l'échappée belle
Ce Lundi 16 Mars 2020, le président Emmanuel Macron s’adressait aux français par le biais de la télévision. 35 millions de paires d’yeux et d’oreilles purent voir et entendre le chef de l’état, pulvérisant ainsi, sans le savoir ni le vouloir, un record d’audience que même la finale de la coupe du monde un Dimanche de Juillet 1998 n’avait pu atteindre.
Il annonçait les mesures de confinement qui, dès le lendemain midi, devaient paralyser le pays et permettre de ralentir, peut-être espérait on stopper la nouvelle épidémie liée au Covid19, le nom donné au coronavirus responsable déjà de plusieurs morts en Chine où il était apparu au moment des fêtes de Noël.
Emile Granval était de cette majorité de français qui avaient reçu le message, assis sur le bord de son lit, l’air recueilli et solennel, comme lors des enterrements d’amis et de proches auxquels il s’alarmait de participer de plus en plus ces dernières années.
Cette pandémie annoncée ne lui faisait pourtant pas peur. Il avait d’autres sujets d’inquiétude, concernant sa propre santé. Cette « couronne à virus » comme il aimait à le dénommer en plaisantant ne le concernait pas.
Ses dernières analyses révélaient un taux de glycémie et un cholestérol un peu au-dessus de la norme. Mais c’était une déficience en globules blancs et une propension à être fragile des bronches qui alarmaient son médecin traitant . A part ça, pas le plus petit cancer en vue. C’était toujours ça de pris.
Emile allait sur ses 84 ans.
Depuis bientôt trois ans, il était pensionnaire de « la Maison Verte », un ensemble cossu de petites structures réunies sous un grand chalet d’aspect montagnard qui servait de maison de retraite à la petite commune où il avait quasiment vécu toute son existence. Du moins il y été né, y avait vécu une large partie de son enfance et avait décidé, une fois ses droits à la retraite acquis, d’y revenir couler tranquillement ses derniers jours, entouré de douces collines surmontées de pics plus aigus que l’on distinguait par jours de beau temps.
Il appréciait l’ambiance qui régnait dans cette petite structure dépendant de l’Ehpad locale, proposant un agencement subtil. Les personnes autonomes bénéficiaient de chambres individuelles et d’une assez large liberté au sein de ce chalet qui abritait, en son cœur, une unité renforcée afin de veiller au bien-être de celles et ceux qui ne pouvaient plus se suffire à eux-mêmes, certains présentant de lourdes pathologies nécessitant un suivi médical sans pour autant devoir les hospitaliser. On appelle ce service d’une manière pudibonde : l’accompagnement de fin de vie.
Le mouroir, disait Emile qui n’avait jamais sacrifié au politiquement correct et n’allait surement pas s’y soumettre maintenant. Il disait les choses que l’on ne voulait pas toujours entendre ni admettre avec ce calme et cette assurance qu’ont ceux qui ont vu du pays et savent de quoi ils parlent en sachant relativiser les choses.
Au fil de ces trois saisons passées dans cette sorte de petit village reformé, il avait noué quelques liaisons qu’il ne se permettait toutefois pas de qualifier d’amitié avec plusieurs pensionnaires qui, tout comme lui, avaient encore toute leur tête mais souffraient de désordres physiques, plus ou moins handicapants, plus ou moins sérieux.
Il aimait bien Fabien, l’infirmier des lieux. Un Sénégalais d’un mètre quatre vingt cinq, à la peau d’ébène, aux muscles bien pratiques pour soulever les carcasses sans force des résidents et, surtout, au sourire communicatif. Pour Emile, c’était à chaque fois un rayon de soleil qui entrait dans sa petite chambre, située dans l’aile sud du gigantesque chalet. Sa fenêtre donnait sur la rivière qui serpentait délicieusement, bordés d’aulnes et de noisetiers donnant des fruits à l’arôme de café aux premiers jours de Septembre.
Emile prit la télécommande de sa petite télé et coupa le flot d’inepties qui n’allaient pas tarder à faire suite à l’allocution présidentielle. Une cohorte de journalistes et de soit disant experts allaient gloser une partie de la soirée sur les mesures annoncées. Cela s’annonçait aussi ennuyeux qu’une soirée électorale… dont on avait déjà eu le plaisir de bénéficier la veille, concernant des élections municipales dont le second tour était grandement hypothéqué.
Le vieil homme s’allongea sur sa couchette bien ferme. Il avait toujours eu en horreur ces matelas qui se creusent sous vos reins comme un vulgaire hamac. Cela lui venait de son enfance, en particulier deux mois où il avait vécu « à la dure ». Il choisissait toujours ce qui se faisait de mieux, quitte à y payer le prix, comme en toutes choses. Tous les dix ans, il changeait de literie et son dos l’en remerciait chaque jour. De ce côté-là, il n’avait pas l’ombre d’un souci.
Il se saisit d’un lourd volume signé Dickens. Rien de mieux que l’Angleterre du XIXème pour aider au sommeil réparateur. Parmi ses auteurs de chevet : Hugo, Zola, Balzac, Zweig, parfois un auteur encore vivant, mais il était souvent déçu soit par un style d’écriture trop moderne pour sa vieille cervelle, soit par pas de style du tout et cette détestable propension à un certain nombrilisme, révélateur d’une société particulièrement égoïste à tous points de vue.
Le surlendemain, il vit apparaitre Fabien muni d’un large masque de gaze sur le visage, masquant son sourire thérapeutique.
- Ca me sert à quoi que vous me souriez si je ne peux pas voir vos dents, lui reprocha-t-il.
Fabien partit dans un fou rire en enlevant la protection dorénavant obligatoire au sein de toutes les unités pseudo-médicales.
La vie n’avait pas changé pour Emile. Il avait juste raccourci ses sorties dans le parc qui entourait le grand chalet, ne sortant plus que durant l’heure autorisée. De toute manière, personne ne serait venu ici vérifier que les consignes étaient appliquées : Emile était quasiment le seul qui s’accordait une escapade quotidienne. Même les autres pensionnaires en relative bonne santé préféraient rester bien au chaud dans leur chambrette. Tous, les femmes en premier, se plaignaient du froid. Il arrivait, aux beaux jours, c'est-à-dire quelques jours en Mai et une paire de semaines en Octobre, qu’une poignée de résidents prennent le soleil sous le prétexte d’une partie de pétanque. L’hiver était trop froid, l’été trop chaud.
- Pourtant, nous sommes déjà au printemps et on n’a pas eu d’hiver, asséna Emile. Je peux vous affirmer que l’hiver 44, c’était tout autre chose.
Des propos pareils d’ancien combattant auraient fait se gondoler une jeunesse qui n’a jamais connu la moindre guerre, mais tous ses interlocuteurs avaient bien l’âge de leurs artères et la plupart, sinon tous, avaient justement vécu cette période d’occupation qui semblait si loin, comme évanouie au fond de mémoires qui se délitaient souvent en lambeaux comme ces cheveux que l’on retrouve abandonnés sur la brosse.
Les souvenirs d’Emile, eux, étaient encore bien présents. Il se rendait compte dans un bel étonnement que les plus vieux événements remontaient à la surface dans leurs plus beaux habits aux contrastes saisissants.
Juste une semaine après l’annonce télévisée du président, Fabien entra comme tous les matins vers huit heures mais cette fois sans son habituel sourire.
Emile remarqua aussitôt le changement.
Il lui demanda si tout allait bien. Le « ça va » lancé machinalement tout en lui entourant le bras du brassard nécessaire à la prise de sa tension ne le convainquit pas le moins du monde.
Fabien finit par lâcher le morceau.
- Nous avons eu un décès cette nuit.
Emile haussa les épaules. Rien de plus normal en ce qui concernait « le mouroir ».
Fabien précisa :
- Le test au coronavirus était positif.
Un voile passa dans le regard d’Emile. Sans plus.
Le lendemain, Fabien ne souriait toujours pas : pire il se forçait à un rictus qui, au final, ressemblait davantage à une grimace qu’à un sourire.
- Des nouvelles ?
Fabien hocha la tête, l’air désolé.
- C’est la panique dans le service. Hier, on a évacué huit personnes, dont cinq qui ne reviendront pas.
Cette fois, Emile fit tourner sa cervelle à plein régime.
Il fallait absolument quitter ce havre de paix qui devenait, de jour en jour, l’antichambre de la mort. Bien qu’il soit en meilleure forme qu’un autre pour son âge, il savait que ses poumons n’étaient plus de la première jeunesse. Contracter cette saloperie de virus pourrait avoir de néfastes conséquences. La mort ne lui faisait pas peur, cependant il aurait accepté avec joie une petite dizaine d’années supplémentaires. Le loup était dans la bergerie. On avait, bien entendu, mis en quarantaine le « mouroir », ce qui ne changeait en rien les habitudes, mais un accident est toujours envisageable.
Le soir venu, il délaissa Dickens et fit son paquetage. Quelques vêtements de rechange, les plus confortables, dans lesquels il se sentait bien. Ce n’était pas la peine de prévoir de chauds chandails et d’épaisses vestes : nous allions vers le printemps. D’ailleurs la météo annonçait un début de printemps exceptionnel. Il dévalisa tout son stock de sablés et ses dernières plaquettes de chocolat. A la Maison Verte, on était bien nourrit, il ne disposait pas d’autres vives dans sa chambre. Il tenterait de passer par les cuisines pour relever son maigre butin de quelques tranches de jambon de pays, deux ou trois boites de thon, un quignon de pain ou une brioche. Mais il était probable que les cuisines soient fermées à clé pendant la nuit. Il ne s’était jamais posé la question.
Un strict nécessaire de toilette et ses papiers d’identité complétaient le sac à dos. Pas la peine de se munir de son attestation dérogatoire de sortie : l’endroit où il allait se situait bien au-delà du kilomètre permis et il lui faudrait bien plus d’une heure de marche pour y parvenir.
Par sa fenêtre entrouverte été comme hiver, il entendit onze coups de cloche sonner dans le lointain. C’était trop tôt. Si les pensionnaires étaient au lit depuis un bail, ils ne dormaient pas tous et, bien que tous soient atteints de pathologies plus ou moins aigües de troubles de l’audition, leurs tympans étaient parfois curieusement affutés. Passé un certain âge, on entend ce que l’on veut bien entendre. Sans compter quelques aides-soignantes déambulant encore dans les couloirs.
Il faillit s’assoupir. Il allait s’assoupir. Il s’assoupit.
Les douze coups de minuit avaient été supprimés par un décret municipal cinq ans auparavant alors qu’Emile habitait encore un petit pavillon en périphérie de la petite ville. Une pétition avait circulée, signée par une majorité d’habitants du bourg, excédés par les coups de cloche nocturne. Emile s’était dit que les gens ne supportaient plus rien de nos jours. Du moins le bruit. Parce que la vie stressante, la malbouffe et la pollution de l’air, ça ne gênait personne en apparence.
Lui aussi aurait eu des motifs de se plaindre.
Lors de ses courtes sorties, il ne se passait pas un seul jour, la moindre heure, sans qu’il soit agressé par le ronronnement intempestif de tondeuses à gazon, le grognement d’une tronçonneuse, le râle d’un moteur de 38 tonnes attaquant la côte des Bolets, le bourdonnement de taille-haies ainsi qu’une multitude d’engins pétaradant et polluant. Ce qui l’agaçait au plus haut point, c’étaient ces souffleuses qui faisaient un raffut d’enfer alors que l’employé municipal, harnaché comme le Robocop moderne des petites communes, aurait plus vite fait de rassembler les feuilles avec un simple râteau.
Il était bientôt une heure du matin. La nuit sans lune parsemait ses milliards d’étoiles dans le ciel, mais l’œil ne pouvait en distinguer que quelques milliers. Ca, Emile le savait parfaitement.
En se levant de son lit pas défait, il pensa à toutes ces choses futiles ou pas qu’il savait. Et, comme à chaque fois, il fut pris d’un vertige : toutes ces connaissances qui rempliraient plusieurs grands cahiers, dépassant largement une encyclopédie en douze volumes, tout ce savoir précieux ou superficiel ne représentait qu’un atome face à l’immensité de l’ignorance de chacun, à commencer par la sienne propre. Et il ne servait à rien de continuer à vivre : on ne faisait qu’aggraver la situation, étant donné que la somme de savoir augmentait cent, mille fois plus vite que notre capacité à l’emmagasiner.
A pas de loup, ses croquenots qu’il chaussait pour sortir par temps de pluie à la main, il traversa les couloirs déserts du grand chalet. Les petites lumières vertes signalant les issues de secours lui permettaient de se diriger sans actionner sa frontale qui aurait pu alerter un membre du personnel souffrant d’insomnie.
