Un frère pas comme les autres
Les flammes déchiraient la nuit glaciale sous la voûte céleste qui scintillait de toutes ses étoiles, spectatrices involontaires du drame qui pétillait à la sortie de la petite ville.
Personne ne sut et personne ne saurait jamais comment l’incendie avait commencé.
Un mégot jeté par inadvertance. Impossible, il ne fume pas.
Un tison jailli du feu. Il n’y a pas de cheminée.
Une bougie renversée. Possible, mais peu probable.
Le feu de la gazinière qui se serait propagé à un torchon. Non, puisqu’il dormait quand le feu a prit.
Un court-circuit dans l’installation électrique. C’était envisageable, en effet. La maison était une vieille bâtisse de l’entre deux guerres. Mais là encore, un court-circuit ne se produit que si l’on actionne un interrupteur. Et il dormait.
C’est l’odeur qui l’a réveillé.
Il pensait qu’il rêvait. Surement à un incendie. Mais il se rendit vite compte que les craquements de poutre qui s’affaisse, le ronflement de chaudière mal réglée, les émanations piquantes et cette chaleur de canicule, étaient la réalité toute brute.
Maintenant il se tenait debout à cinquante mètres de la maison en flammes, dont les plus hautes semblaient lécher les étoiles comme un dragon affamé, ses bras croisés sur un dossier en carton bouilli, le regard dans le vide, ne voyant même plus le brasier qui ne parvenait pas à réchauffer cette nuit polaire.
On était le 24 Décembre. Dans quelques heures le jour se lèverait sur la veille de Noël.
Et Baptiste n’avait plus de maison.
Tout le quartier s’était levé, avait enfilé de chauds vêtements par-dessus leur tenue de nuit : pyjamas, chemises de nuit avec bonnet assorti, simple combinaison pour les dames ou Marcels pour les hommes. Ils avaient été réveillé par ce bourdonnement propre aux grands feux. Puis par les exclamations des premiers badauds. On posait des questions dont personne n’avait les réponses. On ne comprenait pas. On se lamentait. On se désolait. On plaignait.
- Qu’est-ce qu’il va devenir, Baptiste? Il n’a pas de famille. Il ne va tout de même pas coucher dehors avec ce temps de gel à pierre fendre.
Madame Lafeuille, pièce rapportée du quartier, s’inquiétait du devenir de ce sympathique garçon.
Une vieille femme qui n’avait pas eu le temps d’accommoder ses cheveux en un chignon d’ordinaire si impeccable qu’on ne la reconnaissait qu’au deuxième coup d’œil répondit sans se retourner, hypnotisée comme tous les autres par le spectacle magnifique des flammes mais ô combien dévastateur. Comment se fait-il que l’horreur puisse être à ce point flamboyante, que des plus grands malheurs jaillisse une beauté cruelle. La beauté du diable.
- Si, il a de la famille. Un frère. Jumeau, qui plus est.
Quelques personnes se retournèrent. En observant leurs regards on pouvait y lire un étonnement naïf. Finalement, on ne savait pas grand-chose de ce Baptiste.
La vieille dame au chignon approximatif reprit d’une voix morne, comme si elle ne pensait pas les mots qu’elle prononçait, que ceux-ci se formaient tout seuls, par réflexe.
- Il faudrait le prévenir, après tout il ne peut pas être insensible à ce drame.
Prévenir qui? Personne ne suivait le cheminement de la pensée de la vieille, si pensée il y avait.
- Qui ça? Monsieur le Maire?
- Mais non, pas Monsieur Bontemps! Bien que, si, il faut l’informer du désastre. Il a toujours été charitable pour ce bon Baptiste. C’est son frère, son frère jumeau, qu’il faut avertir.
- Son frère… Mais c’est qui, son frère, bon sang!
L’exclamation agacée venait d’une voix profonde et caverneuse qui prenait son origine dans le torse imposant d’un gaillard dans la force de l’âge qui ne portait qu’un mince pullover. Il était le seul à ne pas ressentir le froid mordant de cette nuit étoilée, de cette nuit que tous allaient se rappeler bien longtemps.
Raoul Turini, fils d’immigrés italiens à une époque où l’on avait besoin de main d’œuvre pour empierrer le mauvais chemin qui menait alors à un charmant village perdu au milieu des vignes. Et puis des Portugais étaient aussi venus afin d’élever toutes ces nouvelles maisons qui avaient grossi le petit village en une jolie petite ville débordant sur les vignes dont il ne restait plus grand-chose.
Raoul était devenu maitre nageur pendant tout l’été, bûcheron à l’automne, entraineur de l’équipe locale de rugby et, accessoirement, assurait la permanence du cabinet d’infirmières. Il était lui-même infirmier. Au premier abord, voir arriver une telle armoire à glace, une seringue entre ses doigts de catcheur, glaçait le sang. Mais quiconque a eu affaire à sa douceur pour les piqûres et les prises de sang ne voulait plus d’une infirmière frêle et gracile.
La vieille, qui semblait être la seule à connaitre les liens familiaux improbables de Baptiste, répondit comme une évidence :
- Jean-Paul Morand.
***
Tout le monde connaissait Jean-Paul Morand.
C’était en quelque sorte la gloire locale, Jean-Paul Morand. Parti de rien, il avait suivi un cursus universitaire en parallèle avec une carrière de rugbyman. Non qu’il fut une tête, de celles toujours plongées dans des bouquins incompréhensibles pour la majorité, mais il savait tirer le meilleur parti de tout ce qu’il entreprenait. Il avait suivi des études de commerce, intégrant les plus hautes écoles. Une spécialité qui lui laissait cependant de larges espaces de temps pour s’entrainer. Non qu’il ait été un bloc taillé pour l’ovalie. Mais, là encore, il était furtif et rapide, sa science tactique et sa vision du jeu lui permettait de se faufiler entre les mastodontes de cent vingt kilos et de marquer essai sur essai.
Il connaissait ses limites et savait très bien que s’il entreprenait une carrière au niveau national, ses soixante quinze kilos ne feraient pas le poids. Et puis son objectif était ailleurs. Celui de faire fortune. D’être reconnu pour autre chose qu’un gars en short qui se démène sur un terrain le Dimanche après-midi pour une poignée de supporters avinés parlant haut et fort. Il voulait faire de sa vie un modèle. Il voulait qu’on le regarde avec respect, pas qu’on lui tape dans le dos en le félicitant du match joué la semaine passée.
Après cinq ans dans les meilleures écoles de commerce, il était revenu dans sa ville natale. Ambitieux mais pas présomptueux, connaissant ses limites, il savait très bien que se lancer dans les affaires à Paris ou sur le plan international ne satisferait pas son besoin de reconnaissance. Il serait, au mieux, l’un des quelques milliers qui avaient réussi. Lui voulait être le premier.
Il s’était établi dans un premier temps comme négociant en fruits. Il ne récoltait pas. Il se contentait d’acheter les meilleures produits de la région, de sélectionner les plus beaux fruits, ceux arrivés à maturité. Mais au lieu de les vendre avec toute la perte en conséquence, il avait tout misé sur la transformation en produits dérivés : purée, jus, coulis, préparations diverses pour la grande restauration. Il voulait le meilleur pour les meilleurs. Il s’était endetté, mettant son avenir en hypothèque. Mais sa pugnacité, son sens des affaires et son sérieux avaient été payants. En moins de trois ans, il avait quintuplé son chiffre d’affaires, employant une petite dizaine d’employés dans des ateliers de transformation de haute technologie, conformes aux futures normes européennes. Lorsque survint le passage au marché unique, il fut à la page et poursuivit son ascension, inexorable. Lui qui ne voulait qu’être le premier dans sa ville commençait à grignoter des marchés européens et bientôt il put concurrencer les américains. Mais il resta attaché à sa ville, ne délocalisant pas, sauf pour la fabrication d’emballages. Il entendait persévérer dans sa marque de fabrique : le fruit français, plus exactement le fruit Drômois. Le meilleur du fruit, tel était son slogan. Il jouait sur l’appartenance au terroir que commençaient à rechercher certains consommateurs, ceux qui avaient un pouvoir d’achat leur permettant de payer plus cher pour une qualité supérieure. Mais le succès international rencontré depuis cinq ans l’obligeait de plus en plus à d’incessants allers-retours vers les pays consommateurs.
Il se flattait dorénavant de faire travailler un bon quart de la population de la ville dans ses ateliers ultra modernes et assurer, par les taxes qu’il reversait à la commune, le bien être de la population toute entière.
Un tel personnage aurait pu devenir maire.
Mais la politique ne l’intéressait pas.
Et puis, si tout le monde lui reconnaissait les mérites de la réussite, on ne l’aimait guère. Ses employés, qu’il rémunérait délibérément dix pour cent plus cher qu’ailleurs, avaient de la reconnaissance et du respect pour sa personne, mais ils savaient très bien que, business is business, et qu’un seul faux pas leur valait remontrances et qu’une baisse de rentabilité leur ouvrait la porte, tout simplement.
Jean-Paul Morand était un gagnant. Il entendait que ses collaborateurs le soient aussi. Pas de place pour les sentiments dans le monde du travail. Il préférait être craint que considéré trop familièrement.
A quarante deux ans, il n’avait plus rien à prouver. Il plaçait le travail comme le moteur de la réussite, comme l’exemple d’une vie honnête.
Une maison immense, dominant toute la ville du haut des coteaux, bénéficiant d’une demie heure de soleil en plus le matin et autant le soir. Le privilège de ceux qui ont réussi à la force du poignet.
Il avait en horreur les profiteurs du système, mais reconnaissons-lui cette équité : il méprisait autant les bénéficiaires des prestations sociales que les magouilleurs au plus haut niveau.
Sa femme, Muriel, était en constante représentation. Ses quarante ans en paraissaient à peine trente à grand coups de crèmes de jour, de soins corporels, de séances de gymnastique, d’heures de natation et d’un abonnement chez le meilleur coiffeur visagiste du pays. Pour l’instant, elle n’avait pas eu recours à la chirurgie esthétique mais n’excluait pas cette éventualité… le plus tard possible, confiait-elle dans un rire mutin, totalement décomplexée de et par son statut et son train de vie. Tout comme son mari, elle se savait riche mais pas arriviste. Elle aussi avait sa part de responsabilité dans l’affaire. Au départ simple secrétaire, elle s’était spécialisée dans les relations publiques. Son allure, son teint et son sourire étaient la meilleur publicité pour les produits naturels, sains et d’origine cent pour cent française.
Tout le monde connaissait donc Jean-Paul Morand.
Mais personne ne se doutait un instant que c’était le frère, jumeau de surcroit, du si agréable et inoffensif Baptiste.
Les flammes crépitaient dans une nuit encore d’encre. Il allait être six heures mais la veille de Noël, l’aube ne pointerait pas encore avant deux bonnes heures.
Quelqu’un s’étonna que les pompiers arrivés sur le lieu du drame ne fassent rien.
- Ca ne sert à rien. De toute façon la bicoque ne peut plus être sauvée. Ils restent là, en alerte, pour éviter que le feu ne se propage si le vent venait à se lever. Le plus sage est de laisser se consumer la baraque jusqu’au dernier tison.
Mais pas un brin de souffle ne venait accentuer un froid qui glaçait pourtant les os. La chaleur du brasier s’estompait très vite dès lors qu’on s’en éloignait d’une vingtaine de mètres.
Tous les gens du quartier pensaient la même chose, hypnotisés par la lueur des flammes. Jea n-Paul Morand et Baptiste ne pouvaient être sortis du même ventre.
- Et qui va se charger de le prévenir, Monsieur Morand. D’ailleurs, est-il seulement chez lui? Il est parfaitement capable de travailler un jour comme aujourd’hui.
La petite foule restait muette. Tout le monde savait que le brillant entrepreneur détestait la charité et n’éprouvait aucune pitié. En affaires, cela lui avait permis de devenir le meilleur. Dans ses relations intimes, cela le rendait aussi froid que cette nuit glaciale. Pour lui, on n’avait que ce qu’on méritait. Quiconque était venu solliciter une aide, si infime soit-elle, s’était vu opposer une fin de non recevoir. Dans la vie, on ne réussit qu’en se retroussant les manches, avait-il l’habitude de répondre d’un ton sec qui ne souffrait aucune répartie.
Pour lui, effectivement, ça avait été le cas.
L’assemblée massée devant le sinistre ondula, des remous silencieux une voix frêle s’éleva :
- Moi, il m’écoutera, Morand.
Tous se retournèrent.
Un vieillard courbé sur sa canne, un large chapeau cachant son visage qui n’était que rides, se fraya un chemin jusqu’au centre de la masse humaine. On le dévisagea.
Le père Mathieu.
On l’avait toujours appelé comme ça si bien que personne ne pouvait dorénavant affirmer si c’était son nom de famille, son prénom ou un sobriquet que l’on attribue au fil du temps à ceux que l‘on aime bien.
On l’avait toujours vu seul, trainant son arthrose sur les chemins proches et si on parlait de père, c’était par convention. Avait-il été seulement marié? Tout ce qu’on savait c’est qu’il avait été un entraineur apprécié du club de rugby il y a bien longtemps. C’est lui qui avait accompagné les premières années de Jean-Paul Morand dans son poste de trois quart aile.
Après tout, pourquoi pas. Peut-être que le sémillant Pdg accepterait de parler à celui qui lui avait, d’une certaine manière, mis le pied à l’étrier.
A l’aube, les flammes se consumaient encore dans quelques foyers qui finiraient par mourir sous les assauts du froid. Une belle journée s’annonçait. Baptiste ne pouvait se résigner à quitter cet endroit. Il n’était vêtu que de son pyjama et serrait plus fort que jamais son dossier épais de quelques centaines de feuillets contre sa poitrine. La chaleur des braises réchauffaient l’atmosphère dans un rayon de moins de dix mètres maintenant, à cette heure où le gel était le plus perçant.
Mademoiselle Martin-Brénard, l’institutrice du cours élémentaire première année, lui avait posé un épais manteau de laine sur ses épaules. Il était resté sans bouger, acceptant le vêtement sans un mot. Quelles étaient les pensées qui s’entrechoquaient dans sa tête, à ce moment? Personne ne pouvait le dire. Sa physionomie était semblable à son habitude, calme et apaisée, peut-être y percevait-on une profonde tristesse dans le regard. Il s’était juste excusé auprès de madame Frontin parce qu’il n’avait pas pensé à sauver le livre emprunté à la bibliothèque.
- Ca ne fait rien, Baptiste. Ce n’est pas si grave. Ne t’inquiètes pas pour ça, l’avait-elle rassuré en passant sa main sur ses épaules.
***
Le père Mathieu avait sorti d’une grande armoire de chêne patinée par les ans et qui sentait la naphtaline un complet anthracite qu’il utilisait pour les enterrements mais avait conservé son large chapeau et sa canne. Il était presque neuf heures lorsqu’il actionna la sonnette de la superbe demeure, située bien haut sur les coteaux. Les immenses baies vitrées qui donnaient sur le levant reflétaient les premiers rayons d’un soleil rasant l’horizon. Qu’il devait être agréable de vivre ici!
Il s’attendait à être accueilli par une soubrette en train d’épousseter ou un majordome en livrée et fut un peu surpris de découvrir une gamine entre dix et douze ans, grignotant un biscuit en forme de harpe.
- Oh, une fougasse aux raisins et aux figues! s’exclama-t-il avec une pointe de nostalgie dans la voix. D’un seul coup, les Noëls de son enfance ressurgirent comme un vent chaud qui vous fait perdre l’équilibre. Des images s’allumèrent devant ses yeux. Il n’était plus, en un instant, devant la belle demeure aux colonnes grecques mais dans une chaumière douillette où ronflait un feu dans l’âtre couvert de suie. Son père confectionnait des paniers en osier, tressant habillement les tiges de roseaux qui avaient trempés pendant tout l’automne dans une solution liquide dont lui seul avait le secret. Les corbeilles, les hottes, les bourriches, les panetons, les couffins s’entassaient dans un coin de la pièce. Chacun était différent et se trouvait à l’aube d’une longue vie. Car non seulement les créations paternelles étaient jolies mais elles étaient tressées si finement qu’elles allaient traverser les ans sans le moindre accroc. Sa mère raccommodait des pièces de tissus : chemises de gros drap, pantalons en velours, serviettes de table à carreaux, chaussettes trouées. Les torchons, on ne les reprisait jamais, ils finissaient leur vie avec une légion de trous de dimensions et de formes différentes. Dans un coin de la pièce, assis autour d’un guéridon, il se revoyait lui et son frère, partageant une partie de dames cruciale tandis que la petite sœur babillait dans son berceau.
