Une heure avant Minuit
Un petit garçon semblable à tous les autres petits garçons si ce n’est qu’il aimait se promener, toujours tout seul, en lisière de la forêt sur ce chemin qui longeait la rivière et bénéficiait d’une ombre qui rafraichissait les chaudes journées d’été. Septembre n’avait pas encore tout à fait remplacé Août sur le grand calendrier suspendu comme un véritable tableau dans la cuisine, au-dessus de la huche à pain, juste entre le réfrigérateur et la cuisinière. Le petit garçon aimait bien cette petite maison où ses parents et lui se serraient dans des pièces exiguës mais rigoureusement propres et suffisamment confortables. Le papa du garçonnet partait tous les matins vers la grande usine qui continuait de cracher une épaisse fumée, spécialement les jours de gel. Sa maman restait à la maison toute la journée mais pas par oisiveté. Une fourgonnette bleu pâle arrivait sur les coups de huit heures, huit heures et quart. Un grand sénégalais dépliait ses longues jambes et ses bras interminables et ouvrait en grand les double portes arrières. Là, il soulevait sans effort une énorme panière remplie de linge. On y trouvait de tout. Des mouchoirs à carreaux, des chemises roses, bleues, mauves, blanches. Il y avait des serviettes dépareillées, des foulards en soie ou pas, des robes de toutes les formes et tous les coloris, des pyjamas en coton, des tricots de corps et des maillots, des t-shirts révélant des centaines d’inscriptions, de logos, de messages parfois drôles, des débardeurs et des Marcels, des collants fluo et des chaussettes de tennis. Bref, quelques dizaines de kilos de linge étaient posés à même sol dans l’étroit vestibule par l’africain musclé lorsque le petit garçon le croisait en route sur le chemin de l’école. Quand il rentrait en fin d’après-midi, il retrouvait l’enchevêtrement pêle-mêle de l’immense corbeille du matin, scrupuleusement disposé en piles bien droites et parfaitement défripé par les soins de sa mère. Le tas informe s’avachissant le matin même dans la corbeille qui aurait largement pu lui tenir lieu de lit était maintenant un modèle d’ordre et de propreté. Cela sentait bon. Les Mercredis où le petit garçon n’allait pas à l’école élémentaire toute proche, juste un carrefour où on lui avait dit et répété de bien regarder à gauche et à droite avant de s’y engager, et une large avenue bordée de marronniers qui offrait, dès la Toussaint, un joli tapis de feuilles jaunes et brunes sur lequel il aimait bien marcher, ces jours-là, le voyant trainer autour de la gigantesque corbeille de linge et augurant d’une catastrophe imminente, sa mère lui intimait l’ordre, avec un tendre sourire accompagné d’une caresse de sa main droite à elle sur sa joue gauche à lui, d’aller plutôt jouer dehors. Alors, le petit garçon tournait à droite de la maisonnette plutôt qu’à gauche en direction de l’école, et se dirigeait d’un pas hésitant vers le bosquet d’arbres qui marquait le départ du chemin de halage qui bordait la rivière.
Ce n’était pas par timidité qu’il fuyait ses petits camarades d’école bien qu’il soit plutôt du genre calme et réservé. Mais il jugeait qu’il les voyait suffisamment pendant l’année scolaire et, tout au fond de lui, il les trouvait un peu bêtes. Les filles aussi, il les trouvait bêtes, mais pas pour les mêmes raisons. Elles avaient toujours peur de se salir (alors que la terre ce n’est pas sale) et minaudaient, boudaient, gloussaient, jacassaient, pouffaient, babillaient, comméraient, se pâmaient. Bref, un comportement de filles, quoi. Les garçons, ce n’était pas mieux à bien y réfléchir. Et, tout au long de ses promenades solitaires, le petit garçon avait amplement le temps de réfléchir.
Il ne faut pas croire qu’il s’ennuyait le moins du monde ou qu’il trainait dans son pas ralenti une tristesse de l’existence. Il aimait la vie, ce petit garçon et trouvait toujours moyen de s’amuser d’un rien. Quelques brindilles et il confectionnait un mikado cent pour cent naturel. Des pignes de pin bien rondes lui servaient de balles. Les nombreuses branches du large chêne étaient de merveilleuses marches d’escalier sylvestre et les ramures, bien solides, parfaites pour s’y pendre. Au printemps, durant les quelques semaines où le minuscule ruisseau qui venait se jeter dans la rivière n’était pas à sec, il devenait un important ingénieur hydrographe, créant des ports miniatures, déviant le cours d’eau, parfois même installant un moulin de sa propre composition. Il s’inventait un monde débarrassé de tous les imbéciles. Oui, c’était pour ça qu’il aimait bien se promener tout seul sur ce chemin tranquille où il ne rencontrait pas grand monde. Ses camarades d’école étaient pour la plupart de parfaits imbéciles qui ne songeaient qu’à jouer au football (alors qu’il y a tant de jeux possibles avec un simple ballon et le petit garçon ne comprenait pas vraiment pourquoi s’évertuer à se partager un seul ballon entre une vingtaine de joueurs alors qu’il était plus simple d’avoir chacun le sien) ou s’abrutir devant des consoles de jeux où le but était de massacrer le maximum de méchants. Lui en était convaincu, les méchants, si vraiment méchants ils étaient, devaient aller en prison, pas au cimetière.