Il se souvint très bien du jour où tous les pompiers du secteur étaient venus pour une simulation de secours incendie. Le personnel avait briffé au mieux celles et ceux qui pouvaient se mouvoir. A L’instant où une sirène interne avait retentit, chacun quitta sa chambre sans un calme olympien, respectant les instruction à la lettre en suivant les plafonniers qui clignotaient , indiquant les issues de secours. Les aides-soignants poussaient les fauteuils des plus dépendants dans un ballet sans accroc. Monsieur le maire en personne était venu faire un petit speech la semaine suivante, décernant un diplôme à la Maison Verte pour l’excellence de sa discipline et l’esprit citoyen de toutes et de tous. Cela avait bien fait rire Emile. C’était encore une autre chose qu’il savait parfaitement : dans le cas d’un véritable incendie, chacun réagirait en dépit du bon sens et ce serait la pagaille la plus complète. Comme d’habitude.
Emile actionna la clenche de la lourde porte qui donnait sur les cuisines. Par chance, elle n’était pas condamnée. Il fureta dans les placards, les consoles, les frigos et même la petite chambre froide qui proposait fruits et légumes dormant dans des cagettes en plastique. Malheureusement à cette époque de l’année, les seuls fruits se résumaient à une cagette d’oranges où il préleva cinq fruits et l’équivalent d’un régime de bananes, qu’il ne toucha pas : il avait toujours eu en horreur les bananes. Les premières asperges n’étaient pas arrivées et ce n’était de toute façon pas un légume de pique-nique. Quant aux tomates trop rondes pour être honnêtes, elles n’avaient surement jamais connu le moindre grain de terre. D’une manière générale, les fruits et légumes aux courbes parfaites, sans le moindre accroc, lui évoquaient ces mannequins aux mensurations dictées par on ne sait qui, qui déambulent sur les podiums de la mode parisienne en boudant.
Il augmenta cependant son butin de quelques tranches de bacon, d’un saucisson d’Aix et d’une ou deux boites de salade niçoise et de taboulé. Il ne fallait pas se charger inutilement.
Emile prit une forte inspiration, repoussa la lourde porte et s’avança vers le hall d’entrée, la pièce d’accueil selon les propres termes de la directrice des lieux, madame Blanchon.
Il s’agissait d’être le plus discret possible et surtout le plus silencieux. Une lampe de chevet éclairait faiblement la pièce où trônaient quelques plantes vertes exotiques : les seules capables de survivre à la température tropicale des lieux. On se serait cru dans un hôpital. Si bien qu’Emile, peu frileux de nature, évoluait en t-shirt tout au long de l’année au grand dam de sa voisine, madame Gardinier, qu’ils appelaient plus communément Félicie.
- Vous me donnez la chair de poule à vous voir ainsi vêtu, avait-elle l’habitude de dire en guise de bonjour.
Emile repéra immédiatement deux personnes en train de discuter à voix basse derrière l’imposant comptoir où officiait la jeune et pas jolie Marlène le matin et la pétulante Barbara dès la fin du repas de midi. La première avait un bec de lièvre. A l’âge de dix-sept ans, on l’avait opérée. Emile qui pouvait juger de l’avant et l’après puisque Marlène n’était autre que la fille de ses voisins de quartier, se demandait encore si l’opération avait vraiment été un succès. En arrangeant la mâchoire, on avait déformé le visage. La seconde parlait haut et fort avec un accent qu’il était difficile de déterminer avec précision. C’était une sorte de bouillabaisse ou ratatouille : un méli-mélo d’intonations méridionales s’étirant de Biarritz à Menton en passant par le rocailleux accent du Gers, empruntant les tons de l’ovalie allant de Toulouse à Narbonne puis devenant plus chantant et plus léger spécialement sur la fin des syllabes, spécificité de Nîmes, Marseille et Toulon. Enfin, pour napper le tout, quelques inflexions paresseuses de la Riviera rejoignaient la ruralité Basque pour donner au final un mélange détonant.
A cette heure de la nuit, les deux jeunes femmes devaient dormir du sommeil du juste. Elles étaient remplacées par les deux veilleurs de nuit qui se résumaient à deux autres représentantes du sexe dit faible. Si le poète qui avait ainsi qualifié la part féminine de la population humaine avait rencontré ces deux spécimens, inutile de dire que le sexe faible aurait été masculin.
Simone et Bernadette. Leurs seuls prénoms avouaient leur âge. 52 et 54 ans. Sans être la terreur de l’établissement, elles avaient quelque chose dans le regard et dans leurs manières qui inspirait la soumission. Elles ne cherchaient pas à nuire ni a user de leur pouvoir, en vérité assez limité. C’était dans leur nature de tout vouloir régenter, ordonner, organiser, gérer. Du temps de la Révolution Française ou dans la défunte Urss, elles auraient été des fonctionnaires parfaits : zélés, rigoureux, intransigeant et dépourvu du moindre zeste d’humour.
Les commissures de leurs bouches tombaient vers le bas, comme deux bras rendus inutiles par le désoeuvrement. Ceux qui ont l’habitude de rire forment de toutes autres rides.
Emile devait traverser le large hall sans se faire remarquer des deux cerbères en espérant que la porte d’entrée ne soit pas verrouillée. En principe, elle ne l’était pas mais il n’avait jamais tenté de sortir la nuit, pas plus lui que quiconque des autres pensionnaires.
Un souvenir lui revint en mémoire.
L’orphelinat de Notre Dame des Abeilles. Il avait tout juste dix ans. Tous les matins, chaque occupant avait droit à un petit pain brioché et un grand verre de lait. Pour le goûter, des biscuits vitaminés. On tentait de compenser les privations de la guerre en gavant la jeunesse du pays de protéines tout en dopant la production de produits laitiers.
Le règlement de l’établissement était bien plus strict que le plus austère des pénitenciers, les gardiens plus sévères que les matons les plus scrupuleux, les maitres intransigeants sur l’emploi de l’imparfait du subjonctif et les consignes sociales draconiennes.
Une nuit pourtant, le jeune Emile avait bravé les interdictions et avait « fait le mur » comme on disait à l’époque. Et pour quelle raison ? Faire les quatre cents coups ? Retrouver une amoureuse croisée un jour de messe ? S’échapper ?
Pas du tout. A cette époque déjà, Emile s’intéressait à ce qui l’entourait. La géographie de la région, du pays, du monde entier et bien au-delà, jusque dans l’immensité du ciel. Si l’on suppose que la géographie s’apprend avec ses pieds, la grande affaire d’Emile se nommait alors astronomie. Contempler les étoiles, voilà quelle était sa quête, son divertissement, sa respiration.
Il avait appris, au détour d’une lecture non autorisée, qu’une nuit glaciale de Mars 46, une éclipse de lune devait avoir lieu, visible de la région où se trouvait le pensionnat. Des fenêtres du dortoir commun, il était malaisé d’observer le ciel. Il avait établi un plan, s’était glissé sans bruit comme une ombre parmi les corridors et les couloirs. Il avait traversé des salles endormies, grimpé des escaliers sans faire gémir la moindre marche, ouvert des portes en prenant bien soin qu’elles ne grincent pas et s’était hissé par un vasistas à la seule force de ses petits bras sur le toit en légère pente de l’établissement.
Enroulé dans une épaisse couverture, il lui arrivait de frissonner mais il ne savait si c’était le froid mordant ou l’émotion du spectacle qui provoquait cette réaction épidermique. Et quel spectacle ! L’astre devint d’un rouge sang comme si la main de Dieu l’avait écorché, mais le jeune érudit savait parfaitement que tous ces phénomènes n’avaient rien de divin, du moins au sens premier du terme. C’était magique et pourtant il n’y avait aucune sorcellerie dans la course des astres. Juste une question de physique et de mathématiques. C’était phénoménal et pourtant d’une banalité sans fin dans la totalité de l’univers. La loi des grands nombres. Cela exauçait l’esprit à défaut d’élever l’âme à laquelle il ne croyait déjà plus.
Il avait ainsi passé deux bonnes heures à contempler l’immensité du ciel nocturne, débarrassé du moindre nuage, à s’en donner le vertige. Cette exaltation n’est pas mère de prudence et, au retour, une porte avait poussé un gémissement de fantôme, une marche en bois avait pleuré sous son pas qu’il voulait cependant aérien et, comble du malheur, un courant d’air avait fait claquer la lourde porte du dortoir comme un coup de fouet dans la nuit silencieuse.
On imagine les conséquences.
Emile s’en souvient encore cette nuit. Il a à nouveau dix ans lorsqu’il rase les murs, profitant de la pénombre provoqué par l’éclairage nocturne du hall d’accueil et, spécialement des gloussements que les deux femmes étouffent le regard baissé sur les petits écrans de leurs téléphones mobiles qui éclairent leur visages austères en contrebas, accentuant leur aspect revêche bien qu’elles semblent se retenir de gondoler franchement.
Emile, pas plus que tout autre pensionnaire ni même le personnel soignant, n’avait jamais vu Simone ni Bernadette esquisser le moindre sourire et là, au milieu de cette nuit d’évasion, voilà qu’elles se comportaient comme deux adolescentes gloussant devant il ne savait quelle information, une série de photos cochonnes peut-être…
Il profita de l’inattention des deux aides-soignantes pour s’éclipser en poussant la porte d’entrée : il ne lui avait seulement fallu effectuer deux tours de la clé qui était fichée dans la serrure. Mais il aurait donné cher pour savoir ce qui provoquait l’hilarité retenue des deux Folcoches.
Il faisait relativement doux en cette nuit de premier jour de printemps. Pour une fois, la réalité s’accordait au calendrier.
Emile actionna sa lampe frontale qu’il portait comme un mineur de fond ou plutôt comme un guide de haute montagne. Cette nuit, il se donnait des airs d’alpiniste à l’assaut du Mont Blanc.
Il avait à présent tout juste vingt ans.
Gravir les montagnes était à la mode dans ces années de reconstruction. Une paire d’années auparavant, une cordée française avait vaincu le premier Huit Mille, le tandem Terray-Lachenal écumait les parois les plus verticales et les plus inhospitalières des Alpes. Les exploits de ces conquérants de l’inutile s’affichaient en une de Paris Match, du reste davantage lors des drames que lors des victoires.
A la suite d’un pari entre copains, Emile avait roulé à bicyclette sur les petites routes des pré-alpes, franchi quelques cols de seconde zone et avait atteint le col de Voza à la nuit tombée, après plus de 250 kilomètres sur des routes poussiéreuses. Il tomba dans un sommeil réparateur. Le lendemain, à trois heures du matin, bien avant que le jour ne pointe, il s’élançait sur un bon chemin de cailloux qui longeait la ligne du train à crémaillère pour atteindre le Nid d’Aigle, terminus des voyageurs mais véritable départ des alpinistes. L’imposante masse de l’aiguille du Goûter lui cachait le soleil qui faisait flamboyer les pics dans son dos. Le froid vif l’avait réveillé tout à fait, l’air glacé de cette face nord l’obligeait à avancer d’un bon pas et, passé 3000 mètres un petit vent qui lui cinglait le visage lui imposa un rythme sans pause. Jusqu’au glacier de Tête Noire, ce fut une simple balade. Le glacier lui-même, peu pentu, ne présentait pas la moindre difficulté. Ensuite, cela devenait plus hasardeux. Il fallait gravir toute cette face, véritable cascade de rochers faciles mais qui était pour lui une nouveauté. Du reste, il ne connaissait pas l’itinéraire. Il avait juste tracé mentalement un chemin sur de vagues photographies d’ensemble qui ne rendaient absolument pas les petits détails de la réalité. Il croyait devoir escalader une paroi rectiligne, quasiment verticale jusqu’à trouver les neiges supposées éternelles et progresser en évitant le plus possible les crevasses mangeuses d’homme.
En réalité la difficulté n’était pas tant dans une dalle inclinée aux rares prises que laissait deviner la photo imprécise et lointaine. Il ne savait comment aborder cette muraille aux rochers faciles mais aux pierres mouvantes. Il n’était pas huit heures lorsqu’il s’engagea dans cette paroi sans avoir la moindre idée de là où il fallait passer. Il longea ainsi une sorte de dévidoir qu’on appelle le Grand Couloir et que, pour effrayer le touriste, on nomme le couloir de la mort, alors qu’il aurait dû le traverser à sa base. Grimpant le mauvais côté, il effectuait sans s’en rendre compte une sorte de première. Mais l’itinéraire se trouvait bloqué plus haut par d’imposantes saillies qui empêchaient de poursuivre. Il dut traverser le couloir fatal dans sa partie supérieure : il était moins large mais plus pentu. Il se fit quelques frayeurs en constatant que les pierres sur lesquelles il marchait avaient une tendance morbide à se jeter dans le vide et vouloir l’entrainer comme compagnon dans l’autre monde, celui des anges ou des démons. On l’a déjà dit, Emile ne croyait ni aux premiers ni aux seconds. Il croyait en sa propre force, sa volonté unique et aux beautés du monde. Un point c’est tout.
