naturaphoto

le Concours de la Meilleure Bûche

 La porte de la taverne s’ouvrit laissant s’échapper une grande bouffée de chaleur aux relents de vin chaud, une forte odeur d’épices et de viennoiserie amidonnée par un arrière goût de salé, jambon ou bretzel. Les effluves débordaient en même temps qu’un indistinct brouhaha qui trahissait la joie de vivre d’une belle compagnie réunie au chaud dans la petite auberge. La porte se referma bien vite sur un couple qui, frissonnant dans la nuit trop tôt tombée, se serra davantage.  

L’observateur esquissa un léger sourire de contentement et poursuivit son chemin, ses épais souliers écrasant une jolie couche de neige qui amortissait ses pas et étouffait les bruits de la ville. Emmitouflé jusqu’aux oreilles, il portait un grand manteau noir de la plus belle coupe orné d’une épaisse écharpe Bordeaux qui flattait ses joues. Ses cheveux d’un noir de jais disparaissaient entièrement sous un large feutre du même coloris que son pardessus. Il flânait comme un vacancier, s’arrêtant devant chaque vitrine délicieusement décorée. Aux carreaux on avait disposé des oursons en peluche, accroché des biscuits ou des boules colorées, des étoiles étincelantes, quelques artistes en herbe avaient esquissé la silhouette d’un Père Noël et tant d’autres découpages. Des paquets cadeaux ornaient d’autres croisées, des guirlandes argentées ou dorées pendaient aux volets. Des branches de sapin agrémentaient lucarnes et soupiraux. Le mystérieux personnage releva le col de sa pelisse et poursuivit son chemin dans cette bourgade joliment décorée et respirant les effluves de fêtes. Il croisait régulièrement des couples enlacés qui flânaient par les rues, des solitaires plus pressés, quelques badauds qui bravaient le froid.

Parler d’une ville semble un peu exagéré.

Arrêtons-nous un instant pour mieux examiner les alentours de cette scène.

Nous sommes dans la rue principale de ce village typique du piémont Alsacien, blotti contre les vignes s’échappant vers les collines comme un troupeau à qui on aurait donné quartier libre. Les ceps viennent lécher les premiers arbres, s’insinuant jusqu’aux pieds de résineux austères qui se couvrent de givre dès la Toussaint, de majestueux châtaigniers peignant ces douces croupes de leurs couleurs automnales. Plus haut, la hêtraie, totalement déplumée aux premiers jours de Décembre, règne en seigneur sur ces hauteurs où l’on ne se promène plus guère aux mauvais jours d’un hiver survenu toujours trop tôt au goût des habitants laborieux. Car ici c’est un peuple de travailleurs, durs à la tâche.

Cette grande bâtisse à colombages dont l’étage supérieur avance de deux pieds, protégeant ainsi toute la façade des intempéries, est la demeure du charpentier couvreur. D’Avril à Octobre, on l’entend chantonner gaiement des airs d’opéra, perché sur l’un ou l’autre des toits de la région. Pendant l’hiver, on perçoit juste la douce mélodie du rabot et de la scie dans son atelier situé au rez-de-chaussée de son imposante résidence.

Ce travail de poutres et solives trouve son écho au bout de la rue, dans un petit atelier qui ne paye pas de mine, coincé entre le bureau de poste et le presbytère. Ici, c’est le royaume du bois. Parmi les copeaux et la sciure, maitre Schwarzenberg sculpte le bois plus qu’il ne le travaille. Devenu compagnon après son Tour de France, il fait naitre de ses mains expertes des commodes et des armoires, des coffres à bijoux, des tables de toutes les dimensions et de toutes les formes. L’ébéniste est réputé dans toute la vallée et jusqu’à Strasbourg où les bourgeois lui passent souvent commande de jolis guéridons, de tables de salon, parfois d’un luxueux jouet.

Retournons-nous. Nous voici devant la rue commerçante de la petite commune. Rien n’y manque. Le fromager, lui-même propriétaire d’un troupeau de vaches et de quelques brebis demeurant l’hiver à l’étable et l’été s’égayant sur les hautes chaumes, donnant le meilleur lait du monde à l’en croire. Juste à côté, le boucher charcutier, pierre d’angle de la gastronomie alsacienne. Il porte son métier sur sa figure, large, couperosée, un début de double menton, des yeux fixes, un nez absent et de toutes petites oreilles. Les effluves de charcutaille trouvent leur réponse dans la douceur de la viennoiserie du boulanger pâtissier que la seule échoppe du cordonnier sépare de la boucherie. Si celle-ci fait la part belle au carrelage : sol, murs, devanture et même le comptoir sont composés d’une mosaïque de petits carreaux roses pales, bleus turquoise et jaune paille, celle-là n’est que bois, jusqu’aux paniers où reposent baguettes et tourtes, croissants et divers pains de multiples céréales. Depuis la Saint Nicolas, on a disposé en évidence une panière en rotin contenant de jolis de petits bonshommes en brioche si rebondies qu’on imagine le boulanger s’être pris lui-même comme modèle à ces pâtisseries dont raffolent les plus jeunes. Et les moins jeunes aussi. On les nomme ici Manele.

La mère Katzberg tient la mercerie. Rubans et coupons de toutes sortes et de tous coloris, boutons par milliers savamment rangés dans des petites boites qui s’adaptent au mur de droite comme autant de minuscules tiroirs sortis de l’habileté de maitre Schwarzenberg. Elle seule sait ce qu’ils contiennent de mémoire, tout comme personne d’autre qu’elle ne serait capable de retrouver un coupon de tissus dans ce fatras insondable.

Une droguerie fait office de pharmacie; on y trouve quantité de plantes à infuser et monsieur Clément, le préparateur en chef, mycologue à ses heures, est toujours de bon conseil devant un panier de champignons douteux.

Dernière arrivée, une boutique d’électroménager a fait son apparition il n’y a pas deux hivers. Ces années cinquante ont permis l’essor de quantités d’objets censées rendre le quotidien plus facile. La nouvelle génération oublie les blessures de la guerre dans des toasters, des grille-pains, des robots ménager, des transistor de plus en plus petit que l’on peut dorénavant emporter partout avec soi. Ici, tout est en plastique et plexiglas, aux couleurs vives, baignés de la lumière crue des néons, résolument moderne.

Nous voici maintenant arrivés sur la place entourée de marronniers donnant des fruits si amer que même les cochons n’en veulent pas mais offrant une fraicheur salvatrice les jours de canicule. Au centre de la place de sable durci, la fontaine qui coule même au cœur de la sécheresse la plus impitoyable tout autant que les jours de gel à pierre fendre. L’église catholique, véritable petit bijou d’art roman, borde la place à l’orient tandis qu’en face l’édifice protestant envoie la flèche de son clocher pointu vers les éminences tapissées de vignes à l’ouest. Il en est ainsi dans la majorité des villages d’Alsace. Le double culte est respecté dans l’architecture.

Deux seuls commerces se disputent le privilège d’avoir pignon sur cette place, le cœur du village. D’abord le bar café pmu marchand de tabac où quiconque est obligé de s’arrêter au moins une fois par jour pour ses commodités. Ajoutons qu’une salle intérieure fait office de restaurant ouvrier tous les midis, repas unique et bon marché et qu’un des rares postes de télévision en noir et blanc trône dans l’angle au-dessus du bar. On y partage les soirs de coupe de monde de football, les retransmissions de couronnements princiers, les soirées de théâtre et les périlleuses étapes du Tour de France, les après midis de Juillet.

L’autre commerce, passage obligé s’il en est, est la boutique du marchand de journaux. Chaque mois de Septembre, elle sert de relais à une papeterie d’Obernai : cartables sentant bon le cuir neuf, trousses et plumiers, crayons à papier, gommes, porte-plume, cahiers et couvres livres. Les garnements du collège situé sur les rives du ruisseau qui borde le village y trouvent tout ce dont ils ont besoin. Cependant la raison sociale majeure reste la distribution des quotidiens dont les manchettes s’ornent sur un présentoir juste à côté du comptoir situé à l’entrée. Des magazines sont disposés au garde à vous sur tout un pan de cette échoppe toute en longueur, n’offrant qu’une seule allée où il est malaisé de se croiser. Enfin, l’étroite vitrine propose quelques livres, romans épiques, prose d’Alfonse Daudet, recueils de poésies et le best-seller du moment, signé par une sommité de la pâtisserie, André Ducourt.  

Depuis que la ménagère bénéficie de plus de temps, secondée par le progrès technique dans ses tâches quotidiennes, de nouveaux passe-temps sont apparus. Horticulture, point de croix, chorales, gymnastique, parfois club de natation pour les communes ayant pris l’initiative de proposer une piscine à leurs administrés. Le temps gagné sur la préparation des repas a été employé à une activité plus joyeuse que l’épluchage des pommes de terre en vue de l’élaboration du roïgebraegeldi, pommes de terre sautées agrémentées d’oignons brunis et d’une bonne tranche de lard ou encore ces grumbeerekiechle, galettes de pommes de terre que l’on râpe soigneusement pour obtenir une pâte à laquelle on ajoute sel, poivre, persil, ail, parfois quelques lardons et qu’on accompagne d’une belle laitue ou d’une salade de pissenlits quand c’est la saison. Combien de pouces et d’index égratignés, éraflés, écorchés sur la râpe à fromage lorsque le morceau devient si petit et qu’il ne faut pas gâcher, les privations de l’occupation étant encore bien ancrée dans la chair et dans les mémoires. Les jeunes mamans ont une passion toute nouvelle pour la pâtisserie et André Ducourt  est leur modèle, leur référence. Le célèbre pâtissier parisien a un autre atout : il est plutôt beau garçon dans une profession qui ne présente que vieilles filles rêches et directives ou des messieurs à l’embonpoint assurant par l’exemple leur savoir faire. André Ducourt est un jeune d’homme de tout juste trente ans, le visage d’un ovale juste rendu viril par un menton de cowboy, un nez volontaire, deux yeux bleus magnifiques et une mèche de cheveux noirs de jais qui flatte un front haut et hâlé en toute saison.

Mais revenons au centre du village, sur cette place qu’une épaisse couche de neige rend encore plus féérique. Posée à égale distance des deux églises et toute clinquante de ses ostensibles décorations, voici la mairie d’où sort Monsieur le Maire.

Albert Muller exhibe la silhouette typique de l’alsacien amateur de choucroute, de flammenkueche et autres réjouissances du palais que l’on sait, ici, préparer comme nulle part ailleurs. Il ne dédaigne pas non plus ces quelques gourmandises sucrées accompagnées d’un petit verre de liqueur. En revanche, monsieur Muller ne bois pas de bière. Car le maire est le principal viticulteur du village. Son domaine s’étend le plus haut sur les collines, son Riesling remporte régulièrement les meilleurs prix à la foire d’Obernai et celle de Sélestat, son pinot est une réjouissance, son sylvaner un délice et les rares bouteilles de gewurtztraminer vendanges tardives douces comme un petit Jésus.