Ce matin-là, juste quelques jours avant la rentrée et le retour dans une salle de classe qui sentait la pâte à modeler et le papier moisi (ça, il ne savait pas pourquoi vu que les livres et les cahiers changeaient tous les ans), les jacasseries et des fou-rires des files, les parties de football trop violentes à son goût des garçons et la tête sans cesse stupéfaite de Monsieur Lecourt, leur enseignant, lorsqu’on lui posait une question qui sortait du programme scolaire, ce matin-là donc, le petit garçon, les mains dans les poches et sifflotant un air des années soixante (ses goûts musicaux auraient pu le marginaliser à l’école, mais il se gardait bien d’en faire la moindre confidence, même à ses copains les plus proches), il longeait la petite rivière dont les eaux, grossies par l’orage de la veille, bondissaient de caillou en caillou. Il avait l’air ailleurs, perdu dans ses pensées et imaginant déjà un nouveau jeu où il serait question de sauver la planète, mais pas à la façon de Superman ou Bruce Willis contre de dangereux ennemis avides de pouvoir, mais contre ce fameux réchauffement climatique dont titraient régulièrement les journaux à leurs unes et dont la télévision mentionnait constamment les effets néfastes. Bizarrement, ses parents n’en faisaient jamais cas.
C’est alors qu’il le vit.
Un objet métallique bien brillant comme une sonnette de vélo. Son avertisseur sonore, comme on devait le nommer en bon français, du moins d’après les dires de Monsieur Lecourt, rendait le son d’un grelot asthmatique sur le point de rendre l’âme. Celui-là paraissait presque neuf. Comment était-il parvenu jusqu’ici?
Le petit garçon était toujours étonné et consterné par le nombre d’immondices qu’il pouvait rencontrer au-dehors, à la lisière de la forêt, accrochés aux haies, trainant sur les chemins, volant d’un trottoir à l’autre et, pire que tout, emmenés par les flots de la rivière. Bien la peine de se donner tout ce mal à disposer des réceptacles un peu partout dans la ville et ses environs pour que certains continuent de vider leurs poches sans le moindre remords. Le faisaient-ils chez eux? Il imaginait un salon encombré de détritus, une cuisine couverte de papiers gras et d’épluchures diverses, des chambres noyées sous un flot de déchets, canettes usagées et cartons à pizza déchirées, une salle de bain maculée de déjections plus ou moins douteuses et des kilos de débris non identifiables traînant dans les couloirs malodorants.
Non. Alors pourquoi considérer dehors comme une poubelle?
La sonnette vibrait de l’éclat de son chrome étincvelant presque au milieu de la rivière, retenue par un mince branchage qui était, lui-même, accroché à deux grosses pierres qui agrémentaient le paisible cours d’eau. Enfin, paisible la plupart du temps car, au lendemain de la belle averse d’orage qui s’était abattue hier au soir sur toute la région, elle s’était transformée en un puissant torrent.
La sagesse commandait de laisser là le carillon balloter dans les flots et revenir plus tard, demain par exemple, lorsque le niveau de l’eau et la force du courant se seraient calmés. Il serait alors plus aisé de récupérer ce trésor. Mais la sagesse est une denrée rare lorsqu’on a huit ans passés et pas encore neuf. Et puis, un remous allait peut-être déloger ce branchage de sa position précaire et la sonnette, une fois libérée, poursuivrait sa course sur les vagues, emportée par le flux de la rivière qui allait rejoindre une autre rivière aux eaux à peine plus foncées puis, à son tour, allait se jeter dans un fleuve qui, selon la propre définition d’un fleuve, aboutirait, après bien des méandres et des circonvolutions, à l’immensité de l’océan. Il serait inévitablement plus difficile de récupérer le bel objet alors.
Le petit garçon regarda autour de lui à la recherche d’une solution. Là, coincée entre le tronc d’un peuplier et un bout de haie, un long bâton bien tordu ferait l’affaire. Il délogea cet outil improvisé et se campa bien fermement sur la rive du cours d’eau qui chantait une chanson vigoureuse, rien à voir avec la douce mélodie dont elle accompagnait les pas de l’enfant d’habitude. Les rivières étaient comme les grandes personnes pensa-t-il : chacune avait son propre accent, une intonation singulière, une façon unique de prononcer les mots, de trainer sur certaines syllabes et d’en avaler d’autres. Cette musique était reconnaissable les yeux fermés. Mais qu’ils se mettent en colère et toutes ces disparités s’effaçaient, un peu comme on perd son accent lorsqu’on chante.
