La goutte d'eau
Depuis plus longtemps que la mémoire du plus ancien des hommes ne puisse se souvenir, il existait au fond d’un vallon bordé de falaises majestueuses et tapissé d’un bois d’hêtres et d’ormes un torrent puissant et un ruisseau si faible qu’on ne pouvait entendre son chuchotement couvert par les rugissements de son voisin impétueux.
L’hiver, le gel figeait totalement le petit filet d’eau tandis que la force du courant faisait jaillir une eau glacée au milieu des blocs de glace qui encombraient le lit du torrent.
L’été, la goutte d’eau était réduite à un simple goutte à goutte pendant de longues semaines, mais ne tarissait jamais, la terre de son minuscule lit craquelait sous l’effet de la chaleur et de la sécheresse alors que le viril torrent continuait à charrier pierres et galets, offrant un bain de fraîcheur à ses nombreux visiteurs. Car l’on venait de loin pour admirer l’imposant torrent, contempler ses cascades vertigineuses, s’émerveiller devant un spectacle aquatique et hydraulique unique. L’écume grisait les parents et éclaboussait les enfants poussant des cris de joie que l’écho multipliait à volonté, emplissant tout le vallon de rires.
Le petit ruisseau n’en éprouvait aucune jalousie, lui même était le premier admirateur de son voisin qui exhibait ses muscles nautiques tout au long de l’année.
Le grondement de ses flots semblait se moquer du murmure du petit filet d’eau dont la seule fierté était un saut de moins d’un pied de haut, pendant la saison sèche, ce n’était plus qu’une goutte qui tombait inlassablement sur un gros rocher.
ET les admirateurs du torrent continuaient de venir de plus en plus nombreux. Et le minuscule cours d’eau continuait de ruisseler dans la plus totale indifférence.
Au printemps, les fleurs se massaient sur les rives humides du torrent, l’enjolivant encore de leurs couleurs chamarrées, les arbres y plongeaient leurs racines, les petits animaux allaient y étancher leur soif. Le monde vivant en entier se repaissait de ses bienfaits aquatiques.
Le petit ruisseau n’obtenait qu’indifférence et essuyait les semelles crottées des larges chaussures des visiteurs de son voisin.
Le torrent roulait ses flots comme des mécaniques, faisait le beau dans ses cascades d’où naissaient parfois sous l’effet conjugué de l’eau et du soleil de superbes arc-en-ciel, prouvait sa virilité dans ses nombreuses éclaboussures et rugissait de la puissance de son courant.
La petite goutte d’eau continuait inlassablement à parcourir son lit étriqué et tomber sans relâche sur le gros rocher.
Le torrent n’était que fierté, le ruisseau opiniâtreté.
La réputation du torrent dépassa bien vite le fond de ce vallon perdu. Des gens de la ville vinrent l’admirer, grossissant le flot humain. On dut aménager un sentier plus large et on détourna la petit ruisseau, on l’amputa, on le meurtri. Cependant, il continuait vaille que vaille à sourdre entre les pas toujours plus nombreux, il s’écoulait ne serait-ce que par une goutte à la fois pendant les jours les plus chauds.
Le torrent était dorénavant une scène devant laquelle bientôt tout le pays vint en spectateurs admiratifs, n’ayant d’autre considération pour le ruisseau que le dépôt nonchalant et indifférent de leurs déchets.
Le renom du torrent atteint la capitale. La consécration ultime de tant de vigueur fut la visite du président et son tout son cortège. L’homme d’état passa devant le petit ruisseau sans même le remarquer, n’ayant d’yeux que pour les cascades féeriques et, accessoirement, pour les nombreuses caméras de télévision qui suivaient chacun de ses déplacements.
Cette visite des plus grands enorgueillit davantage le fier torrent. Car, alors se succédèrent ingénieurs, spécialistes en énergie hydraulique, le préfet se déplaça armé d’une troupe de techniciens cravatés mais revêtus de blouses afin de ne pas souiller leurs beau costumes par les éclaboussures du fougueux cours d’eau et coiffés de casques multicolores pour parer à d’improbables chutes de pierres que le torrent ne manquerait pas de leur envoyer à la tête en guise de confirmation de sa force herculéenne.
On hocha des têtes, on s’extasia, on prit des décisions.
La puissance naturelle devait servir l’homme.
Le barrage fut construit très vite. Une conduite forcée entraîne depuis d’immenses turbines qui produisent toute l’énergie nécessaire à l’éclairage des rues de la ville.
Alors, puisqu’il n’y avait plus rien à voir, à admirer, à contempler, les gens restèrent à arpenter les trottoirs nauséabonds de leur ville, mais très bien éclairés grâce à la force du torrent.
Plus personne ne vint. Plus personne, excepté cette vieille femme, toute voûtée par les ans et le dur labeur. Personne ne faisait attention à elle au milieu de la foule, pourtant elle n’a jamais eu d’yeux pour ce que tous admiraient. Elle venait simplement déposer une fleur, le printemps venu, dans le lit du petit ruisseau.
Puis, un jour elle ne vint plus. L’infinitésimal cours d’eau continua à goutter pour l’éternité. La goutte d’eau frappant le gros rocher a fini par le fendre en deux. Déséquilibré, le rocher s’effondra.