Il reprit pied sur ce qu’il lui sembla être une trace et parvint ainsi au refuge du Goûter qui brillait maintenant dans le soleil naissant. Il comprit qu’il avait fait erreur avant même qu’un Chamoniard de pure souche, assis sur le rebord du balcon les jambes pendues dans le vide, ne vienne lui lancer :
- Alors, on essaye une nouvelle voie ?
Les deux garçons sympathisèrent.
Alfred Couttaz était né à Argentière, à quelques encablures de Chamonix. Il était pour l’heure simple porteur en espérant devenir guide. Il passerait l’examen l’an prochain. En attendant, il enchainait les courses.
- Les courses ?
Le jeune homme lui précisa que d’était le terme exact pour dénommer des randonnées sur les cimes du massif. Il se rendit bien vite compte qu’Emile ne connaissait rien aux lieux et se proposa de l’accompagner sur le toit de l’Europe.
- C’est à vache, mais faut connaitre.
Il lui traduit cette curieuse image en précisant que fouler le Mont Blanc ne présentait aucune difficulté par beau temps qu’un ruminant pourrait y poser ses sabots mais qu’il ne fallait pas se tromper de chemin.
- Tu as une paire de crampons ?
Emile n’avait jamais entendu parler d’un tel équipement. Il connaissait le piolet qu’il avait avantageusement remplacé par une sorte de pioche dont on se servait dans les basses collines pour extraire le minerai de fer et que le père d’un de ses camarades, ancien mineur, lui avait prêté pour l’occasion.
- Tiens, prends les miens. Je n’en ai pas besoin, la neige tient bien et il n’y a pas de risque de verglas sur l’arête des Bosses.
Il jugea de la pioche :
- Ton piolet pèse bien une tonne. Tu vas t’échiner à le trainer jusqu’au sommet, mais bon, c’est mieux que rien. Parfois, on est content d’avoir trois jambes, surtout si le vent se lève. Il est déjà tard pour entamer la montée. Tu es parti cette nuit de Saint Gervais ?
Emile lui raconta son autre « course » la veille depuis la vallée du Rhône et sa nuit courte mais réparatrice.
- Ben, dis donc, t’es un costaud, toi !
Emile put lire à ce moment dans les yeux de son nouveau compagnon comme une étincelle de reconnaissance.
Le tandem s’engagea sur l’arête qui dominait le petit refuge de bois puis attaqua en larges lacets cette éminence arrondie.
- Le Mont Blanc ! s’exclama Emile, surpris d’être déjà parvenu sans encombre à gagner son pari.
- Hé, touriste ! pas de précipitation. Ce n’est que le dôme du Goûter. Le Mont Blanc se cache juste derrière, et il nous faudra bien deux heures et demie pour l’atteindre si on ne s’arrête pas trop.
S’arrêter ? Mais pourquoi diable s’arrêter répondit Emile qui pétait le feu.
Alfred ricana. Lui savait.
Et au bout d’un petit quart d’heure, Emile suffoquant, dut s’arrêter pour reprendre son souffle.
- Je ne sais pas ce qui m’arrive. J’étais pourtant bien tout à l’heure et maintenant, c’est comme si je venais de courir comme un lapin.
Alfred le regardait, un sourire moqueur aux lèvres.
- Bienvenue à plus de quatre mille mètres, Monchu des villes.
Emile s’insurgeât. D’abord il n’était pas un Môsieur des villes et puis… Il se rendit compte qu’Alfred était dans le vrai. Il y a deux réactions lorsqu’on a tort : soit le refuser et monter sur ses grands chevaux en haussant le ton et usant de la pire des mauvaises fois ou bien éclater d’un rire franc, reconnaissant son erreur. Emile avait toujours préféré la seconde solution.
Les deux hommes poursuivirent leur ascension. Une amitié naissait.
Peu avant dix heures du matin, ils n’eurent sur leur tête plus que l’immensité d’un ciel bleu turquoise.
- Le ciel est plus bleu ici, remarqua Emile.
Alfred lui expliqua que c’était une conséquence du même phénomène qui les avait obligé à reprendre leur souffle tout les cent mètres.
- L’épaisseur d’air est moindre ici, à presque 5000 mètres. Et si d’aventure nous pouvions nous élever encore de quelques kilomètres, les cieux nous apparaitraient d’un noir d’encre.
L’espace infini. Le cosmos, l’univers, les galaxies s’éloignant à tout jamais. Ca, Emile connaissait par cœur. C’était même l’objet de ses études et, plus tard, toute l’affaire de sa vie.
Il actionna l’interrupteur de sa frontale. Il faisait à présent bien assez jour. Il pouvait deviner facilement les contours des habitations, des premières haies et fourrés, le murmure d’un ruisseau et ces moutonnements des collines au loin qui émergeaient de la fin de la nuit.
Il n’avait rencontré personne en sortant de la Maison Verte. Les rues étaient désertes ; elles le demeureraient quasiment pendant toute la journée. Quel gâchis ! pensa Emile, tout ce temps magnifique et l’impossibilité d’en profiter. En cet instant, il se sentait moins un prisonnier en cavale qu’un explorateur découvrant des contrées nouvelles, pas encore colonisées par l’homme. Le jour pointait à peine lorsqu’il entendit un bruit de moteur dans son dos. Instinctivement, il se retourna. Une voiture blanche passa sans ralentir. Quelques professions pouvaient encore continuer de travailler. Les commerces de première nécessité, le personnel médical. Peut-être était-ce une employée de boulangerie ? Ou une infirmière qui commençait sa tournée de soins ? A moins qu’il ne s’agisse d’un fonctionnaire de police qui rejoignait sa caserne.
Il devait se méfier des forces de l’ordre. Il était maintenant bien plus loin que le périmètre autorisé pour une sortie de santé. Il craignait moins une contravention que le fait d’être ramené dans le nid à virus que constituait dorénavant la Maison Verte.
Son cœur s’accélérait à chaque ronronnement de moteur.
La petite ville s’étendait autour du bourg initial en de vastes quartiers résidentiels de maisons cossues aux pelouses bien tondues et aux haies taillées de frais. La cité s’était répandue depuis bientôt une vingtaine d’années comme une tache d’huile. La proximité d’une métropole, la douceur du climat et un calme relatif ajoutaient à cette qualité de vie que recherchaient maintenant chaque foyer, spécialement les couples qui avaient décidé de fonder une famille. Le cadre de vie joue tout autant que le contexte social, Emile le savait mieux que quiconque. Il avait toujours fuit les grands ensembles et lorsqu’il devait se rendre dans une mégapole pour un colloque, une conférence, un symposium, une réunion ou une communication scientifique, il ne lui tardait que de pouvoir rejoindre son lieu de vie, cette petite commune qui l’avait vu naitre ou son lieu de travail, encore plus solitaire et isolé.
Il ne pourrait atteindre les premiers chemins et sentiers qu’une fois toute cette sorte de banlieue franchie. Et encore, il lui faudrait demeurer sur ses gardes. On parlait de drones et de rondes d’hélicoptère pour traquer les contrevenants : il était tout autant interdit de se promener en forêt ou en montagne que de déambuler au-delà de la limite officielle fixée par les pouvoirs publics. Emile ne comprenait pas en quoi le fait de marcher solitaire dans l’immense étendue de la nature pouvait en quoi que ce soit propager le virus. En haussant les épaules, il se souvenait de mesures aussi Kafkaïennes et bien plus inquiétantes que celles-ci. Mais celles-ci étaient d’un autre temps et d’autres lieux.
Il marchait depuis bientôt six heures et la faim ne le tenaillait pas. D’une façon paradoxale, on ressent davantage le besoin de grignoter lorsqu’on ne fait rien. Il avait juste senti un ramollissement dans ses genoux peu avant l’aube. Il s’était assis quelques instants, profitant de l’horizon qui gagnait à chaque minute un peu de clarté, comme ces points noirs des photos publiées dans la presse regardés de près qui se changent en un gris foncé puis, plus pâle, à force d’éloignement de l’image, finissant par n’être plus qu’un blanc délavé.
Il tourna dans un étroit sentier à gauche avec une pointe de soulagement. La haie qu’il allait longer un moment allait le dissimuler aux regards indiscrets. Le sol, plus tendre, fait d’une couche d’aiguilles de sapin, aurait pitié de ses genoux qui recommençaient à le tirailler. La nature, ses plantes revigorantes, ses insectes bourdonnant, ses animaux surpris au détour d’une courbe, lui semblait comme un havre, un refuge, un cocon.
Il respirait mieux.
Vers neuf heures, il s’assit sur une souche. Il contempla la petite ville d’où il venait de s’échapper, le cœur gonflé d’orgueil. Ce n’était pas rien ce qu’il avait entrepris aujourd’hui. Entamer une belle randonnée à son âge et dans ces conditions si spéciales. Comment allait-on réagir lorsqu’on s’apercevrait de sa disparition ? Il pensa qu’il aurait dû laisser un mot, quelques lignes expliquant ce qu’il y avait à expliquer. Mais pourrait-on comprendre ? Fabien, seul, saurait. Il essaya de se rappeler s’il avait évoqué à demi mot le but de sa destination, laissé entendre que... Avait-il, au détour d’une confidence qu’il lui faisait parfois, parlé de ce refuge ? Non, il n’en avait jamais parlé à personne.
Sauf à elle.
Elle qui l’avait réconcilié avec les hommes. Qui était l’humanité à elle seule. Son amie. Son amour. Sa femme.
Elle qui aurait pu lui faire vivre une toute autre vie. Non qu’il ne regrettait ces années de solitude voulue, choisie. Il avait été heureux, il ne pouvait pas prétendre le contraire. Mais le destin choisit parfois pour nous.
Un jour pluvieux de Novembre, une route rendue glissante par les trombes d’eau qui se déversent parfois dans le midi, lui avait retiré le bonheur qui s’annonçait. On avait retrouvé Solange prisonnière de la carcasse de la quatre chevaux qui s’était encastrée dans le contrebas d’une petite route de l’arrière pays. Emile espérait qu’elle était morte sur le coup. Qu’elle n’avait pas souffert. Un être capable de lui donner autant de bonheur n’avait pas le droit de souffrir.
En sortant du petit bois où il avait pour habitude, à l’automne, d’aller cueillir de superbes cèpes, il se trouva devant la large rivière. Elle se jetait dans le fleuve quelques kilomètres plus en aval, qui lui-même allait docilement mourir dans la grande bleue.
Il détailla le pont qui l’enjambait.
Les souvenirs remontèrent aussitôt.
C’était le 7 Septembre 1944. La pire journée de sa vie d’homme, même s’il n’était alors qu’un enfant.
La période d’occupation n’avait pas été trop durement vécue ici, en zone libre, et cette position rurale, entourée de diverses cultures maraichères, de vergers, de petits champs de céréales permettait de ne pas trop ressentir le manque de nourriture que l’on subissait dans les grandes villes. La commune avait bien connu quelques déboires, quelques frictions entre les collabos qui prospéraient depuis l’exode de 40 et les poches de résistance qui se multipliaient à mesure que la guerre s’allongeait. Les collines environnantes offraient des cachettes idéales pour ces hors-la-loi que redoutaient tant les allemands. Jusqu’en 43, le petit nombre de maquisards se contentait de ralentir les trains en déboulonnant les rails, de semer le chaos en crevant des pneus, plus rarement tenter des évasions spectaculaires. Ils savaient que la mort d’un simple officier allemand valait la condamnation de 30 ou 50 innocents pris au hasard. Mais depuis l’année passée, un nouveau commandement régissait les partisans disséminés dans le maquis environnant. Leur nombre avait augmenté sensiblement et une coordination était devenue nécessaire. Leurs actions étaient du reste plus musclées.