Le bâton peinait à atteindre l’objet convoité. Il fallait que le petit garçon s’avance un peu. Mettre le pied gauche sur cette pierre bien ronde et terriblement glissante par exemple, mais le garçonnet avait l’habitude d’utiliser ses pieds à baguenauder sur les chemins et maitrisait bien son équilibre à force de grimper aux branches basses des arbres de la lisière de la forêt. Il se tenait bien d’aplomb dans une position certes inconfortable mais qui lui permettrait d’obtenir ce qu’il désirait le plus depuis maintenant cinq bonnes minutes.
L’extrémité du bâton flirtait avec la sonnette, toujours accrochée au branchage qui ondulait au gré du courant, il la caressait, la touchait presque. D’un coup sec, comme il l’avait vu maintes et maintes fois faire par les pêcheurs au bord de l’étang poissonneux lorsqu’ils ferraient leur prise, il fit bondir la sonnette argentée qui rebondit sur une pierre luisante et vint atterrir sur la berge tandis que lui, déstabilisé par cette unique prouesse, basculait de tout son flanc dans les eaux tumultueuses. Par réflexe, il lâcha son bâton, devenu inutile puisque la sonnette était hors de l’eau mais qui aurait pu l’aider à se sortir des flots lui-même. On ne pense pas à tout lorsqu’on a huit ans, pas encore neuf, et projeté dans une situation d’urgence. Au demeurant, on ne pense pas à tout même lorsqu’on est adulte et c’est bien là le problème.
En une demi seconde, il fut retourné comme une crêpe le jour de la chandeleur ou tout autre jour s’il vous vient l’envie de manger des crêpes et disparut un instant sous soixante centimètres d’eau. Soixante centimètres, cela correspondait vaguement à la hauteur du haut de ses cuisses, il n’aurait pas dû s’inquiéter. Et il ne s’inquiéta pas. Mais soixante centimètres lorsqu’on est allongé suffisent pour vous recouvrir totalement.
Le petit garçon n’était pas le plus mauvais lors des cours de natation dispensés par Monsieur Lecourt, les bras croisés au bord du grand bassin de la piscine municipale les jours d’éducation physique. Il était même plutôt doué pour son gabarit. Mais se débrouiller dans un bassin profond d’un mètre quarante parfaitement lisse même lorsque les amateurs de football chahutaient fortement (ce qui leur valait immanquablement des punitions en règle) et parvenir à se sortir du courant incontrôlable d’un gentil petit cours d’eau qui pouvait devenir, les lendemains d’orage, un périlleux torrent, était deux choses bien différentes. Comparer les deux situations revenait à mettre sur le même plan une traversée d’un étang de pêche sur une bonne barque et une lutte de tous les instants au milieu d’une tempête océanique.
Le petit garçon n’eut même pas le temps de regretter d’avoir lâché son bâton. Il refit surface une fois, deux fois, trois fois mais pour mieux s’enfoncer la seconde suivante comme s’il s’était retrouvé enfermé dans la machine à laver de sa maman. Plus jeune, il aimait par-dessus tout se poster devant le hublot où il regardait inlassablement tourbillonner le linge dans des remous d’eau savonneuse. Ses parents aimaient bien se moquer gentiment de cette lubie.
- Sa chaine de télévision préférée? Le programme numéro quatre de notre lave linge!
On a l’habitude d’entendre les gens en fâcheuse posture crier à l’aide, au secours, invoquer leur génitrice ou un Dieu quelconque. Le petit garçon n’eut même pas ce réflexe là, de toute manière ses cris auraient été hachés et étouffés par les remous du courant : une fois à la surface des flots, brinquebalé en tous sens à lui donner le vertige, une fois plongé dans le lit de la rivière comme les amateurs de football de l’école aimaient à enfoncer sa tête sous l’eau (ce qui leur valait de nouvelles punitions).
Le petit garçon ne pensait pas à la mort. Il n’avait même pas mal et pourtant ses genoux étaient venus frapper durement quelques rochers et ses coudes s’étaient écorchés aux branches qui striaient la rivière en un chaos d’après tempête. De toute manière il ne tarda pas à perdre connaissance, anesthésié par la relative fraicheur de l’élément liquide. Sa dernière et unique pensée fut pour ses parents. Sa maman aurait certainement beaucoup de peine même si parfois elle s’agaçait qu’il reste à tourner entre ses jambes, surtout les jours où elle avait une tonne de repassage à faire, et c’était le cas tous les jours. Son papa aurait lui aussi beaucoup de chagrin. C’est dur pour des parents de perdre un enfant, surtout lorsque celui-ci est unique (entendant par là que le garçonnet n’avait ni frères ni sœurs car, nous sommes bien d’accord, chaque enfant est unique aux yeux de ses parents).
