifiquement décorées de branches de sapins, ornées de brins de houx, guirlandes naturelles, pignes de pin en guise de boules, vraies pommes gelées, pelures d’oranges en forme de cotillon. Il y avait bien quelques ampoules clignotantes, mais la plupart trouvaient ça démodé. On préférait passer davantage de temps, s’impliquer plus hardiment pour habiller le village aux couleurs de Noël.

Ce déchainement des éléments permettait à toutes et tous de se concentrer sur les préparatifs de bouche. Toutes les cuisines embaumaient des délicieux effluves de biscuits, bredele, sablés, petits gâteaux aux épices, babas au rhum, bientôt accompagnés de relents plus puissants de la viande qui mijote, des dindes fourrées, des rôtis de porc à la broche, de la charcuterie que l’on apprêtait dans de belles assiettes…

Là haut, à l’orée de la forêt de sapins et châtaigniers mêlés aux nobles hêtres et puissants ormes, une petite maison typique à colombages semblait veiller sur le village. Derrière les rideaux de dentelles et cette buée qui annonce la douceur de vivre, une famille s’attèle, comme les autres, à préparer cette singulière soirée. On reconnait Edouard et sa femme entourés de leurs trois fillettes. Tous sont consciencieusement  occupés à des tâches diverses. Ils sont heureux de travailler au bonheur des autres. Soudain, on frappe à la porte. Qui peut bien braver la tempête à cette heure-ci où tout le village vit reclus chez soi ?

Edouard entrouvre la porte protégée d’une sorte d’auvent. Aussitôt une bourrasque parvient tout de même à s’engouffrer dans la chaude chaumière, faisant s’envoler les papillotes et banderoles que découpaient avec attention les trois fillettes.

Un homme emmitouflé dans une épaisse parka qui ne laisse apparaitre que le bout d’un nez rougi par le froid glacial fait son entrée. Toute la famille retient son souffle. Serait-ce le détestable père fouettard qui vient leur rendre visite ? Les fillettes se protègent déjà le visage et ont un mouvement instinctif de recul.

Emilie a stoppé sa délicate opération de pétrissage de pâte et lève le menton vers l’inconnu debout devant la porte d’entrée. Il n’ose pas s’avancer. Seul Edouard semble détendu. Un simple regard aux yeux du visiteur lui a permis de mettre un nom sur cet inquiétant personnage.

L’invité relève sa capuche, dénoue son épais cache-col et plonge ses deux mains dans les larges poches de son corpulent manteau. Il en sort deux bouteilles aux étiquettes prestigieuses. A ce moment, toute la famille vient de reconnaitre l’oncle Arthur.

Il tend les deux présents à son jumeau en lui glissant discrètement à l’oreille : 

- J’ai laissé une hôte pleine de cadeaux et surprises dehors. Le Père Noël se chargera de remplir les chaussons cette nuit.

Tout le monde est étonné de le voir arriver si tôt – la nuit n’est pas encore tombée. Ce n’est pas dans ses habitudes. Il explique qu’il se faisait une joie de venir donner un coup de main aux préparatifs. Emilie n’en revient pas. Elle a l’impression qu’on a changé l’ancien Arthur, si imbu de sa personne, contre une nouvelle version, plus humaine. Elle n’a pas tort. C’est, en effet, un Arthur tout neuf qui vient fêter Noël avec son frère et sa famille. Mieux : il annonce que Caroline viendra les rejoindre une fois son service terminé.

Mais qui est Caroline ?

- Quelqu’un qui risque de beaucoup compter pour moi à l’avenir, fit il avec un clignement d’œil et l’air amusé.

Décidément, Arthur n’est plus le même.

Caroline se joint à la famille au moment où tous sont en train de dresser la table du réveillon. Arthur a mis à chambrer le champagne sur le rebord de la fenêtre, Edouard passe un dernier coup de chiffon aux verres déjà rutilants, Emilie surveille la cuisson de la dinde et la bonne tenue des hors d’œuvres auxquels  les trois fillettes  assurent les ultimes préparatifs.

C’est une simple infirmière  au minois semblable au visage d’ange de l’actrice Annabelle qu’Arthur a rencontré lors de sa convalescence. Elle ne porte aucun maquillage et ses vêtements sont simples mais lui vont à ravir. Dans un casting d’agence de mannequinat, elle n’aurait aucune chance. En revanche, pour rendre un homme heureux le restant de sa vie, elle a tous les atouts possibles. Arthur le sait. Il a mit le temps, mais désormais c’est une évidence.