Depuis l’annonce du débarquement en Normandie et durant tout l’été 44, les forces françaises libres livraient un véritable combat face à l’occupant, qui ripostait indirectement : incapable de dénicher les poches de résistances dans ces collines des pré-alpes, il se vengeait sur la population civile. Ainsi le petit village avait vu ses premiers pendus le jour même de la fête nationale. Douze silhouettes se balançaient aux grands ormes qui bordaient la rue principale. Les parents avaient défendu aux enfants d’aller s’y promener durant les cinq jours où il était interdit de décrocher les pauvres pantins sans vie. Les adultes eux-mêmes évitaient ce triste spectacle et monsieur le curé se signait en murmurant une prière dérisoire à chaque fois qu’il avait l’occasion d’emprunter la large avenue.
Emile avait bravé la double interdiction parentale et de l’occupant. Une nuit, avec l’appui de deux de la communale, Roger et André, dix et douze ans, il avait grimpé aux arbres, détaché un à un les douze malheureux que réceptionnaient au sol ses deux compères. Au petit matin, les douze corps étaient tranquillement adossés aux arbres qui avaient vu leur martyr. Ils semblaient juste se reposer de la trop forte chaleur dans une position équivoque.
Il n’y eut pas de riposte de la part des allemands, pas de châtiment. Depuis une semaine, on voyait remonter plein nord des colonnes de blindés sur la nationale là-bas, longeant la large vallée du fleuve. La poussière soulevée faisait penser aux mois d’Août d’autrefois lors des moissons qui se faisaient à la main. L’effervescence se faisait sentir aussi dans la garnison postée à l’écart de la petite ville. Les allemands étaient en train de perdre la guerre. Ca les rendait nerveux comme des chiens aux abois. Il n’est jamais bon de porter une arme à feu lorsqu’on est agité.
On venait d’apprendre la libération de Paris. Le 26 Août fut le 14 Juillet du village cette année là. On trinqua, on dansa, on plaisanta. On chanta la Marseillaise à pleine voix. Une poignée d’inconnus tirèrent même un bref feu d’artifice à la nuit tombée. Mais cet exploit n’était pas signé Emile.
Le lendemain, une voiture stoppa dans un nuage de poussière devant la maison des parents d’Emile. Le père travaillait dans les vergers qui donnaient à ce moment là de belles poires à la robe or et juteuses à souhait. L’officier SS pénétra dans la petite maison mal éclairée par deux petites fenêtres mais qui offrait une relative fraicheur l’été et gardait la chaleur dispensée par le petit poêle en hiver. Le commandant était un homme dur, au visage de marbre, aux traits taillés dans le granit de sa Bavière natale, le regard bleu des intransigeants et la voix posée des accusateurs.
Il cherchait une poche de résistants, responsables à ses yeux d’un terrible acte de terrorisme. Il prononçait le S de partisan et de terroriste comme un Z, comme si ses lèvres mitraillaient les consonnes. Mais personne dans la pièce n’avait envie de rire, même pas Juliette, la petite sœur d’Emile, tout juste cinq ans.
On avait dû donner de faux renseignements à l’officier car, bien que le père soit un sympathisant de la résistance, n’hésitant pas à cacher un homme de temps en temps, il n’en faisait pas partie et ne savait donc rien. La mère avait traversé toutes ces années avec une seule idée : nourrir sa petite famille et pouvoir continuer à marcher la tête haute dans la rue. Comme son mari, si elle les soutenait, elle ne faisait pas partie de l’armée des ombres.
L’officier nazi ne se contenait plus. On racontait sur lui des choses pour la plupart exagérées. Des fêtes qu’il donnait dans le château réquisitionné au marquis de Blancheville, on en faisait de mystérieuses messes noires ; des parties de jambes en l’air avec des dames peu scrupuleuses et ambitieuses, on parlait d’orgies ; des jeux de mauvais goût certes mais inoffensifs on parlait de sacrifices de jeunes femmes innocentes. La réalité était tout autre. L’officier Karl Otto Mankell servait son pays avec ardeur, saluait le portrait du führer le bras bien tendu, appliquait les consignes à la lettre, mais restait dans les limites imposées par un reste de morale chrétienne et était toujours courtois.
En cette fin du mois d’Aout, en cette conclusion d’une guerre qui avait trop duré, il ne se retenait plus. Si son uniforme avait été son esprit ou sa conscience, les beaux boutons dorés auraient explosé un à un sous l’effet de la colère, jusqu’ici contenue et qui se répandait maintenant, sans plus aucune limite. Un fait-tout sur le point d’exploser.
Ce jour-là, devant les yeux du petit Emile, tout juste huit ans, se déroula l’impensable. Il n’est pas utile de décrire ce qu’il se passa dans cette pièce sombre. Les actes étaient bien plus ténébreux que le peu de lumière qui parvenait à l’éclairer un jour brumeux de Novembre.
Emile tenta de protéger sa sœur lorsqu’il comprit que l’officier allait s’en servir pour faire avouer à sa mère ce qu’elle ne savait même pas. Il y eut des cris, de l’agitation. On tenta de s’échapper. Un coup de feu retentit. Il n’atteint pas sa cible, mais l’innocence faite enfant. Juliette s’effondra. La mère se jeta sur le petit corps sans vie… Avant de se retourner, telle une furie. La force du désespoir décuplait ses forces, redoublait son audace. Elle bondit sur l’officier tel un tigre affamé. Elle lui lacéra profondément le visage de ses ongles, laissant des entailles comme les sillons des champs que l’on retourne à l’automne. Le sang jaillit. Les soldats mirent un temps à réagir. Emile en profita pour se saisir du révolver de l’officier, tombé à terre. Il tenait en joue les deux soldats tandis que sa mère évacuait toute sa haine sur le corps du nazi tombé à terre mais dont les forces finirent par avoir le dessus sur la rage de la femme, orpheline de sa petite.
Tout alla très vite alors. Emile actionna la gâchette sans réfléchir. Lorsqu’on tire, que ce soit sur une bête ou à plus forte raison sur un homme, le cerveau fait relâche. On ne pense plus. On n’est plus humain. On redevient une bête. Pire qu’une bête.
L’officier s’écroula pour de bon. Le recul du coup obligea Emile à lâcher l’arme. Un des soldats pointa son arme sur le gamin. Sa mère s’interposa. Et reçu la balle alors qu’elle lui criait de se sauver, d’aller prévenir son père. Emile grimpa l’escalier. Il n’y avait plus rien à faire ici. Il sortit par la lucarne qui donnait sur le toit. De là, il sauta sur le balcon voisin, entra dans la chambre des Martin. La maison était vide mais pas fermée à clé. Il s’échappa par les ruelles. Il couru comme le lapin ou la biche devant la meute. Il lui semblait qu’on le poursuivait mais rien de tel. Il ne se retourna pas. Pas une seconde il ne pensa à ce qui venait de se passer. Il aurait toute sa vie pour y songer, mais il ne le savait pas encore. Il se savait condamné. Son ultime mission était de prévenir son père. Il déboucha dans le verger situé au bas du village. Il s’arrêta aussitôt, les mains sur les genoux, sans plus de souffle pour reprendre sa respiration. Là, autour du tracteur et de son plateau chargé à moitié de cagettes de fruits bien mûrs, gisaient les corps d’une dizaine d’hommes encore jeunes. Parmi eux, il repéra tout de suite le Marcel blanc rayé que portait son père sous une veste de toile bleue un peu passé. Il l’avait certainement ôtée sous la chaleur de cette journée parfaite et sous l’effort demandé pour manipuler les cagettes remplies. Une tache rouge lui faisait une grande auréole dans le dos.
C’était fini.
En moins de vingt minutes, Emile avait perdu sa petite sœur, sa mère et son père.
Il ne lui restait plus qu’à mourir.
Aujourd’hui, il allait fêter ses 84 ans.
Le pont était toujours là. Mais, à la suite d’une inondation à la fin des années 50, on avait reconstruit la simple passerelle en fer façon Eiffel qu’il n’avait pas utilisée en ce si funeste jour. Il n’était pas retourné dans sa maison, qui était le tombeau de sa famille. N’avait prit aucune affaire et s’était enfui sous les arbres fruitiers qui offraient, là encore, un spectacle désolant.
Parvenu devant la passerelle qui permettait de franchir la rivière, il avait constaté qu’elle grouillait d’hommes en uniformes. Il s’était caché quelques heures, mais constatait avec dépit que les troupes allemandes allaient et venaient sans cesse. Il était dangereux de s’y aventurer dans un moment d’accalmie provisoire. S’il croisait le moindre soldat, son compte était bon.
Le crépuscule se dessinait par delà les molles collines qui exhalaient une brume annonciatrice de beaux jours à venir. Il décida de traverser le large cours d’eau à la nage. A cet endroit, la rivière s’amollissait comme le lait bouillant qui se répand hors de sa casserole. La distance était plus importante mais le courant moindre. Il avait appris à nager voici deux étés. Normalement, ce n’était pas au-dessus de ses forces. Il se glissa aussi discrètement que possible tout habillé. Aussitôt, il ressenti le froid des flots. Sa culote lui arrivait aux genoux et sa pauvre chemise de flanelle lui collait à la peau, contrariant ses mouvements. Il nageait en évitant les remous, en essayant le plus possible d’évoluer sous la surface. Le courant était heureusement quasiment nul et il dévia peu. En dix minutes, il était sur l’autre rive, exténué par l’effort fourni et la tension qui, après avoir atteint son paroxysme, retombait lentement, amollissant ses petits muscles. Il avait les jambes en coton et une grande langueur l’enveloppa. Il fallait pourtant continuer à tout prix, mettre le plus de distance possible entre ce maudit village et sa destination. Les larmes viendraient plus tard. Il savait dorénavant où aller.
Il avait maintenant ce pont devant ses pieds. Il n’était pas midi. Le temps était splendide. Aujourd’hui, il n’aurait pas besoin de se glisser dans l’eau surement plus froide qu’à la fin de l’été meurtrier.
Il scruta dans toutes les directions. Il n’y avait personne. Pas le moindre véhicule. Il accéléra le pas pendant toute la traversée. Il y avait bien deux cent mètres à parcourir. Son cœur s’accéléra, moins par l’effort fourni que par les souvenirs qui remontaient à son esprit. Il ne craignait pourtant pas grand-chose. N’en déplaise au chef de l’état, nous n’étions pas en guerre. La guerre, la vraie, celle qui tue et qui rend les gens méchants et les petits garçons orphelins, était terminée depuis 75 ans. On commémorerait la libération des camps et, dans la foulée, l’armistice d’ici un gros mois… Si le confinement ne se poursuivait pas au-delà. On avait annoncé quinze jours, pour ne pas affoler la population, se dit Emile. Il savait bien que c’était un leurre. Un mois minimum et encore. Il fallait voir ce qui s’était passé en Chine, qui sortait tout doucement de l’urgence sanitaire.
Ecoper d’une amende de 135 euros ne l’alarmait absolument pas. Ce qui l’inquiétait, c’est que les policiers qui le sanctionneraient ne se contenteraient peut-être pas de lui dresser un procès-verbal mais tout simplement de le reconduire à la Maison Verte. Il n’en était pas question.
Il venait de franchir le milieu du pont symbolisé par la deuxième pile. Il entendit alors le ronronnement d’un moteur dans son dos. Il ne se retourna pas et continua d’afficher un air naturel, sans presser le pas. Le bruit se rapprocha doucement, le véhicule avait surement ralenti à son approche. Il stoppa à sa hauteur. Emile tourna la tête et vit la carrosserie bleu foncé de la berline des forces de l’ordre. Deux agents étaient assis aux places de devant. Le passager avait déjà sa vitre baissée.
- Bonjour monsieur. Avez-vous votre attestation ?
J’avais préparé dans ma tête plusieurs répliques pour ce cas précis mais, à cet instant, mon cerveau était vide. Je ne sus que répondre. J’improvisai.
- Je l’ai… Je l’ai oublié. Justement je retournais chez moi.
- Vous habitez où ?
Je regardais droit devant moi. Passé le pont, plus aucune habitation. Le premier hameau se situait à plus de cinq kilomètres. Je ne me souvenais pas de maison isolée sur le chemin.
- J’ai une maison secondaire à l’entrée de Bouchart et je voulais savoir si des malotrus ne l’avaient pas dévalisé depuis le début du confinement.
L’officier de police hocha la tête et me demanda mon nom.
- François Couperat.
J’avais répondu du tac ou tac. François avait été mon meilleur ami pendant mes jeunes années passées à courir le monde. J’ai eu les regrets d’assister à son enterrement l’an passé.
- Vous savez qu’il n’est pas permis de se déplacer à plus d’un kilomètre de sa résidence et pour une durée n’excédant pas une heure.
Je tentai de m’expliquer. Ma voix était calme et posée, ne laissant pas transparaitre les battements de mon cœur qui s’affolait. Ma gorge devenait sèche et ma bouche pâteuse.