Le corps du petit garçon rebondit une fois ou deux sur le fond du lit de la rivière, un mélange de sable et de petits cailloux. Puis, faisant mentir les lois fondamentales de la physique, il fut soulevé par une force inconnue, peut-être un changement dans le magnétisme terrestre traversant un endroit ne répondant plus à l’attraction comme le mystérieux triangle des Bermudes (le petit garçon avait récemment lu un article là-dessus dans un vieux Paris Match qu’il avait dégoté au grenier, car cela fait désormais bien longtemps qu’aucun journaliste n’écrit plus de balivernes sur ce sujet). Il s’éleva dans les airs, maintenu fermement par des pinces crochues, plus proche des serres d’un rapace que d’un hameçon de pêcheur d’étang qui se serait perdu. Il vola à quelques centimètres des vagues jusqu’à la berge herbeuse. C’est le battement d’un double large éventail qui le fit sortir de sa léthargie. Il reprenait connaissance, allongé sur la rive et trempé jusqu’aux os. Il n’avait mal nulle part. Il tourna légèrement la tête et aperçut à quelques centimètres de ses yeux le regard perçant d’une gigantesque buse, de celles qu’il voyait souvent prendre leur envol depuis les fils électriques qui longeaient le chemin bordant la rivière.
Les beaux rapaces ne lui faisaient jamais peur. Au contraire, il admirait l’élégance de leur envol, l’excellence de leur plané, à peine un coup d’aile tout comme lui n’avait besoin que d’un coup de pédale lorsqu’il descendait le faux-plat de l’avenue de la gare. Il enviait même cette disposition à se jouer des courants ascendants, permettant au rapace de venir se poser délicatement sur la plus haute branche du vieux chêne. Mais admirer l’envol d’une buse depuis un fil électrique situé à six mètres de soi, l’animal fuyant votre présence et faire face à moins d’un coup de griffe du même rapace change parfaitement la donne. Il se souvenait avoir lu dans sa grande encyclopédie des animaux de chez nous et d’ailleurs que ces oiseaux étaient des charognards, c’est-à-dire qu’ils ne s’attaquaient qu’à des carcasses déjà plus ou moins faisandés et en aucun cas directement à l’homme. Mais, d’un autre côté, il n’était pas encore tout à fait un homme et son évanouissement ne le faisait-il pas ressembler à un cadavre? S’il n’avait pas crié de peur lorsqu’il fut emporté par les flots, il s’apprêtait à hurler avant que la buse n’ait l’intention de picorer ses pupilles lorsque l’oiseau s’envola dans un grand battement d’aile, encore plus apeuré que le petit garçon. Il lui fallu une bonne minute pour comprendre ce qui s’était passé. L’immense buse (parce que tout nous parait plus grand lorsqu’on le voit de bas en haut et en position affaiblie) avait fait place à un molosse d’une noirceur abyssale, le poil hérissé laissant deviner de puissants muscles qui jouaient sous la peau du cerbère que le petit garçon redoutait entre tous. Le chien du manoir.
Il comprit alors que l’oiseau l’avait déposé sur l’autre rive, juste à l’endroit où une fois sur deux un gros chien de race indéfinie (le pauvre animal devait avoir été croisé plusieurs fois et, de bâtardise en bâtardise, devait inaugurer à lui seul une nouvelle espèce) déboulait tous crocs dehors et grondant plus qu’aboyant. Ces jours-là, le petit garçon remerciait la nature d’avoir placé une rivière entre lui et ce colosse assoiffé de chair fraîche. Encore que cet obstacle ne devait pas poser un problème insurmontable au molosse. Le petit garçon avait déjà bien des chiens, et des moins vigoureux, nager au milieu de lacs ou même en pleine mer. Quoi qu’il en soit, jusqu’à présent le chien patibulaire n’avait jamais trempé une seule de ses grosses pattes.
Seulement à cet instant, plus aucune rivière ne le séparait de la bête sanguinaire dont il remarquait la bave dégouliner entre des crocs bien affutés. Le regard du molosse ne cachait aucune ambiguïté : ici était son territoire qu’il allait défendre coûte que coûte contre cet envahisseur inopportun, même si cet étranger pesait moins de 35 kilos et gisait lamentablement sur l’herbe tendre, à peine essoré d’un passage rocambolesque dans des eaux trépidantes et suffisamment froides pour donner à l’enfant quelques convulsions épisodiques, à moins que ce ne soit la peur du chien.
Le bâtard avançait maintenant sa gueule menaçante juste au dessus de la tête du garçonnet, lorgnant une gorge tendre en rugissant quelques aboiements de stentor. Le petit garçon sentait l’haleine putréfiée du cerbère lui souffler au visage. Il ne connaissait pas le régime alimentaire du dogue mais il soupçonnait des appétences toutes particulières.