On plaisante, on rit, on s’enivre à peine pendant cette soirée magique. Le repas est succulent et d’autant mieux apprécié qu’il a été préparé par tous les convives présents. Une fois la dernière bouchée de bûche avalée, au lieu d’allumer le détestable écran de télévision, formidable machine à provoquer des solitudes, on sort échiquiers, damiers et autres jeux qui permettent aux hommes et aux femmes de se comporter en humains : jouer. La petite maison résonne de rires, d’exclamations, elle respire un bonheur authentique.

Un quart d’heure avant minuit, tout le monde enfile d’épais manteaux, se couvre le moindre centimètre carré de peau et sort dans la nuit constellée de milliards d’étoiles. Autant de soleils qui veillent sur les hommes. On avance d’un bon pas vers la petite église où se masse déjà la foule des grands jours. Edouard et sa famille ne se rendent pas à la messe de minuit par conviction religieuse, mais afin de partager ce moment avec la communauté, renforçant des liens entretenus pendant toute l’année. Ils ne sont pas les seuls à apprécier ce moment de communion et de partage sans éprouver cette connotation spirituelle.

D’abord, la petite église a un cachet particulier, ressemblant davantage à une chapelle. Une vingtaine de bancs rustiques sont alignés de part et d’autre de l’allée centrale pavée de grosses dalles. Les pièces en bois sont délicatement ouvragées et possèdent cette patine des vieux meubles donnant au bois de chêne ou de hêtre une couleur particulière, un acajou brillant.

Ensuite, les vitraux où se reflètent les lumières douces des bougies et des cierges. Cela semble les faire miroiter. Car, pour cette messe de minuit, on n’allume pas les lampes électriques installées maintenant depuis il y a une quarantaine d’années. La lumière danse au gré de la flamme qui se courbe devant des infimes courants d’air.

Enfin, il y a la chorale. Composée d’une quinzaine de personnes, toutes issues de la commune et dont la moyenne d’âge dépasse les 70 ans, elle est la fierté de Monsieur le curé. Et il y a de quoi. Ce soir, le répertoire n’est pas essentiellement   religieux. Il y a bien sûr un ou deux chants liturgiques et sacrés, mais le prêtre mélomane met un point d’honneur à y inclure quelques pièces signées Mozart, Haydn, Lulli ou encore Verdi. Et bien sûr, les trois ou quatre chants de Noël, indispensables aux circonstances.

Qu’il neige ou qu’il vente, chaque Vendredi soir ont lieu de précieuses répétitions dans la petite église que chacun aborde avec le plus grand sérieux. Il y a une recherche de l’excellence dans ces réunions. Les choristes ne donneraient leur place pour rien au monde. Et ce soir, l’aboutissement de tout ce travail les remplit d’une fierté qui donne à leurs visages une expression de félicité, de joie, presque d’orgueil. Ils sont beaux, tous et toutes, chantant à l’unisson devant un public conquis.

Ce n’est évidemment pas un concert comme ils peuvent en donner tout au long de l’année, écumant les maisons de Dieu de la région selon une tournée bien rôdée, mais l’audience ne peut s’empêcher, juste après la dernière note de l’ultime chant, un Ave Maria ayant subi les arrangements experts de Monsieur le curé, de laisser échapper son allégresse en applaudissant à tout rompre. La chapelle vibre encore des notes envolées.

Alors, chacun sort de l’église avec quasiment une larme à l’œil et le cœur attendri. Personne ou presque ne sent le froid mordant traverser les épais manteaux. On force le pas et on se sépare comme les eaux d’un delta vers chacune des maisons où l’on a laissé briller une bougie, une lampe de chevet ou quelques braises dans la cheminée.

Edouard et sa famille accompagnés d’Arthur et sa nouvelle compagne regagnent la maison la plus éloignée du village. Des milliers d’étoiles scintillent dans le ciel où passent parfois quelques écharpes de brumes comme des trains sans destination. Tous les cœurs débordent de sentiments et Arthur sait à cet instant que la richesse ne se mesure pas avec des billets de banque ou des actions mais bien selon la quantité de bons sentiments que peut contenir un cœur.

Emilie retire du feu doux un énorme faitout qui mijotait tout ce temps : c’est une soupe aux oignons, délicieusement parfumée de relents fumés. Toute la famille se régale avant d’aller regagner leur chambre, les yeux déjà à demi fermés pour les fillettes et l’esprit flottant dans de très hautes sphères pour les adultes – ce que l’on peut nommer une idée du bonheur en somme.