Un voile noir gomma cette lointaine scène. Plus aucun d’eux n’était sur Terre aujourd’hui. Il était le seul, pénible privilège de l’âge : on ne cesse de voir s’en aller ceux que l’on aime…
La fillette grommela une phrase incompréhensible tout en continuant à mâcher la friandise. Il allait lui faire remarquer qu’il n’était pas de la meilleure politesse de parler la bouche pleine quand, après avoir avalé une dernière bouchée, elle reprit, l’air amusée :
- Excusez-mon impolitesse. Je sais bien qu’il est tellement grossier de s’exprimer tout en mangeant. Maman me le fait remarquer sans arrêt, mais je ne peux pas m’en empêcher. Après, j’en rougis de honte.
Mais la donzelle ne rougissait pas d’un pouce. Elle s’exprimait avec élégance et sans montrer la moindre timidité que les enfants de son âge arborent parfois face à des inconnus, spécialement un vieil homme austère dont le chapeau, qu’il avait oublié d’ôter devant une demoiselle, masquait son visage buriné dans une ombre remplie de mystères. Finalement, elle paraissait bien quatorze ou quinze ans, malgré sa petite taille et des manières de gamine.
Le père Mathieu attrapa d’un geste gauche son chapeau.
- Je dois confesser que moi aussi, tu vois, je manque à la plus élémentaire des politesses. J’ai oublié de me découvrir devant une demoiselle. Mademoiselle…
C’était une interrogation et la fillette répondit d’un ton franc :
- Manon Morand. Enchantée de votre visite, Monsieur…
Elle n’avait décidément pas sa langue dans sa poche. Cela amusa le père Mathieu. S’il préférait une certaine réserve, une once de timidité, particulièrement chez les enfants, denrée qui commençait à se faire rare de nos jours, il n’était pas dérangé le moins du monde par une attitude franche et honnête et une pointe d’ironie si celle-ci était bon enfant. Et puis, après tout, elle n’était que la fille de son père : sûre d’elle et de sa position sociale.
- On m’appelle le père Mathieu.
Il laissa passer un silence que la demoiselle ne rompit pas. Il s’éclaircit la voix puis reprit :
- Je désirais voir ton père. Une raison suffisamment importante pour m’obliger à venir le déranger une veille de Noël.
La gamine regardait le visiteur droit dans les yeux.
- Vous savez, Noël est un jour comme les autres pour mon père. Il enrage qu’il puisse exister des jours fériés. Pas que pour ses employés, mais pour lui-même. D’ailleurs, vous ne le trouverez pas ce matin. Il doit rentrer d’un rendez-vous en Allemagne et il ne sera surement pas là pour déjeuner.
Le vieil homme était prêt à attendre toute la journée s’il le fallait. Il n’avait rien à faire en cette veille de Noël de toute manière.
La gamine et le Père Mathieu s’assirent sur les marches du perron et il s’engagea une conversation surréaliste comme l’est forcément un dialogue entre deux personnes que plus de 70 ans séparent.
Manon lui raconta son monde, lui le sien, c’est-à-dire sa propre jeunesse.
- Et vous avez connu la guerre?
La question avait fusé comme un lapin de garenne pris en faute.
- Hé, jolie demoiselle, je ne suis pas si vieux tout de même!
Elle posa sa petite main sur l’avant bras de l’ancêtre.
- Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Du reste, on n’est vieux que dans sa tête.
Le père Mathieu était surpris par la maturité de la jeune personne.
- Je sais, je sais. Mais c’est vrai, dans un certain sens. J’avais moins de ton âge quand les américains ont débarqué.
La fillette écoutait les yeux grands ouverts.
Ils parlèrent de tout et de rien, de ces échanges qui paraissent futiles mais dont on en retient toujours quelque chose.
Elle lui confia des secrets sur ses copines de classe, des révélations comiques sur ses professeurs, sa façon de voir le monde du haut de ses quatorze ans, puisque c’était là exactement son âge.
Il lui raconta la carrière de son père au sein de l’équipe de rugby, les années passées et l’évolution d’un petit village rural en une ville moderne « à la campagne » comme c’était indiqué en guise de slogan sur les grandes affiches que la municipalité avait disposé au bord de l’autoroute, là-bas dans la plaine.
Ils en étaient à évoquer la conquête spatiale et l’avenir lointain de l’homme lorsqu’une grosse berline fit son apparition dans la cour, faisant crisser les gravillons sous ses larges pneus. On entendait à peine le moteur tourner, tel un tigre endormi.
- Voilà papa.
Le père Mathieu se releva dans un gémissement. Ses articulations le faisaient toujours souffrir au cœur de l’hiver. En fait, il ne faudrait jamais s’asseoir.
Un homme surgit de la Mercedes, après avoir adressé cinq mots et pas un de plus au chauffeur. Il était habillé tout en noir, y compris une paire de gants en cuir qu’il entreprit de retirer d’un geste élégant. Son costume était d’une coupe parfaite, son pantalon de la meilleure étoffe et ses chaussures venaient surement du plus réputé bottier de Londres. Sa silhouette était encore élancée mais, sous le costume on devinait une tendance à l’embonpoint qui allait, si Jean-Paul Morand ne faisait rien pour l’endiguer, modifier en profondeur son apparence dans les dix prochaines années. Le visage était celui d’un homme de quarante ans qui supporte avec brio de lourdes responsabilités. Des rides de meneur d’hommes soulignaient les coins de sa bouche et celles des immanquables soucis liés à son activité barraient son front lorsqu’il était étonné.
Et il était étonné de trouver sa propre fille avec un vieil homme qui l’attendaient visiblement devant sa maison une veille de Noël.
Malgré les changements que la vie se charge d’opérer sur un homme en pleine possession de son destin, le Père Mathieu reconnut derrière le verni de la réussite le jeune trois quart aile qui pouvait accélérer comme un guépard sur le terrain de rugby, slalomer comme un guépard entre les armoires à glace de l’équipe adverse comme s’il n’étaient que des plots disposés par amusement et bondir comme une étoile filante vers l’en-but où il plongeait d’un bond de tigre, plaquant le ballon ovale dans un essai superbe. Il esquissa un sourire ce qui provoqua une question de la part de Jean-Paul Morand en guise de salutation :
- Avons-nous le plaisir de nous connaitre, Monsieur?
Pour toute réponse, le père Mathieu sourit, tout simplement.
Jean-Paul Morand fronça les sourcils, jeta un regard à sa fille qui hochait la tête d’un air de dire « bien sûr que tu le connais ». Il détailla l’inconnu avec plus de perspicacité. Et alors, il se souvint.
- Père Mathieu!
Un sourire dérida son visage jusque là fermé. Un sourire rare. Un sourire qui n’avait rien à voir avec le sourire commercial qu’il arborait en permanence lorsqu’il était en représentation, un sourire de convenance, étudié au millimètre comme une formue de politesse, une carte de visite.
Ce sourire-là, Jean-Paul Morand ne l’utilisait quasiment plus. Même dans l’intimité, il ne se laissait plus aller à une franche décontraction. Ses soucis l’en empêchait la plupart du temps, si bien que ses proches ne pouvaient en profiter. Mélanie nota mentalement cette singularité.
- Que me veut la surprise de votre visite, père Mathieu?
D’un geste, il invita le vieil homme à le suivre dans le grand hall de l’imposante demeure tandis qu’un simple hochement de tête à l’adresse de sa fille lui indiquait de les laisser seuls.
Le père Mathieu n’avait jamais été invité dans ce lieu si clinquant. Il s’aperçut que la magnificence affichée au dehors se reflétait dès l’entrée. Une hauteur de plafond imposante, du marbre rose et ocre souligné par de belles pierres de taille dont certaines étaient sculptées à la façon des temples grecques. Deux grandes toiles se faisaient face.
L’une représentait une scène bucolique, un lac au premier plan, serti d’arbres aux couleurs automnales et un ciel chargé qui se reflétait dans les eaux limpides. L’autre, plus martiale, exposait un bataillon à la revue. Elle était beaucoup plus réaliste avec force détails, les jarrets des chevaux semblaient animés d’une vigueur militaire et les tuniques des cavaliers rappelaient les couleurs du drapeau.
Jean-Paul Morand remarqua que le père Mathieu avait ralenti pour mieux considérer les tableaux mais il s’abstint de tout commentaire. Il est probable que ces choix lui furent imposés par sa femme, comme l’ensemble de la décoration de l’intérieur car il avoua avec une légère pointe d’exaspération :
- L’intérieur, c’est le domaine de Muriel, ma femme.
Il indiqua une porte à demi ouverte sur la gauche et les deux hommes pénétrèrent dans un bureau où, à en juger par l’économie d’ornements, Muriel n’avait pas son mot à dire.
Il désigna un siège club en cuir à son hôte et se laissa tomber dans un fauteuil au dossier molletonné de l’autre côté d’un bureau qui respirait l’ordre et la rigueur.
***
- Je suppose que vous n’êtes pas venu ici un 24 Décembre pour me souhaiter un joyeux Noël?
Le père Mathieu eut un sourire, ses yeux pétillaient en savourant une réplique toute trouvée :
- Il me semble que c’est pourtant le moment ou jamais, n’est-ce pas?
Jean-Paul Morand sourit à son tour. Puis, à la manière d’un haut fonctionnaire, il se redressa dans son ample fauteuil et croisa ses doigts sur un sous-main en cuir marron.
- Vous avez raison, l’objet de ma visite n’est pas seulement constituée de civilités de saison.
Jean-Paul Morand le coupa en levant sa main droite à quinze centimètres au dessus du bureau.
- Mais, vous ne me tutoyez plus, père Mathieu?
A nouveau, le vieillard eut un sourire, comme on sourit face au bon mot d’un enfant.
- Je vous tutoyais à une époque où vous étiez un jeune lion fougueux en train de courir après un ballon ovale en culottes courtes et n’ayant pas de poil au menton. Maintenant, vous êtes ce que l’on appelle un notable. Vous parlez à des ministres, vous serrez la main de hauts responsables sur tous les continents. Vous êtes devenu « quelqu’un ».
- Vous savez, père Mathieu, les ministres et les chefs d’état se tutoient aussi.
- Certainement, mais vous n’avez surement jamais entendu un subalterne s’adresser à eux comme à un copain de régiment.
- J’ose espérer que vous considérez nos rapports moins éloignés que peuvent l’être un valet d’un roi.
Le silence qui suivit indiquait que, les civilités étant faites, il était temps de passer au contenu de la visite.
- Hé bien, voilà. La maison Marchand a brûlée la nuit dernière.
- Soit. Et en quoi cela me concerne-t-il?
Jean Paul Morand avait retrouvé le ton tranchant qu’il arborait lors de négociations de haute volée.
- Le locataire est votre frère, monsieur Morand.
Un lourd silence s’installa. Un de ces silences qui précèdent le duel final dans les Westerns, où tout le monde retient son souffle. De ces silences de savane lorsque le guépard s’apprête à bondir sur sa proie. Un silence qui envahit soudainement le stade bondé au moment où va être donné le départ du cent mètres. Un silence pesant, comprimant l’air autour.
A l’évocation de son jumeau, Jean-Paul Morand se raidit. Son regard quitta son interlocuteur et erra dans la pièce, à la recherche de mots qui ne venaient pas.
S’il était devenu un entrepreneur de premier plan c’est grâce à son esprit d’entreprise, ses idées innovantes, ses audacieuses prises de risque, sa capacité à encaisser les coups et à y répondre du tac au tac, mais surtout cette rare faculté à anticiper.
De l’association de maison qui brûle et de son frère jumeau, il en déduisait rapidement que le père Mathieu était là, assis en face de lui dans son bureau pour lui demander d’aider son jumeau. Qu’il avait été envoyé par cet incapable pour la seule et unique raison que lui, Jean-Paul Morand, parti de rien et maintenant à la tête de la plus grosse entreprise de la région, lui qui n’avait jamais hésité à se retrousser ses manches et à ne pas compter ses heures, lui qui avait bâti un petit empire à la seule force de sa volonté et d’un travail de titan, lui qui connaissait le prix des choses, du travail et du mérite, surtout du mérite, lui qui pouvait venir en aide à son propre frère. Mais le souhaitait-il?
Le mérite. Qu’avait fait son frère pour mériter qu’on lui vienne en aide? Il n’avait jamais dû souffrir d’un tour de rein à cause de son labeur. Ses responsabilités ne devaient pas le gêner dans son sommeil de paresseux. Il avait dû se laisser entretenir par les allocations et les aides diverses toute sa vie. Il n’avait qu’à aller pleurer chez Monsieur le Maire ou auprès des instances charitables qui, du simple avis de ce jeune patron ambitieux, étaient en train de couler la France. Les gens n’ont plus le goût du travail. Ils ne parlent que de leurs droits et en oublient ainsi leurs devoirs. Pour manifester, il y a du monde. Mais pour mettre la main à pâte, plus personne. Ou juste quelques uns, comme lui. Et il est juste qu’ils soient récompensés. L’exemple des deux frères plaide justement pour sa chapelle : n’avaient-ils pas chacun les mêmes chances? Le même patrimoine génétique, la même éducation. Pourquoi l’un est devenu une figure majeure de la région et l’autre tout juste un clochard, voire un sans-abri si madame Marchand ne lui avait pas loué cette petite maison au bas de la ville, surement pour une bouchée de pain. Lui, sa maison, il l’avait bâti tout seul. Il n’avait sollicité aucune aide, aucune faveur. Cette résidence, il la devait à son travail, à son mérite.
Et c’était très bien comme ça.
Le père Mathieu connaissait bien Jean-Paul Morand. Déjà à l’époque de ses premiers matchs, il était un de ceux qui travaillaient le plus lors des entrainements. Il n’hésitait pas à mouiller le maillot comme on dit. Pas que pour l’amour du sport. Jean Paul Morand voulait autre chose; devenir le meilleur. Bien sûr, il aimait chahuter et faire la fête mais il savait faire la part des choses. Trois jours avant un match, on ne le voyait trainer ni dans un bar ni dans une discothèque. Il s’imposait tout seul une discipline spartiate. On n’avait besoin que de le canaliser. Le vieil homme connaissait le temps qu’il fallait à Jean-Paul Morand pour échafauder sa réplique, qu’il supputait déjà. On n’a rien sans rien. Telle était la philosophie du patron en vue. Le presser dans sa réaction aurait été une erreur. Il aurait réagi trop rapidement, allant à l’excès. Il fallait du temps pour qu’il assimile la différence fondamentale entre son frère et lui. Alors, peut-être, rencontrerait-il une oreille plus attentive. Ce n’était pas gagné, mais il pouvait tout de même essayer.
Jean-Paul Morand prit une ample inspiration puis parla d’une voix étonnamment calme.
- Ecoutez, père Mathieu, vous savez bien que je vous dois le plus grand respect. C’est vous qui m’avez appris comment se comporter sur un terrain et, par là, dans la vie. Car la vie est un combat, plutôt un match, car on n’est jamais seul face à l’adversité. Si les adversaires sont nombreux, on a la possibilité de trouver des alliés, de faire face à plusieurs, un travail d’équipe.