Son heure était venue. Il était trop pétrifié pour pouvoir seulement crier au secours. De toute manière, on était suffisamment loin des premières habitations et la rivière émettait un joli raffut pour que quiconque puisse l’entendre appeler à l’aide. Il ferma les yeux, attendant la morsure ultime et espérant que l’animal ne s’acharne pas comme une bête en furie et tranche d’un seul coup de gueule son fragile cou.
En conséquence il ne vit pas le chien se débattre contre un ennemi invisible. L’imposant canidé qui était la terreur de tous les chats du quartier, qui imposait le respect à tous ses semblables et interdisait l’accès au manoir à toute personne non autorisée se débattait contre une attaque organisée. Il se donnait de violents coups de patte sur le museau. Il se tordait sous les assauts répétés. Se roulait dans l’herbe, donnant des coups de queues inutiles puisque celle-ci ne mesurait pas trois centimètres. Il finit par abandonner la partie, regrettant sans doute ce joli petit déjeuner mais il allait devenir fou à rester ici au milieu de la tourmente.
Le petit garçon ouvrit à peine les yeux de peur d’y voir sa dernière seconde bien en face. Ce qu’il vit et qui avait fait détaler le chien n’était pas bien défini au premier regard. Ca bourdonnait, ça chahutait, ça voltigeait en tous sens. Un essaim d’abeilles en vadrouille avait été excité par les gesticulations du chien. Maintenant, il reprenait forme, s’assagissant. Entre les eaux bourdonnantes de la rivière, les serres acérés de la buse, les crocs aiguisés du molosse et cette nouvelle menace, le petit garçon ne savait quel péril était le plus dangereux. On pouvait périr noyé, malmené dans un cours d’eau impétueux, déchiqueté lentement par le bec pointu d’un rapace, égorgé vivant par la gueule vorace d’un molosse qui n’avait rien d’un toutou de salon mais mille piqûres d’abeilles ne devaient pas faire du bien non plus.
Epuisé par sa cavalcade dans les eaux froides et tumultueuses, éreinté par la tension psychologique d’avoir fait face à un charognard qui l’avait confondu avec un cadavre, exténué de sa confrontation avec un chien aux abois, le petit garçon n’avait plus la force de se débattre. Et c’est une chance car, chacun doit ou devrait le savoir, s’agiter en présence d’un essaim d’abeilles (ou de guêpes ou, pire, de frelons asiatiques) équivaut à les provoquer. Or, il n’est jamais bon d’exciter de tels animaux, spécialement après qu’ils aient eu à faire avec un chien belliqueux. L’enfant, allongé sur la rive herbeuse et encore tout suintant des eaux froides, respirait l’innocence. Les abeilles se calmèrent aussitôt et vinrent se poser délicatement autour du corps affaibli, réchauffant une poitrine qui aurait pu être la proie d’une belle toux agrémentée de virus hostiles. Le reste de l’essaim volait en d’étranges arabesques dans le ciel, juste au-dessus de la tête du petit garçon. Il admirait ces prouesses en vol. Il devait se croire mort ou pas bien loin.
Alors, un visage d’ange apparut dans les dessins formés par les abeilles voletant en formation serrée. Et c’était vraiment un ange. Le petit garçon pouvait discerner parfaitement ses petites mains boudinées comme celles des anges qui ornaient les vitraux de l’église du village où demeuraient ses grands parents. Il apercevait nettement une paire d’ailes qui voletait dans le ciel, maintenant l’ange en vol stationnaire. Alors il entendit les premières paroles de la créature divine résonner dans sa tête.
- Belle journée pour prendre un bain, n’est-il pas?
La lèvres de l’ange, enfin là où devait se trouver une bouche si toutefois un ange est doté d’un tel organe, remuaient mais le petit garçon percevait ses paroles à l’intérieur même de son crâne. La créature voletait autour de lui, battant des ailes et effectuant de petits moulinets avec ses courts bras comme on a l’habitude de faire pour se maintenir à flots.
- Pourrais-je connaitre le nom d’un tel nageur?
Le petit garçon n’avait, comme tout un chacun, aucune expérience des anges, n’en ayant rencontré que dans des livres de contes, grossièrement illustrés, mais il lui semblait que celui-ci faisait preuve d’un humour un peu particulier.
Il parvint à balbutier dans un hoquet mouillé.
- Nor…Norb… Ert!
- Norbert… Hmm, je m’en doutais, marmonna-t-il en exhibant un petit rouleau de parchemin d’une invisible poche. J’ai bien un Norbert sur ma liste, demeurant à Villeneuve la Forêt, pour un passage à onze heures trente huit. L’ange leva la tête vers le soleil comme on lorgne une montre bracelet et reposa ses immenses yeux sur le petit garçon. Maintenant sa bouche avait disparu et ses yeux s’agrandissaient encore. Norbert se rendait compte que l’apparence de l’ange se modifiait sans cesse, ses traits toujours en mouvement.
