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la Trace Parfaite

La TRACE PARFAITE 

***

1 - La chute.

Leur foulée s’était sensiblement réduite, ralentissant encore une allure de sénateur. Cette portion de l’itinéraire était effectivement ardue. D’abord la pente. Rigoureuse, sans replat ni repos. Ensuite les conditions de gel. Ce n’était pas une neige bien dure, loyale, constante et sûre. Le redoux provoqué par le foehn des derniers jours avait transformé l’épais manteau neigeux. Par endroits, au beau milieu de la journée, on pataugeait dans une bouillie qui collait aux semelles, on s’éclaboussait dans de larges flaques dont on ne pouvait apprécier la profondeur. Les cristaux s’étaient métamorphosés en une pâte lourde, gorgée d’eau, n’offrant qu’une adhérence précaire. La nuit, le gel transformait les flaques en patinoires et le vent de l’aube finissait de dissimuler ces pièges en soufflant des billes de neige aussi roulantes que des agates.

La colonne redoubla de prudence. On n’allait pas se résigner  à chausser les crampons sur cette trace d’habitude si facile, cependant si ça continuait comme ça…

Ils étaient sept. Sept silhouettes penchées sur l’effort qu’ils devaient fournir, davantage pour éviter les pièges du verglas que pour avaler un dénivelé certes important, mais pas insurmontable. Sept corps emmitouflés dans d’épaisses polaires multicolores d’où n’émergeaient que des visages tendus, concentrés sur la marche. Sept consciences qui n’avaient qu’une envie, un objectif: atteindre le col avant huit heures.

Une honnête bise venue en ligne droite de Scandinavie avait remplacé le pernicieux foehn, mais personne ne voulait prendre le risque de  méchantes conditions de gel dans la pente verrouillant la combe qu’ils remontaient depuis deux heures maintenant.

Levés peu après minuit, ils s’étaient engouffrés dans l’imposant 4x4 de Daniel, avaient quitté la vallée allumée de quelques réverbères comme une pluie d’étoiles qui leur apparaissait plus clairement à mesure qu’ils enchainaient les lacets menant au point de départ de l’itinéraire prévu pour ce Samedi.

Ils étaient donc sept, puisque Guillaume était de garde.

Sept hommes dans la pleine force de l’âge, aussi différents que peuvent l’être sept vies séparées mais ayant un même idéal, la même envie, une sorte de philosophie partagée. Certains étaient mariés, avaient des enfants, deux étaient célibataires. Chacun trainait ses soucis de quinquagénaire aux responsabilités multiples. Marc devait faire face à une concurrence toujours plus dure dans sa partie. Il était entrepreneur de maisons individuelles à ossature en bois. Un marché prometteur mais aussitôt saturé. Henri devait gérer un divorce qui s’annonçait pénible, avec  des beaux parents prenant fait et cause pour une femme qu‘il ne reconnaissait plus et trois enfants encore au collège. Quand on voulait le rassurer en lui faisant remarquer qu’ils étaient grands, en âge de comprendre, il répondait d’un air abattu, que justement, ils sont en âge de comprendre. Serge était englué dans des transactions boursières et bancaires dont le moindre faux-pas lui couterait sa place de directeur régional d’une importante banque européenne. Fabrice subissait la pression de sa hiérarchie dans une grande administration. Quand ses camarades le raillaient sur son état de fonctionnaire à l’abri des vicissitudes du monde cruel du travail, il rétorquait qu’il aurait bien aimé les voir, eux, libres de leur choix dans le privé, au milieu de jalousies et de coups tordus de la part de soi-disant collègues ou d’un excès de pouvoir de ses supérieurs. Il ajoutait en conclusion qu’il n’était pas aux trente cinq heures (ou alors sur deux jours ouvrables). Cela faisait sourire Rémi qui devait se battre contre l’administration justement, et pas la moindre puisqu’il s’agissait de la Caisse d’Assurance Maladie, négocier des autorisations pas simples à obtenir, gérer un personnel qu’il fallait sans cesse recadrer et des clients à satisfaire toujours au mieux. Il possédait le plus grand parc de taxis-ambulances-vsl de la région. Alain semblait à l’abri de toutes ces inquiétudes. Un mariage exemplaire avec une femme qui paraissait quinze ans de moins, une seule fille mais qui collectionnait les diplômes sans bien savoir quelle était sa voie, des horaires de travail chaotiques mais qui lui laissaient un temps libre infini. Cependant, le commandant de bord commençait à s’ennuyer fermement sur ses vols transatlantiques.