Le père Mathieu voulait nuancer les propos de cet homme à qui tout avait réussi, même s’il en était grandement le responsable. Il voulait lui faire remarquer que tout le monde ne bénéficie pas des mêmes conditions et que, surtout, tout le monde n’est pas sorti du même moule. Certains ont plus de facilités que d’autres. Cela dépend du caractère, du tempérament. Il se trouve que le monde actuel semble être plus favorable à ceux qui font preuve d’une énergie, d’une envie de se surpasser, d’une certaine audace. Qu’il existe aussi des êtres qui, pour ne pas partager ces caractères, ne sont pas pourtant dénués d’intérêt. Il se tut pourtant. Il fallait permettre à Jean-Paul d’aller au bout de son raisonnement pour ensuite, lui démontrer qu’il avait tort, qu’il faisait fausse route.
- Mon frère n’a jamais été capable de trouver sa place dans la société. Il s’en est exclu de lui-même. D’abord en préférant se la couler douce plutôt que travailler et ce, dès l’école. Nos parents n’ont jamais fait de différence entre nous deux. Il a eu les mêmes chances que moi, alors n’allez pas me verser le couplet sur l’inégalité sociale. De toute manière, je n’y crois pas une seconde. Au contraire, quand je recrute, je préfère embaucher ceux qui en ont chié dans leur enfance. Cela les rend plus forts. Ils connaissent mieux le prix de la vie, le goût de l’effort.
Le père Mathieu se taisait toujours. Il regardait Jean-Paul droit dans les yeux. Il détaillait son comportement tandis que celui-ci exposait son point de vue sur la vie en général. Ses mains accompagnaient son discours, le soulignant, le consolidant. L’expression de son visage, plus difficilement contrôlable, allait dans la même direction que ses arguments. Jusqu’à position qu’il prenait, se redressant pour accentuer une image, se penchant pour convaincre, se relâchant dans les pauses. Même un sourd aurait parfaitement compris ses propos.
- Baptiste est un parasite, un pou qui profite de la richesse de ceux qui bossent dur pour se faire une place dans cette jungle. Il n’a que ce qu’il mérite.
Il s’interrompit, comprenant que ses propos avaient peut-être choqué le père Mathieu dont le visage s’était, au fur et à mesure de son discours, fermé en un rictus moins avenant. Il baissa la voix pour ajouter :
- Bien sûr, je ne me réjouis pas de le voir à la rue, mais enfin, qu’est-ce qu’il croyait? Que tout tombe si facilement du ciel? Qu’il suffit de se laisser vivre pour récolter les lauriers? Ce serait trop facile. Et surtout, ce serait injuste.
Le père Mathieu continuait de fixer Jean-Paul Morand. Il n’était pas surpris. Tout le monde connaissait la philosophie de celui qui était la fierté de la ville, même si la majorité reconnaissait qu’il avait parfois une pierre à la place du cœur. Jean-Paul Morand dû sentir cette pensée car il continua ainsi :
- Oh je sais ce qu’on pense de gens comme moi. On n’apprécie pas ceux qui réussissent dans ce pays. Je le comprends même si je ne partage absolument pas cette façon de réagir. Plus jeune, quand je n’avais rien ou pas grand-chose, jamais je n’ai été jaloux ni envieux de ceux qui possédaient de plus belles voitures que moi, une plus grande maison, un boulot plus prestigieux, une femme plus belle, une vie plus reluisante, plus facile. Je ne les détestais pas, ne leur souhaitais pas de mal. Non, bien au contraire. Je me disais toujours : vous verrez, un jour j’aurai tout ça. Et je retroussais mes manches au lieu de maugréer. Et quel est le résultat?
Il ouvrit largement ses bras, bomba légèrement le torse en guise de réponse. Puis, il joignit ses deux mains, les coudes posés sur le bureau et prit un ton de confidence.
- C’est facile de reprocher à ceux qui ont réussi d’avoir réussi et de prendre en pitié les perdants. Les bonnes intentions, je connais. L’humanitaire fonctionne sur ça depuis la fin de la colonisation. On se donne bonne conscience en venant en aide aux plus démunis, qu’ils soient au fond de l’Afrique ou en bas de chez soi. Mais, au fond, ceux qui font marcher le pays, ceux qui soutiennent l’économie mondiale sont ceux qu’il faudrait remercier en premier lieu. C’est grâce à eux que l’on trouve les fonds nécessaires pour toutes ces actions sociales. Mais est-ce bien rendre service aux nécessiteux que leur octroyer des allocations? Un vieux proverbe africain dit ceci : donne du poisson à un affamé et tu le nourris un jour; apprend-lui à pêcher et tu le nourris toute la vie.
Il laissa un silence rehausser le poids de l’adage.
- Vous allez me dire que toute la ville a de la sympathie pour mon frère, que tous déplorent grandement ce qui vient d’arriver. Mais personne n’est venu me soutenir dans mes moments de doute, quand je déchargeais des cageots dès quatre heures du matin, que je faisais le pied de grue sur les marchés, toujours le sourire aux lèvres et la bonne humeur même quand j’avais vraiment envie de pleurer. Et les extras comme serveur, comme homme à tout faire. J’en ai chié. Mais j’ai surmonté tout ça, tout seul. Souvent j’ai serré les dents sans jamais faire la gueule : ils auraient été trop contents. Je n’ai rien à devoir à personne. Pas même à mon frère. Surtout à mon frère.
Il s’interrompit juste à temps. Une phrase de plus et il allait confier qu’il était persuadé que ses parents avaient toujours préféré son frère à lui. Mais le père Mathieu entendit parfaitement cette phrase non dite. Il se fit la réflexion intérieurement : ah, nous y voici. Bonjour monsieur Freud.
Il était temps qu’il reprenne la parole.
- Je ne suis pas venu vous vanter les mérites de votre frère. Vous avez raison. Je sais ce que vous avez enduré pour être là où vous êtes. Je sais les privations, les sacrifices. Ca n’a pas dû être facile. Et je sais de quoi je parle.
Jean-Paul Morand, lui, n’en savait rien. Il s’aperçut qu’il ne connaissait absolument rien de la vie de son entraineur. A l’époque, il y a 25 ans, il devait déjà avoir l’âge de la retraite. Qu’avait-il fait dans sa vie? Qu’avait-il fait de sa vie? On l’avait toujours connu vieux et seul. Avait-il été marié? Avait-il des enfants quelque part dans le monde et qui ne venaient plus le voir? Par ricochet, Jean-Paul pensa à sa fille unique. Peut-être devrait-il passer plus de temps avec elle. Du temps, il n’en avait jamais. Il aurait voulu que les journées durent trente heures. Et quand bien même? Le temps est élastique. Si on le veut vraiment, on doit trouver du temps pour s’occuper de ses enfants.
Mais le père Mathieu continuait à argumenter, d’une voix posée.
- Il y a cependant quelque chose qui vous manque, mon cher Morand. Vous êtes pardonnable, c’est un sentiment que l’on rencontre rarement dans votre milieu. Il s’agit de l’empathie. Cette disposition à se mettre à la place de l’autre. Eh bien, c’est la principale qualité de Baptiste.
Jean-Paul Morand écoutait le père Mathieu et ses pensées couraient dans tous les sens. Il n’était pourtant pas homme à cogiter sans raison, du moins sans qu’il y ait un but à cela et de préférence accompagné d’un bon de commande.
- Savez-vous pourquoi l’homme travaille?
Le père Mathieu avait posé la question comme ça, sans y accorder plus d’attention que s’il se renseignait sur le temps qu’il allait faire.
Cela permit à Jean-Paul Morand d’effacer ses pensées improductives de son esprit.
- Cela dépend. En général, les gens travaillent pour gagner de quoi vivre.
Il ne put s’empêcher de penser à son frère.
- Bien entendu, lorsqu’on a aucune responsabilité, pas de famille, pas de gens qui comptent sur nous, alors là c’est tout autre chose.
Le père Mathieu comprit l’allusion. Il insista.
- Oui, mais vous, pourquoi travaillez-vous mon cher Jean-Paul?
Il ne s’était jamais posé la question aussi directement. Cela allait de soi. Il ne pouvait imaginer une existence à flâner comme le faisait certainement son frère. Vautré toute la journée devant la télé, rêvassant peut-être à une vie qu’il ne pourrait jamais avoir. Ou bien trainant ses pas autour de la ville.
- Je crois que… Pour les mêmes raisons que la plupart des gens.
Il se redressa.
- J’ai une famille à faire vivre. La responsabilité d’un chiffre d’affaires, des clients, des fournisseurs, mes employés. Sans moi, un pan de l’économie de la région s’écroulerait.
Il bomba inconsciemment le torse. Il sourit.
- Et puis, c’est gratifiant. Quelque part, c’est un peu une drogue. L’envie de se surpasser, de gagner. C’est une compétition.
Le père Mathieu fit un geste pour le stopper. Il en avait assez entendu.
- Vous vous rendez compte que dans votre énumération des responsabilités qui vous incombent vous avez placé le chiffre d’affaire en premier et vos employés en dernier?
Jean-Paul Morand cessa de sourire. Piqué au vif, il riposta :
- Et alors? Il n’y a rien de mal à gagner de l’argent, non? Et si j’en gagne, d’autres en gagnent aussi grâce à moi.
Le père Mathieu répondit d’une voix très calme.
- Non, il n’y a rien de mal à gagner de l’argent, puisque c’est la conséquence de tout labeur. Du moins ça le devrait. En revanche, il est plus détestable de vouloir gagner de l’argent. (Il avait haussé la voix sur le mot vouloir). Car à ce moment, cela devient un but.
Jean-Paul Morand méditait. Il avait déjà entendu pareilles sornettes. De la différence entre réussir sa vie et réussir dans la vie. On ne la lui faisait pas. Tout ça n’était que sémantique de bazar, du pinaillage pour personnes oisives, de la fausse psychologie au rabais.
Le père Mathieu continuait, posément, et c’est peut-être ça, ce ton d’abbé, qui agaçait maintenant le chef d’entreprise. Il aurait préféré un échange plus véhément. Il aurait préféré batailler comme il savait si bien le faire.
- On travaille pour les autres. Pour les aider, pour leur rendre la vie plus facile, parce qu’on a la capacité à se mettre à leur place et qu’on aimerait bien, au final, qu’on agisse de la même façon pour nous.
Jean-Paul Morand prit la balle au bond.
- Mais c’est exactement ce que je fais. Je vous le répète depuis un quart d’heure. Grâce à moi, des centaines de personnes, des milliers indirectement, ont de quoi vivre.
Le père Mathieu ressemblait de plus en plus au Dalaï-Lama.
- Bien sûr, personne ne dira le contraire. Vous remplissez leur portefeuille. Mais vous ne remplissez pas leur cœur, ni leur âme.
Jean-Paul Morand resta sans voix.
Le père Mathieu profita de cet avantage.
- Si vous avez une petite heure à m’accorder, voudriez-vous m’accompagner. Je suis resté assis trop longtemps dans ce bureau. J’ai besoin d’aérer mes poumons et dégourdir mes jambes.
Jean-Paul Morand allait répliquer qu’il n’avait pas une heure à perdre, que le temps c’était de l’argent et que sa vie était suffisamment remplie et épanouie pour qu’il ne veuille pas perdre une heure de son temps. Le père Mathieu lui lança un regard qui disait à peu près « voyons, c’est la veille de Noël ». Les yeux de Jean-Paul lui répondirent qu’il se moquait bien de Noël et tout le tralala qui l’accompagne. Bien qu’au fond de lui, il bénissait cette période faste de grande consommation tout azimuts en ce qui concernait les purées de marron, les divers coulis, les préparations à base de châtaignes ou de noix. Son chiffre d’affaire était multiplié par quatre entre la Saint Nicolas et l’épiphanie. Noël était, comme tout le reste, un prétexte pour doper la consommation.
Et puis, il avait ce respect envers le vieillard. Après tout, celui-ci ne lui avait jamais demandé de faveur, contrairement à la majorité de ses soit disant amis. Qu’avait-il à perdre? Un peu d’air frais lui ferait même du bien. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas fait son jogging matinal. Il faudrait qu’il s’y remette avant de prendre du poids. Toujours cette faculté à anticiper.
Il accompagna le père Mathieu dans le vaste jardin qui courait dans la pente et qui faisait la joie des entreprises Maillard, spécialistes en horticulture et soins des espaces verts. Jean-Paul Morand payait un abonnement à l’année. Il devait reconnaitre que le jeu en valait la chandelle. Ce n’était pas Versailles, mais ses ornements végétaux étaient réputés au-delà du département. Le prestige, encore le prestige.
Il laissa le vieil homme profiter d’un beau soleil d’hiver dans les allées parfaitement entretenues tandis qu’il allait troquer son complet de directeur contre une tenue de sport : pull de golf, écharpe Hermès nouée autour du cou, pantalon de flanelle et mocassins de choix. Ce n’est pas parce qu’il voulait être à l’aise dans ses mouvements qu’il allait s’enticher d’une tenue de jogging qui baille aux entournures. Cela donnait une impression de laisser-aller, une allure de Jean foutre. Il imaginait bien Baptiste accoutré de cette façon en revanche.
Ils prirent le chemin de castine qui zigzaguait entre les vignes pour atteindre les premières maisons de la ville nouvelle. Les cheminées fumaient comme de petites locomotives. Leur fumée montait droit dans le ciel. Il n’y avait pas un brin de vent et, sous le soleil, il faisait presque chaud. Un jour férié de surcroit. Les habitants étaient sortis bénéficier d’une rare journée parfaite avant de finir leur préparatifs pour le réveillon, mettre un point final aux décorations, profiter d’une promenade en famille. L’esprit de Noël planait dans l’air.
***
La première personne qu’ils croisèrent fut Marguerite, la fleuriste. Elle se détendait nonchalamment en offrant son visage rond au soleil. Une vraie orange. Après trois semaines d’intense labeur, elle profitait de cette belle journée pour se relaxer. La boutique était fermée. Depuis cinq ans, elle avait profité de la raréfaction des fleurs coupées en cette saison pour se lancer à fond dans l’élaboration de couronnes de l’avent, de décorations diverses pour les façades des maisons, à base de branches de sapin, de houx, de gui. Elle tressait, elle sculptait, elle ciselait, elle modelait. Ses compositions étaient réputés, son talent récompensé. Mais combien d’heures de travail dans l’urgence! Sûr que ce soir, sur les tables de réveillon, il ne serait pas rare de voir ses couronnes, ses entrelacs de lierre et pommes de sapin, ses « coupes forestières » : un mélange de pignes, glands, marrons, mousses et feuilles séchées savamment organisés dans un grand verre ou un petit saladier que son employée, la jolie Marianne, mettait un point d’honneur à souligner de quelques coups de pinceaux dans les tons automnaux : vert bouteille, marron, cuivre, bordeaux, rouille… Tout simplement magnifique.
- Bonjour père Mathieu fit-elle d’un air enjoué puis, plus sérieusement, elle hocha simplement la tête en signe de respect et n’ajouta que « Monsieur » pour révérer Jean-Paul Morand. Elle n’avait point besoin de le nommer trop familièrement. Il savait que tous le connaissaient.
- C’est bien de la peine pour ce pauvre Baptiste.
Marguerite ne connaissait pas les liens familiaux qui unissaient les deux frères. Elle ne connaissait Baptiste que par son prénom, aussi elle n’hésita pas à entamer la conversation par ce douloureux sujet.
Les deux hommes se regardèrent. Jean-Paul Morand affichait un air entendu comme s’il savait ce qui allait suivre. La marchande de fleurs allait s’apitoyer sur ce moins que rien sans se rendre compte qu’il vivait aux crochets de la société, c’est-à-dire sur les deniers de ceux qui prenaient leur destin en main en n’attendant rien de personne. Il y avait, en revanche, dans les yeux du père Mathieu une étincelle de malice signifiant tu vas voir ce que tu vas voir, mon garçon.
- C’est bien dommage, en effet. C’est un si gentil garçon.
Il avait appuyé son regard sur Jean-Paul Morand en disant cela, singeant un instant les mêmes propos que l’entrepreneur aurait pu affirmer, un brin d’ironie en plus.
Mais Marguerite prenait la phrase au premier degré.