La créature évanescente demeurait muette, elle semblait réfléchir intensément. Quelque chose l’intriguait. Le petit garçon se demanda soudain s’il était encore en vie. En principe dans la vie réelle, les anges n’existent pas, en tout cas ils ne se montrent pas ouvertement et font encore moins preuve d’humour.
- Suis-je… mmmm… mmort?
L’ange se retourna d’un seul mouvement et ses yeux enflèrent davantage.
- Tu devrais l’être, nuance.
Le petit garçon continuait de tousser, éructant des bulles gorgées d’eau.
- Comment ça, je devrais l’être?
- Oui. Parfaitement. Tout est en règle. Il n’y a pas d’erreur. Il pointa un index démesurément long sur le rouleau de parchemin qui se dévida d’un coup en rebondissant sur le sol détrempé. Là, Norbert, 8 ans, demeurant à Villeneuve la Forêt, onze heures trente huit, poumons inondés d’eau douce à la suite d’une noyade dans un cours d‘eau gonflé par les pluies d‘un orage ayant eu la veille au soir.
Norbert s’étouffa un instant. Était-il mort ou bien délirait-il? L’ange reprit.
- Mais voilà, tu es là, bien vivant. Je ne peux pas t’emporter dans cet état-là. C’est non conforme au règlement. Je risque ma place, voilà tout.
Et l’ange voleta tout autour de Norbert qui se réchauffait peu à peu et dont la toux semblait se calmer. Il lui semblait étrange qu’un ange, même faisant preuve d’un humour décapant, fasse passer sa carrière avant la vie d’un petit garçon. Mais, après tout, Norbert n’avait pas la moindre expérience des anges.
- Il y a bien une solution, émit la créature évanescente qui, maintenant, arborait de longues oreilles qui se nouaient au-dessus de son crâne devenu pointu. Nous avons déjà eu ce cas peu ordinaire.
L’ange se tut à nouveau. Norbert ne comprenait rien à rien. Était-il encore vivant et passablement épuisé, peut-être dans le coma ou déjà dans l’autre monde, celui d’où personne ne revenait jamais et sur lequel les hommes fantasmaient depuis l’aube des temps. Cela lui paraissait bien semblable au monde des vivants, excepté cette chose qui voltigeait tout autour de lui, se contorsionnant bizarrement, prenant la forme d’un essaim d’abeilles.
- Quel est votre nom?
L’ange le fixa comme s’il venait de l’insulter.
- Mon nom n’a que peu d’importance ici, siffla-t-il au plus profond de la tête du petit garçon. D’ailleurs, ne sais-tu pas que les anges ne portent pas de nom, que cela est une offense de les nommer?
- Heu, je… je ne savais… je m’excu… enfin veuillez m’excuser…
- Bon, ça va, ça va. J’ai peut-être une solution, mais il va falloir que tu m’écoutes attentivement, n’est-ce pas? Mieux que lorsque Monsieur Lecourt te parle des gaulois ou de l’accord des participes passés, hmm?
Norbert ne se demanda pas une seule seconde comment cet ange pouvait savoir que l’histoire de France et les règles grammaticales avaient le don de barber le garçonnet. Il hocha gravement la tête dans un dernier accès de toux.
- Voilà. L’ange avait pris un air sérieux, fronçant des sourcils qui n’étaient pas visible une seconde auparavant et sa voix se fit plus vive à l’intérieur du crâne de Norbert.
- Tu aurais dû périr dans les flots de cette rivière, aujourd’hui même à onze heure trente huit. Tu as bénéficié d’un sursis qu’on accorde que très rarement ou bien peut-être s’agit-il d’une erreur en haut lieu, après tout il n’est plus si jeune. L’ange avait marmonné la dernière partie de cette phrase pour lui-même mais le petit garçon l’avait parfaitement entendue.
- Quoi qu’il en soit. Nous devons réparer ceci.
Norbert eut peur tout à coup de devoir replonger définitivement dans les eaux glacées de la rivière pour en finir une bonne fois pour toutes puisque c’était écrit sur le long rouleau de parchemin que tenait l’ange d’une main distraite. Mais ce n’était pas ça.
- Il va falloir que tu rétablisses le cours des choses.
- Comment cela? parvint-il à éructer d’une voix anxieuse.
- C’est tout simple, mais du devras t’y conformer sinon je ne pourrai alors plus rien pour toi. Il y a des forces qui me sont grandement supérieures, vois-tu. Tu devras parvenir à modifier positivement la vie d’au moins une personne chaque année.
- Modifier positivement? répéta-t-il machinalement, ne comprenant pas l’association des deux mots.
- Oui. Enfin, tu n’es pas obligé de l’empêcher de mourir (et l’ange murmura pour lui seul), quoique ce serait pas mal. Par ton action, tu devras améliorer significativement la vie de ton prochain.