Monsieur Muller vit seul avec sa fille, Amandine, qu’il vénère comme la huitième merveille du monde depuis la disparition de sa femme, à la libération. Un cancer foudroyant. L’un des premiers dans cette bourgade où l’air est aussi pur que sur les montagnes de Suisse et où l’on mange sainement. Certains médisants avancent à demi voix, car une langue de vipère n’a pas le courage d’annoncer haut et fort des persiflages aussi bas qu’ils sont détestables, certaines jalousies prétendent donc que c’est la vie parisienne qui aurait tué feu madame Muller. Personne n’est sans savoir que la belle parisienne ne s’était jamais réellement fait à cette vie rurale et, qu’à la moindre occasion, elle en profitait pour briller dans la capitale. Les cinq années d’occupation l’avaient privée de ce plaisir et dès les premiers beaux jours de 1945, elle avait multiplié les allers à Paris sous prétexte de refaire sa garde-robe, d’aller applaudir quelque acteur sur quelque scène ou simplement d’arpenter ces magnifiques musées où l’art rencontre la culture et inversement.

Depuis qu’il est veuf, monsieur le Maire reporte sur sa fille tout l’amour qu’il avait pour sa femme. Jusqu’à l’excès. Rien n’est trop beau pour la petite Amandine qui va joliment sur ses quinze ans. Les plus belles robes, assorties des bijoux les plus onéreux, des séjours à Paris répétés depuis que monsieur Muller a une charge de députation. Les jouets les plus récents; les poupées les plus luxueuses de son enfance ont été remplacé par un superbe cheval à la robe ébène, des bals où la meilleure société se retrouve. Les langues de vipère  chuchotent même que pour ses seize ans, la prunelle de ses yeux, aura droit à une Cadillac  rose avec chauffeur…

Ce petit village dont il est inutile de préciser le nom s’est endormi dans cette glaciale nuit de Décembre. Demain, le soleil percera les brouillards matinaux, faisant reluire le manteau neigeux à perte de vue, adoucissant le relief de son moelleux immaculé. Les cheminées des demeures laisseront échapper une épaisse fumée blanche, montant droit dans un ciel sans vent. L’eau du bassin sur la place aura encore gagné une épaisseur de glace mais la fontaine coulera toujours d’un mince filet d’eau pure et glacée.

Demain nous serons le 24 Décembre. La veille de Noël.

Lors du dernier conseil municipal, il a été décidé de mettre en place un nouveau concours de Noël inédit. Les années passées, nous avions eu le plus beau bonhomme de neige à l’intention des enfants et remporté par le petit Stroebl, rouquin comme toute sa famille. Puis ce fut la meilleure toile pour ravir les peintres du Dimanche qui a vu la consécration de cette huile représentant notre magnifique vignoble et que la mairie s’enorgueillit d’exposer dans le hall d’entrée. L’année suivante nous avons eu une compétition de bûcheronnage pour récompenser l’effort où le vaillant père Fritz en a remontré à des plus jeunes. La récompense de la plus belle décoration de Noël pour flatter l’imagination des administrés  avait sacré l’époustouflante vitrine du marchand de journaux, réalisée entièrement en découpages de papier, une vraie merveille pour des dizaines d’heures de travail. Il y eut  un concours de poésie où les rimes de monsieur Bertrand, notre éminent instituteur s’est brillamment distingué puis,  l’an passé, tout le monde se souvient encore des prouesses académiques du couple Dingeldein lors du concours de danse qui inaugurait notre flambante salle des fêtes.

Monsieur le maire s’interrompit, laissant un suspens planer au-dessus des têtes de ses conseillers, suspens vain puisque l’assemblée s’était mise d’accord sur le nouveau projet.

- Cette année, nous récompenserons les talents culinaires, je dirais même pâtissiers, de nos tendres mains féminines en lançant le concours de la meilleure bûche de Noël. Innocemment, monsieur Muller flatta son ventre rebondi de sa main droite. On le savait d’une gourmandise légendaire.

Les conseillers applaudirent à cette initiative prise en commun, sans s’apercevoir qu’ils se  congratulaient eux-mêmes. Puis tous se levèrent et firent honneur à un apéritif pour célébrer la Saint Nicolas.

Cette fête, traditionnellement célébrée le 6 Décembre, est aussi importante que le jour de Noël en Alsace. Son personnage principal est plus connu que le récent Père Noël, importé des Etats-Unis à la fin du siècle dernier qui s’inspire d’ailleurs de la tenue du bon Saint Nicolas, longue barbe blanche et grande robe d’ecclésiastique dont on prétend que la blancheur mythique a été troqué pour un rouge sang à la demande d’une marque de boisson gazeuse à base de coca. Ce jour-là, triste et maussade en ce qui concerne le ciel, était le plus beau jour de l’année pour tous les enfants du village. Sillonnant les rues du village perché sur une charrette tractée par les deux chevaux de trait du père Mathieu, brossés, peignés et revêtus pour l’occasion d’un drap superbement brodé, le sage barbu souriait à la ronde et distribuait des friandises aux garnements qui juraient avoir été des enfants modèles pendant toute la saison. Car, si le Père Noël offre ses cadeaux sans contrepartie et sans mérite dû, Saint Nicolas ne gratifie que les valeureux, les sages et les pieux. En pratique, chaque bambin a droit à son orange et sa papillote   mais un bien étrange  et repoussant personnage suit dans l’ombre. Autant le saint patron des enfants  resplendit de blancheur et de dorures, sa couronne de Saint Nicolas brillant de mille éclats même sous ce ciel bas à pleurer, autant le terrible Père Fouettard est sale, charbonné jusqu’au bout du nez, déguenillé dans des vêtements de récupération, troués et limés jusqu’à la toile, puant et jurant, ses dents passées au charbon, ses ongles noircis et ses doigts rendus crochus par d’invisibles bouts de scotch. Il tient une trique de genêts bien  secs dans sa main gauche et course les mauvais sujets qui s’éparpillent en cris et rires parmi les rues du village.

Le petit Spiehler  n’a pas toujours été d’une grande mansuétude envers ses camarades ni d’une totale obéissance envers ses parents, aussi détale-t-il comme la biche devant le chasseur, poursuivit avec force imprécations par le Père Fouettard brandissant son martinet. Il manque ainsi de bousculer une charmante jeune fille qui se tient devant une humble maison, observant le défilé comme  tout le village. Cette fête réuni tous les habitants de cette bourgade dans le même élan qui les rassemble lors du défilé des jonquilles à la fin Avril, autour du feu de la Saint Jean célébrant l’été, lors de la procession du 15 Aout où les deux cultes se retrouvent ou encore à la fête de la Saint Martin qui marque la fin des vendages.

Arrêtons-nous un moment devant cette gentille demoiselle qui a tout l’air d’une bergère même si elle a rarement gardé les moutons pendant les mois d’été.

Blanche Motzel n’a pas quinze ans. Humblement vêtue mais toujours d’une propreté impeccable, ayant toujours fait attention à ne pas galvauder ses habits, précieux car rares, ni à  sauter à pieds-joints dans la moindre flaque d’eau même dans sa plus tendre enfance. Blanche est précautionneuse; dans son comportement on lui donnerait aisément cinq ans de plus et encore rencontre-t-on des filles de vingt ans bien plus délurées que la petite Motzel.

Elle vit avec sa mère dans ce modeste deux pièces donnant sur la rue principale loué à Martin Schaeffer, le notaire de la région. Blanche n’a jamais connu son père. A l’automne 1943, il a été embarqué par la Gestapo qui l’avait confondu avec un des résistants du maquis, bien cachés eux dans les bois impénétrables et truffés de grottes et de cavernes secrètes. L’administration Allemande se rendit compte bien vite de son erreur mais ne voulant passer pour faible devant une population résolument hostile, elle ne revint jamais sur sa décision d’envoyer Louis Motzel en déportation. Marie, sa femme, dont le ventre s’arrondissait à vue d’œil, donna naissance à la petite Blanche cinq mois plus tard, le jour même du printemps.

La mère de Blanche ne reçut bien évidemment aucune lettre de son mari. N’ayant point de  nouvelles, elle se rongeait d’inquiétude aux rumeurs qui prétendaient d’atrocités inconcevables derrière les murs de ces camps qu’elle imaginait sous la neige, tout là bas au fin fond de la Pologne. Mais lorsqu’elle voyait cette neige en songe, elle était pale, ne resplendissant nullement sous un soleil absent, terne, grise et souillée de cendres.

Le jour de l’armistice, alors que les jonquilles illuminaient les douces pentes des chaumes où elle allait parfois promener sa fille, chaudement emmitouflée dans d’épais lainages, elle reçut enfin une lettre.  

Ce n’était pas une lettre officielle du service des armées qui s’occupait de rechercher les familles des victimes des camps nazis. C’était bel et bien un mot tracé à la hâte au crayon mal dégrossi, néanmoins elle reconnut aussitôt l’écriture élégante de son mari, quoique hésitante dans les jambages et chancelante dans les déliés. Elle imaginait bien les conditions dans lesquelles elle fut rédigée. A l’abri des regards des kapos qui auraient tôt fait de dénoncer l’outrageux épistolier. Ces quelques mots rassemblés en trois phrases jetées à la hâte sur un bout de papier, elle se les rappelle encore aujourd’hui. Ces mots à peine lisibles à la Libération, effacés depuis, sont ancrés à tout jamais dans sa mémoire.

Mon amour, je vais bien. Je t’embrasse de toutes mes forces. Dis à notre enfant qui était son père.

L’emploi de l’imparfait lui fit l’effet glacial de la lame d’un couteau qu’on vous plante dans le dos. Ca irradiait tout son corps. Elle se mit à trembler. Quelques larmes roulèrent sur ses joues devenues pales.

Cette lettre, ces quelques mots lui avaient été remis non par le préposé aux postes mais par un homme fluet, le cheveu ras, les yeux rendus immenses par le creusement de ses joues. Il ne se tenait pas droit mais légèrement courbé comme s’il devait lutter contre un fort vent de face.

Emile Schutziger revenait de Treblinka. C’est dans cet enfer sur terre qu’il avait rencontré Louis. Leur passion commune pour le cuir les avait rapproché : Emile fabriquait des selles de cheval, Louis était bottier. Marie voulut tout savoir. Elle invita Emile à s’asseoir un instant. Elle ouvrit la porte basse du buffet et en sortit une bouteille sans étiquette qui contenait un liquide incolore. Une mirabelle. Distillée par Raoul Schwartz lui-même, qui n’avait pas son pareil pour magnifier la vigueur de l’arôme des fruits qu’il gorgeait d’alcool. Elle disposa sur l’étroite table deux minuscules verres qu’elle remplit à ras bord. Emile leva doucement le verre puis d’un seul geste vida d’une gorgée le puissant breuvage.

Il mit de la pudeur dans les quelques phrases qu’il prononça ce jour là. Il est des détails que ceux qui ont eu la chance de ne pas connaitre l’enfer ne peuvent pas comprendre, ne peuvent pas admettre. Cela dépasse l’entendement. Lui même parfois, durant ces semaines, ces mois qui suivirent sa libération, s’imagina avoir rêvé tout ça dans le pire des cauchemars. Il lui dit la bonne humeur de Louis. Sa force morale. Ces petites attentions, ces soutiens aux plus faibles. Marie reconnaissait bien là son mari, toujours le cœur sur la main.

Il poursuivit. L’hiver 45. Terrible. L’eau gelait dans les chambrées. Le travail de forçat qu’on les obligeait à abattre ne réussissait même plus à les réchauffer. Il ponctua son récit de longues pauses. Durant l’une d’entre elles, plus longue que les précédentes, Marie osa cette question à moitié posée « est-il encore…? »

Emilie releva sa tête creusée, évidée, excavée par deux longues années de privation et d’humiliation. Le « non » qu’il prononça avait une fermeté qui surprit Marie. Pendant ce court instant, elle entrevit l’homme qu’avait pu être Emile avant toute cette barbarie humaine. Un homme fier de son travail, intègre et courageux, surement envié de ses collègues et camarades et n’ayant pas son pareil pour faire tourner les filles lors des bals populaires.

