Pourquoi les sapins ne perdent-ils pas leurs aiguilles l'hiver venu?
C’est une belle et imposante forêt Vosgienne, comme il en existe tant, tapissant les douces inclinations des collines bombées d’une infinie tonalités de verts. Si les résineux sont en majorité, alignant leurs troncs rectilignes dressés vers le ciel telle une armée de lances, les autres essences se sont mêlées à ces flots verdâtres, apportant une fantaisie de couleurs et de formes. L’austérité des sapins côtoie la finesse des bouleux dont l’écorce mue en délicates peaux blanches juste zébrées de traits plus sombres; la force des pins se mélange à la rigueur verticale des ormes et des aulnaies, le chêne mêle ses branchages tortueux pour chatouiller le triste épicéa alors que mélèzes sont égaillés par d’innombrables noisetiers et merisiers.
Toute cette population sylvestre cohabite en aussi bons termes que l’exigent un voisinage non dénué de tensions, d’envies et de jalousies. Les arbres aussi ont leurs coquetterie, leur minauderie; certains s’allient mieux que d’autres, il y en a qui ne peuvent pas se voir tandis qu’on rencontre des essences copains comme cochon.
S’il fallait résumer toute cette agitation ostensible dans leur feuillage, on pourrait scinder cette population bigarrée en deux clans que (presque) tout oppose.
D’un côté, les princes arborant leur magnifique livrée, éclatante de milliers de feuilles comme un feu d’artifice qui resterait figé au moment de l’explosion de la fusée. Un bouquet décliné sur tous les verts de l’alphabet chromique, aux formes infinies et uniques, atours indispensables d’une apparence magnifique.
Ceux-ci sont les galants de la forêt, toujours joyeux et agitant sans cesse leur apparat, mille plumes vertes d’un plumage que le vent s’amuse à chatouiller déclenchant une salve de fou rires qui agite leur plus grosses branches. Parfois le vent du nord secoue vivement l’ensemble mais ces séducteurs aiment les sensations fortes, ils ne pensent qu’amuser. Ils étalent au maximum leur feuillage n’espérant rien moins qu’un formidable bain de soleil, n’hésitant pas une seconde à pousser du bout de leur rameau le feuillage du voisin et profiter de la chaleur de l’été dont-ils semblent se nourrir. Tous les animaux paressent à leurs pieds, profitant d’une ombre fraiche et salutaire. Ce sont des seigneurs, jouissant du moment présent, d’une humeur joyeuse et enjouée.
La seconde catégorie est tout l’opposé.
Regardez-moi ces grands dadais tristes et sérieux, jamais l’amorce d’une blague, incapables de ressembler à autre chose que de sombres et amers gardiens de prison. Ils tendent leurs cimes vers le ciel, laissant leurs dizaines de bras pendre le long de leur tronc, pas la moindre fantaisie, tout semble d’un ordre tracé au cordeau, aucune dissymétrie, un bataillon de morts vivants bien parallèles.
Pas une feuille ne vient égayer cette insondable monotonie, nulle chlorophylle pour rajeunir leur teint déjà vieux à peine nés. Des aiguilles recouvrent leurs branchages, véritables hérissons insaisissables, où le vent traverse sans rencontrer la moindre résistance. On ne rencontre guère qu’un ou deux écureuils frottant leurs flancs qui les démangent sur cette brosse austère et rêche.
C’est le printemps et les bourgeons éclosent, explosion de verdure, la sève jaillit dans les premières nervures des jeunes feuilles. Et c’est une révolution de verdure, le paysage est colorié d’une vague de chlorophylle. Le monde du vivant n’a d’yeux que pour les ramures qui s’étoffent de verts tendres, la forêt revêt ses habits d’été qu’elle offre sans complexe aux ardents rayons d’un soleil prometteur.
Les tristes silhouettes rigides des résineux sont moquées, pire les aiguillettes d’un vert plus tendre qu’elles tendent au bouts de leurs doigts sombres n’intéressent personne. Toute la faune et la flore les ignore superbement. Ces graves majordomes n’existent plus du haut des quarante mètres de leurs tiges. Leurs tristes silhouettes sont gommées par l’exubérance magistrale de leurs congénères.
Toutes les feuilles de la forêt s’allongent au vent d‘Avril, prennent des formes artistiques tout droit sortis de l‘esprit en ébullition du meilleur styliste, les verts s’affermissent sous la lumière du mois de Mai.