- On entend beaucoup de choses depuis une bonne semaine. On parle de bandes organisées qui dévalisent les maisons isolées.
Le policier me considéra avec une lueur dans l’œil qui n’augurait rien de bon. Ses yeux semblaient lui dire « parle toujours mon bonhomme, nous ne sommes pas dupes ; tu n’y couperas pas, on va te ramener en ville et là, tu seras bien obligé de nous dire où tu crèches ».
- Nous n’avons pas constaté de délits de ce genre. Avez-vous une pièce d’identité, monsieur…
- Couperat, le coupai-je avec détermination. François Couperat. Vous pouvez demander à mes voisins, ils me connaissent bien.
Le policier m’observa à nouveau après avoir fouillé dans la boite à gants pour en ressortir un talon de contravention.
- Je suis désolé, monsieur Couperat, mais nous devons établir une fiche de non respect de la loi promulguée sur la dérogation de déplacements en vigueur.
Du vrai galimatias administratif comme seuls les policiers savent en user encore de nos jours. Il poursuivit.
- Nous allons vous reconduire chez vous. De toute manière, il n’est pas prudent de marcher aussi longtemps par une journée qui s’annonce assez chaude pour la saison. Là, vous avez cinq kilomètres d’ici Bouchart et… vous venez de la ville ?
Je dus me résoudre à hocher la tête, l’air penaud.
- Oui, bon, ça fait déjà bien huit kilomètres. Vous comptiez faire l’aller retour dans la journée ?
Je sentais mes jambes se ramollir, tout comme ce soir d’Aout 44 où, à l’âge de huit ans, je venais de traverser la rivière à la nage en ayant échappé aux allemands. J’aurais dû prendre le même chemin cette fois ci.
Ma voix était moins assurée lorsque je répondis :
- Non, non, je pensais rester quelques jours ici. Il parait qu’il y a des cas de Covid à la maison de retraite.
Le policier sourcilla.
- La Maison Verte ? Nous ne sommes pas au courant. Mais en quoi cela vous concerne-t-il ? Il est rigoureusement interdit d’aller visiter ses parents dans ces structures d’accueil.
Je souris intérieurement au paradoxe : interdit de se rendre dans une structure d’accueil ?
L’agent poursuivit tandis que le chauffeur avait quitté son siège, fait le tour de la Mégane break et ouvrait déjà la portière arrière pour que j’y prenne place. Je montais dans le véhicule, l’âme en peine, sonné comme un boxeur après un combat perdu d’avance.
- Vous ne nous avez pas donné votre adresse fit l’agent qui conduisait, ouvrant la bouche pour la première fois. Il avait une voix était plus grave que celle de son collègue et ses intonations étaient plus sourdes. Il s’était retourné pour me poser la question. Je bouclais déjà ma ceinture, l’âme dévastée. Tout ça pour rien. Tout à recommencer, se dis-je. Et cette fois, ce serait plus coton. On m’aurait surement à l’œil. Il se pourrait même que Fabien soit moins indulgent avec moi. La poisse.
- 32 rue du général Leclerc, annonçai-je d’une voix mieux assurée en hocha le menton pour affermir le beau mensonge.
C’est à ce moment là que l’agent qui m’avait interpellé se retourna, en montrant une photo imprimée comme celles que l’on trouvait appliquées à la grande époque sur les portes des saloons du far west promettant une forte récompense pour la capture d’un hors la loi. Sauf qu’ici, mon visage était en couleurs et qu’il n’y avait pas la moindre somme, même en euros, au-dessous de mon faciès.
- Je pense que vous vous trompez, monsieur Granval. La Maison Verte se situe au bout de l’allée André Malraux, pas au 32 rue Leclerc.
La direction de la maison de retraite avait dû lancer un appel relayé par la gendarmerie. J’étais pris comme un rat.
Affaissé sur la banquette arrière de la voiture de police, j’étais dépité. Tout ça pour rien. Je revenais à la case départ. Qu’aillait-il se passer ensuite ?
Nous roulions en silence. Personne ne parlait. Qu’auraient-ils eu à me dire, du reste ? A l’entrée de la ville, l’attention de celui qui avait brandit ma photo sous mes yeux fut attiré par une scène sur la droite de la route.
- Non mais, je le crois pas, ça !
Le conducteur tourna la tête. J’esquissais un œil dans la même direction.
Un groupe d’adolescents, une petite dizaine tout au plus, s’amusait autour d’un ballon sur un petit terrain qui sert d’habitude d’annexe aux cours d’éducation physique des élèves du collège.
Nous nous engageâmes dans le chemin de terre qui longe le terrain. Les jeunes gens ne songèrent même pas à déguerpir. L’arrivée de deux policiers ne leur faisait visiblement pas peur. Dans ma jeunesse, on redoutait bien plus l’autorité. Question d’époque, de culture ou d’éducation. Ce fut ma délivrance et je les en remercie chaleureusement.
Les deux gendarmes étaient sortis d’un même élan et s’avançaient vers le groupe qui continuait de dribler avec le ballon tout en se resserrant soit par bravade, montrant ostensiblement qu’ils se moquaient bien des consignes de distanciation sociale, soit par instinct de préservation du groupe face à un hypothétique danger extérieur.
Personne ne faisait attention au petit vieux qui était resté à l’arrière de la Mégane.
Je vis les deux flics prendre la pose d’un coq de bassecour, les jeunes ricaner en lançant des lazzis et des sifflets. Ils avaient décidé de braver l’autorité. C’était tout aussi amusant que de taper dans un ballon.
Le ton monta. Un des deux gendarmes haussa la voix. Le groupe fit cercle autour des deux représentants de l’autorité de l’état. La situation pouvait dégénérer à tout moment. Quelqu’un poussa le flic. Son collègue sorti sa matraque. Aussitôt les jeunes reculèrent de deux pas mais se montrèrent plus vifs à la fois dans leur vocabulaire et leur attitude. Cela n’allait pas en rester là. Les deux flics se replièrent vers la voiture pour contacter la gendarmerie. Le groupe prit cela pour une dérobade et s’avança, l’air bravache.
Après je ne sais plus. J’étais déjà loin, à l’abri d’une haie de noisetiers. Je traversai un pré d’un bon pas, coupai par un champ et entrai dans un bois sans bien savoir où j’allais. J’essayais de mettre le plus de distance possible entre la police et ma personne. Surtout, éviter d’emprunter la route. Dans ce calme retrouvé des grandes épidémies, un piéton seul sur une route est facilement remarquable. Il valait mieux de fondre dans les cachettes qu’offre la nature. Bien planqué dans une petite dépression que formait le site d’une ancienne carrière, j’attendis la nuit. Dorénavant, je marcherais à la lumière de ma frontale.
Il est bien plus difficile de s’orienter dans les ténèbres, mais mon passé m’avait offert un précieux avantage sur le commun des mortels. Je savais lire mieux que quiconque le ciel et les étoiles. Au moins, je pouvais avancer dans la bonne direction.
Vers trois heures du matin, je me surpris à traverser le bourg de Bouchart. J’avais la météo avec moi. Non seulement il n’était pas prévu de pluie pour au moins toute une semaine et les nuits étaient moins fraiches qu’elles n’auraient dû l’être à cette époque de l’année. Je frissonnai tout de même, juste avant l’aube, quand la fraicheur de la nuit s’accumulait parfois jusqu’à donner une petite gelée. J’étais surtout bien fatigué. Mes genoux me faisaient souffrir comme si leurs articulations étaient rouillées. Ce qui devait l’être probablement. J’avais une bonne paire de baskets, confortables et solides. Je ne souffrais pas d’ampoules et, contre toute attente, mes poumons retrouvaient une seconde jeunesse.
Une ruine abandonnée au bord d’un champ me permit de me reposer au petit matin. Personne ne viendrait me chercher là. En temps normal, il ne devait pas passer grand monde, à part quelque braconnier, race qui se faisait de plus en plus rare ou un randonneur égaré. Nous étions fin Mars. En plein confinement. Peu de chance d’être dérangé. Cependant, je ne dormis pas. J’avais l’esprit troublé et mon corps me rappelait son âge à chaque minute.
Je songeais à cette folie entreprise, décidée sur un coup de tête. Si j’avais l’expérience et la connaissance qu’un petit garçon de huit ans ne possède pas, je n’en avais plus la vivacité et la légèreté de mouvement pour gambader gaiement ou sauter les haies.
Fin d’été 44. Après avoir franchi la rivière, je n’avais qu’une vague idée de l’itinéraire pour rejoindre l’abri que j’avais découvert lors d’une sortie avec mon père.
Nous étions partis, un beau Dimanche du printemps, entre hommes, vers les plus proches collines. Maman et Juliette étaient restées à la maison. Nous avions mis toute une journée, en partant à l’aube, pour gagner une cabane de berger, située à mi-pente de la plus haute colline, dépassant la limite de la forêt. Nous étions déjà sur les premiers alpages. La vue était fantastique. Si nous avions eu une bonne paire de jumelles, nous aurions pu deviner notre maison, tout là bas dans la plaine qui formait comme un plateau avant de se poursuivre vers le fleuve dans une douce inclinaison. J’avais été étonné de constater que notre élévation réduisait à néant les dénivelés que je considérais comme important lorsque j’étais en bas, comme si notre position en hauteur égalisait toute dépression, toute éminence située plus bas. D’ici, il semblait que la hauteur où nous vivions par rapport au fleuve était effacée, que tout se situait sur le même plan.
Nous avions bivouaqué dans une odeur de lait rance et de moisi, mais ce fut la plus belle nuit que je passai de toute ma courte vie. J’entendais papa respirer profondément. Je regardais les étoiles par l’étroite ouverture pratiquée dans le mur bas de la petite bergerie. Elles scintillaient au firmament. Je savais déjà que ce serait là toute ma vie : l’étude et la contemplation du cosmos. A cette époque, les petits garçons rêvaient de voler, Saint Exupéry en herbe. On n’imaginait pas que 25 ans plus tard un homme put poser son pied sur le sol lunaire, comme l’avait prévu Jules Verne. Lorsque j’eus atteint vingt ans, je voulais plus que tout devenir le premier homme à évoluer dans l’espace. Peu d’élus pour beaucoup de prétendants, j’avais dû me contenter d’observer les étoiles depuis le plancher des vaches. Même si celui-ci était élevé, que ce soit au pic du Midi ou sur les plateaux andins, ce n’était pas pareil que de pouvoir contempler la terre de l’espace.
Le frugal petit déjeuner du lendemain avait un goût d’aventure, un air de Robinsonnade.
Cette cabane de berger était mon salut. Sûr que les allemands n’iraient pas me dénicher ici. Ils avaient du reste d’autres chats à fouetter. Il y avait un parfum de sauve qui peut dans l’air. La déroute des grandes armées devant l’inéluctable. La fin programmée des empires pétris d’orgueil. La victoire du bien sur le mal. Mais cela prendrait du temps et n’avais-je pas assassiné un officier SS ?
Mon idée était de passer quelques jours, voire quelques semaines dans la montagne et attendre que le destin aidé de l’action commune des résistants et des alliés vienne libérer la région. Alors, je pourrais redescendre en toute liberté. Une quarantaine obligée comme lors de ces épidémies de peste qui ravageaient les villes il n’y avait pas encore cent ans.
Nous en étions là aujourd’hui, à l’heure d’internet et du séquençage ADN. Revenus aux pires heures moyenâgeuses. Je devais me protéger de ce nouveau péril qui était, somme toute, la conséquence de notre manière de vivre. Juste retour des choses. Trop de monde sur une planète suffisamment grande pour le besoin de tous mais pas assez pour l’arrogance et l’avidité de millions d’âmes qui se prenaient pour Dieu, défrichant, rasant des forêts entières, trafiquant des animaux rares, remuant des écosystèmes qui peuvent se révéler meurtriers en dérangeant des virus inoffensifs lorsqu’ils sont contenus mais qui deviennent de vraies grenades dégoupillées comme lorsqu’on donne un coup de pied dans une fourmilière. Mère nature qui se venge d’être opprimée, exploitée, souillée.
Toute la journée, je n’entendis que le babil des oiseaux qui continuaient leur tour de chant comme si de rien n’était. D’ailleurs, qu’y avait-il de changé au fond ? Le virus leur était moins important que l’épandage de pesticides et la pression démographique d’une espèce dominante.
Un problème se posait pourtant. Ma bouteille d’eau minérale arrivait à sa fin au fond de mon sac. Je devais trouver une source d’eau potable pour la remplir. J’avais prévu des provisions pour trois jours en rationnant un peu, mais sans boire, je ne tiendrais pas jusqu’à mon objectif.