Enfin Daniel, le leader en toutes circonstances. Prenez une douzaine d’hommes de n’importe quel horizon, même des décideurs ne souffrant d’aucun déficit d’autorité dans leur branche. En moins d’une minute Daniel avait pris le commandement du groupe. Dans un conflit, il aurait été un bon officier, ses hommes le suivant jusqu’à la mort. Dès qu’il s’agissait de montagne, il était devant, il prenait les décisions. On lui faisait confiance d’emblée. Et personne ne le regrettait, après coup. Combien de fois avait-il sorti son groupe de situations impossibles? Ses six autres compagnons, y compris Guillaume, Monsieur le Commissaire, excusez du peu, avaient une anecdote dans laquelle Daniel jouait le rôle du chien de garde, du guide qui connait le chemin, du leader à qui l’on fait confiance. Dans la clinique Genevoise où il officiait comme chirurgien du cerveau, il menait de pareille façon son équipe. S’il faisait parfois marque d’autorité, si il était souvent directif dans les décisions qui impliquait toute la troupe, personne ne remettait en doute son aura si particulière.

Il faisait encore bien nuit lorsque le groupe s’était équipée d’un volumineux sac à dos. On imaginait un matériel d’escalade conséquent, des vivres pour tenir une bonne semaine, des équipements de bivouac. Pourtant la facilité que chacun avait d’endosser sa volumineuse charge ne souffrait aucune ambiguïté.

Le soleil écarta les lourdes nuées chargées d’une neige qui menaçait depuis que le foehn était tombé. Ca allait tenir la journée. L’équipe avait remonté toute la combe aussi rapidement que possible. On pouvait distinguer quantités de coulées de neige qui striaient les pentes bordant ce cirque, réceptacle d’avalanches qui finissaient toutes leur course dans ce vallon suspendu. Parfois un débordement avait lieu et envoyait des millions de mètres cubes de poudreuse devenue aussi compacte que des blocs de béton ou des poutres d’acier dans le haut de la vallée, arrachant tout sur son passage. Comme cet hiver 2001, quand il avait fallu évacuer le haut du petit village qui verrouillait la vallée des hommes. Evacuer les rescapés, oui, mais douze cercueils étaient également au rendez-vous. Ici, quand la montagne se fâche, les hommes ne sont que des pantins. Ce matin-là, ceux du petit groupe de Daniel étaient des Dieux.

Leurs foulées avaient pris la consistance parfaite du randonneur qui sait que le sommet atteint, ce n’est que la moitié du chemin parcouru. Pourtant ce ne serait pas le cas pour la petite troupe qui avançait en lacets dans une neige un peu moins traitresse.

Ils apercevaient maintenant nettement le col, déchirure salutaire dans cette crête dentelée. Un enfer de rocs et de glace qui avait un goût de paradis. Les rochers sombres de ce versant-ci ressemblaient à des mâchoires affamées. De l’autre côté, ils le savaient tous, le soleil brillait sur un granit parfait, réchauffant la roche, ramollissant la dernière neige tombée la veille, délogeant déjà les pierres comme autant de projectiles meurtriers.

L’ascension, dorénavant et sur ce versant-ci, ne posait pas de problème de dégel. La neige crissait sous le pas, mais le plus souvent le premier de la file qui était toujours Daniel, enfonçait dans trente centimètres de poudre fraiche, idéale.

Quelqu’un fit remarquer que c’était dommage de ne pas profiter de telles conditions de glisse. Ce à quoi on lui répondit que leur descente ne serait pas mal du tout et totalement sécurisée en plus.

On n’échangea plus aucune parole jusqu’au col. Daniel imprimait de larges lacets certes, mais il ne lésinait pas sur l’inclinaison de sa trace. On bougonnait, on marmonnait, mais tous étaient ravis de cet effort qui faisait jouer leurs muscles au maximum de leur forme. Ils avaient tous autour de la cinquantaine, mais on leur donnait aisément dix ans de moins. Ils pouvaient même rivaliser avec des trentenaires si on observait mieux leur taille élancée, leurs muscles saillants, leur allure générale et en  se référant à leur rythme en montagne, uniquement tempérée par leur aisance à poser le pied juste là où il fallait.

A mesure qu’ils s’élevaient, le paysage prenait de l’ampleur. De nouveaux pics se révélaient dans une blancheur totale, purement soulignée par de fines ombres, les découpes plus sombres des arêtes de rochers, et la silhouette des mélèzes tapis dans le fond de la vallée. La neige avait tapissé entièrement les lieux, crépi les falaises et saupoudré les arbres, blanchi les étendues qui ressemblaient à des croupes sensuelles, recouvert les torrents et les ruisseaux en étouffant le moindre bruit.

Ne subsistait que les ronronnements aériens de longs courriers zébrant le ciel de lignes géométriques parfaites.

