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Le Chant du Coq

LE CHANT DU COQ

 

 

Bien avant que la mémoire du plus ancien ne puisse se souvenir, il existait un village au pied d’une montagne.

Montagne est un bien grand mot pour cette douce colline, arrondie au sommet. Mais elle dominait les habitations qu’elle plongeait dans une ombre glacée les mois d’hiver. Le village semblait blotti tout contre pour se protéger, comme un louveteau se pelotonne contre les flancs chauds de sa mère.

Oh, ce n’était qu’un tout petit village où tous se connaissaient par leurs noms et leurs habitudes. Le père Mathieu, maréchal-ferrant de son état, n’allumait son feu qu’après avoir sifflé un grand verre de rouge cul sec qu’il ponctuait d’un significatif claquement de langue. Certains crachent dans leur mains avant de se mettre à l’ouvrage, lui c’était son rituel quotidien. Et ça, tous les habitants du petit village le savaient. L’instituteur contait fleurette en cachette à la fille du boucher. Belle fille, blonde et grande, elle mettait un point d’honneur à ne pas être vue avec le maître d’école en public. Et pourtant chacun savait qu’après la classe, le jeune et timide instituteur partait d’un bon pas vers la grange des Claudel ou bien se dirigeait, l’air motivé, vers les premiers arbres de la sapinière. Il jetait des regards de bête traquée et chacun faisait semblant de s’occuper à autre chose lorsqu’il les surprenait à l’épier. Le boulanger ne passait pas une soirée sans se faire rétamer par Monsieur le curée dans une partie de dames. Le pauvre homme, systématiquement blanc de farine, contournait l’église posée sur la place du village comme un centre de gravité où s’affairaient les villageois tout autour, se réunissant chaque Dimanche matin à dix heures précises sur le parvis de l’édifice. Alors les cloches tintaient à toute volée, le curé mettant tant d’ardeur dominicale à se pendre aux cordes que sa soutane se soulevait comme les robes des danseuses parisiennes. Alors, sans commentaire, la foule se séparait en deux. Les femmes, les enfants et les vieillards entraient dans la maison de Dieu et les hommes entraient Chez Dudule.

Si tout le monde savait tout sur chacun, personne n’était capable de résoudre cette simple énigme: pourquoi le troquet qui faisait face à l’église se nommait Chez Dudule alors que le patron, tout le monde le savait bien, était Didier Planfain. Avec les années, on avait fini par l’appeler Dudule le Didier. Au début, il bougonnait que son nom c’était Planfain, Didier Planfain. Et puis, comme un combat perdu d’avance, il s’était résigné. Il était devenu Dudule pour tous les habitants du village. Même sa femme le nommait ainsi, sauf peut-être dans leurs moments tendres, mais ça, personne ne pouvait le savoir.

La communauté vivait tranquillement, en parfaite harmonie, sans anicroche ni tourment. Si les habitudes de chacun n’étaient que des secrets de polichinelle, tous s’entraidaient de bon cœur. On avait même mis au point une sorte de tour de rôle.

Chaque matin, bien avant que le jour ne se lève, un homme que le sort avait désigné, se réveillait alors que ses congénères dormaient encore d’un lourd sommeil, enfouis sous des édredons dont l’épaisseur évoquait les ballons boisés qui s’élevaient à l’horizon. Il y avait autant de candidats à cette corvée que de jours séparant le retour de la nouvelle lune. L’homme avalait rapidement un bol de café noir, puis il s’éloignait dans la nuit aussi sombre que le breuvage. La fraicheur nocturne coupait sa respiration comme une grande claque que l’on reçoit pour nous réveiller tout à fait. Il pressait alors le pas. En gravissant la colline, ses muscles se réchauffaient. Les belles journées d’été, c’était une promenade, presque un plaisir. Mais durant les longs mois où le vent vous tourneboulait en tout sens, où une pluie glacée venait vous gifler comme le dernier des malotrus, ces semaines interminables où le gel et la neige ralentissaient la progression, où toutes sortes d’ombres maléfiques semblaient vous épier, n’attendre que le meilleur moment pour fondre sur vous et vous dévorer à belles dents, la balade se transformait en chemin de croix. Pourtant il était de leur devoir de perpétuer cette tradition. Arrivé au sommet de leur montagne, les villageois, chacun leur tour, attendaient… que le jour se lève. Lorsque le ciel s’éclaircissait, plus rarement, lorsque le soleil laissait échapper son premier rayon, ils lançaient un joyeux yodle à pleine voix. Les habitants savaient qu’un nouveau jour s’était levé et qu’ils allaient pouvoir entreprendre leurs occupations. Le désigné redescendait la colline à toutes jambes pour s’atteler lui aussi à la tâche.

Et chaque matin c’était la même obligation. De mémoire d’homme, on avait toujours agi ainsi. Si par malheur, le guetteur s’endormait au sommet de la colline et oubliait d’annoncer le commencement d’un jour nouveau, personne ne se réveillait et il n’y avait pas de pain, les champs n’étaient pas labourés, l’herbe point coupée, les lessives restaient dans les bassines, personne à confesse et le café résolument vide.

Mais cela n’arrivait que rarement. En réalité, juste une fois à chaque lune, lorsque c’était le tour d’Alphonse de guetter le lever du jour.