- Améliorer significativement? ne comprenant pas davantage.
- Oui. Que sa vie soit modifiée avantageusement.
- Mais comment devrais-je m’y prendre?
- Alors là, carte blanche mon cher! Tu n’as que l’embarras du choix. Mais deux conseils avant de te laisser. Tout d’abord, saches que l’argent est un bien mauvais serviteur en matière de fortune. Le bonheur ne s’achète pas. Si tu y a recours, tu ne dois pas te contenter d’agir uniquement de cette façon. Ensuite, méfies-toi des faux semblants.
- Faux semblants?
- Oui. Certaines de tes bonnes actions à venir te paraitront sans importance, cependant elles pourront avoir des effets bénéfiques au-delà de ce que tu ne peux imaginer. En revanche, lorsque tu penseras avoir accompli ta mission, il se peut que ce soit un leurre et que l’avenir ne se déroule pas comme tu le prévoyais.
Norbert hocha lentement la tête, pas sûr d’avoir bien tout compris.
- Je reviendrai à la fin de chaque année, le soir de Noël, une heure avant minuit, afin de faire le point sur tes actions réalisées pendant toute l’année. En fonction de quoi tu seras autorisé à vivre ou bien, l’ange baissa la tête dans un signe de contrition, rejoindre ton nom sur cette liste et il brandit une dernière fois le rouleau de parchemin qui s’évanouit dans les airs. L’apparence de l’ange se désintégra tandis que les abeilles s’éparpillaient dans les airs puis Norbert vit l’essaim d’abeilles se reformer très haut dans le bleu du ciel. Le clocher sonna le premier des douze coups de midi au loin. Le petit garçon était allongé sur l’herbe de la berge de la rivière, trempé jusqu’aux os, tremblotant et passablement abattu. Mais vivant. Bien vivant.
***
Quatre mois s’étaient écoulés.
En cette veille de Noël, le pâle soleil n’avait pas réussi à faire fondre la glace qui pendait des toits ni même à ramollir l’épaisse couche de neige qui recouvrait tout. Norbert était sorti pour sa traditionnelle promenade le long des berges de la rivière, longeant la lisière de la forêt qui semblait endimanchée par la neige et le gel. Ses allées et venues avaient fini par creuser une étroite tranchée et il avait l’impression de marcher dans un fossé. Si les eaux vives continuaient à chanter leur pure mélodie, les abords des rives étaient gelés. Quelques plaques de glace, détachées on ne savait comment, voguaient au gré du courant. Norbert se tenait bien à l’écart de la rivière depuis sa mésaventure de l’été dernier. Il repensait à sa rencontre invraisemblable et avait fini par se persuader qu’il l’avait simplement rêvée. Il avait cru voir le visage d’un ange dans un essaim d’abeilles. Il pensait qu’une créature magique lui avait parlé, mais c’était un délire dû à sa faiblesse après le choc de sa baignade forcée. Il n’était même plus tout à fait sûr qu’une buse l’ait tiré des flots. C’était peut-être tout simplement le chien féroce du manoir qui avait fait preuve de charité. D’ailleurs, il n’aboyait plus comme avant quand Norbert le croisait d’une rive à l’autre. Ses grognements étaient des aboiements de reconnaissance davantage que des jappements agressifs.
Il n’avait, bien entendu, parlé à personne de cette abracadabrante histoire d’ange.
Quand il rentra en milieu d’après midi alors que le soleil s’enfonçait déjà dans un horizon brumeux, deux belles tartines nappées de confiture de mirabelles l’attendaient sur un coin de table et une casserole de chocolat chaud fumait au bord de la gazinière. Le sapin que son père avait ramené le soir de la Saint Nicolas avait été amoureusement décoré par ses soins. Ses parents mettaient un point d’honneur à ce que les décorations soient entièrement faites main, tout comme la couronne de branches d’épicéa entrelacés qui ornait la porte d’entrée jusqu’à la fête des rois, le six Janvier prochain.
Le premier Dimanche de Décembre, toute la famille était partie en forêt à la recherche d’ornements naturels. Norbert était tout excité par cette randonnée : seul, il n’avait pas le droit de s’aventurer au plus profond de la forêt mixte, c’est-à-dire constituée à la fois d’arbres qui perdaient leur feuilles en hiver et de résineux. On avait coupé quelques branches de houx en se griffant gentiment le dessus des mains, récolté des pignes de pins et de sapins de toutes les formes, ramassé quelques poignées de germes de hêtre et d’érable, décroché un bouquet de gui pour le disposer au-dessus du seuil, glané des feuilles de châtaignier bien colorées et deux pleines poches de marrons rebondis. Puis, durant deux semaines, sa maman avait pris sur son temps de repassage et lui avait montré comment fabriquer des sphères multicolores en découpant les photos bariolées des magazines de mode qu’elle avait récupéré lors de son dernier passage chez son coiffeur. Elle lui avait expliqué comment découper des rubans et des bandeaux dans de vieux catalogues. Ce matin même, la cuisine embaumait de la cuisson de petits gâteaux qu’on avait disposé sur l’arbre à la dernière minute sinon ils auraient eu tout le temps de sécher et devenir durs.