Une fois le col atteint, une légère brise les accueillit, faisant frissonner des corps réchauffés par la lente et inexorable ascension. Ils déposèrent leur volumineux sacs à dos entre les rochers, à l’abri du vent. Ils se tenaient tous les sept côte à côte, tels les acteurs de ce fameux western, le vent giflant doucement leur visage, les yeux protégés de lunettes noires au regard fixé résolument droit devant eux. Le spectacle valait bien quelques minutes de contemplation. Ce côté-ci de la montagne était arrosé d’une lumière étincelante, réfléchie par toute cette blancheur. Même leurs lunettes foncées ne pouvaient les empêcher de cligner des yeux. On aurait dit que le soleil s’était sensiblement rapproché de la Terre. La vue portait loin, enchainant les cimes comme un troupeau d‘animaux dociles, mêlant crêtes et arêtes, laissant deviner de profonds vallons, ravins ténébreux qui tranchaient sur toute cette blancheur inouïe. Et partout le calme, le silence absolu, juste troublé par le chant du petit vent sur les rochers, son ronronnement sourd sur l’étendue neigeuse qui plongeait à plus de soixante degrés à leurs pieds. Alain fit circuler une thermos de thé suffisamment fort pour les arracher à leur contemplation. Ils restèrent ainsi quelques minutes, une pause dans la marche inexorable du temps. Des instants volés à la vie qui étaient davantage que la vie elle-même. Plus qu’un plaisir, peut-être une ébauche, une esquisse du bonheur, le seul, le vrai, celui qui se partage.  Un moment hors du temps qui leur appartenait à tout jamais, à eux, à eux seuls. Ils se secouèrent enfin, tout  engourdis de cette intimité provoquée par le partage d’une émotion impudique.

Fabrice s’activait déjà sur les sacs gonflés comme des baudruches. Il en extirpait des mètres et mètres de tissu ultra léger qui froissait entre ses doigts dans un bruit de frottement délicat. Le doux crachin a parfois cette sonorité sur les feuilles de châtaignier, plus précisément le bruit soyeux que produit le sable le plus fin lorsqu’on l’agite dans un récipient en bois. Ce concert de maracas bien particulières s’ajoutait au vent qui s’engouffrait par le moindre interstice, faisant chanter la pierre. Personne ne parlait, trop occupé à déplier sa propre voile, respectant cet instant magique où l’homme a encore les pieds posés sur la terre mais dont son esprit est déjà dans le ciel. Et le grand calme de la haute montagne veillait sur eux. On pouvait aisément penser que la Grande Dame les observait, intriguée de ces curieux préparatifs.

Un bruit de moteur fit lever la tête aux sept dans un même mouvement. Cela n’avait rien d’un 747 qui croisait deux mille mètres plus haut ni la puissance d’un rotor d’hélicoptère, plutôt un moteur de maquette.

Un minuscule engin volant, insecte de métal, virevoltait le long de la crête qui prolongeait le col vers l’ouest. Daniel s’avança sur les rochers qui masquaient, côté nord, l’autre sortie de la combe qu’ils avaient passé toute la matinée à gravir inlassablement. Eux avaient pris vers l’Est pour atteindre le col. En continuant droit dans la pente, on atteignait un couloir presque vertical qui débouchait sous une cascade de blocs pétrifiés de neige et de glace. Un endroit détestable l’été, où la glace ne tenait pas dès dix heures du matin, envoyant son lot de projectiles dans une pente ahurissante. Ce n’était guère mieux en plein hiver. La déclivité prodigieuse en faisait un parfait couloir d’avalanches. Des rochers sortaient leur tête de cette mer suspendue de neige et de verglas comme autant de nageurs en perdition. Jusqu’en Mars, ce couloir ne voyait jamais le soleil. On aurait sitôt fait de le surnommer le couloir de la mort si d’aventure quiconque avait eu la folie d’y poser un pied, mais cet enfer restait vierge de la présence de l’homme. Courageux, pas téméraire.

Et pourtant, en fixant intensément un point infime au sommet de cet abîme, Daniel aperçut deux hommes.

L’un était accroupi, tenant une manette entre ses mains, improbable console de jeu vidéo dont l’écran était ce monde minéral et glacé. Il fixait l’insecte volant qu’on nomme plus justement un drone. Plus discret qu’un hélicoptère, moins onéreux surtout et pouvant passer carrément partout, il allait suivre comme un chien, comme une ombre, survolant, précédant parfois, son compère qui, lui, se tenait debout, parfaitement détendu, totalement maitre de lui à défaut de l’être sur la montagne. Son regard plongeait dans le gouffre qu’il s’apprêtait à vaincre, skis aux pieds.