Emile raconta la débâcle.

Un matin glacial de Février 1945, le 17 pour être précis : Vladimir avec qui s’était lié Louis mettait un point d’honneur à suivre un calendrier avec précision.

- Tant que nous saurons quel jour nous sommes, nous serons encore des hommes avait-il l’habitude de dire avec son accent russe à couper au couteau. Ce matin là, il régnait une agitation toute nouvelle dans le camp. Depuis quelques jours on sentait les gardes et les kapos sur le qui-vive. Cela les rendait encore plus méchants, brutaux, cruels et démoniaques. Les officiers nazis, sentant la fin toute proche, devenaient odieux et sans merci. Combien de camarades périrent alors pendant ces derniers jours de captivité? Emile fit une nouvelle pause. Il reprit en déglutissant difficilement, comme si les mots relatant l’impensable devenaient asphyxiants.

- Ce matin-là, ça courait dans tous les sens et, pour la première fois, on ne s’occupait plus de nous. Nous étions devenus des ombres : nous ne nous révoltâmes même pas. Nous n’en avions plus la force, plus la volonté. Il y eut des rafales de mitraillette. Quelques explosions. Une grenade fit s’effondrer un pan de mur et Louis fut ensevelit. Je fus épargné. Je secouais Vladimir pour qu’il m’aide à secourir Louis. C’était devenu son ami. Mais le corps du russe était sans vie. Je m’acharnais du peu qu’il me restait de forces. Je parvins enfin à dégager Louis des plâtres et des poutres qui le recouvraient. Il respirait encore, quoique faiblement. Il me fit un sourire et je sus à cet instant qu’il allait vivre. Il grelottait. Sa pauvre chemise était toute déchirée. Je me tournai vers Vladimir et lui ôtait sans réfléchir sa vareuse encore en bon état. Je recouvris mon ami lorsque les troupes russes firent leur apparition. Dans un français plus tranchant que celui de Vladimir, un officier clama haut et fort : « vous êtes libéré par l’armée rouge des soviets ».

C’était tout.

Emile ne put en dire davantage.

L’émotion.

Après ses efforts ultimes dans lesquels il avait jeté ses dernières forces, il s’évanouit sur les décombres. Le regard de Louis fut son dernier souvenir.

- Quand je me réveillai, poursuit-il après un long silence, quand je me réveillai, j’étais allongé sur un lit de camp. On parlait anglais dans la salle. Un infirmier de la Meuse s’est penché sur moi. Il m’apprit qu’on allait me rapatrier  d’ici quelques jours. Je demandai des nouvelles de Louis. Il m’assura qu’il n’y avait pas d’autre ressortissant français retrouvé vivant dans le camp. Je compris alors que mon ami Louis n’aurait pas joui longtemps de sa libération.

Il y eut encore une longue interruption. Le récit d’Emile semblait lui demander beaucoup d’énergie.

- Mais quelque chose me turlupinait. Dans les semaines suivantes, avant de venir vous voir, je mis un point d’honneur à rechercher la liste des disparus et des morts dans le baraquement Z-34 du camp de Treblinka. Les nazis avaient la manie des listes. Il ne me fut pas difficile de retrouver nos noms, à Louis et à moi. Toutefois, son nom n’apparaissait pas sur la liste des corps retrouvés dans les décombres du camp. Il est impossible qu’on n’ai pas pu retrouver son corps s’il était mort, je l’avais sorti des débris, bien en évidence.

Le regard d’Emile se perdit sur les murs de la petite maison. Si son corps était bien assis sur cette chaise, son esprit était encore là-bas, le regard de Louis posé sur son camarade.

- Chère madame, je suis venu vous remettre ces quelques mots écrits de la main de Louis cet hiver-là mais aussi pour vous dire de garder espoir. Je suis convaincu que Louis est vivant.  Quelque part. Il va revenir, j’en suis convaincu.

Emile repartit.

Le cœur de Marie bondissait dans sa poitrine. Ainsi, l’espoir reprenait ses droits.

L’été 45 passa. Elle fit plusieurs demandes de recherche auprès de l’administration. Mais c’était la confusion totale de l’après guerre. De nombreuses familles recherchaient des parents perdus, disparus. Une nouvelle année apparut. Marie gardait l’espoir. Pour elle, son amour. Pour sa fille qui babillait dans son berceau, qui maintenant faisait ses premiers pas, qui prononçait ses premiers mots. Que de premières fois que l’absence de Louis rendait moins joyeuses dans son cœur.

Vinrent les années 50. Marie devait travailler pour élever, seule, sa fille. L’espoir subsista pendant quelques années où elle poursuivit ses demandes de renseignements. Elle avait écrit à l’ambassade française à Berlin, à Moscou. On lui répondait qu’on allait traiter sa requête. Mais jamais rien de concret n’arrivait.

Durant ces années d’après guerre où le pays se relevait, pansait ses blessures et tentait d’oublier la misère en se jetant à corps perdu dans la plus actuelle modernité, Marie voyait grandir sa fille dans le souvenir si présent de son Louis.

Habille de ses dix doigts, elle exécutait des petits travaux de couture pour une maison de prêt-à-porter de Strasbourg. La mode se démocratisait dans ces années 50. Mais elle ne concernait encore que les gens de la ville ou les bourgeois. Dans les petits villages comme celui qui nous occupe, les femmes savaient encore repriser ou recoudre un bouton perdu. Seule la femme du maire lui avait fait reprendre les robes qu’elle allait acheter à Paris avant qu’elle ne soit terrassée par le premier cancer recensé sur la commune. Monsieur le maire lui fit envoyer alors les robes de sa propre fille. Ce léger rapprochement permit à ce récent veuf de faire sa cour à Marie qui, malgré sa position humble et modeste, était d’une beauté simple et naturelle, sans chichis. Tout le contraire de feu l’épouse éplorée.

Albert Muller était pourtant tombé sous le charme et, surtout, n’entendait pas vivre une vie de veuvage, même si toutes les tâches domestiques continuaient d’être remplies par une brigade de domestiques et de valets, sa femme n’ayant jamais eu de goût ni de disposition pour les travaux ménagers.

Un bel après midi, il invita la modeste couturière en tout bien tout honneur à une promenade dans sa calèche. Ils firent une halte dans la taverne par laquelle ce récit a débuté pour boire une eau aromatisée. La façon dont Marie relevait sa voilette quand elle trempait ses douces lèvres non fardées finit de séduire monsieur le Maire.

Reclus dans un angle préservé, monsieur Muller, maire de la commune depuis 36, propriétaire de 50 hectares de vignes donnant, bon an mal an, aux alentours de 300 000 bouteilles, patron d’une douzaine d’employés, propriétaire de quelques appartements à Strasbourg et d’autres possessions que son orgueil ne put le résoudre à nommer, père de la plus belle fillette des alentours, bref cet homme dans la force l’âge enfila ses gants blancs et fit la plus solennelle demande en mariage que les murs de cet établissement eurent à témoigner.

Marie était confuse.

Il va sans dire que monsieur le Maire était le plus prestigieux parti de la région.

Que ses cinquante ans conservaient toute la vigueur et les traits de la jeunesse.

Que son penchant n’était pas feint.

Que l’aisance matérielle lui serait profitable à elle mais surtout à sa fille.

Mais Marie aimait un homme. Son mari. Même si elle commençait à en faire le deuil, elle ne se résolvait pas à le trahir. Elle opposa donc qu’elle était encore mariée.

Albert Muller balaya ce détails du revers de la main. Comme en affaires, comme dans la gestion de son patrimoine et son entreprise, il n’y avait jamais de problèmes qui ne contenaient leurs solutions. Sa position, ses relations autant politiques, administratives que juridiques pouvaient aisément régler ce léger souci. Des cas similaires s’étaient déjà rencontrés.

Marie hocha la tête et sembla un instant convaincue par l’aplomb de celui à qui on ne refuse jamais rien, dut-il avancer les arguments les mieux choisis.

Elle releva la tête, écarta sa voilette et, rougissant à peine, lui annonça une fin de non recevoir dans un murmure. Albert Muller n’insista pas.

Son opiniâtreté en toutes circonstances, sa détermination devant les difficultés de l’existence, sa résolution en affaires n’effaçaient pas le gentleman qui sommeillait en lui.

Avant de raccompagner Marie devant sa porte, il lui fit entendre que rien ne pressait, que sa demande courait toujours. Elle n’avait qu’à dire un mot.

Il comptait  sur le temps, son allié le plus sûr en de telles circonstances. Il se trompait.

Marie finit par ne plus espérer un éventuel retour de Louis. Elle n’en était que plus fortement assurée dans son amour pour le disparu. On pouvait quasiment parler de foi.

Arrêtons-nous maintenant quelque temps sur la petite Blanche, principale héroïne de ce conte. Née au printemps 1945, elle connut les privations qui suivirent la guerre sans en éprouver la vraie conscience. Cela forge le caractère sans  étioler l’âme.

Très tôt, elle aida sa mère dans les travaux ménagers, ayant une prédilection pour la cuisine et une attirance en ce qui concerne l’élaboration des desserts, en particulier la pâtisserie. Elle donnait bien quelques coups d’aiguille mais la couture n’avait pas sa préférence. Du métier de nos parents, de deux choses l’une : ou nous prenons exemple sur eux ou nous en éprouvons une aversion inexplicable. On ne peut rester insensible à ce qui berce notre enfance.

La petite Blanche aime à travailler le sucre et la farine. Sa mère, ravie des tendres dispositions de sa fille, n’hésite pas à lui procurer les indispensables ingrédients de base à toute bonne réalisation pâtissière. La maisonnée est modeste mais toujours parfaitement propre, à l’image des vêtements de la mère et de la fille. Elles n’ont pas beaucoup d’argent mais une vie simple sans gâchis leur permet de ne pas connaitre les privations de ceux qui n’ont rien. Même dans ces opulentes années 50, la pauvreté guette dans les coins sombres des ruelles des grandes villes. Moins à la campagne où la solidarité, l’entraide séculaire entre gens de petite condition, conserve ses droits.

Très vite, les prouesses culinaires de Blanche se répandent d’autant plus qu’elle n’hésite pas à faire partager le fruit de son apprentissage. Elle n’a pas huit ans qu’elle offre de bon cœur ses fabrications dont elle maitrise déjà les plus simples à la perfection. Ses crêpes sont si légères que c’est un péché d’en manger selon les bigotes qui habitent en face et seront les premières à bénéficier des générosités de la petite fille aux gâteaux comme on la surnomme déjà dans la rue. Ses premières gaufres font le bonheur du cordonnier qui les préfère avec un soupçon de saupoudrage de sucre glace. Le marchand de journaux les raffole nappées de chocolat chaud et bien onctueux. Madame Rieglin, la mercière pousse la gourmandise jusqu’à les croquer avec un nuage de chantilly, toujours faite maison par les doigts de fée de Blanche.

Lorsqu’elle fait goûter ses bugnes de carnaval à monsieur Ziguenerfeld, minotier de son état, si tendres et à la fois si craquantes, c’est le début du succès. Sachant la mère indigente, il livrera chaque semaine suffisamment de farine pour que la petite puisse continuer ses prouesses pâtissières. La réputation de Blanche s’étend à tout le village en moins de six mois. Elle n’a pas dix ans.