Tous s’endorment en pensant à la magie de Noël, avec la douce certitude que cette nuit il ne peut survenir que de bonnes choses. Les trois fillettes imaginent l’homme en rouge sur son traineau tiré par une demi-douzaine de rennes aux naseaux fumant dans la nuit glacée. La plus grande commence à bien montrer quelques soupçons sur l’existence du célèbre personnage. Mais, pour rien au monde elle n’ôterait la croyance de ses sœurs. Après tout, elle n’en est pas bien sûre elle-même.

Edouard ne rêve pas au Père Noël mais d’une ambition plus grande encore : faire de chaque jour un Noël permanent. Les bonnes volontés et le partage ne doivent pas se contenir dans ce seul jour annuel. Il n’est cependant pas naïf : il sait que tout n’est pas, ne peut pas être rose dans la vie. Mais, après tout, pourquoi pas ? Pourquoi devrions-nous supporter une existence faite d’une suite de petits malheurs ? Il l’a prouvé à sa petite échelle, il est possible de proposer autre chose.

Arthur est tout ému des nouveaux sentiments qu’il éprouve pour la première fois de sa vie. En moins d’un an, il a vu celle-ci prendre un virage radical et se rendre compte qu’il parcourait un mauvais chemin déguisé en si belle autoroute. A ses côtés, il entend la douce respiration d’une femme pour laquelle il n’avait jamais éprouvé un sentiment qui lui parait si énorme, si formidable, si grandiose qu’il n’est pas prêt d’en avoir fait le tour : l’Amour.

Ce sont les trois fillettes qui égayent la maison bien avant que le pâle jour ne se lève. Le ciel semble avoir fait la fête hier soir : tout n’est que brumes et brouillard ce matin. Il semble toucher la terre, comme s’il ne pouvait s’en détacher, comme s’il l’étreignait dans une embrassade amoureuse. Les yeux encore embués d’un si doux rêve, Edouard regarde par delà les rideaux et lâche : ça sent la neige tout ça.

Au pied du sapin, la magie a encore fonctionné : hier soir en rentrant de la messe, il n’y avait rien et ce matin des paquets de toutes les formes se bousculent comme une cascade de couleurs. Les fillettes sont ébahies, mais quelque chose dans le regard de la plus grande semble différent. Elle arbore un sourire amusé et, lorsqu’elle croise le regard de son père, elle plisse les yeux en guise de confidence, comme s’ils étaient les seuls à partager un important secret. Au milieu de la nuit, il lui semble bien avoir entendu des pas en provenance de la chambre des parents descendre l’étage. Mais tout ceci n’était peut-être qu’un rêve. Elle préfère encore y croire. C’est plus simple. Elle a bien le temps de grandir.

Chacun déballe son dû. Des jouets, une paire de jolis gants, un gadget amusant, un magnifique stylo dans son écrin, un beau livre sur des endroits paradisiaques, un splendide portefeuille en cuir, une paire d’escarpins rutilants mais, surtout, pour chacun et chacune un cadeau fait-main.

C’est celui-ci qui remplit le cœur de son quota de sentiments agréables. C’est à celui-là que revient toute la gratitude.

Emilie découvre une écharpe tricotée par des mains inexpérimentées : les mailles ne sont pas bien régulières mais les couleurs sont agréablement bien choisies. Elle sait déjà qu’elle n’en portera pas d’autre.

Arthur découvre un bol grand comme un saladier, décoré d’une scène campagnarde à sa base et faisant tout le tour du récipient. Il a l’air amusé. L’an passé, Edouard lui avait offert la même chose, fabriqué par lui-même, à cette différence près qu’à la place de prés, de bosquets et de vaches broutant paisiblement, il y avait une rangé interrompue de gratte-ciels. Il comprend le message.

Mais c’est Edouard qui est le plus surpris. Son paquet est tout en longueur. Quand il en ôte précautionneusement l’emballage (en cela, ses filles l’imitent déjà, rendant ce délicieux moment si long qu’il devient un véritable supplice pour les auteurs du cadeau), il ne peut empêcher une larme de couler sur sa joue droite.

Le premier cadeau jamais réalisé par son jumeau.

Une canne, plus exactement un bâton de marche sculpté de haut en bas. Cela a dû lui prendre des heures, des jours, des semaines.

Il se tourne alors vers son frère, son exacte copie à l’esprit si différent et le prend dans ses bras pour la première fois de sa vie. Il sait déjà que les deux jumeaux commencent à se ressembler à l’intérieur. Comme deux gouttes d’eau.