Sa carrure était impressionnante sous une combinaison dernier cri mais elle ne dissimulait pas un corps de bodybuilder, simplement un harnachement digne des super héros échappés des comics des années 50. Une coque rigide maintenait sa colonne vertébrale en enserrant son dos, toutes ses articulations étaient renforcées par un matériau souple mais plus efficace qu’un gilet pare-balles. Ainsi vêtu il ressemblait à un cosmonaute s’apprêtant à coloniser une nouvelle planète, résolument hostile. Il se pencha, fixa son casque intégral qui lui donnait l’aspect d’une mouche, fit un signe à son collègue qui suivait toujours du regard l’insecte dans le ciel, limpide, impeccable, silencieux, belle lumière, moins cinq degrés, vent de sud-est à peine perceptible, neige croutée en surface mais belle profondeur de poudreuse dans ce toboggan qui allait être défloré pour la première fois par un homme debout. Debout sur ses skis.

Les spatules effectuèrent de légers va et vient sur cette crête exigüe, comme s’ils voulaient échauffer  leur fartage avant l’ultime plongeon. L’homme avait quant à lui passé une bonne demie heure à assouplir ses articulations, à chauffer ses muscles, à méditer ce qu’il nommait lui-même son run mais qui allait être sa signature, son empreinte, sa griffe.

La trace parfaite.

Cette descente qui n’était plus qu’une chute, il l’avait faite et refaite en pensée des centaines de fois. Il s’était imprégné de toutes les conditions qu’il rencontrerait ici, en vrai, juste quelques secondes avant de s’élancer dans le vide.

Son cœur était étonnamment lent. Il avait imaginé ce rendez-vous plus excitant, comme la première soirée avec une sublime jeune femme. Cependant un calme insondable envahissait chaque centimètre carré de sa peau. Sa respiration était lente, mesurée, calibrée. Il faisait penser à ces champions d’apnée qui, eux aussi, plongeaient jusqu’aux profondeurs inconnues pour tutoyer leur graal. Qu’il s’élève ou qu’il tombe, l’homme est toujours à la recherche de son paradis perdu. Concentré sur les minutes qui allaient venir, il se sentait reposé, détendu, serein.

L’adrénaline ne jaillirait que dans quelques secondes, lorsqu’il allait pousser fortement sur les bâtons et atteindre le point de non retour.  

Il jeta un regard à son complice qui manipulait l’engin volant avec virtuosité. D’un signe de tête, il lui signala que tout était ok pour lui, prêt à suivre la performance inédite de son ami.

Le vent se calma soudainement comme pour donner le départ.

Les skis se soulevèrent sous l’impulsion et déjà marquaient profondément la poudreuse qui s’était accumulée dans le goulet puis très vite ils rencontrèrent une neige plus dure. Les carres mordirent la couche gelée dans un bruit de déchirement, ne laissant que deux traits si fins qu’on pouvait les imaginer effectués au rasoir, celui en aval légèrement plus marqué.

Il s’arrêta presque, ses jambes bien assurées sur les skis qui n’avaient que leurs carres affutées au micron en contact avec la pente. Il semblait se tenir debout en appui sur ses ongles d’orteils.

Alors il bondit, effectuant un demi tour en l’air. Ses skis arrachèrent quelques paillettes de gel qui dévalèrent le couloir dans un bruit de grains de riz dévalant un tuyau en cuivre. Il enchaina ainsi une bonne dizaine de virages, produits au cordeau. Il savait que dans cette partie le moindre faux pas, la plus petite erreur de carres, un appui mal assuré, une technique non parfaite lui seraient fatals. Il était concentré, n’entendait plus le ronronnement du drone qui suivait parfaitement l’évolution périlleuse. Il ne voyait que cette pente, ce vide vertigineux qui le happait dangereusement. Il ne sentait plus rien, faisait corps avec la pente dans un rodéo glacial et impitoyable.

Par endroits, la roche noire affleurait sous une fine couche de verglas, à d’autres moments la neige s’était accumulée provoquant une rupture de consistance.

Il avait atteint la zone où la couche était plus épaisse. Il allait pouvoir marquer sa trace maintenant, voguant d’un bord à l’autre du couloir dans une sinueuse descente vers la gloire.

Il prit de la vitesse, porta tout le poids de son corps sur sa cuisse gauche et marqua un virage qui envoya une gerbe de poudreuse bien soyeuse dans les airs. Le drone ne manquait rien du spectacle, piloté par des doigts experts. Puis les virages s’enchainèrent. A chaque appui, il semblait plonger dans une mer de poudre blanche puis en ressortir comme un dauphin qui bondit dans les airs, juste pour le plaisir.