Ce sont des quatre-quarts, des cakes qu’elle agrémente de raisins secs et fruits confits offerts de bon cœur par  l’épicier, conquit par la légèreté de ses chaussons et le fondant de ses tartelettes. Elle s’enhardit et tente, avec succès, cannelés, darioles, babas, charlottes, croissants, marbrés, génoises, soufflés, savarins, oranais, gosettes, manqués, donuts, panettones et kouglofs, sacristains, rissoles, financiers, pains d’épices, Suisses, boules de Berlin, toutes sortes de biscuits et la panoplie complète des clafoutis qu’elle décline à l’infini en fonction des fruits de la saison qu’elle glane dans les commencements mais qu’on se fait rapidement un devoir de lui offrir sachant qu’en retour on aura le plaisir de goûter à des merveilles.

Parmi toutes ces réalisations, Blanche a un faible pour les petits sablés qu’on cuisine au mois de Décembre. Dès la Saint Nicolas, la petite cuisine répand de doux parfums de cannelle, de sucre d’orge, d’épices lointaines. Par ici, on les nomme des Bredele. Ces petits gâteaux colorés et couverts de glaçage, agrémentés d’une cerise confite ou encore à base de pain d’épice (lapkueche, leckerli). Ils ont la forme qu’on veut bien leur faire prendre. Cœurs, trèfles, petits personnages, sapins, papillons, fleurs, croissant vanille-noisette, bretzel au citron, dents de loup, étoiles à la cannelle (Zimtsterne). Ce sont parfois de simples butterbredele, les sablés au beurre; des fingerle ou doigts d’ange; les schwowebredele ou sablés Souabes; Spitzbuben à la confiture; spritzbredele au chocolat. Macarons, duchesses, moutons, meringues aux amandes, minis cookies façon speculoos, écus au chocolat, bredele au pralin, étoiles à la pistache, anisbredela.

Blanche lorgne ensuite vers d’autres horizons. Elle réalise pour le Noël de ses douze ans, des cougnous, sortes de petites brioches venues de Belgique, des craquelins normands, le fameux Quénieu champenois en forme de X au pain d’épice. L’an passé, elle s’est découvert une passion pour les spécialités provençales. Mendiants, merveilles, oreillettes, tropéziennes, navettes de Marseille, fougasses, pompes à huile, croquants, galapians, biscotin d’Aix, Chanteclair toulonnais, chichis. Mais sa préférence ira toujours au célèbre Mannele, sorte de petit personnage en brioche parfois agrémenté de raisins secs ou pépites de chocolat que l’on propose à la Saint Nicolas et qui lui a valu son surnom.

Maitre Weinbrecht, le notaire de la commune, a une préférence marquée pour les madeleines. Il va jusqu’à prétendre  qu’on n’en trouve pas de meilleures même à Commercy. Grand amateur de littérature au sommet de laquelle il place Proust comme son auteur favori, il est dithyrambique sur les douceurs citronnées de Blanche. Délicatement tenue entre son pouce et son index gauches, il mord précautionneusement dans le petit gâteau moelleux et s’en repait comme d’un grand cru. Il soupire d’aise tandis qu’il mâche lentement le modeste dessert à la recherche non pas du temps perdu mais du secret de fabrication, un ingrédient qui lui aurait échappé. Maitre Weinbrecht ne le saura jamais mais Blanche, au fil des années et d’incessants essais de variantes, a élaboré quelques astuces de fabrication dont elle garde jalousement le secret.  Par respect pour notre héroïne, nous ne dévoilerons pas le procédé utilisé par cette pâtissière hors pair ni pour le parfum de ses madeleines, ni pour la légèreté de sa génoise, pas davantage en ce qui concerne le croquant de ses biscuits ou le moelleux de son baba.

Au printemps dernier, sous le prétexte de faire signer quelques documents relatifs à l’état de veuve non avérée de Marie, il était venu partager une tasse de thé agrémentée de quelques-unes de ses friandises préférées. Une fois les documents officiels remplis, la discussion roula tout naturellement sur Blanche qui allait passer son certificat d’études le mois suivant.

- A quelle voie se destine cette jeune demoiselle plein de talent?

Blanche répondit qu’elle n’envisageait pas l’avenir autrement qu’au milieu des ingrédients qu’elle maniait avec dextérité et bonheur. Elle avait déjà l’adresse d’un chocolatier pâtissier d’Obernai qui acceptait de la prendre en apprentissage dès le mois de Juillet.

Maitre Weinbrecht fronça légèrement les sourcils. Il n’ignorait nullement les dispositions scolaires de Blanche. Sa passion pour les gâteaux et les grandes promenades dans les collines ne l’empêchait pas de bien travailler à l’école. Chaque année, elle recevait les premiers prix, aboutissement de bonnes dispositions à l’étude et d’un travail suivi et sérieux.

- Mais ce n’est pas tout, ma petite Blanche, n’est-ce pas?

Blanche comprit à son air malicieux ce dont il voulait évoquer.

Maitre Weinbrecht avait la passion des timbres. Il possédait une assez jolie collection, centrée autour des iles polynésiennes. Quelques pièces avaient même une forte cotation, en particulier un vingt centimes de 1853 aux couleurs pastels représentant une vahiné jouant du yukulélé. Cependant, le notaire aimait tous les timbres, y compris ceux qui n’avaient pas de valeur marchande, à partir du moment où l’exotisme des iles et des contrées lointaines apparaissait sur le minuscule rectangle de papier crénelé. Or il se trouve que, pour sa part, Blanche avait la passion des langues. Par le biais de la paroisse et de monsieur le curé qui entretenait d’étroits rapports avec les diocèses de colonies en Afrique, en Polynésie et quelques adresses situées en Argentine et au Honduras, Blanche avait commencé à correspondre avec des jeunes filles du bout du monde. Elle s’exprimait assez bien en Espagnol, en Italien, en Russe et en Anglais. Depuis deux ans, elle découvrait d’autres idiomes, plus rares. Si maitre Weinbrecht collectionnait les timbres, elle collectionnait les dialectes. Bien entendu, le courrier reçu des antipodes portait invariablement des timbres colorés et exotiques. Cela n’avait pas échappé à  mademoiselle Grieger, une vieille fille acariâtre dont les tartes aux mirabelles de Blanche parvenaient tout de même à dérider quelque peu les traits sévères. Elle s’occupait du tri au bureau de poste et en avait fait part au notaire. Du fait, maitre Weinbrecht était au courant des penchants linguistiques de Blanche.

- C’est trop bête s’était il écrié alors. Tu as une passion pour la pâtisserie et tu t’y entends parfaitement, soit. Mais songe à ta vie.

Blanche avait timidement rétorqué qu’elle serait la plus heureuse des femmes si seulement elle travaillait au milieu des gâteaux.

- Rien ne t’en en empêchera avait alors répondu le notaire. Crois-tu que ma charge de notariat me prive du bonheur de rechercher, classer et collectionner mes timbres? Avoir une passion dans la vie est salutaire, mais il serait dommage de la galvauder en en faisant son gagne-pain. Je n’ai pas dit qu’il ne fallait pas s’intéresser à son travail et le faire avec conscience et dans le plus grand sérieux. Mais songe que l’apprentissage d’un tel métier est dur, qu’il faudra te faire respecter par tes futurs collègues, tous des garçons, qu’il faudra obéir à un patron qui n’aura pas d’égard à la moindre faute. S’il faut faire preuve de probité et d’honnêteté dans son métier, on doit reconnaitre que ce n’est pas tous les jours rose, même si on aime son labeur par-dessus tout. Alors qu’une passion accomplie sans entraves, sans concessions est la plus belle des réussites. Si elle s’allie avec un métier valorisant, gratifiant, il ne reste plus qu’à jouir d’une vie bien remplie.

Maitre Weinbrecht prit alors un ton dictatorial comme monsieur Breitenbach, le maitre d’école, fervent pour sa part des mignardises à la pâte d’amande, lorsqu’il contait les prouesses des armées passées et la grandeur de la France. Le notaire parla de l’Europe qui était en train de se construire et que tout portait à croire que Strasbourg allait être la capitale administrative, car placée géographiquement au centre du continent. Toutes ces nations qui viendront se rencontrer, discuter, parlementer, ériger et voter des lois pour le bien de tous, tous ces ministres, ces hauts fonctionnaires auront besoin d’une véritable batterie de traducteurs… et de traductrices.

S’il avait parlé en direction de Marie, il s’était tourné subitement  vers Blanche pour prononcer distinctement le dernier mot.

La question du financement d’études plus longues que prévues, collège puis lycée, surement une université pour approfondir des connaissances avait été balayée d’un revers de main de l’homme de loi accompagné d’un léger soupir de contentement. Cela, je m’en charge. Il existe des bourses destinées aux plus démunis et épaulant les plus besogneux. Nul doute que Blanche y aura droit sinon je ne m’appelle plus maitre Weinbrecht.

Il avait été convenu donc, qu’une fois son certificat en poche, Blanche intégrerait à la rentrée de Septembre le collège d’Obernai, première étape d’un long cursus.

L’examen révéla une première place dans l’arrondissement, lui octroyant automatiquement les droits d’une bourse sans que le notaire n’ait à intervenir de la moindre des  façons.

Le soir de l’affichage des résultats, Blanche trouva un gros paquet sur son petit lit.

Une cantine en aluminium renforcée aux encoignures. Elle l’ouvrit. A l’intérieur, toute une batterie de cuisine.

Tous rutilants et rangés comme des soldats à la parade, spatules, fouet, poche à douilles, siphon, ramequins, emporte-pièces, cadres et cercles à pâtisserie, chinois, cul de poule… Rien ne manquait. Une vraie panoplie de la petite pâtissière. Mais cela n’avait plus rien d’une dinette. Blanche était devenue une artiste.

Elle bondit de joie, enserrant sa mère à l’étouffer. Celle-ci, ne pouvant contenir son bonheur, essuya une larme, une simple larme, de celles qui font du bien quand tant d’autres, plus amères, se contentent de soulager la douleur, d’apaiser le chagrin, de calmer les peines.

Blanche entonna alors un air à la mode en ce début d’été.

Volara, oh oh, Cantare oh oh oh, Nel blu  di pinto di blu, Felice di stare lassu.

Puis, devenant soudain plus grave, avec le plus grand sérieux, elle prit tendrement la main de sa mère et entama cette cajolant ballade.

Maman tu es la plus belle du monde

Aucune autre à la ronde n'est plus jolie

Tu as pour moi, avoue que c'est étrange

Le visage d'un ange du paradis

Dans tous mes voyages

J'ai vu des paysages

Mais rien ne vaut l'image

De tes beaux cheveux blancs

Tu es, Maman, la plus belle du monde

Et ma joie est profonde

Lorsqu'à mon bras

Maman, tu mets ton bras

Maman tu es la plus belle du monde

Car tant d'amour inonde tes jolis yeux

Pour toi, c'est vrai, je suis malgré mon âge

Le petit enfant sage des jours heureux.

Cela eut pour effet de redoubler les larmes de joie de Marie qui étreignit sa fille avec des rires entrecoupés de sanglots.

Quittons un moment ce touchant tableau pour revenir en cette matinée du 24 Décembre. Les rues sont encore désertes, il est tôt. Le soleil peine à se lever comme tous les habitants du bourg, d’habitude si prompts à entamer leur ouvrage quotidien. Mais c’est la veille du jour de Jésus et chacun et chacune met la dernière patte à la décoration de son foyer. Quelques boules scintillantes par ci, des branches de houx par là. Les ménagères enfournent une dernière grappe de bredele. Les messieurs imaginent leur tenue pour le réveillon, choisissant méticuleusement parmi leurs cravates, leurs fracs et leurs chemises amidonnées, ne sachant se décider. Au final, il est fort probable que ce soit leur femme qui tranche.