- A qui le dites vous! Toujours d’humeur égale, sans jamais se plaindre ni rien demander. Il faut que je le gronde parfois pour qu’il accepte une invitation à déjeuner. Je lui dois bien ça. La quasi-totalité du matériau de mes compositions de Noël provient de ses récoltes.
Jean-Paul Morand parut surpris. Marguerite le remarqua et, le prenant pour un étranger, ce qu’il était en fin de compte, ne frayant jamais avec les modestes gens de la ville, elle se tourna vers lui.
- J’ai l’honneur de réaliser des couronnes et quelques babioles pour la décoration de Noël. A base de produits de la forêt. Moi, je n’ai pas le temps d’aller me promener dans les bois. Marianne, mon employée, non plus. D’autant qu’elle a un deuxième petiot maintenant.
Elle s’était adressé au père Mathieu en confiant cette confidence.
Le vieil homme lui sourit tendrement.
- Elle doit être heureuse, fit-il le plus sincèrement du monde.
- Oh que oui! D’autant que c’est passé comme une lettre à la poste cette fois-ci. Elle qui avait tant souffert pour Amélie. Eh bien, c’est la vie.
Elle semblait perdue dans ses pensées.
- Qu’est-ce que je disais, déjà?
- Vous nous parliez du pauvre Baptiste.
- Ah, oui! Une perle que ce garçon là. Cette année encore, il m’a dégoté des mousses dont je ne connaissais pas l’existence, et pourtant j’en connais un rayon. Elles ont un reflet bleuté qui vire parfois au vert selon leur exposition à la lumière. J’ai confectionné pas mal de bonshommes de la forêt avec.
Puis, s’adressant à nouveau à l’inconnu :
- Vous devriez aller les voir. Madame Bonfils m’en a commandé un tombereau. Elle comptait les disposer derrière les grandes fenêtres de son rez-de-chaussée pour que tout le monde en profite. Je n’ai pas eu le temps d’aller les voir, mais elle a le chic pour mettre en valeur les décorations qu’elle me commande.
Jean-Paul Morand se fit l’avocat du diable.
- Mais ce Baptiste, il fait quoi dans la vie? Quel est son travail qui lui permet d’aller se balader en forêt?
- Baptiste, son travail? Elle rit. Je ne l’ai jamais vu employé nulle part et pourtant c’est un garçon courageux, toujours prêt à rendre service. Mais quelle tête de mule. Cette année encore, il a refusé que je lui paye sa récolte. Des branches de houx joliment fleuries, des pignes de pin et de sapin, des boules de gui. Il prétend que ce serait sacrilège de payer pour ce que la nature nous donne gratuitement. Il ne comprend pas que sa connaissance des bois et des fourrés vaut une fortune et puis il a des doigts de fée. Il m’a confectionné une dizaine de nids d’oiseaux en entrelaçant des brindilles. C’est un vrai travail d’artiste.
- Ne peut-il pas travailler pour vous?
- J’aimerais bien. Mais vous savez, je ne suis qu’une simple petite fleuriste. J’ai déjà Marianne. Je ne peux pas payer un salaire supplémentaire et puis Baptiste, ça ne l’enchanterait guère. Il aime trop sa liberté.
La fleuriste les salua et les deux hommes continuèrent leur chemin.
***
Ils étaient à admirer les superbes compositions posées sur l’appui des fenêtres de la maison Bonfils lorsqu’un homme corpulent se racla la gorge et annonça d’une voix de fausset qui dénotait avec son embonpoint.
- Superbe, n’est-ce pas?
Jean-Paul Morand se retourna, s’attendant à voir une vieille fille ratatinée, habituée des offices religieux. Le père Mathieu fut plus long à faire demi-tour, il connaissait le timbre si particulier d’Antoine Montiez. Il se rappelait très bien de ce petit garçon longiligne qui courait sans arrêt sous les marronniers de la cour de récréation de la petite école communale. A l’âge de quinze ans, il promettait de devenir un beau jeune homme, la coqueluche des filles. Mais la nature a parfois de ces facéties que l’on ne peut contrôler. Sa voix refusa de muer. La beauté de ses traits ne résistait pas lorsqu’il devait conter fleurette à une jolie jeune fille. Allez prononcer des mots d’amour avec une voix de castrat. Ses camarades se moquaient de lui et les filles pouffaient entre elles. De dépit, il se plongea dans les études. Lui qui ne vivait jusque là que dehors, à courir sous un soleil de plomb ou dans le froid mordant, à sauter et à batifoler, il s’enferma dans sa chambre et étudia de lourds volumes de droit. Après six ans de brillantes études, il se dirigea vers le notariat. Pour compenser les moqueries et les vexations, il se mit à manger, à manger, à manger. D’élancée, son allure se raplatit en s’élargissant.
Après les salutations d’usage, le notaire évoqua le drame du jour selon son point de vue. Il s’adressait en priorité à Jean-Paul Morand. Il connaissait bien évidemment le brillant entrepreneur mais ignorait lui aussi les liens qui l’unissait à son jumeau.
- C’est bien triste pour Baptiste. La maison Marchand était tout ce qu’il avait. J’avais pourtant signalé à Madame Marchand qu’il y aurait des travaux à faire dans cette vieille bicoque mais si elle devait rénover, ça lui coûterait le prix de la maison et puis cela convenait parfaitement à Baptiste. Il faut dire que Madame Marchand le loge à titre gracieux. En échange, Baptiste entretient le jardin qui s’étend derrière la maison. Une belle pelouse tondue toujours avec cette machine mécanique - Baptiste a horreur du bruit infernal des moteurs en tout genre -, quelques massifs de fleurs et un potager qui lui permet de composer des soupes pour son diner. Le midi, il est sans cesse invité chez le voisinage. Il faut dire que tout le monde l’aime bien, Baptiste. Mais là, je ne vois pas comment faire.
Puis, en s’adressant au père Mathieu et en baissant la voix, ce qui donna un effet comique à son accent :
- Il faut avouer que Madame Marchand n’était pas assurée pour sa maison. Elle ne pourra pas la faire reconstruire. Sur ces paroles, maître Montiez s’excusa et prit congé des deux hommes.
Ils remontèrent la rue principale de ce quartier populaire.
- Vous semblez étonné que Baptiste soit couvert de louanges, n’est-ce pas?
Le père Mathieu regardait Jean-Paul Morand par en dessous, comme s’il avait une idée derrière la tête. Et c’était en effet le cas.
- Je ne m’imaginais pas Baptiste (il ne disait jamais « mon frère » en parlant de lui) capable du moindre effort. Encore moins qu’il puisse rendre service aux autres. Mais pourquoi ne veut-il pas travailler? Pourquoi refuse-t-il toute contrainte?
Le père Mathieu soupira. Il avait bien souvent entendu pareil questionnement à propos de Baptiste.
- Peut-être que ça ne l’intéresse pas.
Jean-Paul Morand haussa le ton.
- Ca ne l’intéresse pas? Mais on ne vous demande pas notre avis. La vie demande que l’on travaille, un point c’est tout!
Le père Mathieu prit un ton pédagogique.
- Vous aimez votre travail, monsieur Morand?
- Bien sûr, quelle question! Je serais un sacré masochiste si je passais les trois quart de mon temps à une besogne qui me répugne. Mais je sais qu’il n’y pas que des bons moments. Le travail, c’est comme la vie : on ne s’y amuse pas sans arrêt.
Le père Mathieu gardait le même ton égal.
- Savez-vous que plus des trois quart des gens n’aiment pas leur travail, qu’ils ne s’y sentent pas à l’aise, qu’ils ont du mal à se lever le matin pour retrouver une mauvaise ambiance, des cadences infernales, du bruit, des jalousies, des brimades ou, à l’inverse, des responsabilités qui les écrasent, un boulot qui bouffe leur vie, les rend stressés si bien que, une fois chez eux, ils ne sont pas davantage heureux. Ils ne peuvent pas l’être, obnubilés par les tracas liés à leur activité. Ce n’est plus une activité ou un métier justement, c’est un travail. Savez-vous d’où vient le mot travail?
Jean-Paul Morand haussa les épaules. Qu’est-ce que l’étymologie venait faire là dedans?
- Vous avez tort. On a beaucoup à apprendre de l’histoire des mots. Ce n’est pas anecdotique, ça révèle leur sens profond. Avant l’ère industrielle, on ne parlait pas de travail, ou plutôt si, mais pas dans le sens d’une activité économique. On disait que le bois travaille, c’est-à-dire qu’il se déforme au fil du temps. C’est le sens premier de ce mot. Il vient d’un appareil à torture du moyen-âge. Une sorte de roue où l’on travaillait les hérétiques, c’est-à-dire qu’on leur déformait les membres. Pas très réjouissant, non?
Jean-Paul Morand grimaça.
- Lorsque les activités artisanales se transformèrent en usines à la révolution industrielle, les métiers changèrent. Il n’y avait plus besoin d’une compétence, d’un savoir-faire. Il suffisait de confectionner les parties d’un tout, plus le tout lui-même. Ce n’était pas très intéressant, l’ouvrier ne pouvait en tirer la fierté d’un artisan qui fabrique du début à la fin son objet. On utilisa alors le mot travail, pour désigner une tâche rébarbative, répétitive et sans intérêt.
Les deux hommes marchaient lentement dans cette rue décorée de guirlandes, de boules multicolores, de branches de sapin, de lumières bleues, rouges, jaunes ou vertes.
- Baptiste n’est pas un fainéant. Il ne rechigne pas à la tâche, tout le monde pourra vous le dire. Simplement, il ne désire pas rentrer dans un moule bien défini. Et la société moderne n’a pas de place pour des gens comme lui. Certains deviennent des artistes, mais les places sont rares. On a plus besoin d’un menuisier, d’un maçon, d’un boulanger ou d’un peintre que d’un artiste.
Derrière une vitre, on avait installé un savant équilibre d’automates. Les deux hommes stoppèrent.
Une montagne avait été fabriquée avec du carton et du papier mâché. On avait disposé des petits sapins, sculptés dans du bois tendre et peints d’un vert bouteille, quelques chalets miniatures égayaient les pentes. On avait poussé le réalisme jusqu’à saupoudrer les flancs de la montagne de petites billes de polystyrène, imitant la neige. Mais le plus extraordinaire était l’automate lui-même. Sur un côté de la montagne, on avait installé des rails, singeant un remonte-pente. Des petits personnages, pliés en deux à la façon des skieurs, s’accrochaient à une perche par un système d’aimant et remontaient ainsi la colline. Au sommet, un dispositif relâchait la perche du téléski et permettait au skieur miniature de dévaler la montagne selon quatre itinéraires prédéfinis, quatre pistes qui le ramenait forcément au départ du mini-téléski. Il y avait une demi-douzaine de figurines arborant chacun un gros pullover en vraie laine de couleur différente. Le ballet des skieurs aimantés était magique : on ne pouvait pas y détourner le regard.
Bientôt, une nuée de gamins vint admirer le spectacle. Les exclamations fusaient de toutes parts quand, soudain, un gamin à la tignasse d’un roux flamboyant, annonça :
- Il faut absolument que Baptiste voit ça.
Et tous les gamins de s’éparpiller dans toutes les directions à la recherche de leur ami. Seul le rouquin était resté. Ses yeux s’ouvraient tout grand devant le spectacle féérique de l’automate. Futé, il avait trouvé le meilleur moyen pour se débarrasser de ses compagnons et pouvoir profiter tout seul du spectacle.
- Tu le connais bien Baptiste? Demanda le père Mathieu.
- Oh oui, Monsieur. C’est le plus gentil des grands. C’est le seul qui a toujours le temps de jouer avec nous. D’ailleurs, il faut qu’on se prépare. Après midi, il organise le concours de bonhommes de neige. L’an dernier, c’est moi qui a gagné! Visiblement, tête rouge, comme le surnommaient ses copains, était plus doué pour les compositions neigeuses que pour la syntaxe ou la conjugaison.
Le père Mathieu connaissait le concours. Tous les 24 Décembre, tous les gamins se réunissaient autour de Baptiste pour réaliser leur bonhomme. Un jury, composé essentiellement d’adultes pour éviter les alliances partiales, récompensait la meilleure création. Ensuite, un goûter géant était organisé. Mais depuis quelques années, la neige n’était plus forcément au rendez-vous. Il y a deux ans, Roland Duthilleul, terrassier de profession, était allé plus haut dans la montagne pour ramener une benne remplie à raz bord de neige fraiche. Les gamins l’avaient ovationné et, cette année-là, Roland Duthilleul fit partie du jury.
Jean-Paul Morand eut un sourire ironique. Passer ses après midi à jouer avec une bande de gamins, c’était Baptiste tout craché, ça. Un vrai Peter Pan. Incapable de devenir adulte. Il ne put s’empêcher de questionner l’enfant :
- Et tu trouves ça normal que Baptiste ne travaille pas. Tu vas bien à l’école, toi.
Le gamin le considéra comme s’il venait de lui annoncer que le Père Noël n’existait pas.
- Si je pouvais, sûr que j’irais pas trop à l’école. Quand je serai grand, je serai comme Baptiste. Y se balade dans la forêt. J’aime bien, moi, la forêt. Et pis, y connait tous les cris d’oiseaux. Et y nous dit pas qu’on est mal habillé ou qu’on fait des bêtises. Baptiste, y s’en fout de tout ça. On s’amuse bien avec lui.
- Oui, mais à l’école tu apprends des tas de choses, c’est intéressant, non?
Le gamin le regardait comme s’il n’avait pas toute sa raison : apprendre quelque chose à l’école!
- Avec Baptiste, on apprend bien plus de choses. Y nous dit le nom des arbres, les traces des chevreuils ou des lapins. Et pis y veut toujours qu’on ne jette pas les papiers de bonbons par terre. Et pis…
Il s’arrêta soudain et détala sans plus de cérémonie.
Le père Mathieu s’amusa de l’inconstance de l’enfant. A cet âge là, il était un peu le même, sauf que c’était une autre époque, une autre éducation, plus stricte, les conditions de vie étaient différentes. C’était la guerre. Mais les enfants restent toujours des enfants, dans n’importe quel pays, sous n’importe quel régime.
***
Les deux hommes remontèrent une ruelle pentue en direction des vieux quartiers, à une époque pas si lointaine où la ville n’était encore qu’un village. Jean-Paul Morand ne put s’empêcher de penser qu’il était, pour une part du moins, responsable de cette expansion, ce développement, cette croissance. Un agréable sentiment s’infiltra dans toutes ses artères, une fierté d’avoir fait quelque chose de sa vie et que cela rejaillisse sur sa ville.
Il pensa que le père Mathieu avait le don de lire ses pensées car celui-ci fit une réflexion à voix haute :
- Vous savez, Jean-Paul, il y a divers moyens de faire le bien autour de soi. Votre parcours est admirable, je ne peux que le reconnaitre. Ici, tout le monde vous en est gré. Mais Baptiste apporte autre chose.
Jean-Paul Morand prit cet air narquois qu’il affichait lorsqu’il évoquait ceux ou celles qui ne partageaient pas ses points de vue.
- Récolter des pommes de pin pour une fleuriste et s’amuser comme un vrai gamin, je ne vois pas ce que cela peut apporter à la communauté.
- Vous avez tort, monsieur l’entrepreneur. Vous nourrissez les estomacs de vos concitoyens, au propre comme au figuré d’ailleurs (il rit de ce bon mot), mais Baptiste nourrit leur âme, leur cœur. Vous apportez un salaire à chaque fin de mois dans de nombreux foyers, peut-être même la majorité de cette bourgade. C’est bien. Mais Baptiste apporte, chaque jour, un peu de chaleur, celle qui réchauffe le cœur. Dans un coin du monde, il existe un proverbe qui dit « si tu as de nombreuses richesses, donne ton bien, si tu possèdes peu, donne ton cœur ».