L’appréhension des premières secondes se changea en excitation à trouver ses marques, à voguer sur un manteau moelleux. L’ivresse de la vitesse. Les décharges d’adrénaline se succédaient depuis le premier virage. C’était son unique carburant. Ses muscles brûlaient le sucre comme une antique locomotive se gavait de charbon. Tous ses mouvements s’enchainaient dans une harmonie parfaite. Il maitrisait son sujet comme personne. Ses gestes précis rappelaient un danseur étoile exécutant une chorégraphie moderne.  Une vague euphorie l’enveloppait. Les endorphines inondaient son cerveau. Drogue dure. Parfois mortelle.

Ses sensations étaient comme exacerbées. Il n’avait jamais rien ressenti de tel auparavant, dans ses nombreux exploits. Il lui semblait voler dans un océan de blancheur. Ses skis étaient le prolongement naturel de ses jambes. Il pouvait sentir jusqu’à la pointe des spatules.

C’est alors qu’il perçut une infime secousse. Surpris comme on peut l’être en descendant un escalier dont une seule marche serait à peine plus basse que toutes les autres.

Dès cet instant, le temps n’eut plus la même valeur. Il put découper ces cinq secondes en milliers d’instants bien distincts, se suivant dans une rectitude inexorable. Comme si le temps s’était arrêté, du moins nettement ralenti. Ces cinq secondes s’allongèrent sur quelques heures. Il voyait se dérouler les événements image par image.

D’abord, il sentit tout le manteau neigeux se dérober sous lui comme si un tapis roulant avait pris le relais de sa glissade pleinement contrôlée.

Il tenta de modifier sa trajectoire. Tant pis pour la beauté du geste, dorénavant corrompu. Dommage pour la trace parfaite. La vie avant tout.

Ses skis ne répondaient plus.

L’instant suivant il avait le sentiment de s’enfoncer dans des sables mouvants. Ensuite ce fut d’autres sensations. Pas à proprement parler une chute, plutôt un évanouissement. Un moment, il put contrôler à nouveau. Ses skis mordaient à nouveau dans la pente. Il pensa s’en sortir. Surfant la vague du tsunami neigeux. Une première en quelque sorte.

Mais, de mémoires d’anciens, on n’avait jamais vu pareil exploit. Cela était-il seulement possible? Dompter une avalanche comme le capitaine d’un brise-glace, le nez au vent à la poupe de son navire.

D’autres instants se succédèrent, tous différents, apportant de nouvelles sensations. C’était grisant. Aussi agréable que l’endormissement qu’on ressent lorsqu’on meurt de froid. Calme et doux. Comme un manteau de soie qu’on passerait sur ses épaules. Un bain de coton très doux. Un plongeon au ralenti dans du moelleux onctueux.

Tandis qu’un témoin extérieur, un spectateur anonyme ou simplement le drone qui continuait de filmer l’énorme masse neigeuse qui dévalait insensiblement la montagne voyait un chaos inexprimable, comme un nuage de poudre blanche qui avalait tout sur son passage, lui se sentait en sécurité au milieu du tourment.

L’Œil du cyclone?

Quelque chose de dur le frappa brutalement. Et tout fut fini à la seconde.

Noir.

                         2 - La vie devant soi.

- Et à ce moment là, le patient se réveille et demande si les croissants sont de ce matin.

Tout le personnel s’éclaffe dans le minuscule réduit encombré de matériel médical divers. Des étagères regorgent de masques hygiéniques, de gants stériles en latex précautionneusement enveloppés, de seringues et leurs lots d’aiguilles sous vide, des fioles de produits antiseptiques, des bouteilles de Bétadine, des lots de compresses.

Josiane, encore secouée de rires, pousse un petit chariot sur lequel est posé un petit ordinateur et divers ustensiles.

Solange passe sa main dans ses cheveux, nouveau réflexe depuis qu’elle a osé changer de coupe.

Bernadette fixe son badge d’aide-soignante avec application.

Marc, l’auteur de la bonne blague, remplit des fiches de renseignements, encore heureux d‘avoir amusé la galerie.

Mélissa, elle, regarde ses collègues avec bonhommie. Elle les aime bien, tous. Avec leurs qualités et leurs défauts aussi. Même si elle ne connait pas grand-chose de la philosophie orientale du Yin et du Yang, elle sait que chaque vertu a son vice. Il ne peut pas en être autrement. L’équilibre de la vie. Ou plutôt le déséquilibre, comme lorsqu’on marche et qu’on ne se doute pas qu’un seul pied est régulièrement posé sur le sol, instabilité maitrisée. C’est bien pire quand on court, on passe son temps en l’air d’une certaine façon, ou bien lorsqu’on roule en vélo, d’infimes oscillations (gauche, droite, gauche, droite) donnent l’impression que le pneu suit une trajectoire bien rectiligne alors qu’il balance constamment.