Il fait un froid à ne pas mettre un gueux dehors, pourtant n’est-ce pas ce même personnage entrevu au début de notre récit qui arpente d’un pas décidé les trottoirs blanchis d’une légère couche de neige pour éviter que le verglas ne rende les déplacements impossibles. Le même chapeau noir à larges bords, la même écharpe Bordeaux enserrant son cou et le caban identique de la veille. Mais plus question de musarder ce matin. L’homme semble déterminé. Il entre dans les imposants bâtiments de la plus belle cave de la région. On peut lire sur l’entrée « Famille Muller, vignerons depuis 1736 ». Lorsqu’il en sort, une demie heure plus tard, le soleil n’a pas parcouru un important chemin. L’homme affiche un sourire de contentement comme celui qu’arbore le marchand qui vient de faire une bonne affaire. Il traverse le village richement orné qui prend, au petit matin, un tout autre aspect. Les scintillements de mille feux, les miroitements féériques, les irisations de lumières, les brillances des guirlandes, les rutilances aux fenêtres, les chatoiements des lanternes et réverbères ont laissé place à une froide beauté de lendemains (ou de veilles) de fêtes. Il sait apprécier à sa juste valeur cette splendeur moins clinquante que les lumières du soir, allant parfois jusqu’à l’ostensible écoeurement de trop de tout.

Dans une douzaine de demeures, on s’active déjà derrière les fourneaux. Les participants au concours de la Meilleure Bûche ne chôment pas. Blanche fait partie de cette agitation. Revêtue d’une simple robe de toile bleu ciel avec pour tout agrément une collerette rose pale qu’a réalisé sa mère au Noël dernier. Depuis toute gamine, elle ne porte que les vêtements que la couturière réalise sur son temps libre, entre deux commandes ou quelques retouches. C’est pratique d’avoir une couturière à la maison, mais Blanche se rappelle qu’enfant elle avait un peu honte des habits qu’elle devait porter quand elle allait à l’école. Elle aurait bien voulu être vêtue comme ses camarades. Elle n’osait pas trop demander à sa maman de lui couper des robes sur le modèle à la mode. Aurait-elle accepté? Et les tissus? Elle choisissait toujours les étoffes les plus résistantes, sachant le peu de cas que les enfants font de leurs mises bien que Blanche se montra raisonnablement précautionneuse.  Sur le moment, elle lui en voulait au fond d’elle, aujourd’hui elle comprend mieux pourquoi Marie lui faisait porter telle ou telle tenue. Les enfants ont des cervelles d’oiseaux. Toujours gais, la minute d’après tout colère et agités parce qu’un détail ne leur convient pas; ne sachant pas faire la différence entre le bon et le bien.

Tout en choisissant les ingrédients de sa recette, elle entonne un air à la mode, aidée par le petit poste qui nasille une chanson d’amour.

Marjolaine, toi si jolie

Marjolaine, le printemps fleurit

Marjolaine, j'étais soldat

Mais aujourd'hui

Je reviens près de toi

Tu m'avais dit : "Je t'attendrai"

Je t'avais dit: "Je reviendrai"

J'étais parti encore enfant

Suis revenu un homme maintenant

Blanche prend un réel plaisir à moduler sa voix à les fins des vers, sur le modèle de Francis Lemarque. Même si elle a une préférence pour Gilbert Bécaud que sa mère qualifie de mauvais garçon car trop enthousiaste, fervent et emporté, elle apprécie beaucoup Luis Mariano qui fait l’unanimité entre la mère et la fille, ou encore les chansons douces de Guy Béart, à la limite de la comptine.

Ma petite est comme l'eau, elle est comme l'eau vive

Elle court comme un ruisseau, que les enfants poursuivent

Courez, courez vite si vous le pouvez

Jamais, jamais vous ne la rattraperez

Mais tout au fond de son être, Blanche garde son idole. Une jeune femme à la beauté de ces sultanes tout droit sorties des contes des mille et une nuits, recueil qu’elle avait reçu en cadeau pour le Noël de ses douze ans et qu’elle avait dévoré en partageant la lecture quelques soirs avec sa mère en relisant à haute voix les chapitres qu’elle avait découvert pour elle seule auparavant. Elle l’avait vue en couverture de ces magazines relatant la vie des vedettes de la chanson ou du cinéma. Nul doute qu’avec une silhouette pareille elle ne tarderait pas à faire du cinéma. Pour l’instant, elle chantait. Elle chantait de sa voix mélodieuse à l’accent du sud. Ce sud qui faisait rêver les petites alsaciennes, réchauffant leur cœur d’alizées brûlants, de senteurs épicées, d’un parfum de désert, d’images exotiques, les rives du Nil, les feux d’Alexandrie, le port du Caire.

Tandis qu’elle égouttait les raisins secs qu’elle avait mis à tremper toute la nuit dans un bol de rhum, qu’elle travaillait les fruits confits dont elle avait elle-même veillé à la préparation tout cet automne, sa chanson favorite retentit sur les ondes de Radio Luxembourg, sa station fétiche.

Les yeux battus,

La mine triste et les joues blêmes,

Tu ne dors plus,

Tu n'es que l'ombre de toi même,

Seul dans la rue

Tu rôdes comme une âme en peine

Et tous les soirs

Sous sa fenêtre on peut te voir

Je sais bien que tu l'adores

Et qu'elle a de jolis yeux,

Mais tu es trop jeune encor

Pour jouer les amoureux !

Et gratta gratta sul tuo mandolino

Mon petit Bambino,

Ta musique est plus jolie que tout le ciel de l'Italie,

Et chante, chante de ta voix câline

Mon petit Bambino,

Tu peux chanter tant que tu veux

Elle ne te prend pas au sérieux

Blanche ne se sentait plus de joie. Elle esquissa quelques pas de danse au milieu de l’étroite cuisine qui commençait à embaumer des senteurs mélangées qui, tout à l’heure allaient se concentrer dans un gâteau pas plus grand que les bonnes bûches que sa mère apportait dans ses bras.

- Il ne fallait pas te donner cette peine, maman, j’y serais allée tout à l’heure quand la pâte cuira.

Pour toute réponse, Marie s’avança et lui baisa le front. Elle était convaincue que sa petite Blanche allait emporter le concours haut la main. Quasiment tous les habitants étaient sous le charme de ses réalisations. Il ne pouvait en être autrement.

- Les gens qui nous connaissent ne sont pas le jury, maman, calmait tout de suite Blanche qui était la modestie même.

Ce matin, elle allait mettre tout son cœur et tout son savoir faire dans cette pâtisserie. Le résultat lui importait peu, finalement. Elle était comblée d’être là avec sa maman, la veille de Noël dans ce charmant petit village.

La rentrée au collège avait été difficile. Pas tant pour les études où elle caracolait toujours aux meilleures places, mais à cause de ses camarades.

A l’école du bourg, ses consœurs l’aimaient toutes; quelques-unes un brin intéressées quant à ses goûters ordinairement préparés  par ses soins et qu’elle n’hésitait pas à partager. Sa plus grande, sa seule ennemie ne foulait pas les bancs de l’école publique. Amandine, la fille du maire, avait les honneurs de faire partie de l’école privée, tenue par les bonnes sœurs du canton. Quand elle croisait Blanche dans la rue, elle tournait la tête, levait le menton et gloussait quelque plaisanterie à ses amies, faites du même bois qu’elle. Elle raillait la mise de Blanche, ses robes mal coupées ou plus à la mode, ses étoffes peu prestigieuses, son air humble qui trahissait pourtant de belles qualités de cœur. Était-ce la jalousie qu’elle éprouvait, elle, la fille de Monsieur le Maire, pour cette va-nu-pied, cette moins que rien. Il y avait un côté aristocrate chez Amandine. Elle se prétendait d’un autre milieu, ne frayant qu’avec les gens bien comme il faut et ayant plus d’esprit que de cœur. Amandine était la frivolité même, encouragé par la dévotion dont l’entourait son père.

Blanche n’en voulait nullement à cette Demoiselle. Elle l’évitait avec politesse, c’est tout.

Mais au collège d’Obernai, quelle ne fut pas sa surprise de constater que toutes ses camarades sans exception étaient sur le même modèle qu’Amandine. Une classe entière de parvenues, de filles de notables ou de bourgeois bien établis, quelques noms à particule aussi. C’est à croire que les études, même à la fin de ces fabuleuses années 50 où la modernité matérielle devait entrainer un progrès moral sinon social, on conservait encore les privilèges d’une certaine classe.

Lorsqu’elles apprirent que Blanche était la seule de leur cours à bénéficier d’une bourse d’études, ce fut la curée. Elles ne supportaient pas qu’une intruse se glissa parmi elles. Qu’une roturière parvienne à frayer avec le grand monde était au-dessus de leur entendement. Elles ne se privaient pas de lui faire sentir qu’elle n’était pas de leur monde, juste une pièce rapportée, une exception qui n’allait pas tarder à retourner à son taudis, à sa fange, sa misère. Mais ses succès scolaires entravaient leur dessein et elles s’acharnaient davantage sur la méritante jeune fille.

Ces vacances de Noël étaient donc un oasis dans sa vie de paria collégienne.

Elle coupa le transistor et chanta elle seule le dernier succès de Bécaud.

Le jour où la pluie viendra

Nous serons, toi et moi

Les plus riches du monde

Les plus riches du monde

Les arbres, pleurant de joie

Offriront dans leurs bras

Les plus beaux fruits du monde

Les plus beaux fruits du monde

Ce jour-là

Lorsqu’elle mit un point final à sa préparation, elle fredonnait encore un air de son chanteur favori.

Toi qui plane bien au dessus de nous

Toi l’oiseau, toi qui ris des pauvres rendez-vous

Toi l’oiseau ne crois tu pas qu’on est un peu fou

De trop vouloir au siècle des jaloux

Toi qui étais d’un presque rien du tout

Toi l’oiseau, toi qui sait le grand secret des loups

Toi l’oiseau, mon amour est si lointain perdu là-haut

Qu’un beau jour au soleil tu iras l’oiseau

La chercher là-haut pour moi

Il était onze heures quinze. Dans moins d’un quart d’heure, le jury allait commencer à examiner les œuvres proposées. Il n’était pas nécessaire de se présenter trop tôt dans l’annexe de la Mairie où allait se dérouler le concours. Une chaleur suffocante allait surement corrompre les meilleures préparations.

Blanche déposa un baiser sur la joue de Julie, la poupée de chiffons que sa maman lui avait cousue pour le premier Noël dont elle puisse de souvenir. Elle avait cinq ans.

Elle était émerveillée par l’ambiance feutrée de la petite maison, décorée avec soin et goût. Un petit sapin soutenait une demi douzaine de boules vertes, rouges, bleues et jaunes. Marie avait accroché quelques friandises, petits bonshommes en pain d’épice, deux ou trois bredele, des pâtes de fruits. A raison d’une gourmandise par jour, il y en avait assez de la Saint Nicolas jusqu’à la veille de Noël, sorte de calendrier de l’Avent accroché aux branches ornées d’une seule guirlande qui miroitait dans la pénombre de la pièce les soirs où on allumait juste trois ou quatre bougies. Le réveillon se résumait à un simple repas. Une dinde qui allait leur faire la semaine, des marrons cuits sous la cendre, du simple pâté de foie en guise de foie gras et, merveille des merveilles, une belle orange qui concentrait tout le soleil de l’Algérie encore française.