Jean-Paul Morand soupira. Encore de ces réflexions de bobos en mal de spiritualité. Finalement, rien n’a vraiment changé. Si l’on ne se bouscule plus à l’entrée des églises, on véhicule encore ces vieux préceptes que le cœur serait supérieur à l’esprit et que l’âme (il sourit à cette idée, lui n’y croyait pas le moins du monde) commanderait nos actes. En réalité, le cœur n’était qu’un muscle, l’esprit un agencement de neurones, le corps une formidable machine composée de cellules. Rien de plus. Quant à l’âme, on cherchait encore où elle pouvait se trouver. Ce qu’il y avait de tangible, c’était nos actions. Le reste n’était que masturbation de l’esprit pour personnes désoeuvrées qui ne savent pas quoi faire de leurs journées.
Là encore il lui sembla que le père Mathieu lisait dans son esprit comme dans un livre.
- On ne vit pas que de nourriture pour notre estomac. Nous avons besoin d’aliments pour notre esprit. L’art, ce n’est pas pour les chiens. Nous sommes des animaux sociaux, nous avons besoin des autres. Pas seulement parce qu’ils vous offrent un travail ou, à l’inverse, leur travail. L’amitié est le plus beau des cadeaux. Et elle ne coûte rien. Juste du temps et de l’attention. Ce qui est beaucoup pour certains, n’est-ce pas?
Le regard du père Mathieu était perçant. S’il n’avait pas pour ce vieillard un respect immense, une reconnaissance pour ce qu’il lui avait permis de faire dans sa jeunesse, Jean-Paul Morand l’aurait envoyé balader d’une ou deux phrases bien tournées, comme il savait si bien le faire quand on venait lui quémander une faveur ou un passe-droit. Il détestait cette mendicité morale.
Seulement le père Mathieu était un homme bien. Un homme comme on n’en fait plus. Le système moderne les a balayés comme un bon vent d’hiver nettoie les dernières feuilles tombées des arbres et repousse la poudreuse dans les fossés.
***
Il avait dix-sept ans. L’âge de tous les possibles. Il faisait partie de l’équipe de rugby locale. Il se débrouillait bien, avait quelques dispositions pour ce sport mais absolument pas le profil des joueurs d’alors : trapus, musclés comme des taureaux. Une tête aplatie posée sur des épaules de fer, des bras comme des cuisses et des cuisses comme des pieux. De vrais bouledogues. Jean-Paul faisait tâche au milieu de ces hommes de Cro-Magnon. Mais il avait un atout. Une force morale qu’il ne supposait même pas. C’est le père Mathieu qui la lui révéla. Il lui prodigua quelques conseils techniques (mais cela, l’entraineur pouvait aussi bien le faire) mais surtout il savait lire le jeu, décrypter une équipe, ses points forts et ses points faibles. Il avait la science du terrain et la transmit au jeune fougueux.
Tous ces conseils, Jean-Paul Morand les mit à son profit sur la pelouse, mais aussi sur le terrain de la vie. Car lui ne voyait le monde que comme un immense match de rugby. Des équipes ou des entreprises qui s’affrontent sur un terrain ou un marché avec des joueurs, des supporters, des soigneurs, des entraineurs et les dirigeants que l’on retrouvait à tous les niveaux dans le marché mondial. Des employés, des consommateurs, des conseillers financiers, des cadres et des élus. Le père Mathieu lui avait procuré cette science du jeu et du terrain; il allait l’appliquer à la vie, à sa vie.
Mais surtout, il avait été présent dans les pires heures du jeune Jean-Paul.
Il avait dix-sept ans. Il jouait ses premiers matchs dans l’équipe locale. Il passait son Bac. Il plaisait aux filles mais son esprit cartésien le protégeait de trop violentes passions. Il était concentré sur sa prochaine réussite. Un parcours universitaire sans faute, une volonté au service de son ambition et une formidable capacité de travail.
Un coup de fil. Un téléphone qui sonne. Comme une promesse, comme une alerte. A cette époque, le slogan de France Télécom était justement « le bonheur c’est simple comme un coup de fil ». Ce que ne disait pas la publicité, c’est qu’on pouvait tout aussi bien remplacer le mot bonheur par malheur. Et ça marche tout pareil.
Une voix inconnue à l’autre bout de l’appareil. Un médecin, un sapeur pompier, un gendarme. Peu importe. Cette voix c’ était le diable.
Dans la maison familiale c’est lui qui a décroché. Baptiste devait être au dehors en train de trainer ses basques, un gros poil dans la main, déjà.
Vos parents. Accident de voiture. Hôpital.
Jean-Paul Morand avait compris avant même de se rendre en courant à l’hôpital.
En un sens, cette soudaine disparition l’avait fortifié, rendu plus dur, moins perméable. Mais il devait son équilibre et sa stabilité au père Mathieu qui l’avait épaulé dans cette difficile épreuve. Lorsqu’on perd ses parents enfant, la douleur est plus aigüe, mais elle dure moins longtemps. Elle est moins profonde. Un enfant ne se rend pas compte de tout ce que cela implique. On s’en aperçoit plus tard. La cicatrice est alors bien suturée.
Ces béquilles que lui offrit le Père Mathieu à un âge où l’on est encore fragile et qu’un drame peut vous envoyer à terre tel un coup de poing en plein estomac, il en serait toujours redevable. D’où son immense respect.
Baptiste n’avait alors pas eu cette chance de bénéficier d’une telle assistance. Jean-Paul Morand s’en rendait compte maintenant. A ce moment là, les deux jumeaux étaient déjà très éloignés l’un de l’autre. Lui était engagé dans un cursus scolaire irréversible, Baptiste vivotait déjà, habitant toujours chez les parents. La fracture avait dû être plus douloureuse. Ca, il ne l’avait jamais évoqué pleinement. Peut-être qu’après tout, si Baptiste avait joui d’une préférence enfant, après la disparition soudaine de leurs parents, il s’était retrouvé seul face à la vie, implacable. Il avait dû faire face.
Jean-Paul Morand chassa cette idée. Non, il y avait autre chose. Baptiste n’avait pas su se battre, voilà tout. Il baissait les bras trop vite et, surtout, ne possédait pas cette capacité de travail, cette ambition, cette force.
***
Les deux hommes étaient redevenus silencieux mais Jean-Paul soupçonnait le père Mathieu de connaitre exactement ses pensées. Il allait surement pousser son avantage, pour emporter la partie.
Un petit homme aux lunettes en cul de bouteille, aux cheveux longs mais rares, ce qui lui donnait l’impression de s’être renversé un plat de spaghettis sur le crâne, la démarche pressée sans pour autant aller vite, manqua de les bousculer. Il tenait une petite sacoche serrée sur sa poitrine comme pour se protéger du froid et, visiblement, était perdu dans ses pensées.
- Bonjour Bertrand.
L’homme stoppa son trottinement et plissa les yeux. A cet instant, il avait l’air d’une taupe qui sort la tête au grand jour pour la première fois de sa vie.
- Heu, bonjour père Mathieu.
Et, comme à chaque rencontre, il hocha simplement la tête en signe de révérence vers Jean-Paul Morand.
Il était clair que si on le respectait, on ne lui montrait aucune familiarité. Et c’est très bien ainsi pensa le grand patron.
- Vous semblez préoccupé, avança le père Mathieu.
Un léger sourire se répandit sur le visage de l’homme prénommé Bertrand comme une blessure. Lorsqu’il souriait, il donnait l’impression d’une profonde souffrance. C’est peut-être pourquoi il ne souriait jamais, bien que l’envie s’en faisait surement souvent sentir. Bertrand était un homme affable et passionné par son métier et aucunement fier d’une quelconque supériorité.
C’était le bibliothécaire de la ville.
On lui devait un essai sur les origines du village. Imprimé à compte d’auteur, il avait réussi par on ne sait quel tour de magie à vendre les 2000 exemplaires produits. Dès lors, il s’était lancé dans l’élaboration d’un roman, un vrai. Une histoire de vignerons du cru qui cachaient un lourd secret ayant un rapport avec la période d’occupation. Des bouleversements survenus dans la petite commune, son développement, les anciens qui ne se reconnaissaient plus dans ce monde trop rapide pour eux et, bien entendu, l’obligatoire et impossible histoire d’amour entre un ramoneur d’origine italienne et la fille des fameux vignerons.
C’était bien écrit, à savoir qu’il n’y avait aucune faute d’orthographe, la syntaxe était parfaite et les règles de grammaire respectées à la lettre. Mais on ne pouvait pas parler de style, ni même de littérature. Une belle histoire, bien ficelée et écrite comme deux et deux font quatre.
Il avait pensé l’éditer de la même façon que l’obscur essai, mais on l’avait incité à envoyer tout de même quelques manuscrits aux grandes maisons d’éditions. Il reçut bien entendu les fameuses lettres types lui assurant de la qualité de sa prose mais, désolé, votre manuscrit n’entre pas dans la ligne éditoriale, etc, etc, veuillez considérer notre plus grande bienveillance et nos meilleurs vœux de réussite. Un seul de ces éditeurs parisiens, surement un peu moins imbu de sa prétendue supériorité, avait prit l’initiative de renvoyer le manuscrit à une petit maison d’édition régionale, plus susceptible d’y trouver son intérêt. Une semaine plus tard, Bertrand se trouvait dans un bureau du centre de Nîmes, en train de signer un contrat pour l’édition de « les printemps refleuriront ». Dix mille exemplaires écoulés en un rien de temps grâce à une subtile campagne de publicité dans la presse locale et auprès des libraires de la région. Un bouquin qui parle aux lecteurs est toujours vendeur, lui avait assuré Guillaume Clément, le directeur des éditions du Vent, spécialisé dans les ouvrages régionaux : recettes de cuisine, topos-guides, livres d’Histoire et, bien sûr, romans de terroir.
Depuis, on n’appelait plus Bertrand le bibliothécaire, mais plus pompeusement, l’écrivain. Pourtant cette popularité ne lui avait ni tourné la tête, ni effacé sa gaucherie empreinte de timidité surhumaine.
- Heu, ce n’est pas moi. C’est ce brave Baptiste. Vous savez quoi? Il se désole de ne pas avoir sauvé des flammes le livre qu’il m’avait emprunté.
Cela amusa le père Mathieu.
- Il t’emprunte toujours un bouquin?
- Oui, oui. Vous savez, il n’a pas perdu grand-chose dans l’incendie. Il ne possède rien, Baptiste. Juste sa bonne humeur et sa volonté de répandre le bien autour de lui. Dans la maison Marchand, il y avait un lit, une table, une armoire. Pas de garde-robe, pas de vaisselle, pas de télé, rien du confort moderne. Vous savez, père Mathieu, Baptiste aurait fait un moine impeccable.
Cette fois, le père Mathieu rit de bon cœur. En effet, cette simplicité, cette modestie, cette frugalité correspondaient en tout points à une vie monastique. A cette exception près que Baptiste n’aurait pas supporté de vivre reclus. Il aimait trop sa liberté.
- Il vient une ou deux fois par semaine, selon l’épaisseur du livre emprunté. En fait, il ne possède qu’une seule chose : le roman qu’il est en train de lire, jamais le même… et qui est la propriété de la bibliothèque! C’est bien cela qui le chagrine.
Le père Mathieu devint pensif soudain.
- Mais, cet épais dossier qu’il tenait contre lui la nuit dernière?
- Ah? Je ne sais pas. J’ai bien remarqué qu’il serrait contre lui quelques feuillets. J’ai cru que c’était juste pour se tenir chaud.
Midi allait bientôt sonner au clocher de l’église. Au moment de se séparer, Jean-Paul Morand eut une hésitation puis il demanda d’une voix calme :
- Voudriez-vous déjeuner avec nous, père Mathieu?
Le vieil homme parut surpris.
- Non, non. Ce serait avec joie mais vous devez être en famille en cette veille de Noël et puis… J’ai quelques obligations, fit-il avec une pointe de mystère dans le regard.
Jean-Paul Morand retourna chez lui, l’air pensif. Il ne connaissait pas plus la vie actuelle du père Mathieu que son passé. Il s’aperçut qu’il ne connaissait quasiment pas les gens avec qui il avait des relations, avec qui il travaillait. Il ne savait rien de leurs vies, de leurs passions, leurs intérêts. Depuis combien de temps ne lui avait-on pas confié un secret?
Il arriva devant le perron de son imposante demeure qui lui parut soudainement vide. Une carcasse dépourvue de sens. Sa fille, Manon, tout juste 14 ans, l’attentait sur les marches, emmitouflée dans une épaisse parka au col de fourrure, synthétique évidemment. Jean-Paul connaissait les penchants écologiques de sa fille. C’est l’âge, se rassurait-il. L’adolescence est la période où l’on est le plus virulent, le plus pur, intransigeant, sans compromis possible.
Son entreprise ne travaillait qu’avec des produits sains, issus d’une agriculture biologique, réduisant les traitements obligatoires pour la conservation au minimum. S’il n’était pas écologiste au sens strict du terme, il la mettait en pratique dans son activité. Ce n’était pas une philosophie, juste un label, une marque de fabrique, un souci de qualité, une volonté de perfection. Pour Jean-Paul Morand, il ne pouvait y avoir de décisions hasardeuses, d’actions futiles et désintéressées. Chaque choix devait avoir une cause et une conséquence. Il ne pouvait comprendre la magnanimité et l’altruisme de son frère. C’était au-delà de son entendement. Baptiste donnait l’impression, d’après tous les témoignages dont il avait été le témoin ce matin, de se consacrer entièrement aux autres, n’espérant en retirer aucun bénéfice. Cette idée même lui était étrangère. Il faisait les choses pour rien. Même quand, au gré de ses promenades que Jean-Paul Morand avait imaginé stériles, il récoltait les détritus dans un grand sac poubelle - ce qui expliquait la propreté exceptionnelle des sentiers et chemins autour de la ville -, lorsqu’il donnait quelques coups de sécateur aux branches envahissantes ou quand il replaçait une pierre menaçant de tomber, il ne pensait pas à en retirer une quelconque gloire ni même la moindre reconnaissance.
Antoine Montiez, le notaire, avait même parlé de veilleur de sentiers, comme les nombreux vigiles qui protègent les entreprises Morand.
Manon se leva lorsqu’il passa à sa hauteur. Elle était en train de pianoter sur son smartphone - un cadeau de sa mère pour son anniversaire, en Septembre dernier. Lui n’était pas d’accord. Il lui avait opposé une condition : que cela n’altère pas ses résultats scolaires. Manon était la première de sa classe depuis son entrée au collège. Il entendait bien qu’elle le reste jusqu’au Bac puis qu’elle entreprenne de vraies études. Médecine, droit, commerce. L’expérience et le parcours de Jean-Paul Morand le confortait dans le fait que de bonnes études forment un esprit cartésien, équilibré et fort tout en offrant des possibilités de postes à responsabilité et attrayants. Tout le contraire de la philosophie de vie de Baptiste.
Dieu merci, l’acquisition du gadget à connexion internet n’avait pas entamé les facilités de Manon dans son cursus scolaire. Elle caracolait en tête en troisième. Mais, à la moindre baisse de régime, le téléphone intelligent serait confisqué.
En baissant les yeux, elle demanda une faveur :
- J’ai invité quelqu’un à venir partager notre réveillon ce soir, dit elle avec son air ingénu.
Jean-Paul Morand fut surpris. Un petit ami? 14 ans, c’est un peu tôt, non? Il n’avait jamais vu sa fille en compagnie d’un garçon. Sauf, peut-être une fois. Un grand boutonneux qui la talonnait en maths. Inoffensif.
- Tu ne le connais pas. Mais il est très bien. Je suis sûre qu’il va te plaire, avait elle ajouté.
- Un de tes camarades de classe?
Elle hésita.
- Pas vraiment. C’est un adulte. Quelqu’un de bien, tu peux me faire confiance.
Jean-Paul Morand se remémora le film de Kubrick, Lolita. Il parut effarouché, alors elle tempéra.
- En fait, je ne le connais pas. On s’est rencontré aujourd’hui même. Il se trouve qu’il est seul pour Noël, loin de sa famille. Alors, j’ai pensé…
Jean-Paul Morand considéra sa fille et comprit à cet instant qu’elle venait sortir de l’enfance pour entrer dans la périlleuse période de l’adolescence. Les ennuis allaient commencer pour de bon.