C’est cet équilibre qui crée le mouvement. Ces infimes variations qui insufflent la vie. Lorsque tout est statique, on est mort. Il n’y a qu’à voir les courbes des différentes données (pouls, tension) pour s’en convaincre.

Lucie travaille dans ce service depuis bientôt quatre ans et apprécie son côté humain. Tout le monde se connait. L’établissement est plutôt vaste mais il y règne une ambiance de place du village un jour de marché.

Hier, un client sérieux est arrivé. On parle de « client » entre collègues, mais ici, les entrants ne sont considérés ni comme des clients, faussant les rapports dans un mercantilisme vecteur d’hypocrisie latente, ni comme des patients, le mot seul évoquant  bien l’univers hospitalier, donnant l’impression au sujet d’être un pion sur lequel on expérimente de nouvelles thérapies, encore moins un malade, terme auquel on préfère celui de blessé, même lorsqu’il s’agit de blessures invisibles, internes. On parle parfois d’invité, seulement dans certaines circonstances, personne n’ayant réellement choisi de venir passer quelques jours ici, en touriste. Les blessés sont simplement considérés comme des membres lointains d’une famille qui englobe l’humanité toute entière, un vague cousin dont on ne se souvient plus. Très vite, les liens se nouent entre le personnel (médecins, internes, infirmières mais aussi aides-soignants et personnel d’entretien) donnant le cachet d’une petite pension de famille. Hormis médecins et infirmiers, on n’évoque rarement le côté médical dans les conversations entre le personnel et les blessés. Chirurgiens, cancérologues, neurologues, tous les spécialistes des désordres psychiques et physiques, mettent un point d’honneur à simplifier ces rapports forcément empreints d’une hiérarchie. Il y a celui qui possède le savoir, la technique pour réparer et celui qui attend patiemment qu’on le guérisse, remettant sa santé, parfois sa vie entre les mains d’une équipe qui lui était inconnue quelques heures auparavant. Ici, on incite le blessé à prendre vraiment part à sa guérison. Tout le personnel parle d’une même voix: nous réparons, nous soulageons, mais c’est le blessé seul qui guérit. Avec sa propre force, son mental et sa volonté. 

Lucie a cela bien en tête lorsqu’elle pousse la porte de la chambre 3857. Deux lits. Deux blessés allongés. Lorsqu’elle salue leurs occupants par leurs prénoms, accompagné d’un large sourire, un seul lui répond. Elle échange quelques propos avec ce grand dadais criblé de tâches de rousseur, victime d’une embolie cérébrale en altitude, rapatrié ici il y a quatre jours. Tout en relevant les données (pouls, tension, température), Lucie entretient la conversation qui, une fois n’est pas coutume, ne roule pas sur la passion des sommets. Quatre vingt pour cent des occupants sont des épris de montagne, y compris ceux qui sont là sans avoir dû subir un accident. Il est question de mangas ce matin. Lucie aime bien ces petits illustrés japonais et, s’étant initié à la langue nippone quelques mois plus tôt, elle tente désespérément de les lire dans le texte. Elle pratique une prise de sang tout en douceur, sans donner l’indice qu’elle s’apprête à exécuter ce que le blessé redoute tant. Les deux tubes sont remplis avant même que Rolland ne s’aperçoive de rien et que, enflammé par sa passion des comics orientaux, il argumente comme un négociateur endurci, vantant les mérites de telle héroïne, de tel scénariste, d’une collection en particulier.

Lucie reste dix bonnes minutes à échanger des considération que certains jugeraient propres à l’adolescence. Pourtant Rolland approche des trente ans et elle a dépassé le tournant de la vie, expression favorite de son compagnon.

En lui souhaitant une bonne journée, elle s’avance vers le lit mitoyen.

Un jeune homme est allongé sans un mouvement. On dirait qu’il dort. Et c’est un peu ça. Un simple sommeil comme un long rêve. Seulement, chacun sait qu’il ne sert à rien de le secouer de toutes ses forces, ni de faire un raffut, un tintamarre de tous les diables, il ne se réveillera pas en s’étirant comme un chat émergeant d’une belle sieste.

Lucie contrôle les données vitales et entame un monologue. Elle sait qu’il ne répondra pas, prisonnier de son sommeil forcé. Mais elle sait aussi que tous ses mots, le son de sa voix, son rire, ses intonations seront perçus parfaitement par un système auditif en parfait état de marche et enregistré, mémorisé quelque part dans un recoin de son cerveau, nullement endommagé, simplement déconnecté suite au terrible accident survenu hier.