Au petit matin, Blanche s’était réveillée tôt, bien avant sa mère. Elle sortit de son  lit douillet situé dans la petite pièce qui donnait sur le jardin du voisin et, telle une funambule, se dirigea droit vers l’arbre de Noël qui semblait scintiller dans l’opacité de la pièce où les bougies avaient été soufflées à l’heure où l’on était parti se coucher. A tâtons, la petite fille chercha ses pantoufles qu’elle avait disposé au pied du sapin selon la tradition. Le jeune Père Noël (car n’oublions pas que cette émanation de Saint Nicolas venue des Amériques n’avait pas soixante ans) devait déposer des cadeaux à tous les enfants du monde durant la nuit de Noël. Longtemps la petite fille se demanda comment une telle prouesse était possible. Tout comme elle allait se demander quelques années plus tard lors des séances de catéchisme dispensées par l’abbé Morel comment les miracles des saintes écritures pouvaient s’organiser, déroutant parfois le prêtre par ses remarques justifiées.

Effectivement, sa maman n’avait pas menti. Les modestes pantoufles disparaissaient totalement sous un paquet informe et plutôt mou. Elle n’osait pas allumer le plafonnier et se posta devant la mince lucarne qui laissait entrer la faible clarté d’une pleine lune débarrassée de nuées qui avaient encapuchonnées le village depuis une bonne semaine. Là, dans la pénombre, lentement, délicatement elle décacheta avec précaution l’emballage qui pouvait alors resservir en d’autres occasions tellement la méticulosité magistrale de la jeune enfant était précise. Alors, sous ses doigts habilles, elle devina une simple poupée de chiffons. Dans cette presque obscurité, elle admira le présent davantage avec ses mains qu’avec ses yeux. Elle fit connaissance avec cette amie qui n’allait jamais la quitter tout au long de ses futures années. Une amie de chiffons avec laquelle elle partagerait ses joies, ses peines, avec laquelle elle allait s’endormir tous les soirs et se réveiller au petit matin en la serra très fort dans ses petits bras. Alors la lumière éclata. Blanche se retourna et vit sa mère, bras croisés, en train de contempler le bonheur de sa petite fille.

A la lumière, Blanche détailla sa poupée. Son visage était d’un tissu rose pale avec de grands yeux émeraudes qui allaient renvoyer l’éclat des bougies mieux que les décorations du sapin mais qui, sous cette lumière trop crue, se contentaient de la regarder fixement. Des fils blonds si fin qu’on aurait dit de vrais cheveux ornaient la tête dans une coupe à la garçonne. La poupée était vêtue d’une robe tablier bleu d’encre qui, avec les années, allait légèrement déteindre en un bleu filasse. Ses bras et ses jambes étaient démesurément raccourcis ne présentant ni coudes ni genoux mais une paire de menottes à quatre doigts que Blanche serrait déjà dans les siens et deux pieds qui étaient chaussés de jolis souliers en vrai cuir. Les cinq boutons de la robe semblaient de vraies perles.

La fillette était éperdue de joie. Son premier cadeau de Noël dont elle puisse se souvenir, couronnant des jours heureux dans cette ambiance si particulière de Décembre où l’on aime plus que tout venir se réfugier au sein de son foyer, même si cette famille se résumait à une seule maman.

Blanche se remémora aussi, au moment de partir vers la salle des fêtes de la mairie avec sa réalisation sous le bras, que sa maman n’oubliait jamais une prière pour son mari disparu, un papa que l’enfant n’avait jamais vu de sa vie mais qu’elle semblait connaitre pourtant.

Emue, elle versa une larme et s’enfuit dans le froid mordant de ce 24 Décembre.

Une quinzaine de participants se tenaient droit comme des i devant leur chef d’œuvre. Il y avait un seul garçon. Joël Pfaffenheim proposait une bûche classique avec surement un soupçon de crème en trop. Elle l’aimait bien, Joël. Il n’avait pas vingt ans et était souvent raillé par les hommes de la commune par ses airs un peu maniérés. Il était garçon coiffeur et préférait la compagnie des filles pour de toutes autres raisons qui rapprochent les jeunes gens des jeunes et jolies demoiselles. Il se sentait plus à l’aise que parmi la société un tantinet machiste et emportée des gaillards de son âge.

Une vieille dame que Blanche ne connaissait pas arborait une réalisation automnale. Présentée parmi une décoration de gland, de feuilles de châtaignier ocres et brunes, sa bûche aux marrons ne payait pas de mine mais allait d’ici quelques minutes régaler le palais du jury. Une sérieuse concurrente pensa Blanche.

Madame Westingluck avait osé une bûche salée. Sur la base de la célèbre Fleischschnacka, préparation de farce utilisant les restes de pot au feu mélangée aux œufs et oignons et assaisonné de sel, poivre et persil, le tout roulé dans une pâte à nouilles qu’on découpait en tranches pour faire dorer à la poêle avant de les pocher dans un bouillon récupéré lors de la cuisson de pièces de porc ou de veau. Même si on approchait doucement de midi, pas sûr que le jury apprécie ce dessert qui n’en était pas un.

Tout en attendant que le jury vienne déguster sa bûche, Blanche repéra aussi une composition antillaise qu’une grande métisse créole proposait. Des tranches d’ananas, des quartiers d’orange, des demi bananes, de la noix de coco, rien ne manquait jusqu’à la fleur de l’ananas qui couronnait le tout. C’était exotique et rafraîchissant.

La jeune mademoiselle Bertrand avait opté pour un dessert glacé à la vanille et au citron qui représentait une sorte de mausolée. Pas sûr que le jury ne la suive dans cette originalité.

Il y avait une variante du Beerawecka, le gâteau traditionnel de Noël par ici. Fruits secs et confits, noix, noisettes, quartiers de poires, figues, raisins, orange et citrons confits, le tout ayant macéré quarante huit heures dans le meilleur quirsch. Mais la génoise semblait déjà se déliter sous le chauffage qu’on avait poussé à fond dans cette grande halle, annexe de la mairie et qui faisait aussi subir quelques outrages à la bombe glacée de mademoiselle Bertrand.

Mais Blanche n’avait d’yeux que pour sa rivale désignée. Amandine.

La fille du maire qui passait pour piètre cuisinière, incapable du moindre coup d’aiguille et n’ayant aucun goût pour la décoration d’un intérieur, se tenait fièrement devant une réalisation somptueuse. Derrière le clinquant affiché de la bûche, se dissimulait une parfaite maitrise gastronomique. Les habitants du village qui connaissaient la réputation de superficialité d’Amandine étaient tous bien étonnés, mais force était de reconnaitre que, pour une fois, l’apparence n’était pas trompeuse.

Blanche, un moment rassurée sur ces chances dans cette compétition, douta sérieusement de sa réussite. Bien sûr, sa bûche était parfaitement réussie, mais supporterait-elle la comparaison avec un véritable chef d’œuvre? Et dans le cas d’une indécision de la part du jury, ne donneraient-ils pas l’avantage à la préparation la mieux présentée? Elle se morigéna intérieurement. Pour une fois, il aurait fallu accorder autant d’importance à l’aspect qu’au fond. Plongée dans ses pensées d’incertitude elle ne remarqua pas l’homme qui, au petit matin comme nous l’avons vu, était allé passer commande de liqueurs et de bonnes bouteilles de Gewurtztraminer. Il arborait encore son grand chapeau noir et l’écharpe lie de vin qui cachait la moitié de son visage. Il arpentait lentement les allées, jetant un regard d’expert sur les desserts proposés. Il s’était arrêté devant chaque candidat, jugeant intérieurement du sérieux de la réalisation à la seule vue. Il sourit devant les audaces salées, fut plus grave face aux meilleures productions, s’immobilisa un instant devant celle d’Amandine en écarquillant un moment les yeux dans une surprise non feinte, il semblait que lui aussi tombait sous le charme de la perfection. Quand il stoppa quelques longues secondes devant Blanche, celle-ci perdue dans ses pensées perplexes, ne le vit même pas. Du reste, le rictus de son contentement imprimé à ses lèvres charnues fut invisible, caché par la fameuse écharpe.

Nous n’allons pas tarder à lever le voile sur l’identité de cet inconnu mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer qu’il aurait eu grandement sa place justifiée au sein du jury.

Les cinq arbitres se composaient du boulanger pâtissier de la bourgade, un ami du maire et de par sa profession totalement étranger aux prouesses quotidiennes de Blanche. Une dame à grande prestance qu’on surnommait la châtelaine, était la propriétaire de l’illustre manoir et du second domaine viticole de la commune, après celui de Monsieur le Maire, cela va de soi. On avait demandé à deux personnalités d’Obernai et Strasbourg de venir prêter main forte à ces délibérations. Le premier, un notable à la silhouette rebondie, suffoquant dans un costume coupé deux tailles trop en dessous par la volonté de son épouse de le voir maigrir un peu, officiait comme avocat. Le seconde était une vieille dame pince sans rire qui érigeait la pratique de la critique en art majeur. Rien ne trouvait grâce à ses yeux. Les mœurs actuelles, le progrès, le manque d’éducation, la mauvaise pente sur laquelle toute la société s’enlisait à ses yeux.

Enfin, un jeune homme de bonnes manières complétait le tableau. Il était bien le seul à prendre son rôle avec un certain sérieux et un enthousiasme qui lui faisait accorder les notes maximales même aux compositions qui s’effondraient maintenant devant la mine défaite de leurs propriétaires.

La décision finale était imminente. Le jury se retira dans la salle du conseil, là même où avait été décidé trois semaines plus tôt ce grand concours. Restaient alors en compétition  la bûche antillaise, la campagnarde aux marrons, l’étincelante réussite d’Amandine et celle de Blanche.

Les arguments fusaient de toutes parts. On reconnaissait les mérites exotiques de la première, les saveurs délicates de la seconde mais il était clair que la palme ne pouvait échapper à l’une ou l’autre des deux dernières.

Il est temps à présent de présenter plus en détail ces deux chefs d’œuvre.

Blanche avait opté pour une réalisation toute classique. Une bûche pâtissière avec les ingrédients traditionnels. Un biscuit Joconde banal. Sucre, œufs, farine et poudre d’amande et une crème au beurre qui allait imbiber le tout avant de le rouler et de finir la décoration d’une touche artistique.

L’originalité venait de petits secrets de fabrication. Tout en respectant à la lettre les proportions, Blanche mettait un point d’honneur à les incorporer d’une manière toute nouvelle, à jouer sur la température, n’hésitant pas à laisser reposer les diverses préparations dans des endroits différents, à associer le sucre et les jaunes d’œufs par exemple, incorporer les blancs en neige avec un certain doigté, à peaufiner le glaçage, à travailler le chocolat d’une manière inédite. Dans la bûche de notre petite pâtissière, c’était avant tout le tour de main qui primait. Personne d’autre qu’elle ne pouvait réaliser cette préparation de façon identique même si elle avait devant elle le modèle en plein travail. Cela s’appelle un don. Et Blanche, manifestement, le possédait à la perfection.