En attendant de pouvoir repartir à la nuit tombée, je furetais à proximité de ma tanière, à la recherche d’un point d’eau. Nous n’étions pas dans le midi, il devait bien y avoir un ruisseau quelque part qui ne traverse pas des cultures. On se félicitait de ne plus utiliser de pesticides dans la région, mais je n’étais pas entièrement convaincu. Il n’y avait qu’à voir les fruits et légumes sur les étals du marché : on aurait dit un concours de miss tant ils étaient beaux, bien faits, rebondis et aux couleurs parfaites, sans la moindre tache.
J’avais fait chou blanc. Je devais absolument remplir ma bouteille ce soir.
J’avançais dans une nuit sans lune. En principe, notre satellite émergerait de l’horizon pas avant une petite semaine. Ma frontale éclairait suffisamment pour que je ne me cogne pas au premier chêne venu ni m’égare dans quelque broussaille. Le silence était total, juste troublé par moments par le hululement d’une chouette. Le terrain était assez facile. J’alternais petites routes au bitume défraichi et larges chemins où s’engageaient les engins agricoles toujours plus imposants d’année en année. Les sentiers tortueux et plus abrupts ne viendraient que plus tard.
J’avais gagné un peu de hauteur sans m’en rendre compte. Cette large vallée est comme un plan incliné qui s’estompe sur les rives du fleuve et vient, dans sa partie supérieure, mourir contre de plus fortes pentes, les premières vraies collines. Rien de bien méchant cependant. Ici nul précipice, pas la moindre falaise, juste un faux-plat usant.
Cette nuit n’était pas si différente de celle que j’avais vécue il y a 76 ans. A ce moment là aussi, j’avais préféré cheminer dans l’obscurité. Je n’avais alors que les étoiles pour me guider, étant parti les mains vides, sans réfléchir. Mes petites jambes m’avaient porté par quelques détours vers ce semblant de colline boisée qui serait la porte des premiers alpages. Je n’avais rencontré personne et au petit matin, fourbu et mes mollets égratignés par les ronces, j’étais en vue de la petite cabane.
Avec mon père, nous avions marché toute une journée en partant du fameux pont où le père Mathieu nous avait gentiment accompagnés sur sa calèche. Seul, il m’avait fallut guère plus de temps. Je marchais plus vite, je courrais parfois, mais ne me rappelant pas très bien l’itinéraire, j’avais dû faire des détours.
Aujourd’hui, connaissant parfaitement les lieux, j’allais mettre trois fois plus temps car, lorsque l’aube se dessina, je découvris que je n’avais pas encore atteint la forêt qui tapissait les premiers moutonnements annonçant les vraies collines. Une paire de jambes de 84 ans savent où elles vont mais s’y rendent plus lentement.
J’étais aux aguets. Je cherchais deux choses en ce petit matin : un endroit retiré et abrité pour pouvoir m’y reposer tout le jour durant et le murmure caractéristique de l’eau qui coule. Je ne découvris ni l’un ni l’autre et, lorsque le soleil envoya son premier rayon, j’étais toujours bredouille. La soif me tordait l’estomac, mes genoux étaient deux couteaux qui, alternativement, s’enfonçaient dans mes mollets et mes cuisses, mes reins étaient courbaturés, mon dos irradiait de douleurs lancinantes, mes épaules s’affaissaient davantage, mes cervicales craquaient à chaque mouvement de la tête. J’avais le front en feu et froid aux bras.
Je ne fus pas mécontent de trouver un repli qui bordait un pré, large comme un fossé, profond comme une tombe. Un lit de fougères aurait été un luxe que je ne pouvais espérer en ce début de printemps. Je m’allongeai sur un drap d’herbe et ne tarda pas à m’endormir malgré mon ventre qui réclamait à boire en grognant. Toutes les cellules de mon corps voulaient de l’eau. Je n’en avais pas.
Les oiseaux se turent à un moment, ce qui me réveilla, plutôt me fit sortir de mon assoupissement entrecoupé de rêves aussitôt évanouis. On ne dort jamais du sommeil du juste lorsqu’on bivouaque à la belle étoile, en l’occurrence il me fallait dire au grand soleil. Car le beau temps était de la partie depuis une bonne semaine que nous étions officiellement confinés à n’en pas profiter comme de juste.
Il régnait un silence inquiétant, accusateur. Il y a toujours un son, une musique, un halètement, un soupir, un chant, un murmure, un souffle, un froissement, un grognement, un bruissement, une rumeur, un bourdonnement, une plainte, un bruit quelconque qui trahit la vie foisonnante offerte par la nature. Celle-ci n’est jamais silencieuse, sans pour autant ressembler au vacarme, au tintamarre, au tapage, à la pétarade, au fracas, au désordre de décibels, au chaos de bruits disgracieux que peut émettre l’homme dès lors qu’il semble s’occuper. Constat s’aggravant de jour en jour, incapable qu’il est de continuer à vivre sans toute une batterie de moteurs autour de lui.
Lorsque le silence absolu se fait dans un lieu, c’est que le danger n’est pas loin. C’est le calme qui annonce la tempête, la paix qui prévient les batailles, une tranquillité d’avant les catastrophes, la douceur avant le déchainement, la quiétude avant l’affront.
Pourtant rien de tel ne se produisit. Et, dans cette absence totale du moindre son, je pus distinguer un minuscule échantillon du plus beau son qui n’ait jamais existé sur terre : le délicat murmure de l’eau qui coule !
Je tendis l’oreille pour me diriger vers la source de cette musique bienfaitrice. Je découvris alors, caché sous une touffe d’herbes folles, un fin filet d’eau claire qui vivait dans une tanière préservée comme la couleuvre qui s’abrite des regards pour pondre ou muer. Avec la plus grande précaution, je joignis mes deux mains en forme de coupe et récoltait le précieux breuvage. Il fallut une minute pour que ma coupe soit pleine. L’eau était fraiche et avait un petit goût de fer. Je dégustai ce nectar comme le plus inestimable des champagnes. Je plaçai alors ma bouteille de façon à ce qu’elle se remplisse toute seule et je retournai me coucher.
Cette fois, c’est le museau d’un chien qui me réveilla. Je sentis sa truffe fraiche sur ma joue. J’ouvris les yeux. L’animal recula instinctivement. Sans encore le distinguer vraiment, je sus que ce n’était pas un chien. Le compagnon de l’homme ne s’effarouche pas d’une paire d’yeux qui s’ouvrent.
Devant moi, à moins de deux mètres, se trouvait un jeune renard à la robe rousse, les deux pattes de devant bien campées comme s’il s’apprêtait à disputer un sprint, les oreilles toutes dressées, la queue tendue. Il ne regardait que moi comme s’il découvrait l’existence d’une nouvelle espèce.
Il m’avait fallut attendre le canonique âge de 84 ans pour gagner le droit de contempler l’animal d’aussi près.
Je me souvins alors de ma fugue lorsque j’avais huit ans. J’avais gagné finalement cette cabane qui allait me permettre de traverser cette dangereuse période qui précède le dénouement de cette drôle de guerre en étant assuré de ne pas craindre pour ma vie. En revanche, que de nuits sans sommeil j’avais pu passer dans ce refuge dont la porte fermait mal. Je me souviens particulièrement d’une nuit où une harde de sangliers avait dansé jusqu’à l’aube autour de la bergerie, grognant comme des charretiers, labourant la terre comme des paysans sans art, se mordant et se roulant dans la boue. Pour leur simple plaisir et ma grande terreur. Cette bacchanale s’était estompée peu avant l’aube et j’avais pu me laisser gagner par un sommeil haché, entrecoupé de mauvais rêves. Dans l’un d’eux, je voyais cette meute se transformer en officiers SS qui conservaient toutefois leur groin au milieu d’un visage taillé dans le roc.
J’avais aussi été apeuré par les hululements d’une chouette qui n’avait trouvé de meilleur perchoir nocturne que le faîte de mon logis. Finalement, on s’habitue à tout et elle devint ma tendre compagne pendant le reste de mon séjour dans la montagne à tel point que, revenu parmi les hommes, je ne dormais vraiment bien que lorsque j’entendais son appel. C’est depuis cette époque que je ne peux dormir que la fenêtre de ma chambre grande ouverte, même pendant les nuits de gel.
Je repris mon chemin à la fin du jour. Je n’avais somnolé que jusqu’à midi. Après avoir grignoté ma seconde ration sur trois, j’avais un peu visité les alentours, essayant de me repérer quand il faisait encore jour. Je n’avais évidemment croisé personne mais entendu ou deviné une faune abondante. D’après mes calculs, je devais atteindre la cabane dans la journée du lendemain puisque j’abandonnerais alors définitivement les routes asphaltées pour des sentiers tortueux et plus pentus. Cela me permettait de cheminer comme bon me semble mais en sacrifiant ma « moyenne ».
Mon repos n’avait pas eu le moindre effet sur l’état de mes articulations. Ma couche rudimentaire avait renforcé mon mal de reins et intensifié la raideur de mon dos. Le dilemme était le suivant : en mouvement j’apaisais mes muscles mais détériorais mes tendons et ligaments et au repos je soulageais mes os mais aggravais ma chair.
Je longeais une petite route qui présentait déjà quelques lacets afin de couper la pente conséquente quand j’entendis un bruit de moteur un peu plus bas. J’éteignis aussitôt ma lanterne et filai dans le premier fourré à ma droite. Le pinceau des phares tournoyait selon les virages de la route. Nul doute que les gendarmes étaient sur ma piste.
J’avais appris en lisant un de ces articles qui font froid dans le dos que, pour dénicher les migrants qui se cachent dans les 38 tonnes traversant les frontières à la queue-leu-leu, car de nos jours il est plus facile de transporter des oranges et des cuisses de poulet par delà les douanes qu’à un pauvre hère qui fuit la guerre dans son pays natal pour un avenir peut-être meilleur de changer de pays, les douaniers utilisent un détecteur de co². Imparable dans un endroit confiné mais de peu d’utilité dans l’immensité de la nature où je me trouvais. Il y avait aussi un autre danger technologique. La détection à distance de la température humaine. Les autorités avaient utilisé ce moyen tout récemment en Chine pour diagnostiquer les malades du Covid.
Je n’en menais pas large, planqué derrière un buisson. La voiture se rapprochait. J’imaginais déjà une visée laser, un radar quelconque capable de détecter les battements de mon cœur, un puissant projecteur qui traverserait les épines du genévrier qui me servait de protection parfaitement ridicule.
Mêlés au ronronnement du moteur, j’entendis alors des cris et des chants. Par les vitres baissées, une musique s’échappait par rafales, comme saccadée. Je reconnus tout de suite ces syncopes propres à ce que l’on nomme à juste titre la musique techno. Ce style renvoie aux machines bruyantes des usines proposant les trois huit à des zombies qui ne réagissent plus qu’à des stimuli inhumains. Chaplin l’a parfaitement expliqué dans son film « les Temps Modernes » avec ce brin d’humour et de poésie dont est dépourvue la musique actuelle. Enfin, musique est un bien grand mot pour qualifier cet usinage de notes jetées au hasard sur un rythme binaire de chaine de montage. Boulez et Pierre Henry avaient déjà jeté les fondations d’une pareille déchéance.
Je vais surement passer pour un vieux croûton que je suis par ailleurs, mais je n’en démords pas : hormis quelques belles compositions exclusivement réservées à l’industrie du cinéma, point de salut du côté de l’agencement des notes de nos jours.
Bien sûr, je sais apprécier la portée émotionnelle de textes mis en musique par Brassens, Ferré, Reggiani ou Brel, mais cela n’est que de la poésie chantée. Ce n’est pas de la musique. Je ne suis pas hermétique au jazz, ni au blues. Mais, là encore, il s’agit de plaintes et de lamentations tout en reconnaissant l’inventivité de quelques mesures et l’utilisation désordonnée de quelques instruments. Le fils du blues, le rock’n’roll ne m’a jamais effleuré. Je n’y vois qu’une revendication, comme ces slogans simplistes scandés en rythme par une foule défilant dans les rues. Aisée à retenir, facile à entonner, ces refrains empruntent à la chanson populaire pour faire passer un message simpliste. Mais tout cela s’est noyé dans le business total qui, là plus qu’ailleurs, a corrompu la fraicheur et l’innocence. Le rhythm’n’blues, son demi frère ou son cousin, relève davantage des danses tribales exécutées par les peuples premiers. Ainsi voit-on depuis cinquante ans une jeunesse se trémousser sur des pistes de danse, mot également galvaudé au plus haut point lorsqu’on tente de juxtaposer ces dandinements informes aux arabesques parfaites d’un Baryshnikov ou d’un Noureev, à la rigueur un Gene Kelly. Il y a là autant de distance qu’entre un menu McDonald’s et une assiette de chez Troisgros.