Avant même qu’il n’émette une objection, elle enfonça le clou :
- C’est Noël, papa! Et puis, nous serons déjà une petite dizaine au réveillon. Un de plus, un de moins…
Jean-Paul Morand ne voulait pas de dispute maintenant, la veille de Noël. Il était encore embrumé par cette escapade avec le père Mathieu. Il sera toujours temps de recadrer Manon après demain.
Il consentit, un peu à contre cœur. En fait, il ne savait pas trop dire non à sa fille. Une sourde culpabilité l’en empêchait. Son travail lui prenait tant de temps qu’il ne la voyait quasiment pas. Il se rappelait encore le petit bout de chou qui faisait des pirouettes sur l’épaisse moquette du salon. Il lui semblait que c’était hier. Un détestable sentiment d’être passé à côté de l’enfance de sa fille unique lui sapait le moral.
Elle lui sauta au cou avec l’ innocence d’une fillette qu’il savait qu’elle n’était plus désormais.
Le temps est élastique. Une heure à attendre dans un couloir d’hôpital le diagnostique sur l’état de santé d’un proche nous semblera toujours plus long qu’une après midi entière à s’adonner à son passe-temps favori. Cette veille de Noël, tous les habitants ne la virent pas passer.
Certains mettaient une dernière touche à leur décoration de Noël, d’autres préparaient avec cœur le repas du réveillon. Mais la plupart profitaient d’un temps estival si on oubliait le froid mordant qui semblait vouloir refermer ses mâchoires glacées sur la moindre parcelle de peau à découvert. Mais les balades, les jeux, les batifolages réchauffaient tout à la fois le corps, le cœur et l’âme.
Il n’avait pas encore neigé cet hiver sur les coteaux et Baptiste dû emmener la cohorte d’enfants jusqu’au plateau qui dominait la vaste vallée. 300 mètres de dénivelé permettait à la pluie de se transformer en flocons. Il y avait une belle pellicule de neige fraiche, pas trop épaisse pour qu’on puisse marcher sans difficulté mais suffisamment pour organiser le traditionnel concours de bonhommes.
Baptiste s’amusait comme un petit fou au milieu des enfants. Il semblait avoir oublié le drame de la nuit passée.
Toute la journée, on avait discuté du sort de Baptiste. Tous les habitants du quartier étaient d’accord et chacun voulait accueillir le désormais sans logis. Mais Baptiste accepterait-il?
S’il consentait à accepter les invitations à déjeuner, il était plus rare qu’il vienne partager le repas du soir. A chaque Noël, une paire de familles le priait de venir partager le réveillon. Il déclinait systématiquement. Personne ne savait précisément ce qu’il fabriquait en cette soirée si spéciale. Même pas le père Mathieu.
Mais cette année, c’était différent. Il n’avait plus de logis. Il faudrait bien qu’il accepte de partager la table de son nouveau toit.
On en était à débattre chez qui Baptiste passerait le réveillon quand une voix aisément reconnaissable avança :
- Pour les autres jours, nous verrons. Mais ce soir, il serait bien que Baptiste passe Noël dans sa famille.
Personne ne connaissait les liens de parenté qui unissaient Baptiste à Jean-Paul Morand. Personne, excepté le père Mathieu. Mais tout le monde savait le cœur de pierre de l’entrepreneur.
Des voix assuraient :
- Il n’acceptera jamais.
Quelques unes s’indignaient :
- Rejeter son propre frère, tout de même!
Plus rares étaient celles qui avançaient un argument de compassion.
- Enfin, il ne peut pas être aussi cruel. C’est Noël après tout.
Plus pragmatiques :
- Il faudrait lui faire admettre qu’il puisse y trouver son compte.
Parfois menaçantes :
- Et si on l’y obligeait. En signant une pétition, en lançant un préavis de grève.
Le père Mathieu calma les ardeurs.
- On ne menacera personne. On va trouver une solution, toute simple.
Quelqu’un s’avança. C’était Jean-Claude Martin, le délégué syndical de l’entreprise Morand.
- Tu lui as parlé à Morand? On t’a vu ce matin. Qu’est-ce qu’il compte faire?
Le père Mathieu reconnut son impuissance en haussant les épaules.
- Tu le connais bien, toi. Sa carapace est toujours aussi cadenassée.
Un instant de silence, puis il reprit, plus bas :
- Il faudrait trouver un angle d’attaque original.
***
Le soleil allait toucher l’horizon, derrière les molles collines qui bordaient l’autre rive de la vallée lorsque Baptiste revint, entouré d’une nuée de gosses dépenaillés, en nage, soufflant d’énormes bouffées de vapeurs comme s’ils fumaient de gros havanes. Le père Mathieu et trois autres personnes l’attendaient. Il y avait Marguerite la fleuriste, Jean-Claude le syndicaliste et madame Marchand, la désolée propriétaire de l’ancienne demeure de Baptiste.
Un gamin roux tenait une coupe à bout de bras.
Baptiste expliqua :
- C’est Toto qui a remporté le concours de bonhommes de neige.
Antoine Bonfils était surnommé par tous, même les adultes, Toto. C’était un gamin enjoué, toujours un bon mot à la bouche et qui, à la suite de son surnom, s’était spécialisé dans les blagues carambar qu’il distillait pendant les cours de mademoiselle Fabian, au grand désespoir de celle-ci.
Marguerite remarqua l’état déplorable des enfants.
- M’est avis que vous ne vous êtes pas contentés de bâtir des bonhommes de neige.
Baptiste baissa la tête. Il avait le feu aux joues et l’allure débraillée à l’image de tous les garnements qui composaient maintenant un cercle autour de lui.
- Heu, ben il restait encore un peu de neige, alors…
Le père Mathieu termina la phrase :
- Une belle bataille, hein? J’aurais bien aimé voir ça!
Il avait le sourire au coin de l’œil mais Marguerite prit un ton sans équivoque :
- Allez, déguerpissez! Rentrez vite chez vous vous mettre au chaud sinon vous allez attraper la mort.
Le nuage de gamins se volatilisa comme par magie. Trente secondes plus tard, il ne restait que le petit groupe debout sur la grande place toute illuminée par des ampoules de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
- Dis donc, Baptiste, tu as pensé où tu allais passer ce soir de Noël? Tu sais que tu n’as plus de maison.
Baptiste affichait toujours un air ingénu. Apparemment, cela ne le tourmentait pas plus que d’ordinaire. Chaque problème avait sa solution pensait-il.
- Ben, il se trouve qu’une charmante personne m’a invité à partager la soirée du réveillon.
Le père Mathieu parut surpris. C’était bien Baptiste, ça : il avait des scrupules à accepter une invitation de la part de ses proches voisins, de ses amis, mais il consentait sans plus de cérémonie à la demande du premier venu. Une charmante personne avait-il dit. Et si Baptiste était tombé amoureux? Il faut dire que cela lui arrivait assez souvent. Il était volage, certes, mais d’une manière non calculée. Les filles qu’il séduisait malgré lui (et c’était surement l’atout principal de son charme, ne pas avoir de dessein préconçu) ne lui en voulaient jamais lorsqu’il les quittait (c’est toujours lui qui rompait). Le père Mathieu le soupçonnait parfois d’être un peu demeuré. Après tout, il était toujours d’humeur égale, se contentait de peu, ne vivait que dans et pour l’instant présent, n’échafaudait aucun plan, n’avait pas le moindre objectif, rien à construire. Il ne se projetait pas dans l’avenir. Celui-ci viendrait bien assez tôt. A tel point qu’on aurait pu aisément penser que Baptiste était limité. Que son cœur avait pris toute la place, ne laissant à son cerveau que des possibilités reptiliennes. Cela aurait expliqué son insuffisance scolaire.
Le père Mathieu chassa cette pensée de son esprit. On avait fait passer des tests d’intelligence aux enfants qui entraient au collège, comme c’était la règle à l’époque. Baptiste avait obtenu un des meilleurs scores.
Peut-être feintait-il une certaine déficience pour se garder de trop lourdes responsabilités. Telle était la conviction du père Mathieu.
Baptiste allait s’en aller lorsque le père Mathieu l’apostropha.
- Dis-moi, tu te balades depuis ce matin avec cette liasse de feuillets sous le bras. C’est quoi, au juste?
Baptiste prit un air énigmatique et répondit en souriant derrière son épaule :
- Juste un brouillon.
***
La ville avait revêtu ses habits de fêtes, sa parure de Noël. Des guirlandes, des ampoules multicolores, des jeux de lumières avaient remplacé, la nuit venue, les subtiles décorations de branches de sapin, de houx, de gui… Partout dans les ruelles, aux fenêtres des maisons, sur les places pendant aux arbres, des éclairages colorés égaillaient et réchauffaient la nuit glaciale.
La superbe demeure des Morand n’était pas en reste. Elle s’imposait au-dessus du quartier comme une sentinelle, illuminée comme en plein jour. Même le jour de Noël, surtout le jour de Noël, Jean-Paul Morand entendait bien montrer sa réussite, impressionner le reste du monde d’une ostensible magnificence. Si, dans la ville, on disposait les éclairages artistiquement, avec mesure et brio, la villa Morand resplendissait de tous feux. C’était une super novae.
Manon attendait le pauvre Baptiste à l’entrée du large portail en fer forgé.
- Comme vous pouvez le remarquer, papa est la modestie même, fit elle dans un sourire en montrant les illuminations qui baignaient le vaste parc et allongeaient les ombres des chênes et des tilleuls.
Baptiste sourit. Au fond de lui, il était un peu inquiet. Il savait parfaitement où il se trouvait. Se doutait de l’identité de la demoiselle. Et se souvenait encore très bien des paroles blessantes de son propre frère.
Il avait accepté l’invitation uniquement pour faire plaisir à cette jeune demoiselle qui l’avait troublé par la pureté de son raisonnement, l’innocence de sa jeunesse.
Plus tôt dans la journée, il ne devait pas être midi, tandis que Jean-Paul Morand flânait avec le père Mathieu par les ruelles du quartier, Manon s’était éclipsée de son côté. Au détour d’un banc public, elle avait rencontré Baptiste, serrant ses feuillets contre lui, rêvassant sous les arbres nus.
Ils étaient des inconnus l’un pour l’autre. Elle ne savait qu’il était son oncle; il ne savait pas qu’elle était la fille de son propre frère.
Ils parlèrent de choses et d’autres.
Baptiste lui avoua qu’il ne travaillait pas. Qu’il n’avait jamais travaillé. Mais qu’il ne connaissait pas l’ennui et qu’il vivait modestement. Ce discours rencontra une oreille attentive. Manon était à l’âge où, après avoir découvert le monde, on le remet en question. Parce que le monde n’est pas parfait. Qu’il ne le sera peut-être jamais. Et qu’il est bon de s’indigner.
A 14 ans, on veut refaire le monde.
A 42 ans, c’est le monde qui nous a changé.
Excepté quelques hurluberlus dans le genre de Baptiste.
De son côté, Baptiste aimait les gens. A priori. Il leur accordait un crédit sans limites. Parfois il était déçu. Rarement, toutefois. Il savait toujours leur trouver un bon côté, quelque chose de positif.
C’est l’innocence et la pureté de Manon qui le touchèrent. Ses idées n’étaient pas (pas encore) contaminées par la course folle du monde actuel, gouverné par l’argent et régit par de lourdes conventions.
Ils avaient sympathisé comme deux personnes, en apparence si différentes, peuvent se rejoindre sur des points fondamentaux.
Il lui avait expliqué sa situation plus que précaire.
Elle avait réagi sainement. C’est-à-dire qu’elle ne lui montra aucune pitié, pas même de la compassion. Elle lui offrit simplement de partager le repas du réveillon. Ensuite, il y aurait bien un lit quelque part dans la douzaine de pièces que comptait leur villa.
C’est à ce moment là que Baptiste comprit qu’il bavardait depuis bientôt deux heures avec sa nièce.
Il accepta.
Entre les deux s’était installé un échange sans fioritures où chacun disait ce qu’il voulait vraiment dire. Deux personnes qui parlaient avec leur cœur. C’est peut-être ça, l’amitié.
***
Manon et Baptiste pénétrèrent dans la vaste demeure. Elle lui avait dit de venir avant les premiers invités.
- Moi, ça ne me dérange pas, mais mes parents seront peut-être surpris, alors il vaut mieux que tu leur ressemble. L’habit ne fait pas le moine mais il permet quand même de lui en donner l’aspect. Ils ne partagent ni tes idées ni ton style de vie mais, tu verras, ils sont courtois à défaut d’être sincères.
Baptiste s’était un peu alarmé, maintenant devant le fait accompli.
- Ne t’inquiètes pas. Tu fais la taille de mon père et il possède une garde robe de ministre. On va bien te trouver quelque chose de saillant. C’est une simple réunion de famille, pas une de ces réceptions clinquantes que je fuis comme la peste.
Manon avait pénétré dans le petit réduit jouxtant la chambre parentale qui servait de dressing room. Là, sur quatre étagères basses, disposées comme les couchettes d’un train, des dizaines de paires de chaussures. Plus haut, une penderie où étaient accrochés peut-être bien quarante costumes, vestes et pantalons assortis, comme des carcasses à l’abattoir. Sur l’étage supérieur, chemises, pulls, gilets, tricots, chandails étaient pliés consciencieusement. Une rangée de tiroirs contenaient cravates, sous-vêtements et linge.
Baptiste n’avait jamais rien vu de pareil.
- Tu ne crois pas que…
Manon coupa les doutes de Baptiste d’un geste de la main, tout en poursuivant de farfouiller dans la penderie et les tiroirs.
- Maman en possède au moins le double. Et puis, c’est Noël. Papa ne me vois jamais, trop occupé à son travail. Il ne peut rien me refuser.
Elle lui tendit un costume dans les tons bleus foncés, assorti d’une chemise d’un rose très pâle et hésita pour la cravate.
- Bon, on ne va peut-être pas trop charger, non? La cravate, ce serait trop.
En revanche, Baptiste se piquant au jeu, accepta un nœud papillon dans les tons du costume, portant de minuscules étoiles.
- Je vois que tu as du goût. C’est bien.
Baptiste semblait toutefois embarrassé dans ces nouveaux vêtements, comme si leur prix exorbitant lui pesait sur les épaules, qu’il l’écrasait sous son luxe apparent.
- Je me sens empoté, confia-t-il la mine basse.
- C’est normal. J’imagine un peu mon père en survêtement. Elle pouffa.
- Ca va bien se passer, le rassura-t-elle.
***
Le carillon de la grande horloge placé dans le grand hall égrenait les huit coups de vingt heures lorsque les premiers invités arrivèrent.
Manon n’avait pas menti. Ils ne seraient pas si nombreux. Outre ses parents, une tante à qui on ne pouvait donner d’âge et à l’aspect d’une grande souris qui s’était installé pour la durée des fêtes dans une chambre donnant sur le parc, il y aurait deux couples venant de l’extérieur. Ceux qui sonnaient à cet instant étaient le frère et la belle-sœur de Muriel, la femme de Jean-Paul Morand. Un couple de fonctionnaires sans histoire, épris de culture et d’opéras. Toute la famille de Muriel était versée dans l’art sous toutes ses formes. Ca avait été le mariage de l’argent et de la culture entre eux deux. Il lui apportait la sécurité financière, elle l’éduquait à un monde plus élevé, sans toutefois y parvenir vraiment. Jean-Paul Morand faisait des efforts mais ce n’était pas sa vocation. D’accord pour ouvrir un roman de Balzac ou « voyage au bout de la nuit » bien qu’il leur préféra les polars écrits aussi vite qu’ils sont lus. Il prenait sur lui les soirs d’opéra ou les invitations à quelques vernissages d’expositions diverses qu’il ne comprenait pas toujours du reste. Mais il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin et la musique contemporaine, les délires soit disant artistiques de marginaux, les films d’art et d’essai ou encore la peinture moderne lui apparaissaient comme d’étranges ovnis dont il ne comprenait pas l’utilité, si le sens. Sa femme avait beau lui répéter qu’il n’y avait pas de fonction à l’art et que, justement, c’est pour cette raison qu’il était indispensable.