A l’opposé et tout en respectant la tradition, Amadine avait tout misé sur l’épate. Epoustouflant était l’adjectif qui convenait. Sa bûche au grand Marnier était parfaite. Et somptueuse. Si Blanche avait tout misé sur le savoir-faire, Amadine s’était surpassée en technique. En matière de comparaison musicale, c’ était comme si Blanche avait revisité une partition de Chopin en se l’appropriant tandis qu’Amandine aurait exécuté du Rachmaninov de la plus haute volée. En définitive, leurs desserts leur ressemblaient. Modeste mais maitrisé pour Blanche, grandiose et parfait pour Amandine. Seule infime restriction en ce qui concernait la préparation de la fille du Maire, il semblait que la bûche avait été faite la veille.

C’est le jeune homme qui avait fait remarquer cette particularité qui, à ses yeux, disqualifiait le clinquant au profit de l’authentique.

L’avocat d’Obernai, dont le visage était maintenant en eau, reconnaissait la supériorité technique de l’œuvre d’Amandine mais il ne savait pas pourquoi, il lui semblait déjà avoir dégusté une telle réussite.

Impossible! S’indigna la châtelaine qui, malgré la concurrence viticole avec le maire, se rangeait du côté d’Amandine. Elle s’enflammait  pour cette réalisation qui alliait le fond et la forme. Bien sûr la bûche de Blanche était en tout point délicieuse mais celle-ci prenait l’avantage par sa présentation superbe.

Le boulanger, intérieurement, louait le tour de main de Blanche et se promit qu’il devait absolument  rencontrer cette fée pâtissière en âge d’apprentissage afin de  donner un coup de pouce à son commerce qui commençait à s’encrouter. Mais au bout du compte, monsieur le Maire était son ami.

La vieille rombière trouvait, une fois de plus, tout détestable. Elle ne participa pas au vote en maugréant que toutes les valeurs partaient dorénavant à vau l’eau. Ne pouvant reprocher indéniablement quelconque défaut aux réalisations, elle s’attachait à critiquer les auteurs des chefs d’œuvres elles-mêmes.

Ainsi, le verdict était rendu. Une seule voix pour Blanche, une abstention. Amandine remportait le concours de la meilleure bûche sous des applaudissements polis. A part Monsieur le Maire, tous les spectateurs rassemblés sous cette grande halle restaient stupéfaits, allant de l’incompréhension à une réprobation non formulée. Bien que la plupart n’aient pas pu goûter à la bûche de Blanche, tous connaissaient à la fois ses talents pâtissiers et la superficialité de la fille du Maire. Blanche elle-même, pourtant si humble et modeste, ne s’expliquait pas la réussite d’Amandine. Elle pensa un instant à une préférence eu égard aux fonctions de son père. Il était de notoriété publique que le boulanger était son ami, mais mis à part la châtelaine qui était plutôt en concurrence avec monsieur Muller, les autres membres du jury étaient de parfaits étrangers à la commune. Elle voulut en avoir le cœur net et, en douce, grignota une part de la bûche gagnante. Alors qu’elle pensait trouver du médiocre, du dérisoire, de l’insignifiant, du ridicule sous le clinquant de la présentation, elle devait admettre que cette bûche égalait, voire aurait dépassé la sienne si elle avait eu la vaillance de bien vouloir se  lever aux aurores : tout comme le jeune homme du jury, elle lui trouvait un léger air périmé. Il était clair que la belle ne sacrifierait pas une grasse matinée même pour le grand concours de la meilleure bûche organisé par son propre père, le Maire.

Monsieur Muller rehaussait ses épaules, gonflait sa poitrine, relevait le menton. Il arborait cette attitude des soirs d’élection où, régulièrement depuis la Libération il remportait le scrutin dès le premier tour.

La foule se dispersa. Blanche, déçue, rentra chez elle, l’air morne. Elle avait tant espéré gagner ce concours pour sa maman. Oh, elle savait bien que celle-ci l’aimerait et serait fière d’elle sans cela. Mais ça aurait été un joli cadeau de Noël. Le plus beau, peut-être. Elle n’avait même pas envie de chantonner comme à son habitude. Pourtant les vers chantés par Gloria Lasso et parlant d’un amour perdu lui trottait dans la tête.

Bon voyage, bon voyage

Le soleil brillera bien sans toi

Tu peux faire une croix

J'ai fini de t'aimer

Bon voyage et ne reviens jamais

Que m'importe cette histoire

Je souhaite d'être heureuse

On m'a dit tant de bien sur vous deux

On m'a même ajouté,

Comme pour t'excuser

Que tu l'aimes au point de l'épouser

Bon voyage, bon voyage

Ta tendresse pour moi, garde-la

Quand tu vas tout à l'heure

Te jeter dans ses bras

N'aie pas peur que je pleure pour ça

Elle marchait lentement le long de la rue richement décorée quand elle entendit une voix dans son dos. Son dépit allait jusqu’à lui faire entendre le timbre  de la voix d’André Ducourt qu’elle ne manquait pas chaque Samedi matin sur la toute nouvelle station de radio, Europe numéro un. Entre onze et midi, le champion en pâtisserie, proposait d’exécuter en temps réel une réalisation parfois difficile.

Elle se retourna. Devant elle, l’inconnu au grand chapeau ébène et à l’écharpe Bordeaux. Il dénoua son cache-nez et, immédiatement, Blanche reconnut le visage du célèbre pâtissier qui s’étalait en vitrine du marchand de journaux sur la couverture de son dernier best-seller : « Tous les gâteaux en un tour de main ».

Blanche n’en revenait pas. Comment se faisait-il que cette personnalité soit là, dans ce modeste village, qui plus est juste devant elle. Que lui voulait-il?

- Vous permettez que je vous raccompagne chez vous. J’ai quelques mots à vous dire.

Blanche balbutia qu’elle habitait à deux pâtés de maisons, que sa mère l’attendait et qu’elles seraient ravies toutes deux de lui offrir quelque chose à boire.

- J’en serais enchanté, répondit-il dans un simple sourire, pas celui triomphal qu’il arborait sur les photos de papier glacé. C’étaient des sourires pour tout le monde tandis que celui-ci n’était rien que pour elle.

A la place d’un apéritif, d’une liqueur, d’un alcool  qu’elles auraient été en peine de lui offrir, la mère et la fille ne recevant jamais personne,  c’est lui-même qui rejeta la proposition d’un vin chaud ou d’un café et proposa une grande tasse de bon chocolat chaud… préparé bien entendu par Blanche. Il lorgna la façon dont la jeune fille s’y prenait pour faire mitonner la préparation, délayant d’abord le cacao pur dans un peu de lait entier puis qu’elle faisait cuire pour crémer onctueusement le breuvage avant de faire mijoter le tout pendant dix minutes en ajoutant une pincée de… André Ducourt ne put voir quelle épice Blanche utilisait.  

La discussion roula bien entendu sur le concours pâtissier remporté par Amandine.

Ce n’est pas possible s’écria la mère. Elle ne sait rien faire de ses dix doigts!

André Ducourt sourit à cette envolée maternelle.

Devant les regards interdits de la mère et la fille, il s’expliqua.

- Vous avez parfaitement raison madame et j’entends bien avant ce soir démasquer cette supercherie. Les membres du jury sont, à mes yeux, encore plus coupables que le maire et sa fille.

- Pourtant, je l’ai goûtée sa bûche, dit timidement Blanche. Elle est largement aussi délicieuse que la mienne, si ce n’est davantage… si Amandine avait eu le courage, la volonté, l’audace de se lever plus tôt ce matin.

André Ducourt partit d’un grand rire en aboyant un merci tonitruant.

- Merci pour quoi s’étonna Blanche.

- C’est ma bûche au grand Marnier que la fille du Maire vous a proposé. Et personne dans le jury ne l’a reconnue, pourtant j’ose prétendre que plusieurs l’ont déjà dégusté. L’avocat, j’en suis certain. Moi aussi, j’ai en toute discrétion goûté à vos préparations. J’ai tout de suite reconnu ma préparation… réalisée hier et que la jeune fille a dû faire venir de Paris par un train de nuit express, ce qui explique sa moindre fraicheur, désolé. En revanche, la votre est un délice, un régal, un plaisir à m’en faire pâlir de jalousie.

Le visage de Blanche devint instantanément pourpre. Ses oreilles étaient carmin vif, jusqu’à son front qui donnait l’impression d’avoir reçu le soleil de Juillet.

- Je ne peux m’expliquer ce moelleux dans votre génoise mademoiselle. Moi-même je peine à obtenir une telle légèreté.

Blanche voulut s’expliquer.

- Il n’en est pas question. C’est votre secret et c’est à moi de le découvrir sinon je ne m’appelle plus André Ducourt. Puis il réfléchit en levant les yeux vers le plafond tout en devisant pour lui seul… pas un ingrédient supplémentaire, cela se remarquerait… peut-être un temps de préparation supplémentaire… un repos de la pâte quelques instants au réfrigérateur…

- Sur le bord de la fenêtre, juste trois minutes ne put s’empêcher de préciser Blanche. Le célèbre pâtissier sourit. Un silence s’installa. Il était pas loin d’une heure et demie. André Ducourt renifla l’air de la petite pièce.

- Ca sent bon, dit-il d’un air gourmand.  La mère et la fille se regardèrent.

- Nous offriez-nous le plaisir de vous inviter?

On servit l’erbsesupp dans de charmants petits bols. Une soupe de pois cassés, quelle merveille!

Puis, dans une grande marmite en fonte, mijotant depuis deux bonnes heures sur un coin de fourneau, le hasenpfeffer, un civet de lapin mariné au vin rouge et assaisonné de clous de girofle, de laurier et de quelques oignons. Pour accompagner le plat, une assiettée de grumbeerekiechle, ces fameuses galettes de pommes de terre, si croustillantes que la gourmandise de monsieur Ducourt obligea à en  tartiner une d’un munster bien fait qui embaumait un fond de placard.

Enfin, le dessert. La copie jumelle de la bûche du concours.

- Nous la réservions pour ce soir, mais votre présence et vos éloges méritent bien cette récompense. André Ducourt parut gêné.

- Non, non, il ne faut pas. Gardez-la pour vos invités du réveillon.

La mère et la fille échangèrent un regard, lourd de connivence. En quelques mots enrobés de cette pudeur qu’ont les gens qui ont souffert en subissant l’absence d’un être aimé elles confièrent à la personnalité parisienne que leur seule famille était un hypothétique mari et père disparu il y aura bientôt 15 ans, juste avant le débarquement. André Ducourt se confondit en excuses ce à quoi il lui fut répondu qu’il ne pouvait pas savoir.

- Gardez la bûche tout de même. Vous la mangerez avec le souvenir du disparu. Et il ajouta à l’intention de Blanche : nous nous reverrons assurément et j’aurai de nombreuses occasions de déguster vos délices dans l’avenir, j’en suis sûr. Sur ce, il prit congé et la mère et la jeune fille restèrent seules dans le petit appartement.

C’était une veille de Noël quasiment printanière si l’on excepte le froid mordant qui saisissait les imprévoyants. Elles convinrent de faire une petite promenade autour du village puis elles disputeraient une partie ou deux de dames. Viendrait le soir. Le souper était frugal mais de qualité. Un réveillon modeste qui valait bien par sa perfection tous les excès du grand monde. L’inconnu qui n’en est plus un dorénavant se rendit au château  dont il était l’un des nombreux invités. En passant devant la demeure de Monsieur le Maire, toute illuminée de décorations surfaites, il constata que la fête allait être ici aussi grandiose que sa bûche au grand Marnier qu’Amandine avait eu le toupet de proposer lors du concours. Il  se mit à penser que ce qui était ostensible et grandiloquent n’était pas forcément intéressant et ne méritait surement pas les louanges dithyrambiques que la majorité accorde le plus souvent à ce qui ne fait que paraitre. La qualité et le talent se cachaient le plus souvent dans l’ombre.