Lucie écoute, participe, s’intéresse à la vie des hauteurs, mais la haute montagne n’est pas vraiment sa passion. Elle a d’autres centres d’intérêts. Aussi, n’a-t-elle pas poursuivi l’article du Dauphiné en page cinq, et s’est contentée de jeter un œil sur la vignette en première page du quotidien. Un titre à sensation surplombait une photo aérienne d’un skieur engagé dans un couloir vertical.

« Couloir tragique. »

Au dessous, trois lignes renvoyaient à un article plus étoffé dans les pages « montagne ».

« Un jeune espoir de l’alpinisme mondial, enfant de la vallée, a été emporté par une avalanche hier, en fin de matinée. Les conditions étaient cependant idéales. Le jeune homme a été rapatrié par le PGHM de Chamonix et aussitôt envoyé aux urgences du centre hospitalier de Sallanches où les premiers examens révélèrent un choc crânien. »

On ne faisait pas davantage allusion au coma dans l’article qui s’étalait à l’intérieur du quotidien. Les journalistes savaient employer les mots évocateurs et les images fortes mais n’allaient jamais jusqu’au sensationnalisme dans leur prose, gommant les termes les plus parlant. Les familles des victimes étaient aussi les lecteurs du journal.

Lucie n’avait pas à forcer sa gaieté en parlant de la météo. Elle était une femme positive, considérant toujours le verre à moitié plein. Des cas de coma, elle en avait déjà rencontré pas mal. Il n’y avait aucune pitié dans ses airs enjoués, ses plaisanteries. Elle considérait simplement ces blessés particuliers comme n’importe quel autre visiteur. Tout comme elle ne marquait pas une différence dans ses échanges avec les personnes souffrant d’un handicap, elle discutait en solo avec celui qui l’écoutait sans comprendre, allongé sur son lit. Sa jambe gauche était cassée au niveau du péroné, quelques côtes avaient subi quelques fêlures, mais son état général était satisfaisant. Son visage n’était absolument pas marqué. Il semblait se reposer après un long effort en altitude.

Chaque jour, Lucie poursuivait une conversation à sens unique avec son blessé particulier. Les blessés du lit voisin allaient se succéder avec leur cortège d’amis et de famille qui venaient les soutenir dans la solitude de la maladie et de la souffrance. Le directeur du service s’était toujours opposé au fait de laisser un blessé en état de coma dans une chambre seule, sauf si la famille y tenait. « Dans tous les cas de coma, il est important que la personne puisse participer à la vie alentour, même s’il ne peut s’y mêler. Entendre les conversations, l’agitation autour de lui ne peut que lui donner la force de sortir de son sommeil ».

Il s’était juste écoulé quatre jours depuis l’arrivée de la victime de ski extrême. Lucie avait salué les deux pensionnaires d’une belle voix claire et s’était avancée vers un nouveau venu. Une tignasse à la Jackson Five coiffait un visage encore juvénile. Il n’était pas plus âgé que son compagnon muet. En trois questions, Lucie connaissait déjà les penchants de l’adolescent. Musique r’n’b (il prononçait oreinebi avec un accent californien impeccable et insistait bien « pas du rap, quelle horreur! ») et motos de collection. L’infirmière n’écoutait que du classique et même si ses compositeurs favoris étaient ceux du XIX° et du XX° siècle, elle n’y entendait pas grand-chose dans cette industrie musicale. Elle avait l’impression que tout se ressemblait. Rap, soul, pop, rock, variété. Que des rythmes binaires et des mélodies faciles. On lui rétorquait que la musique classique c’était toujours un piano et des dizaines de violons. Plus jeune, elle argumentait. Maintenant, elle laissait penser. Elle n’était pas plus portée sur le monde des Harley Davidson ou Honda. Fabrice prit la mouche. Ses cheveux frémirent.

- Ne me parlez pas des japonaises, c’est tellement laid. Harley, oui, Bmw, Ducati, Norton, Voxan, Moto Guzzi à la rigueur.

Lucie qui aimait les films anciens, enchaina sur Steve McQueen et « la Grande Evasion ».

- Ouais! La fameuse Triumph TR6. Mais, le guidon et la fourche avaient été modifié pour les besoins du tournage.

L’infirmière sourit. Le blessé était intarissable. Il lui refaisait déjà toute l’histoire de la moto américaine et européenne.

Elle s’approcha du lit voisin tandis que Fabrice poursuivait sur sa lancée, « … le carburateur fut changé de place sur le modèle suivant. En 1974, Bmw lança un petit bijou… » mais elle n’écoutait plus. Elle salua l’occupant en articulant exagérément. Tout en consultant les données, prenant le pouls, contrôlant la température, elle parlait d’une voix douce, en détachant chaque syllabe. Il n’y avait pas de sujet type dans ses monologues. Elle pouvait aussi bien évoquer la météo du jour, réagir à un article étonnant qu’elle avait parcouru le matin même dans la petite salle qui servait également de vestiaire, commenter l’apparition d’une vedette de cinéma invitée au journal télévisé de la veille, mais aussi gloser sur des thèmes plus généraux, allant même à philosopher.