La joyeuse bande s’installa à proximité de ma cachette. La cacophonie s’était amplifiée, toutes portes ouvertes de la 308 customisée. Ils avaient allumé un feu et se déhanchaient autour en sirotant des canettes de bières à même le goulot. La jeunesse a besoin de s’épancher, de faire la fête, de profiter de sa fraîcheur même lors de confinements décidés par une autorité toujours contestée, quoiqu’elle fasse, surtout en de pareilles occasions.
Les jeunes gens avaient bravé l’interdit et venait faire un pied de nez aux autorités, bien à l’abri dans les collines. Je ne leur donnais pas tort, même s’ils avaient vraiment mauvais goût.
Je m’éclipsai sans chercher à ne pas faire de bruit. J’aurais pu hurler tel un loup affamé que personne ne m’aurait entendu. Inutile également de prendre la moindre précaution : si les forces de l’ordre venaient par ici, ils seraient bien occupés avec ce groupe dissident. Peut-être était-ce le même qu’hier autour du ballon de foot.
Je m’assoupis conte un rocher au milieu de la nuit. Au petit jour, je m’aperçus que j’avais, dans mon errance nocturne, dépassé le couvert de la forêt qui ressemblait à une marée verdâtre à mes pieds. Au-delà, toute la plaine s’étendait de part et d’autre du large fleuve, striée de bancs de brume qui se mouvaient très lentement comme des trains qui se croisent. J’étais parvenu aux premiers alpages. La cabane ne devait plus être très loin.
Le soleil éclatait de toute sa magnificence, couronnant mon évasion réussie. J’avais mal un peu partout mais ne dit-on pas que, passé un certain âge, si l’on se réveille en n’ayant mal nulle part c’est qu’on est mort ? Le pâturage portait encore ses habits d’hiver, un jaune sale malgré la quasi absence de neige de tout l’hiver à cette altitude, chose rare. Mais la nature était en sommeil pendant cette période, afin de se régénérer. La vue ici était vraiment superbe et je me promis, une fois tout ça passé, de revenir ici comme en pèlerinage, une fois par mois.
La pente me semblait plus raide que lors de ma première visite. Il me fallait bien reconnaitre que seul en était responsable mon corps de vieillard et non pas une quelconque verticalité qui aurait augmenté en 70 ans. Le sang pulsait à mes tempes, mes poumons me brûlaient, mes reins appelaient à l’aide, mes genoux demandaient grâce, mon dos me suppliait, seuls mes pieds semblaient à leur aise. Mes oreilles bourdonnaient. Cela m’étonna. Je n’étais pas assez haut pour ressentir l’effet de l’altitude.
Au début des années soixante, je partis pour une mission de deux ans au Pérou, sur ces hauts plateaux résolument plats mais qui affichaient une altitude voisine de celle du Mont Blanc. En réalité, je devais passer une bonne partie de ma vie à observer les étoiles, ici ou là, toujours dans des endroits désertés par l’âme humaine. Cela me convenait. Veuf avant d’être marié, je m’étais consacré entièrement à l’exploration du ciel. Les années 60 furent magiques. On nageait en plein délire de science-fiction : un américain sur deux était convaincu de l’existence de petits hommes verts habitant la planète Mars parce qu’on y supputait la présence d’eau. L’homme allait poser son pied sur la Lune et la guerre froide se jouait aussi dans l’espace, saine émulation entre les deux superpuissances plutôt qu’escalade militaire. L’un n’empêchant malheureusement pas l’autre. La fin du programme Apollo et les années qui suivirent furent moins enthousiasmantes. Les crédits dévoués à la recherche diminuaient, on réduisait les équipes, on fermait les sites d’observation. Les premiers effets de la crise pétrolière allaient-ils couper la branche sur laquelle nous étions assis, mes collègues physiciens et moi-même ?
Je ne souffrais nullement du mal des montagnes qui touche une personne sur deux à plus ou moins forte conséquence. Cela va d’un simple mal de tête accompagné ou non de nausée jusqu’à l’œdème pulmonaire, voire, plus grave, cérébral. Cependant, je remarquai pendant les premières semaines que mon cœur s’emballait assez facilement et que le moindre effort me coûtait un essoufflement inhabituel.
A 84 ans, j’avais besoin de lunettes pour lire le journal, j’avalais une pastille quotidienne contre le risque d’hypertension, mes articulations me rappelaient régulièrement mon âge, mes voies respiratoires m’accordaient quelques quintes de toux et un bon rhume par hiver mais je n’avais aucun problème auditif. Ce désagrément allait-il annoncer une nouvelle période de ma vie ? Comme ce triste jour de 1981 qui a vu la disparition de Georges Brassens et qui devait rester comme l’un des jours les plus marquants de mon existence.
J’avais fait une croix sur ma vie affective, ne pouvant remplacer celle qui avait égayé ma jeunesse et m’avait été enlevé par la providence, trop tôt, trop vite. Plus exactement, je reportais ce manque affectif sur la recherche astronomique. Un mauvais psychologue aurait supposé que je recherchais dans le lointain ce que je ne pouvais, ce que je ne savais plus trouver autour de moi. C’était un sacerdoce. Néanmoins, le début des années 80 sonnait comme le chant du cygne de toutes ces années de recherche lorsque que quelque chose de nouveau apparut.
En compagnie d’une petite équipe de physiciens et spécialistes de l’espace, j’allais écouter les étoiles. On venait tout juste de découvrir le rayonnement par ondes alpha qui signale la présence de systèmes solaires semblables au notre. Ce fut un tournant. Une seconde jeunesse. Ces nouvelles prouesses permirent jusqu’à observer la collision entre deux galaxies.
Ce bourdonnement m’inquiète. Il semble augmenter de volume à mesure que je gagne de l’altitude. Cela va crescendo et passe d’une oreille à l’autre lorsque je m’aperçois que le bruit est extérieur à mon crane. Je n’ai que le temps de m’aplatir au sol quand le vrombissement éclate en un vrai déluge de décibels. L’hélicoptère débouche de derrière la colline et vient me survoler la tête penchée comme si l’énorme insecte de métal et d’acier cherchait une proie. Sur cette lande à l’herbe rase, il est évident que je ne peux passer inaperçu. J’en ai la confirmation lorsque l’appareil effectue un virage et vient flotter juste au-dessus de ma tête puis s’en va comme il était apparu.
Je me relève, trempé de sueur. Tout en continuant mon ascension, j’essaie de me raisonner. Affréter un appareil aussi coûteux pour la simple disparition d’un pensionnaire de maison de retraite me semble exagéré, mais plus rien ne m’étonne dans cette époque folle que nous sommes en train de vivre. Il est plus probable que les autorités cherchent à démasquer les contrevenants et les fautifs de la trempe de la bande de la nuit dernière. Ratisser les airs pour avoir une vue d’ensemble est une chose, envoyer deux agents en haut de la colline , située à deux bonnes heures de marche du premier chemin venu pour me récupérer en est une autre. Je reprends confiance en me disant qu’une fois parvenu à la cabane, je connais quelques cachettes où personne n’ira me dénicher.
Il est quasiment midi lorsque je l’aperçois enfin. Elle me surplombe d’une cinquantaine de mètres seulement, la topographie des lieux ne permet de découvrir le refuge qu’à son imminente approche. Il y a quelque chose de rassurant dans son aspect. Cela fait 75 ans que je n’y suis pas revenu et elle semble être dans le même état que lors d’heures bien plus sombres qu’une vague épidémie. Je craignais qu’elle ne soit envahie par la végétation. Mais quelle végétation ? Tout autour, ce ne sont que pâturages où l’herbe a déjà bien du mal de pousser. Elle aurait pu s’écrouler sous les assauts combinés du vent, du gel et de la pluie. Mais pourquoi aurait-elle résisté pendant des siècles et, soudain, se serait démembrée subitement. Les anciens savaient construire solide et durable. Elle aurait aussi bien pu disparaitre, ses pierres répandues sur les flancs de la colline ou utilisées pour restaurer d’anciennes bâtisses plus proches des hommes. Cela est parfaitement possible mais qui aurait eu cette saugrenue idée ? Dorénavant, on préfère le neuf et les rares passionnés de vieilles pierres sont-ils prêts à parcourir la montagne pour récupérer ces moellons ?
La vue de ce refuge planté à une centaine de mètres du sommet de la colline, abrité des vents dominants et offrant une vue incomparable me transporte aux rudes journées où je portais encore des culottes courtes.
Après avoir traversé la rivière, j’avais erré dans les bois, la faim me tenaillant l’estomac et ayant la peur au ventre. Je me souvenais des recommandations du père lors de notre équipée, six mois plus tôt : toujours avoir un peu d’eau d’avance pour ne jamais être pris au dépourvu. La faim est atroce mais la soif mortelle. On peut survivre une bonne semaine sans manger ; on ne résiste pas plus de trois ou quatre jours sans boire.
J’étais parti sans rien prévoir. Je n’avais aucun récipient pour voir venir. Je compris à ce moment que toute l’économie des contenants tient à cette capacité de l’homme à se projeter dans le futur. A vivre au jour le jour, nul besoin de cruche, de seau, de panier. L’homme avait fabriqué des récipients dès qu’il s’était fixé quelque part. Pour garder les récoltes.
Dans ma fuite, j’avais facilement trouvé de quoi étancher ma soif. En cette fin d’été, les baies me nourrissaient. Je trouvais aussi de belles poires. Je ne regrettais que de n’avoir pas cueilli les fruits du verger où mon père reposait, allongé au milieu de ses collègues. Mais je n’en avais pas eu l’idée. En aurais-je eu l’envie, du reste ? Voler les fruits d’un verger morbide me semblait un sacrilège. Maintenant que je quittais les bois, il me fallait trouver un point d’eau et cette cabane.
Découvrir le refuge fut aisé. Les images se gravent profondément dans la mémoire encore neuve à cet âge. L’émotion qui avait accompagné notre randonnée avait inscrit à tout jamais le chemin de la cabane dans mes souvenirs. Je ne devais plus jamais l’oublier. Je me rappelais aussi que père était allé puiser de l’eau à proximité. J’allais dans cette direction, une fois avoir examiné les lieux. Je trouvai sans mal la source. J’étanchai ma soif et revint à la cabane où je me laissais tomber sur un lit de paille.
Dès le lendemain, je m’organisai. Le plus urgent était de trouver de quoi manger. Assez dégourdi, je me fabriquais une fronde de fortune tout en explorant les alentours qui fournissaient son lot de framboises et de myrtilles. Mais on ne vit pas que de fruits. J’essayais mon rudimentaire attirail de chasseur improvisé sur quelque oiseau et un écureuil. Il me fallut trois jours pour assommer un lapin. Encore fallait-il le faire cuire. Mes soirées étaient dédiées à frotter fougueusement deux morceaux de bois entre eux. Jeune Robinson sur cette ile improvisée, je réussis enfin à former une flamme au milieu de la fumée que dégageait le frottement. Alors, comme aux premiers âges de l’humanité, je pris bien soin de garder toujours des braises que j’entretenais tout au long de la journée. Pour cela le bois de merisier ou du noyer est un allié incomparable. Bien dur, il se consume très lentement.
J’avais découvert non loin de mon refuge un petit ruisseau qui se tortillait entre deux rangées d’arbres dans un vallon. Là, je gagnais mes gallons de braconnier pêcheur. Les petites truites ainsi glanées égayaient mon quotidien. Je parvenais ainsi à survivre en milieu hostile, cependant moins dangereux que les concentrations humaines où devait régner l’horreur et la pagaille d’une retraite nazie.
Je ne croisais personne, à mon grand étonnement. On prétendait ces collines infestées de résistants. J’ai bien découvert des traces d’occupation, feux éteints, cendres, traces de pas, bois cassé, vestiges de repas, herbe couchée, mais je n’ai jamais rencontré quiconque pendant au moins trois ou quatre semaines. Chaque soir, en guise de calendrier, je traçais d’un morceau de calcaire un bâton sur la large pierre qui tient lieu de support à l’unique fenêtre, juste une percée dans le mur de pierres sèches.
De temps en temps, j’entendais un bruit de pas qui n’était pas animal, des altercations, des paroles jetées en l’air, des chuchotements. Mais je ne voyais personne et n’osais m’aventurer vers ce qui aurait pu être une patrouille allemande en vadrouille. De ma retraite dans ces hauteurs toutes relatives, je ne savais rien du monde d’en bas. Il se pouvait très bien que les nazis bénéficièrent du soutient de renforts et que la situation alla dans le sens inverse de ce qui se profilait.