Alphonse n’avait pas de métier. Il n’était ni boulanger, ni charcutier, il n’élevait pas de murs, de coupait jamais un rondin de bois, ne travaillait pas la terre. Il ne travaillait pas. Jamais on avait vu Alphonse faire quoi que ce soit. Et lorsque son tour venait, il s’endormait arrivé sur la colline et ne se réveillait que lorsque le soleil était à son zénith. On pestait, on fulminait, on maudissait, mais au final on ne lui en voulait guère. Alphonse n’avait jamais fait de mal à personne. Il était d’une joyeuse humeur quotidienne, se levait certes après que les douze coups de midi furent sonnés par Monsieur le curé, mais toujours le sourire aux lèvres. Il avait systématiquement un mot gentil pour chaque personne qu’il croisait, parfois une histoire drôle à raconter aux vieux leur faisant oublier leurs rhumatismes, un doux poème qui enchantait les jeunes filles, des contes fantastiques pour les enfants. Chacun tolérait ce champion de la paresse dans le village. Il y avait à chaque table toujours une assiette prête pour qu’il puisse partager le repas de la famille. Il dormait n’importe où, n’importe quand. Dans quelque grenier remplit de foin tendre et craquant, au délicieux parfum d’herbe séchée. Il pratiquait de longues siestes au pied des plus beaux arbres de la forêt. Le reste du temps, il rêvassait assis sur le banc de la place du village, ou sur les marches du parvis de l’église. On l’aimait bien, finalement, Alphonse le rêveur. Il plaisait même sacrément aux femmes, le bel Alphonse. Mais les maris étaient rassurés: il était trop paresseux pour leur faire la cour. Ainsi coulaient les jours heureux pour le plus grand fainéant que la terre n’ai jamais porté. Mais un jour à chaque lune, les villageois étaient excédés. Alphonse leur faisait perdre une journée de labeur. Ce n’était pas admissible. Il fallait faire quelque chose, trouver une solution. Travailler un jour à chaque lune, ce n’était quand même pas bien sorcier. Alphonse pouvait faire un effort tout de même! Et encore, quel travail! Juste guetter le lever du soleil! Il y avait plus épuisant comme activité.

Monsieur le curé parla longuement à Alphonse. Cela eut il un effet? En tout cas, on ne revit pas Alphonse pendant toute une lune.

Le village sombra dans une tristesse sans fond. Tous regrettaient le doux rêveur. Après tout, il ne faisait pas de mal. Il était gentil. Toujours de bonne humeur, remontant même le moral aux plus pessimistes. Personne ne savait où il était parti mais tous pensaient qu’un village, loin vers la plaine, bénéficiait du caractère bienheureux d’Alphonse. Quelle pitié! On accusa le curé d’avoir eu des mots trop durs. Celui-ci se défendit en arguant que le boulanger l’avait menacé de ne plus lui donner de pain. Ce dernier renvoya la responsabilité à Dudule qui aurait, parait-il, refusé de lui servir à boire. Dudule, offusqué, révéla que le père Mathieu menaçait le paresseux de lui fermer son grenier. Or, tous savaient que le foin du père Mathieu était le plus tendre de toute la vallée. Ce fut la zizanie en quelques jours. D’autant plus que le jour de guet d’Alphonse approchait et qu’il fallait le remplacer. Le fils d’Albert était trop jeune et on n’allait pas envoyer une jeune fille, seule là haut sur la colline.

Un beau matin, ou était-ce plutôt en fin de journée, on vit réapparaitre Alphonse dans le village. Il tenait un étrange animal dans ses bras. On aurait dit une perdrix mais ses plumes étaient plus colorée. C’est un geai avança l’instituteur qui s’y connaissait en sciences naturelles. Bien trop gros! Lui renvoyèrent les paysans avec leur bon sens habituel. Quel était donc cet étrange animal pourvu de plumes mais incapable de voler plus de cinq mètres, ne pondant même pas d’œuf qu’on aurait pu déguster au repas. On pensa qu’ils allaient bien ensemble Alphonse et son étrange oiseau coloré. Beaux et gentils, mais d’aucune utilité. Alphonse caressa le plumage soyeux de l’oiseau et leur dit: attendez demain!

Le lendemain c’était son jour de guet.

Tous les habitants du village étaient inquiets. Visiblement, Alphonse n’avait pas changé du tout et son compagnon ne l’aiderait surement pas à acquitter son labeur mensuel.

Le lendemain, à la première heure, les habitants furent tous sorti de leur lit par un puissant cri, bien plus fort que le yodle du père Mathieu, pourtant sacrément vigoureux. Le chant faisait trembler les vitres aux fenêtres, résonnait d’une colline à l’autre, réveilla Monsieur le curé qui entendit les voix du paradis du sommet de son église. Tous les villageois se rassemblèrent sur la place du village, devant l’entrée de l’église. Alphonse était assoupi sur les marches du parvis, enveloppé d’une épaisse couverture à carreaux. Le jour pointait. Le soleil n’allait pas tarder à lécher le toit de l’église. On leva la tête. Perché sur le toit de l’église on ne sait comment, l’oiseau excentrique rapporté par Alphonse la veille, s’époumonait dans la fraicheur du petit matin. Il lançait son cri en un joyeux chant, tirant du lit les plus endormis.

Depuis ce jour, chaque matin, le compagnon d’Alphonse réveille les habitants du village sans qu’aucun ne soit obligé d’aller guetter l’arrivée du jour là haut sur la montagne.