La forêt entière frissonne de ses parures. Les arbres relèvent leurs têtes, agitant leurs branches dans un ballet chorégraphié par le vent. Orgueil et vanité. Tout l’été, ils vont charmer la nature entière, se pavanant sous un soleil brûlant, offrant leur foliation généreuse aux averses orageuses, s’ébrouant ensuite au vent frais des soirées estivales. Au plus fort de la canicule, leurs robes se fanent à peine, chaque feuille protégeant sa voisine des brûlants rayons qui cuisent la sève irriguant cette cape qui les enveloppe telles les plumes cuirassant l’oiseau ou les écailles habillant le poisson. Mais devant ses assauts répétés, l’astre puissant aura raison de la fraicheur mâtinée de chlorophylle. La sève s’assèche aux premiers jours de l’automne, tandis que le rayonnement solaire s’horizontalise.
C’est alors une explosion sans égale mesure à celle qui éclata au printemps. Car toutes les couleurs s’invitent et se mélangent harmonieusement, formant le plus coloré des tableaux. Les grands seigneurs verts se transforment alors en arlequins aux tons de l’arc-en-ciel. Toute la forêt devient une fête où les résineux sont une nouvelle fois écartés. Toujours aussi raides, toujours aussi éploré, amers, moroses, vilains gardiens du temple, portiers rigoureux postés aux coins de cette salle de bal où, bientôt, un étrange ballet aura lieu.
Une pluie de confettis volette entre les habits de bal des feuillus, jaunes, rouge, ocre, cuivre, bordeaux, orangé. Les feuilles deviennent des danseuses qui voltigent au vent, simples nuances de couleurs venant s’additionner sur la fresque enluminée se répandant sur le sol acide. Toute la chevelure verte qui s’agitait au gré des courants d’air s’est transformé en un épais tapis bariolé, un océan de couleur épais et doux.
Un cycle s’achève. Tous ces majestueux seigneurs de la forêt qui se sont pavanés toute la saison se retrouvent nus, les racines plongeant dans un sol immaculé de teintures qu’ils ont eux-mêmes semées.
Dénudés à l’approche du rigoureux hiver, ils ont perdu toute leur superbe. Ils sont de petits enfants fragiles et délicats. Leur aisance a fait place à la plus grande timidité. On entend parfois des craquements douloureux, arthrose précoce rongeant leurs nœuds, leurs branches dépouillées. Ils tendent alors leurs centaines de bras décharnés vers le ciel, implorant un pardon pour tant de suffisance lors des beaux jours, demandant grâce au Roi Hiver de les épargner, se repentant de leur orgueil, faisant acte de contrition dans le grand confessionnal.
Mais le froid et le gel dont le vent si joyeux l’été dernier s’est fait le complice sont implacables, incorruptibles, sans pitié.
Alors les gémissements remplacent les rires et les chants. Des plaintes s’élèvent de la forêt nue. Seuls les résineux, immuables, ont gardé leurs livrée qui ne parait plus aussi austère dès lors que tout voyant apparat a disparu. On les remarque davantage, on s’extasie devant leur rigueur, celle-là même qu’on moquait au cœur de l’été, on est impressionné par leur rectitude qu’on avait superbement ignoré jusque là, on les envie après les avoir plaint.
Puis, un matin glacial, le soleil n’arrivant même pas à se réchauffer lui-même, le sol est recouvert d’une épaisse couche neigeuse. Les cristaux des flocons ont constitué ce miraculeux puzzle qui réjouit les enfants et émerveille les parents.
Les silhouettes des arbres de la forêt sont d’une tristesse sans nom. Ce ne sont plus des branches qu’ils brandissent vers le ciel d’un air revanchard, mais il semble que ce soient leurs racines qui déploient leur laideur dans l’air gelé. Plus aucun regard ne se posent sur leur silhouette dépenaillée. Ils sont ignorés comme ils avaient été glorifiés.
Ca et là, de vigoureux et valeureux troncs bien droits s’élèvent verticalement, laissant pendre des branches où leurs millions d’aiguilles se sont fardées de cristaux dont la blancheur resplendit sous les rayons horizontaux du soleil. Une lumière les illumine de l’intérieur, ils flamboient de toute leur hauteur, nouveaux seigneurs de la forêt devant lesquels tous se prosternent, demandant un improbable pardon. Même la nuit ne parvient pas à éteindre cette splendeur. A la faible lueur des étoiles, relayée parfois par un quartier de lune, les aiguilles illuminent de mille étincelles la nuit froide. La plus petite source de lumière allume et éteint toutes les facettes des cristaux collés aux aiguilles éternelles. La forêt devient magique.
C’est pour cela que les sapins ne perdent pas leurs aiguilles pendant l’hiver.