Un matin, il gela. L’air piquant m’avait réveillé bien avant l’aube. Lorsque je me levai, je pus constater que les prés étaient d’une blancheur virginale, comme s’il avait neigé. J’y vis un signe. Tout allait s’arranger à la lumière de cette blancheur qui recouvrait tout. La noirceur de ces années de guerre allait disparaitre sous une éclatante victoire alliée. Il fallait que j’en sache davantage.
Le lendemain, je partis avant l’aube afin d’aller faire un tour « chez les hommes ». Avant midi j’étais aux portes du premier village. Rien ne bougeait. La folie guerrière des hommes avait-elle fait disparaitre l’humanité toute en entière ? On parlait d’une arme secrète qu’Hitler gardait en secret pour anéantir la civilisation. Etait-ce possible ? Ce satané virus du national socialisme allait-il se répandre à jamais ?
J’avançai vers la petite ville le cœur serré, en prenant toutes les précautions d’usage. J’étais devenu un animal curieux mais constamment aux aguets. Je me glissai, me faufilai, je me coulai d’un abri à une protection sommaire. Ne surtout pas me faire remarquer. Je longeai les haies, louvoyant dans les hautes herbes, rasant les murs. Le pont que j’avais précieusement évité lors de mon échappée était désert. Personne, pas un bruit. Je traversai au pas de course, aussi vite que je pouvais courir et me refugiai aussitôt dans une encoignure que formait la vieille bicoque du père Mathieu. Un bruit de moteur se rapprochait rapidement dans mon dos. Une voiture empruntait le pont. J’avais eu chaud !
Mais, à écouter attentivement depuis ma cachette où je ne pouvais rien distinguer à vue, le bruit n’était pas le même que ceux émis par ces petites voitures décapotées qu’utilisent les officiers allemands. Je ne pouvais préciser la différence de timbre du moteur, mais ce n’était pas ça. Comme les spécialistes savent reconnaitre à l’oreille un avion de la Raf d’un Messerschmitt. Je me redressai et tentai d’apercevoir sans être vu.
L’engin passa juste devant moi dans un nuage de poussière. Ce n’était pas en réalité de la poussière mais les gaz d’échappement d’un carburateur mal réglé. Les uniformes n’étaient pas ceux de la Wermacht. Leur teinte marron et leur coupe moins empesée leur donnaient un air plus sportif. Les hommes, visiblement joyeux, portaient une sorte de béret et, détail évocateur, deux d’entre eux avaient la peau noire.
Alors, je compris. Je m’élançai à la poursuite de la Jeep en poussant des cris de victoire. Le véhicule stoppa net. Moi aussi. Les cinq gaillards s’étaient retournés et affichaient un air curieux. Cela dura moins d’une demi minute. Le plus grand, un noir à la peau d’ébène, sourit de toutes ses dents comme s’il voulait me croquer tout vif et me lança dans un accent du Kentucky :
- C’mon, boy !
Je m’approchai lentement, un peu intimidé. Parvenu devant le véhicule, un gars un peu rondouillard m’agrippa le bras droit et me hissa sans peine à l’arrière sur le jerrycan d’essence.
Le chauffeur prononça quatre mots de français enrobés d’un accent à couper au couteau à pain.
- Tjou es djou Villatche ?
Je hochai la tête, rayonnant.
C’est ainsi que je fis mon entrée dans mon village natal où les habitants s’étaient barricadés depuis quatre jours, ne sortant plus, comme si la peste était de retour. Les échauffourées entre les derniers soldats allemands qui tentaient de respecter les ordres de l’ultime heure et les poches de maquisards qui leur menaient la vie dure avaient reclus tous les citoyens prudemment bien au fond de leur cave. C’est pour ça que tout m’avait semblé désert.
La surprise que je causai aux voisins en me voyant vivant alors que tous me croyaient torturé, déporté ou mort et jeté dans le premier fossé venu valait le détour. Je leur semblais le sauveur, perché fièrement sur la Jeep où flottait déjà les drapeaux Français et Américains.
C’étaient les étoiles de la bannière des sauveurs que je contemplais pour ma part. D’autres astres m’attendaient dans le cosmos depuis des milliards d’années.
Je compris mon erreur lorsque je détaillai la porte. Elle semblait avoir été remplacée depuis le temps. Taillée dans le même bois, respectant les cotes et la forme d’autrefois elle n’avait surement pas dix ans d’âge. De même, l’unique ouverture était maintenant affublée d’une mince fenêtre. Qui donc lui avait donné cette seconde jeunesse ? Pour commencer : qui en était le propriétaire ? Je ne l’ai jamais su exactement. On m’avait parlé d’un bourgeois de la ville qui en autorisait l’usufruit aux différents bergers qui venaient faire paître leurs troupeaux dans ces contrées abandonnées. Cette cabane était le refuge de tout le monde en n’appartenant apparemment à personne.
Lorsque j’entrai dans la pénombre de la cabane de pierres, je sus tout de suite qu’elle n’avait pas été laissée à l’abandon ; mieux : quelqu’un y venait souvent, peut-être même était-elle habitée actuellement.
Mes yeux s’accoutumant aux ténèbres d’autant plus profondes que le ciel illuminait comme rarement le dehors, j’examinai un intérieur d’une propreté irréprochable. Tout était agencé avec ordre, en économisant le peu de place disponible. Tout était réduit comme dans une maison de poupée. Une cabane bonzaï.
Une table aux allures de guéridon, un billot en guise de tabouret, un lit étroit situé juste sous la lucarne qui laissait infiltrer un rayon de lumière éclairant la table où était posée une corbeille de fruits de saison : pommes et noix. Des ustensiles de cuisine étaient pendus au-dessus d’un petit poêle à côté duquel était disposée une réserve de bûches. Je notai une bassine en plastique vert, une malle qui contenait des habits rustiques, un chapeau était accroché à un clou, surplombant des vêtements de pluie pendus à un cintre.
Il y avait des outils de première nécessité. Couteau, couverts, louche et ouvre boite. Une lampe de poche, un sécateur et des outils de jardin, une scie, une hache.
Deux étagères proposaient de la nourriture pour le corps : paquets de riz, de pâtes, de farine, une rangée de conserves faites maison, quelques condiments et de l’aliment pour l’esprit : une quinzaine de volumes de poche parmi lesquels je retrouvais quelques classiques de la littérature du dix-neuvième. Maupassant, Hugo, Dickens, Collins, Zola, Balzac et quelques ouvrages de philosophie : Spinoza, Voltaire, Sartre, Hegel, Nietzsche. On trouvait Moby Dick et l’Odyssée d’Homère.
Une paire de chaussons attendait sagement près de la porte que son propriétaire ne rentre. Il avait de petits pieds.
J’imaginais cet ermite en plein vingt et unième siècle, demeurant ici reclus de tous, organisant sa vie bucolique, vivant au rythme des saisons, cultivant un lopin de terre dissimulé à l’abri du vent. Etait-ce un moine ? Un religieux égaré de l’église qu’il devait trouver trop riche ? La recherche de la simplicité alliée à la solitude. Pourquoi pas ? J’avais plus de respect pour cette option qu’envers tous ceux qui, pour reprendre une expression parlante, perdaient leur vie à la gagner en travaillant pour d’autres tout en étant persuadés de travailler pour eux-mêmes, se noyant au cœur des villes, ces océans de solitude.
Ce mystérieux personnage m’intriguait. Depuis combien de temps logeait-il ici, séparé de la civilisation ? Etait-il au courant des récentes mesures de confinement ? Et puis, plus égoïste : où allais-je me cacher dorénavant ?
Je ressortis à l’air libre.
Le ciel était d’un bleu magique. Il y avait quelques années que l’on n’avait pas bénéficié d’un pareil début de printemps. On aurait dit que la nature s’amusait à narguer toutes celles et ceux qui en étaient privés. Elle semblait agiter devant leur nez tous ses charmes, comme une fille de la rue Saint Denis, en les incitant à braver les interdictions et leur rappeler que cette beauté avait un prix et devait se mériter.
Je m’assis, dos à la cabane, et scrutais l’horizon lointain où se laissait deviner dans une brume de mi journée les moutonnements du massif central. Je m’égarais dans des impressions confuses et diverses. J’étais venu là gonflé d’espoir. J’avais marché trois jours durant, une vraie odyssée pour mon âge. Un trek, comme on dit aujourd’hui. Pour quoi ? Me retrouver à la porte d’une simple petite cabane de berger qu’un autre, plus prévoyant, avait déjà accaparé. Un profond sentiment de fatalité s’abattit sur tout mon être. Mes épaules s’effondrèrent et je pris mon visage dans mes mains, ne parvenant même pas à pleurer. Qu’allais-je faire, maintenant ? Où aller ? A la difficulté de trouver ma pitance quotidienne s’ajoutait maintenant l’incertitude d’un toit pour dormir. Les nuits à la belle étoile, même lors d’un printemps particulièrement doux, ne sont pas recommandées aux vieillards. J’étais à me morfondre dans ces sombres pensées quand je sentis une présence derrière moi. Plus exactement à mes côtés.
Quelqu’un s’était assis juste à ma gauche, sans rien dire, et observait l’horizon. Je tournai lentement ma tête. C’était forcément l’occupant du refuge. J’avais imaginé un jeune homme des bois, trapu comme un rugbyman, une barbe de deux semaines, les cheveux en bataille, des vêtements de chasseur ou de braconnier. Ou bien un homme plus vieux, la bonne cinquantaine, le cheveu raz ou carrément le crâne rasé, des tatouages sur des biceps saillants, un ancien de la légion – cela expliquait mieux la propreté de l’abri et le rangement à la limite de la maniaquerie. Cela dit, un clochard sait aussi faire preuve de propreté et d’un certain sens du rangement.
A mes côtés, une vieille dame aux cheveux blancs coupés courts à la façon centurion romain. Son visage présentait un ovale parfait aux rides qui renforçaient cette certitude en l’avenir que confère une vie riche. Je ne voyais que son profil, elle n’avait pas bougé d’un pouce depuis qu’elle s’était assise. Son nez était fin et présentait des petits froncements sur ses ailes quand elle souriait. Car elle souriait légèrement devant ce spectacle gratuit et grandiose que nous partagions. Ses pommettes étaient hautes et ses joues encore gonflées comme un bébé qui aurait vieilli prématurément. C’était Jean Seberg devenue âgée. Elle était belle.
Sans tourner la tête, elle fit :
- Chaque jour, je prends une heure pour regarder le monde. Je fais ça depuis que j’ai trente deux ans. Ne me demandez pas pourquoi. C’est un secret au fond de mon âme, une promesse. On ne renie jamais les promesses que l’on fait aux disparus, n’est-ce pas ?
Je hochais la tête sans qu’elle puisse le voir.
Sa voix était douce, apaisante, avec un rien de gravité qui dénonçait une vie remplie à la fois de bonheurs immenses et de peines profondes, incommunicables. La vie d’une femme qui a su profiter de chaque jour, de chaque minute et, surtout, en a fait profiter autour d’elle. Je ne savais encore s’il elle avait été médecin du monde, institutrice d’enfants défavorisés, si elle s’était consacrée à la défense des animaux ou avait été partisane d’une écologie humaine, deux façons de protéger l’homme par ricochet.
Tout en elle respirait la sérénité qu’offre l’âge mais surtout les actions réussies d’une vie salutaire. Elle ne pouvait connaitre l’égoïsme, la petitesse, la jalousie, l’envie, toutes ses basses émotions qui ruinent l’âme humaine et font parfois des hommes des bêtes.
Je l’admirais déjà. Et de l’admiration à l’amour, il n’y a qu’un pas.
Elle se tourna enfin vers moi et me dit :
- C’est bien. Je commençais à m’ennuyer un peu. En revanche, on sera un peu à l’étroit dans cette cabane, ne trouvez-vous pas ?
D’un air malicieux, je répondis :
- Si ce n’est que cela, je peux dormir sur le tapis. J’ai vécu à la dure, je sais ce que c’est.
J’avais trente ans de moins d’un seul coup.
- Personne ne vous le demande et surement pas moi. J’ai tendance à souffrir de froid aux pieds la nuit. Vous me réchaufferez.
Alors, regardant à mon tour droit devant le soleil commençant sa lente plongée dans les moutonnements Cévenols, j’ajoutai en posant ma main sur la sienne :
- C’est ça. Je vous réchaufferai.