Dans la petite bicoque, Blanche et Marie s’activaient à donner un dernier point au diner tout en dressant la table, enjolivée d’une décoration discrète mais réalisée avec goût. Des bougies donnaient à la pièce une intimité de circonstance. La crèche tenait sur un recoin de buffet, à côté du petit sapin de Noël. La soirée était bien  entamée. De la cuisine parvenaient des aromes délicats, la cheminée ronronnait en procurant une douce chaleur. Sans prévenir, Blanche enlaça sa maman et, tout en improvisant une valse elle chanta.

Emportés par la foule qui nous traîne

Nous entraîne

Écrasés l'un contre l'autre

Nous ne formons qu'un seul corps

Et le flot sans effort

Nous pousse, enchaînés l'un et l'autre

Et nous laisse tous deux

Épanouis, enivrés et heureux

Entraînés par la foule qui s'élance

Et qui danse

Une folle farandole

Nos deux mains restent soudées

Et parfois soulevés

Nos deux corps enlacés s'envolent

Et retombent…

La mère et la fille, étourdies, épuisées, se laissèrent tomber sur la banquette, le rose aux joues et, ma foi, heureuses d’être ensemble, de partager ce repas de fête avant de braver le froid nocturne pour aller assister à la traditionnelle messe de minuit. Elles restèrent un moment là, main dans la main, à savourer un instant de bonheur dans leur vie de labeur et de tristesse, quand soudain on frappa à la porte.

Elles se regardèrent, étonnées. Qui cela pouvait bien être. Les autres soirées de l’année elles ne recevaient aucune visite alors en cette veille de Noël quelle âme en peine pouvait bien venir leur rendre visite? Surement quelque convive éméché par le vin chaud qui s’était trompé de maison.

Blanche se leva et se dirigea à petits pas vers l’épaisse porte de bois de chêne. Lorsqu’elle ouvrit, une bourrasque l’enveloppa comme si la tourmente voulait à son tour profiter d’une valse avec une jeune fille aux joues rouges.

Devant elle, debout sur le perron dans la pénombre de la rue se tenait un homme portant un grand manteau. Le contre jour lui interdisait de deviner les traits de son visage, seule son imposante silhouette se découpait en ombre chinoise.

- Est-ce ici la demeure de madame Motzel? La voix de l’inconnu était volontaire et à peine teintée d’un accent slave.

Surprise, Blanche balbutia qu’il était à la bonne adresse.

- Permettez que j’entre un moment?

Au même moment, Marie lui demanda qui cela pouvait être en venant la rejoindre sur le seuil de la petite maison. Blanche ouvrit plus largement la lourde porte, invitant ainsi l’inconnu à entrer. Elle était convaincue que ce devait être un mendiant qui demandait l’aumône, un morceau de pain, une cuisse de pintade pour passer Noël. Mais comment savait-il leur nom?

L’homme avança d’un pas et reçut la pâle lumière de la pièce. Il devait avoir cinquante ans, son visage était marqué par des années difficiles mais conservait de jolis traits qu’une volonté à toute épreuve avait renforcés. C’était un bel homme qui n’avait rien d’un nécessiteux. Au moment où Blanche s’effaça pour laisser à sa mère le loisir de dévisager l’inconnu, il sourit avec tendresse. Un seul regard de Marie sur le visage de l’homme et elle murmura dans un soupir,

- Louis…

Le récit qu’avait fait  Emile Schutziger  était en tout point exact. Louis avait été assommé dans l’éboulement qui suivit le bombardement mais il était encore vivant. Emile l’avait enveloppé de la vareuse du prisonnier russe, son ami, avant de s’évanouir à son tour. Ce qu’il ne savait pas, c’est que l’armée russe, prenant Antoine pour l’un de ses soldats, l’avait emmené et soigné. Le traumatisme avait fait perdre tout souvenir au soldat français mais, les mystères du cerveau sont impénétrables, il ne conservait en mémoire que l’idiome russe. Il ne savait pas davantage parler sa langue maternelle qu’il ne connaissait son nom, sa résidence, s’il était marié, avait des enfants.

Il passa sa convalescence sur les rives du lac Baïkal où il rencontra une jeune et jolie infirmière se prénommant Datcha. Il la trouvait à son goût mais quelque chose tout au fond de lui l’empêchait de nouer des liens plus tendres qu’une franche amitié. La jolie infirmière ne comprenait pas. Elle lui en voulut. Si Antoine ne se souvenait de rien de sa vie passée, il avait gardé les gestes et le savoir d’un bottier de renom. Il pratiqua ainsi son métier dans les environs de Kiev. Il resta célibataire malgré un physique avantageux, une belle moralité et le cœur sur la main. Par plaisanterie ses camarades le surnommaient le prêtre, sachant sa fidélité non expliquée. Il ne le savait pas lui-même. Pourquoi rejetait-il ces femmes qui ne demandaient qu’à partager sa vie? Mais son métier lui suffisait ainsi qu’un petit lopin de terre où il cultivait légumes et fruits qu’il distribuait à tout le village, à l’image des gâteaux que dispensait sa fille, là-bas, à l’ouest, bien au-delà du Danube et du Rhin.

Il y a trois semaines à peine, un soir de Décembre, il se promenait sur les rives de la rivière gelée où les gamins aimaient à patiner des heures entières. Il entendit quelques rires, des cris, vociférations d’une jeunesse qui s’amusait d’un rien. Soudain il perçut une intonation plus alarmée dans les cris et les clameurs. Il s’avança sur la glace. Alors il vit une bande de jeunes garçons et de filles qui s’époumonaient à même la glace. Il s’approcha. Les mines défaites lui apprirent qu’un des leurs s’était aventuré trop prêt du milieu de la rivière, là où la glace est trop fine pour supporter le poids même infime d’un enfant. Il vit les bras et les épaules d’un gamin se débattre dans les eaux noires et glacées qui tourbillonnaient en de dangereux remous et qui auraient tôt fait d’engloutir l’imprudent. Il ne réfléchit pas davantage. Il ôta son épais manteau, défis ses chaussures et plongea dans les eaux glacées.

Les mouvements du gamin pour se tenir à la surface commençaient à perdre de leur efficacité. La fatigue, le froid polaire, commençaient leur travail de sape. La tête disparut soudain sous la surface où s’entrechoquaient dans un tintinnabulement sinistre quelques plaques de glace aussi coupantes que des couteaux parfaitement aiguisés. Il inspira une grande bouffée d’air glacial qui lui rongea les poumons. Pendant dix secondes on ne vit plus rien. On n’entendait que la glace qui se tordait en gémissant des imprécations funestes. Les spectateurs impuissants restés sur la banquise retenaient leur souffle. Était-il possible que l’homme et leur camarade se soient noyés? Il y avait bien trop longtemps qu’ils avaient disparu l’un et l’autre sous les flots qui commençaient, à mesure que l’eau redevenait calme, à se solidifier à nouveau. On commençait à perdre l’espoir quand, dans un formidable bond digne du meilleur des saumons, le sauveteur et le sauvé jaillirent de l’écume. En deux brassées, le secouriste d’un soir fut sur la rive gelée. On l’aida à hisser l’enfant tout roidi de froid et lui-même sur la berge.

Entrecoupés de hoquets, il laissa quelques mots s’échapper, moitié russe moitié dans une langue inconnue aux enfants. Il fallait déshabiller complètement le rescapé et l’envelopper aussitôt dans un manteau. Les enfants s’affairèrent sur leur camarade et entreprirent d’effectuer les mêmes opérations sur le corps du Saint Bernard. Mais celui-ci était trop lourd. Ses vêtements commençaient à geler, l’enserrant d’un linceul de glace, mortel. Sa conscience l’abandonna une seconde fois, plus de quinze ans après avoir vécu pareille expérience dans des circonstances toutes différentes.

Lorsqu’il revint à lui, il s’était écoulé trois jours. Il avait déliré dans une petite chambre de l’hôpital où on l’avait rapatrié. En hypothermie avancée, on ne donnait pas cher de ses chances d’en réchapper. Mais sa constitution robuste et, qui sait, peut-être une aide du destin, du hasard ou de Dieu, je vous laisse le soin de choisir votre préférence, bref une étincelle divine ou une particularité physiologique le tira d’affaire en cinq jours.

A trois jours de Noël, il était sur pied mais restait une énigme pour les docteurs qui s’étaient penché sur son cas : il ne parlait que Français. Il avait, cette fois, oublié le moindre mot de Russe. En revanche, il avait retrouvé tous les souvenirs disparus un matin d’Avril 1945. Une seule obsession : partir rejoindre cette femme qu’il avait abandonné à un mois de l’armistice, dans un petit village quelque part en Alsace, de l’autre côté du Rhin. Il lui fallait traverser toute l’Europe. Sans plus connaitre un mot de Russe, sans pouvoir s’exprimer ni en Polonais ni en Allemand, il parvint tout de même en gare de Strasbourg. Nous étions le 24 Décembre. Il était 16h50. Avec un peu de chance, il serait chez lui pour le réveillon. Jamais, à aucun moment il ne douta qu’il retrouverait sa femme à la bonne adresse. Il n’imagina même pas qu’elle aurait pu refaire sa vie, s’établir dans un autre village, peut-être même à Strasbourg ou, pourquoi pas,  à Paris.

Il traversa le village où il avait vécu toute sa jeunesse, où il avait rencontré puis aimé Marie d’un amour tendre et ardent. Il ne fit pas attention aux décorations qui enjolivaient cette veille de Noël. Il manqua de percuter un homme au large chapeau  noir et entouré d’une épaisse écharpe Bordeaux. Il s’excusa. Et poursuivit son chemin. Parvenu devant la porte d’entrée où il avait vécu de belles années, surement les plus belles de sa vie, son cœur s’accéléra subitement.

Il avait traversé toute l’Europe, fait plus de trois mille kilomètres, somnolant dans des trains de troisième classe, voyageant nuit et jour pour être à l’heure. Il n’était pas rasé de quatre jours. Il éprouva alors une émotion si forte que lorsqu’une jolie jeune fille d’à peine 15 ans lui ouvrit il crut défaillir.   

Blanche regarda le mari et la femme enfin réunis après tant d’années sans comprendre. Elle assista à la plus émouvante, la plus tendre, la plus bouleversante des retrouvailles. Loin des exclamations dont le cinéma est si friand, le couple partageait l’émotion de se revoir après de si longues années dans un mutisme empreint de la timidité de jeunes jouvenceaux. Il est de si fortes émotions qui ne peuvent se partager avec des mots. Seuls leurs regards s’exprimaient et ils en disaient tant! Leurs cœurs battaient d’un même mouvement, leurs mains se joignirent et, enfin, leurs lèvres s’unirent. Blanche détourna la tête. Elle gagna sa chambre en entonnant un air à la mode.

Tu me fais tourner la tête

Mon manège à moi c'est toi

Je suis toujours à la fête

Quand tu me tiens dans tes bras

Je ferais le tour du monde

Ça ne tournerait pas plus qu'ça

La terre n'est pas assez ronde

Pour m'étourdir autant qu'toi

 

Une famille s’était retrouvée en cette veille de Noël. Nous étions le 24 Décembre 1958.

×