L’autre couple, qui allait arriver en retard comme il se doit, venait directement de la capitale. S’ils étaient régulièrement en retard, l’éloignement tout relatif n’en était pas la cause. Dans leur monde et à Paris, il était de la première politesse de ne jamais arriver à l’heure à tous les rendez-vous. Un code social en quelque sorte. Cela irritait toujours Jean-Paul Morand, d’autant que s’il excusait ses fonctionnaires de beau frère et belle sœur (après tout, il faut bien du personnel pour remplir tous ces formulaires administratifs qui nous étouffent), il ne saurait pas être aussi indulgent envers Roland Charmant, directeur de collection dans une grande maison d’édition parisienne, ce celles qui ne mettent jamais de photos sur les couvertures de livres. Muriel lui avait maintes et maintes fois enjoint de lire ne serait ce qu’un roman choisi par Roland parmi l’océan de manuscrits qui passaient entre ses mains et devant ses yeux blasés de littérature. Il n’avait jamais pu dépasser le premier chapitre. Roland Charmant en imposait. Il aimait à prendre la société à contre pied et s’habiller par exemple en contradiction avec le monde. Si les invités étaient tous en smoking ou costume de belle coupe, il venait affublé d’un gros pull avec une écharpe Dior autour du cou tandis que lors d’une garden party, il n’hésitait pas à surprendre les tenues décontractées en affichant une apparence de gala. Il aimait bien se démarquer par son aspect, cependant toujours d’une élégance précieuse piochée chez les créateurs les plus prestigieux. Il aimait aussi étonner en avançant des idées provocantes. Bref, il n’était qu’apparences et possédait l’art de la contradiction jusqu’à, parfois, proférer l’exact contraire de ce qu’il pensait vraiment. Roland Charmant était une anguille. Insaisissable. Affichant un air pédant et imbu de lui-même, méprisant de politesse feinte.
Ca, c’était le Roland Charmant des plateaux télé, des réceptions, le Roland Charmant mondain, jamais à court de piques et de bons mots. Mais il existait, en privé, un homme à l’immense culture, affable et agréable. Il ne fallait pas que l’auditoire dépasse un certain nombre de têtes sinon le courtois et aimable Roland se métamorphosait en un vindicatif et acerbe Charmant.
Ce soir, Baptiste aurait la chance de croiser Roland, le beau-frère de son jumeau et non pas Charmant, le redoutable directeur de collection d’un grand éditeur de la rive gauche, vif et piquant, pouvant ridiculiser d’une seule phrase les plus érudits.
Nous ne mentionnerons Julie, sa compagne actuelle, que pour souligner ses yeux verts et son chignon qui lui prit deux heures de son 24 Décembre. Il existe une loi dans l’agencement des couples qui annonce que plus l’homme (ou la femme) fait preuve d’esprit et d’intelligence, plus leur compagne (ou leur compagnon) sera bête comme ses pieds (qu’elle avait d’ailleurs fort jolis mais cela ni Baptiste ni aucun autre invité ne put le constater, sa robe trainant au sol comme une serpillère, une serpillère Chanel tout de même).
Manon choisit le meilleur moment pour présenter sa nouvelle connaissance au petit comité : tous étaient réunis devant le sapin de Noël, chacun un verre à la main.
Jean-Paul Morand n’avait pas laissé le privilège de servir ses invités à sa femme. Si le couple avait gardé Béatrice la cuisinière et Maude, une petite brune boulotte pour le service du repas, Jean-Paul ne reconnaissait à aucun, même sa femme, l’avantage de distribuer le breuvage alcoolisé à ses hôtes. Une marque de supériorité sous couvert d’une affable convivialité.
Il remplissait un dernier verre, le sien par conséquent, lorsque sa propre fille entra par le vestibule, accompagné de son propre frère. Il faillit laisser tomber sa flute en cristal, mais le dirigeant d’une entreprise majeure en avait vu bien d’autres. Il se ressaisit aussitôt, ne laissant rien paraitre de son trouble.
Déjà Manon s’avançait, décidée, vers son père. Elle savait que c’était le moins tolérant des personnes assemblées ici dans ce salon aux couleurs de Noël.
- Papa, je te présente Baptiste. Je l’ai rencontré ce matin même. Il n’avait pas de famille avec qui passer le soir de Noël alors j’ai pensé qu’il serait juste que nous l’invitions à se joindre à nous.
Elle s’adressait à tout le monde en parlant à son père à qui elle ne faisait que répéter les arguments qu’elle lui avait avancé, plus tôt dans la journée.
Jean-Paul Morand avala difficilement sa salive. Pour aider cette difficile prouesse physiologique, il s’aida d’une belle gorgée de champagne millésimé.
Ayant posé la bouteille au nom prestigieux, il tendit une main ferme à son frère. Il n’était pas question de scandale ce soir-là. Et il avait donné sa parole à sa fille. Il ne pouvait plus reculer et envoyer balader son frère. Après tout Manon avait vu juste : il la voyait si peu qu’il ne pouvait quasiment rien lui refuser.
Restait la question de savoir s’il fallait révéler l’identité de l’invité surprise de dernière minute. Apparemment Manon ne soupçonnait pas un gramme de la vérité. Muriel n’avait jamais rencontré son beau-frère, juste entendu Jean-Paul en parler pas dans les meilleurs termes. Il valait peut-être mieux ne rien dire. Cela aurait provoqué quantité de questions, d’interrogations, de surprises et il était bien possible que l’aimable Roland redevienne l’instant d’un réveillon pourri le terrible Charmant.
Jumeaux, ils l’étaient, cela ne faisait aucun doute. Mais pas monozygotes, si bien que la ressemblance physique était moins sensible qu’entre deux frères. Leur parcours de vie s’était ensuite chargée de marquer de profondes différences.
Ca pouvait marcher, à condition que Baptiste joue le jeu. Il n’était pas imprévisible mais tellement innocent et pur qu’on pouvait s’attendre à tout.
La main de Baptiste se referma sur celle de son jumeau.
***
- Enchanté. Et bienvenu dans notre modeste demeure.
Jean-Paul Morand prononça cette phrase à la cantonade, ce qui provoqua quelques rires. Il ajouta aussitôt, sans lâcher la main fraternelle :
- Les amis de ma fille ont naturellement la porte ouverte et une place à table.
- Je vous remercie infiniment, répondit Baptiste.
Jean-Paul Morand n’avait pas remarqué que son frère portait ses vêtements mais il eut alors un soupçon. Baptiste n’avait pas le don d’élégance. Une telle tenue devait coûter un an de salaire minimum et le père Mathieu ne lui avait-il pas dit que les seules possessions de Baptiste, une chaise, une table, un lit étaient parties en fumée la nuit dernière? Ce qui lui rappela une autre phrase du père Mathieu : Baptiste n’avait plus de toit, mais sa fierté accepterait-elle qu’il soit hébergé ailleurs? Manon avait-elle proposé à Baptiste, dans la foulée de l’invitation au réveillon, de passer la nuit de Noël dans leur villa?
Des milliers de pensées traversaient son esprit à la vitesse de la lumière, se télescopant comme des milliards d’atomes affolés par une nouvelle donne.
Mais il ne songea pas à l’essentiel.
La remarque vint de Julie, par quelque tour de passe-passe dont seul le hasard a le secret.
- Il y a dans son visage quelque chose de commun avec vous, Jean-Paul.
Tous les yeux déjà rivés sur l’invité mystère, redoublèrent d’intensité. Cela mit Baptiste mal à l’aise (on le serait à moins) et Manon réagit aussi vite que la lumière :
- Vous n’allez pas le dévisager comme ça toute la soirée. On n’est pas au cirque! Et elle entraina Baptiste au prétexte de lui faire faire le tour du propriétaire.
Jean-Paul Morand conclut avec juste quatre mots :
- Mesdames, Messieurs : ma fille.
A la façon d’un présentateur de l’Alcazar désannonçant un numéro de cabaret.
Baptiste ne buvait pas d’alcool. On lui servit un jus d’orange. Manon but la même chose. Personne n’osait plus regarder Baptiste en face. Seule Muriel jetait de brefs coups d’œil à la dérobée. Il y avait quand même une petite ressemblance. Elle ne comprenait pas comment cette bêtasse de Julie avait pu y voir un lien, car la ressemblance n’était pas tant dans les traits que dans la façon dont leurs visages bougeaient, s’exprimaient. Des mimiques, des tics, des expressions. Un clignement d’œil involontaire, une façon d’ouvrir la bouche, un froncement de nez.
Elle se rendit compte que son mari ne lui parlait jamais de sa famille, du moins ce qu’il en restait. Elle n’osait pas demander quoi que ce soit. Elle savait juste que ses parents étaient morts dans un tragique accident de voiture quand il avait tout juste 17 ans. Il y a des blessures qui ne se referment jamais totalement malgré tout ce qu’on met dans une vie pour combler un manque, un vide. C’était un sujet tabou, point final.
Béatrice s’était une nouvelle fois surpassée aux fourneaux et Maude apportait les plats et desservait avec brio. Les invités rayonnaient. Cette soirée de Noël roulait impeccablement sur de solides rails. La conversation sautait d’un sujet à l’autre sans jamais tomber dans les écueils périlleux de la politique. On parla religion, tradition, histoire, géographie (les divers invités avaient sillonné le monde en tous sens grâce à leurs activités ou lors de leurs congés).
- Vous avez voyagé, Baptiste?
Le désormais "sans toit" s’était contenté d’écouter la conversation plus qu’y participer, mais les rares fois où il causa, ce fut avec esprit et d’une rare pertinence. Jean-Paul en fut étonné. Il prenait son frère pour un léger débile après avoir été cancre en chef durant toute sa scolarité.
A une question sur la rareté de ses interventions, il avait répondu ceci :
- Si nous avons une seule bouche et deux oreilles c’est qu’il est peut-être plus important d’écouter que de parler.
Un long silence avait suivi. Personne n’osant passer alors pour l’idiot de service.
Bien entendu, Baptiste n’était jamais allé plus loin que la forêt et les premières collines qui bordaient la spacieuse vallée dans laquelle miroitait le fleuve.
- Je ne connais pas une grande étendue, mais je la connais bien.
Roland avait assuré que, dorénavant, on allait au bout du monde sans connaitre son propre quartier.
- On bouge mais on ne voyage plus, sanctionna-t-il.
Tous opinèrent.
Les plats, toujours plus fins et délicieux, se succédaient dans un ballet magnifiquement orchestré par Maude.
Ce fut la première à tomber sous le charme de Baptiste. Elle le connaissait. L’avait souvent croisé lors de ses promenades après le service ou lors de doux Dimanches. D’un sens, elle l’enviait d’avoir pu choisir sa vie. Modeste et humble, son existence semblait lui convenir, mieux : le rendre heureux.
Plusieurs fois elle s’était posé la question. Combien d’heures passait-elle à son travail pour payer ne serait-ce qu’un certain train de vie? Baptiste n’avait pas de revenu, mais si peu de besoins. L’un dans l’autre, il n’était pas moins riche que toutes celles et tous ceux qui trimaient dur pour payer les traites, le loyer, la voiture et le carburant, toute une futilité rendue indispensable par le confort de la vie moderne.
Entre la dinde rôtie et le plateau de fromage, c’est Muriel qui succomba à la discrétion et la simplicité de Baptiste. Elle ne tomba pas exactement sous le charme mais le style de vie de son beau-frère lui fit prendre conscience de la vacuité de son existence. Son exemple faisait écho en elle à son propre train de vie. Son mari gagnait suffisamment d’argent pour qu’elle puisse se dispenser de travailler. Elle mettait toutefois un point d’honneur à utiliser ses capacités en matière de décoration pour se prétendre décoratrice d’intérieur. Elle conseillait, agençait, arrangeait voiles et tentures, choisissait les coloris et les peintures, organisait la disposition des meubles dans une pièce, repensait une maison. Cela lui prenait tout son temps et l’occupait comme un vrai métier. Mais, au fond, qu’apportait-elle vraiment aux autres? Qu’en retirait-elle? La vie simple et très sociale de Baptiste lui démontrait la futilité et la stérilité de ses après-midi.
Au fil du repas et des réparties diverses, l’exemple de Baptiste mettait tous les invités devant leur propre philosophie de vie. Combien parmi eux avaient réellement choisi leur vie? Combien étaient libres de toute entrave.
- La vraie liberté, c’est être seul, asséna Roland, décidément très en forme ce soir-là.
Muriel décida de venir au secours de Baptiste.
- Baptiste n’est pas seul. Apparemment c’est même tout le contraire. En douceur, il a su tisser des liens durables et sincères.
C’était trop pour Jean-Paul Morand qui, jusque là, était resté d’une neutralité suspecte vis-à-vis de la manière de vivre de Baptiste. Il ne put s’empêcher d’entrer dans le débat.
- Soit. Baptiste est libre. Mais libre de quoi? Sans argent, il ne peut y avoir d’indépendance. Il vit grâce à la communauté.
Le frère fonctionnaire de Muriel intervint. Dès qu’il entendait les mots service public, aides sociales ou communauté, il ne pouvait s’empêcher d’intervenir d’une manière ou d’une autre.
- Mais, dis-moi, Jean-Paul, toi aussi tu vis grâce à la communauté. Sans tes employés, rien ne sortirait de ton usine. Sans tes commerciaux, tes produits te resteraient sur les bras. Enfin sans tes clients, tu ne pourrais pas gagner ta vie.
Jean-Paul Morand allait réagir, il l’arrêta d’un geste apaisant.
- Je sais, tu vas me sortir ton couplet sur le travail et sa récompense, l’argent. Mais, d’après le peu qu’il nous a avoué, Baptiste œuvre aussi pour le bien de la communauté. Et je suis certain que sa modestie nous en cache la plus grande partie. Et il le fait sans contrepartie, sans tendre la main ni même monnayer ses services.
Jean-Paul Morand se rappela les témoignages recueillis lors de sa promenade avec le père Mathieu, plus tôt dans la journée. Son fonctionnaire de beau-frère n’avait pas tort. C’est à présent sa femme qui enchainait sur le même registre.
- Nous tous d’ailleurs, nous dépendons de la société. Plus personne, à moins d’être devenu un ermite, ne se suffit à lui-même. Nous avons des occupations rémunérées et nous payons pour les services que l’on ne peut plus se rendre par manque de savoir-faire ou simplement de temps. Il semblerait que Baptiste ait choisi une vie sans cet artifice qu’est l’argent. Il rend service, on le paye en lui offrant gîte et couvert. Je trouve ça équitable. J’irais même plus loin, c’est plus sain.
Cela n’entrait pas dans la philosophie de Jean-Paul Morand.
- A ce moment-là, on abolit l’argent, alors.
- Et pourquoi pas? Roland entrait à son tour dans le jeu.
- Tu sais quoi, Jean-Paul? Tu connais très bien le prix des choses, tu t’en félicites et t’en vantes d’ailleurs. Mais connais-tu leur valeur?
Jean-Paul Morand ne savait plus quoi dire. Il allait répondre du tac au tac que prix et valeur était la même chose mais il se ravisa juste à temps. Une fois de plus, Roland avait fait mouche. Un vrai champion des joutes verbales. Le seul qui aurait pu lui tenir tête ce soir, c’était justement Baptiste.
- Finalement, nous ne travaillons ni pour un chef, un patron, un directeur, pas davantage pour nous-mêmes. Nous travaillons pour les autres, la communauté. Chacun pose sa pierre à l’édifice de la société qui se construit grâce à tous, du plus petit larbin, de l’infime laveur de carreaux jusqu’au Pdg d’une multinationale ou un chef d’état.
Jean-Paul Morand était assommé. Ces paroles de l’imposant Roland Charmant n’étaient ni plus ni moins les jumelles de celles que lui avait formulées le père Mathieu plus tôt dans la journée. Quand deux personnes aussi différentes que peuvent l’être un Charmant pour qui tout tourne autour de l’apparence et de l’aspect et le père Mathieu, sagesse populaire et sincérité, cela agite durement les neurones.