Elle lui parlait cuisine en détaillant une recette de gratin de potiron, aubergines, tomates, carottes, épinards qu’elle avait expérimenté hier soir lorsque le blessé lui posa une question toute simple.

-Je vous écoute mais je ne sais même pas votre prénom. 

Elle répondit comme par réflexe.

- Je m’appelle Lucie. Comme la chanson d’Obispo.

Elle avait alors été stoppée dans son mouvement d’infirmière qui veillait au bon fonctionnement du corps en roue libre du blessé, réalisant une demi seconde plus tard qu’il se passait quelque chose de pas banal.

Notre cerveau analyse sans cesse les données qui lui sont transmises par nos sens, en particulier le plus pernicieux de tous: la vue. Saint Thomas était totalement dans l’erreur en faisant une confiance aveugle dans sa vision. L’illusion est avant tout visuelle, sinon comment expliquer les mirages en plein désert, le succès des prestidigitateurs, tous ces Ovnis observés en pleine conscience et les divers effets d’optique qui régalent grands et petits. Pour compenser ces informations erronées, la grande machinerie cérébrale ajuste  sans arrêt, compare et exécute des mises au point tel le photographe désirant capter la meilleure lumière. Parfois, l’inconcevable est tout bonnement rejeté par la logique. On ne s’attend pas à voir une vache rouge sang au milieu d’un troupeau, un supporter courant tout nu sur un terrain de football, un automobiliste circulant à contre sens ou encore nos six chiffres du loto s’afficher nonchalamment sur l’écran.

Le cerveau de Lucie n’échappe pas à ces constances. Pour effectuer la mise au point nécessaire à la compréhension d’une scène dépassant l’entendement, tous les muscles du corps s’arrêtent, comme si toute l’énergie, toute la concentration était   indispensable aux neurones qui établissaient en cet instant magique des connexions digne d’un super ordinateur de la Nasa.

Elle se tourna vers le jeune homme. Il avait les yeux ouverts. Une lueur d’étonnement brillait dans son regard interrogateur. Tout son corps restait immobile comme une seconde auparavant, lorsqu’il était enchainé dans les limbes d’une léthargie sans fond. Seul ce regard puissant indiquait que sa conscience s’était frayé un chemin parmi la jungle qui le retenait captif, s’était extirpé des abysses que la science n’a pas fini d’examiner et de comprendre.

Lucie savait qu’elle était en train de vivre quelque chose d’unique, de précieux. Un futur souvenir qui allait se graver durablement dans son esprit. En vingt deux ans de métier, elle avait côtoyé quelques cas similaires, mais aucune victime ne s’était réveillée passé quelques jours, et surtout, jamais en sa présence.

Elle eut un début de fou rire. Forcément contagieux. Le jeune homme riait sans savoir pourquoi. Dans son esprit, quelques heures s’étaient écoulées depuis son accident. Il revoyait maintenant tous les détails qui se mettaient en place telles les pièces d’un puzzle. Sa chute, la glissade grisante au milieu d’une abondante coulée de neige. Puis le choc. Puis, plus rien. Le vide. Le noir. Et maintenant, une chambre d’hôpital et cette infirmière dont il savait désormais le nom.

Tout lui revint rapidement. Les fragments de son accident, sa préparation, ce qu’il avait mangé la veille. Puis des souvenirs plus profonds. Son adolescence, son enfance. On lui fit passer de nombreux tests. Tout était normal, tout semblait parfait. On ne constata aucune lésion. Juste un sommeil d’une centaine d’heures. Le personnel féminin le surnommait déjà « le beau au bois dormant ».

D’abord il ne crut pas à cette parenthèse de quatre jours. Il pensa qu’on lui faisait une mauvaise blague.  Il dut se rendre à l’évidence. Quatre jours avaient été rayé de sa vie. Il avait l’impression d’avoir voyagé dans le temps. Un court voyage, certes, mais surprenant. Ses blessures n’étaient pas très profondes et son profil sportif de haut niveau l’aida à récupérer assez vite, encadré par le personnel de rééducation de l’établissement. Il sortirait deux semaines plus tard en ayant  poursuivi des exercices toujours plus poussés. Il devait retrouver son niveau. Regagner le haut de l’affiche. Il se l’était promis, enfant. Il n’avait pas une seconde à perdre.

 

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