Manon recentra le débat.
- On pourrait demander au propre intéressé ce qu’il en pense, non?
Tous se tournèrent vers Baptiste. Il paraissait embarrassé.
- Je suis désolé d’être le centre de la conversation. Ce n’est pas ce que je souhaitais. Je ne voudrais pas que vous vous disputiez à cause de moi. Je n’en vaux pas la peine. Je mène ma petite vie tranquille sans rien demander à personne tout comme je n’attends rien de mon voisin. Je peux comprendre que cela irrite ou heurte certains (il regardait son frère à ce moment-là et Muriel comprit tout), mais je me garde bien de juger qui que se soit.
Roland applaudit des deux mains.
- Bien parlé mon cher. Vous acceptez que je vous donne ce qualificatif? Car vous m’avez séduit ce soir, comme toute la tablée je pense, non?
Les têtes hochèrent d’un joli mouvement.
Le directeur littéraire se leva et porta un toast en levant haut son verre.
- A la simplicité!
Un mouvement identique accompagna le propos.
Baptiste baissait les yeux. Il n’avait jamais vraiment compris pourquoi les gens étaient si gentils avec lui, ignorant par la même occasion qu’il leur causait du bien.
Tout le monde se rassit. Roland s’adressa directement à Baptiste.
- Mais, dites-moi, si vous n’avez pas de famille, comment passez-vous vos Noëls? On vous invite comme ce soir?
Baptiste se tortilla sur sa chaise. Il semblait soudainement mal à l’aise. Cela n’échappa pas à Muriel.
- Non, non. Si j’ai accepté ce soir c’est parce que Manon me l’a demandé si gentiment et si sincèrement que je ne pouvais refuser.
Un silence se fit, juste troublé par une petit toux de la vieille tante que tout le monde avait oublié jusqu’ici. Baptiste, qui était son voisin de table, lui tapota sur l’avant bras. Elle lui sourit en retour. Un œil extérieur n’aurait pas manqué de constater qu’il avait été le seul à s’enquérir de l’état de santé de la vieille parente, de l’aider à couper sa viande, lui remplir son verre de vin, bref de se comporter en être humain.
- Justement, il faudrait que vous m’excusiez. J’ai déjà que trop abusé de votre hospitalité, je dois rentrer.
- Rentrer? Mais où donc, Baptiste?
Muriel le regarda fixement, lui faisant comprendre d’un regard qu’elle avait compris, qu’elle savait à présent.
Roland s’excusa et quitta la table. Manon joua son va-tout.
- Justement maman. Serait-il possible que Baptiste occupe la petite chambre donnant sur le jardin? Ca ne nous dérangera pas et il aura un toit, provisoirement du moins.
Muriel se tourna vers son mari.
- Pourquoi provisoirement? Baptiste peut parfaitement s’installer ici. Si j’ai bien compris, il ne doit pas avoir beaucoup de choses dans sa valise. Avez-vous simplement une valise, mon cher Baptiste?
- Il est vrai que je ne possède pas grand-chose. Mais je ne voudrais pas vous causer des tracas.
Il avait prononcé cette dernière phrase en fixant Jean-Paul Morand.
Le maitre de maison savait à cet instant que, face à sa fille et sa femme, il ne pourrait avoir gain de cause. Celui qui imposait ses produits, d’excellence il est vrai, partout en Europe, qui tutoyait ministres et députés, qui dirigeait une entreprise d’au moins 850 personnes qui, par ricochet, en faisait vivre deux fois plus, celui qui savait toujours trouver les arguments justes et percutants, celui-là était désarmé devant le regard innocent de sa fille et ne maitrisait rien au point de vue domestique. C’est Muriel qui s’était chargée de toute la décoration et l’agencement intérieur de la splendide villa. Elle avait du goût et cela plaisait à Jean-Paul mais il devait reconnaitre que le foyer était le domaine exclusif de sa femme quant aux prises de décisions qui le concernait. S'il dirigeait la plus grande entreprise de la région, c'est elle qui régnait dans son propre foyer.
En quelques mots supplémentaires, elle enfonça le clou :
- D’autant que Baptiste fait un peu partie de la famille.
Jean-Paul Morand fixa sa femme du regard du boxeur qui, l’instant d’après, va s’allonger sur le ring, vaincu par k.o.
- C’est vrai maman, Baptiste a été adopté par nos amis, il a sa place ici.
- Non, ma chérie. Baptiste n’a pas été adopté cette veillée de Noël. Baptiste est ton oncle. Il est le frère de ton père.
Le couple de fonctionnaire, la blonde de Roland, même la vieille tantine, se figèrent comme s’ils avaient été changé en pierre par le maléfice magique d’une vilaine fée.
***
- Qui est l’auteur de ça?
Roland Charmant faisait son retour parmi une tablée immobile et silencieuse. Il s’en aperçut et cessa aussitôt de brandir le paquet de feuilles que Baptiste avait tenu contre lui toute la journée et qu’il avait déposé sur un petit meuble dans le couloir avant de prendre place à table.
- Pardonnez-moi, c’est moi qui ai laissé trainer ces gribouillages dans l’entrée, s’excusa Baptiste, la mine basse.
- Gribouillages, reprit Roland Charmant. Vous en avez de belles, Baptiste! Et Proust devait gribouiller lui aussi, Balzac griffonner surement et Camus ébaucher quelque brouillon.
- Ce n’est pas… Je ne prétends pas me comparer à de telles signatures, balbutia Baptiste, sentant les foudres du spécialiste littéraire sur le point de s’abattre sur ses frêles épaules.
Roland haussa le ton.
- Vous ne prétendez pas, mais moi je vous l’assure. Il y a dans ces pages l’esprit du génie littéraire français.
Il jeta le manuscrit sur la table et s’adressa à la tablée entière, encore sous le coup de la révélation annoncée par Muriel.
- Mesdames, Messieurs, je viens de passer dix minutes en compagnie d’un chef d’œuvre de la littérature.
Roland prit sa chaise et s’y laissa tomber, comme épuisé après une longue marche.
- J’ai trouvé ces feuillets dans l’entrée, posés nonchalamment sur un petit meuble, exactement comme vient de le reconnaitre Baptiste. Excusez ma trivialité mais je devais me délester du surplus d’un repas en tous points remarquable et j’aime bien parcourir quelques grandes pages de la littérature française et mondiale. Je me suis contenté de ces pages, sachant très bien que je ne trouverais rien de passionnant dans cette maison. Il fit un clin d’œil à Jean-Paul, soulignant que ce dernier était fâché avec l’art sous toutes ses formes.
- Je m’installa en pensant survoler une bouillie informe, sans style, à la syntaxe bancale, malmenant une grammaire de pacotille et certainement truffée de fautes d’orthographes. C’était écrit à la main, d’une belle écriture cursive comme on la pratique au cm2. Je suppose que même Manon n’écrit plus comme ça.
Il posa son regard fiévreux sur l’adolescente qui baissa automatiquement le sien.
- Dès la première page, ce fut l’éblouissement. Je tournai les pages, pensant que ce feu d’artifice ne durerait qu’un seul chapitre, comme c’est régulièrement le cas. Les auteurs contemporains proposent une dizaine de pages où ils ont concentré tout leur savoir faire. Une vitrine somptueuse. Mais ça retombe très vite dans une banalité affligeante et, dès la quinzième page, on baille d'ennui.
Par réflexe et pour accompagner son discours, il souleva quelques feuilles noircies, puis en caressa le dossier avec bienveillance comme on flatte une statue grecque.
- Là, ça ne s’arrête pas. Et je suppose que l’ensemble est de la même veine. Un filon qui ne se tarit pas. Chaque phrase est une sculpture, chaque paragraphe un monument, l’ensemble une cathédrale. Pourtant les mots eux-mêmes sont la simplicité la plus élémentaire.
Il leva alors les yeux au plafond et déclama :
- Ecrire comme personne avec les mots de tout le monde.
Baptiste lui répondit :
- Colette.
Roland se tourna et regarda fixement Baptiste comme s’il le découvrait seulement.
- Exactement, cher ami! Vous parvenez à écrire comme nul autre avec les mots de tous. C’est le plus difficile.
Muriel s’inséra dans ce dialogue. Ces constats littéraires, trop évasifs, trop théoriques la dépassait comme le reste de la tablée.
- Bien. Et ça raconte quoi, le roman de Baptiste?
Roland la regarda comme si elle venait de profaner une tombe sacrée.
- Ca? Un peu de respect pour cet édifice ma chère. Attendez de l’avoir lu. Eh bien, c’est une histoire forte, comme tous les grands romans. Un jeune illettré fait preuve de prouesses incroyables, déploie des trésors d’imagination pour masquer son handicap au monde. Avouez que ce n’est pas simple. Il va parcourir le monde à recherche non pas du temps perdu (nouveau clin d’œil à Jean-Paul), mais en quête de l’âme sœur. A cette occasion, il en profite pour apprendre des dizaines de langues. Une jeune fille dont il ne possède qu’une photo, trouvée par hasard dans la rue. Il va tomber éperdument amoureux de ce visage avant de s’apercevoir que…
Il s’interrompit d’un seul coup.
- Hé, mais je ne vais tout de même pas vous révéler la fin que diable!
Il se leva, s’approcha de Baptiste, lui fit une révérence et lui tendit la main.
- Monsieur l’Auteur, j’ai l’honneur de vous serrer la main, cette main qui n’est que la traductrice de votre cerveau si subtil.
Toute la tablée était éberluée. Jamais, au grand jamais, on n’avait assisté à un tel spectacle avec de tels acteurs.
Baptiste semblait gêné maintenant de tant d’éloges. Lui qui s’attendait à de sombres reproches, voilà qu’il était recouvert d’un manteau de louanges. Cependant, supputant la réputation de fausseté de Charmant, il ne prenait pas ces compliments pour argent comptant. Il se trompait. On l’a précédemment déclaré, l’acerbe Charmant redevenait simplement l’affable Roland en privé. Et le directeur de collection avait réellement été subjugué par la prose de Baptiste. Des mots simples mais agencés de telle manière à en faire un monument de la littérature. Après tout, Van Gogh n’utilisait que les trois couleurs de base et Mozart n’avait à sa disposition que la même gamme de notes commune à tous les musiciens. Savoir mélanger le tout relevait du talent, parfois du génie.
- Je ne pense pas mériter tous ces éloges. C’est une modeste contribution. Un passe temps, comme d’autres remplissent des grilles de mots croisés ou vont à la pêche.
Roland souriait du sourire du père qui voit son enfant encore tout naïf devant la vie. Il savait bien que, dès que Baptiste serait édité, car il ne pouvait en être autrement, qu’il recevrait hommages et succès, peut-être même un célèbre prix sous les flashs des caméras, il savait bien que cette modestie naïve disparaitrait comme les brumes de printemps sous la puissance du soleil matinal. Il en avait côtoyé des centaines dans ce cas. C’était à son tour de se tromper. Rien ne pouvait changer la philosophie de vie de Baptiste.
Il tapa amicalement l’épaule de Baptiste et n’insista pas dans le panégyrique qui aurait, à la fin, fortement contrarié le jeune auteur.
- Mais dites-moi, mon cher ami, que faisiez vous de vos soirées de Noël, puisque vous êtes sans famille.
Mathilde s’avança vers Roland.
- Vous faites erreur monsieur le critique littéraire, Baptiste a une famille. Et elle entoura les épaules de Baptiste d’un geste tout maternel.
Jean-Paul Morand se força à préciser :
- Roland, je te présente mon frère. Nous sommes jumeaux.
***
Jamais l’expression « les bras m’en tombèrent » ne fut plus justement appliquée sur la personne de Roland. Ses membres s’effondrèrent le long de son corps, inanimés. Ses épaules s’affaissèrent comme s’il portait de lourds seaux d’eau. Il finit par dire :
- Je te savais porteur d’une pierre à la place du cœur. Je ne savais pas que celle-ci était un bloc de glace.
Jean-Paul Morand baissa la tête. En d’autres circonstances, en un autre jour, il aurait sifflé une répartie clouant le bec de son contradicteur. Mais ce soir était la veille de Noël. Tant de choses s’étaient enchainées depuis ce matin et l’esprit de Jean-Paul était à présent grisé. Il se rendait maintenant compte que l’amitié était le champagne de l’humeur. Il entendit Baptiste parler comme au travers d’un voile de joie.
- Vous avez été tous très gentils avec moi ce soir. J’ai apprécié ce moment comme vous ne pouvez l’imaginer et je veux bien accepter de loger chez vous, Madame.
Muriel prit un air offensé et, en haussant le ton, répliqua :
- Baptiste, je veux bien t’accueillir dans notre maison à la seule condition que plus jamais, tu m’entends bien, j’ai dit plus jamais tu ne m’appelles madame et ne m’adresse à moi en me vouvoyant.
Baptiste sourit.
- C’est entendu, je te le promets, Muriel. Maintenant, je dois me rendre quelque part. C’est une promesse que je me suis faite il y a 25 ans.
La vieille tante ouvrit la bouche pour la première fois de la soirée.
- Laissez-le, il veut aller à la messe de Noël sans doute.
Baptiste s’avança vers la vieille dame et lui prit les mains dans les siennes.
- Non, tantine, si vous permettez que je vous appelle ainsi. Elle hocha la tête et tout son visage s'apaisa comme si toutes ses rides souriaient de bonheur.
- Les chrétiens célèbrent la naissance de leur Dieu ce soir. Moi, je me contente de commémorer la mémoire de ma seule famille.
Il leva la tête et devant la mine froncée de Muriel, il reprit :
- De ce que je croyais encore il y a quelques minutes être ma seule famille, admit-il dans un pâle sourire.
Il s’assit et tous l'écoutèrent avec recueillement.
- Il y a 25 ans, la veille de Noël, Jean-Paul et moi attendions à la maison le retour de nos parents. Ils étaient allé faire les dernières courses pour le repas du réveillon. Nous allions tous passer une agréable soirée en famille. Ils tardaient un peu quand le téléphone a sonné. A l’autre bout du fil, un capitaine de gendarmerie qui avait du mal à trouver ses mots. J’avais compris.
La pièce, si chaleureuse encore il y a cinq minutes, semblait glacée comme si quelqu’un avait laissé ouvert la porte d’entrée ainsi que toutes les fenêtres.
- Depuis, chaque 24 Décembre, je me rends sur leur tombe. J’y passe une heure ou deux. Je laisse une fleur en papier que j’ai confectionné, jamais la même. Ce soir, ce sera un coquelicot.
Il s’avança vers le vestibule pour enfiler son manteau. Il fit un signe de la main, ouvrit la lourde porte sur la nuit glacée et disparut dans une bourrasque de vent.
***
Le ciel avait perdu ses étoiles. La terre gelée crissait sous les pas de Baptiste. Il n’avait cependant pas besoin de lampe, il connaissait bien le chemin. Il connaissait du reste tous les chemins aux alentours de la petite ville nouvelle. La porte en fer forgé du cimetière émit un grincement morbide. Il ne se résolvait pas à donner un coup d’huile aux gonds, lui qui mettait un point d'honneur à ôter une branche au milieu d'un chemin. Il aimait bien que les esprits du lieux sachent quand on venait leur rendre visite. Il parcourut les deux tiers de l’alignement des tombes pour s’arrêter devant une sépulture toute simple. Par bonheur, songea-t-il, la volonté de paraitre de son frère n’avait pas franchie les portes de ce lieu de recueillement et une simple plaque de marbre était surmontée d’une croix en bois élémentaire. Il allait s’agenouiller quand une voix s’éleva juste derrière lui.
- Il faudrait peut-être leur offrir un plus beau caveau.
Baptiste répondit sans se retourner.
- Non, mon frère. C’est très bien comme ça. Je ne pense pas qu’ils l’auraient souhaité. Ce qui embellit les défunts ce n'est pas l’ostensible marbre mais la douceur des pensées que l’on a pour eux.
Jean-Paul Morand s’agenouilla à son tour et passa son bras sur les épaules de son frère.