Bien sûr, l’arbre ne clignotait pas comme tous ceux de ses camarades, mais Norbert préférait de loin le sien, plus naturel, à tous les autres, plus clinquants. Ils lui donnaient l’impression que les arbres étaient en plastique. Tout semblait faux.
Cette année, il avait réussi à fabriquer une dizaine de petits personnages à l’aide de piquants de sapin entremêlés. Des lutins, des trolls, des elfes, des gnomes, des farfadets. Tout un bestiaire magique disposé sur le rebord des fenêtres et au pied du sapin.
Habituellement, on dinait à sept heures et demie le soir, mais ce soir de Noël serait festif et le repas ne débuta qu’à neuf heures. Sa maman parachevait la préparation du diner : un plateau marin comme l’appelait son papa, crevettes, huitres et saumon fumé accompagnés de rondelles de citron et d’une sauce dont la recette était jalousement gardée secrète, puis une dinde à la broche qui rôtissait en crépitant, une purée de marrons bien onctueuse, une salade mixte composée de choux rouges découpés en fines lamelles, de cresson et diverses pousses sans oublier le clou du festin : un baba au rhum qu’elle s’activait actuellement à arroser sans relâche alors qu’une jatte pleine de délicieuse crème anglaise d’un jaune poussin attendait dans le bac du réfrigérateur d’être servie au dernier moment. Norbert et son père commençaient une nouvelle et ultime partie de dames.
Après le diner qui fut un enchantement, tout le monde étant détendu et riant aux plaisanteries de son papa, à ses imitations de personnages connus, ses parents racontèrent quelques histoires merveilleuses, des contes qu’on ne trouvait nulle part dans les livres de la bibliothèque. Ils étaient confortablement installés dans le coin salon à la seule lumière vacillante de quelques bougies allumées juste pour l’occasion. Son papa anima quelques ombres chinoises savamment exécutées à la lumière tremblotante et qui se projetaient sur le mur d’un blanc cassé. Il y avait eu une ou deux parties de cartes et puis on était allé se coucher, tout excités de savoir que le lendemain à la première heure, le sapin serait envahi de cadeaux.
Norbert allait avoir neuf ans au printemps. Il ne croyait donc plus au personnage légendaire du Père Noël mais sa foi en la magie de ce jour si singulier perdurait. Un repas de fête pris à une heure indue, une décoration magique, un rapprochement avec ses parents qu’il ne voyait pas souvent le reste de l’année, tout occupés à travailler dans la grande usine de bois pour son père et à repasser des tonnes de linge pour sa mère qui, finalement, n’était présente que physiquement à la maison mais n’avait pas le temps de jouer avec lui.
Et ce soir allait se dérouler un fait nouveau qui apporterait encore davantage de merveilleux.
Norbert venait de se blottir sous sa couette où, sur la housse, des dizaines de lapins gambadaient dans l’herbe, sautaient des ruisseaux, grimpaient aux arbres, accomplissaient pirouettes et cabrioles en tous genres. Il dormait systématiquement les volets grands ouverts et, ce soir, une demie lune laissait deviner les contours des meubles de sa petite chambre. Une haute armoire qui touchait le plafond, une petite commode où reposait une lampe de chevet et le livre d’aventures qu’il lisait en ce moment, une chaise où pendait ses vêtements de jour et un simple bureau sur lequel il remplissait des pages et des pages de devoirs chaque fin d’après midi.
Un léger nuage masqua partiellement la lune. Il y eut un bref coup de vent et la croisée s’ouvrit brutalement, laissant pénétrer un air glacial. Norbert voulut se lever pour refermer la fenêtre mais il remarqua sur le dossier de sa chaise, à l’endroit même où, une seconde auparavant, pendait nonchalamment les manches et les pans d’une chemise à carreaux, un cache-nez et une paire de chaussettes, un visage qu’il connaissait. Il se frotta les yeux mais déjà la petite voix doucereuse résonnait dans sa tête. L’ange était de retour, comme convenu, juste une heure avant minuit le soir de Noël.
- Surpris de me revoir? Je t’avais pourtant dit que je ne t’oublierais pas. Souviens-toi que ta vie est en sursis depuis le jour de notre première rencontre, l’été dernier.
Il se tenait à califourchon sur le dossier de la chaise et se balançait d’avant en arrière comme s’il montait un cheval. Il écarta ses maigres bras et un long rouleau de parchemin se dévida jusque sur le plancher.
- Hum, voyons un peu ce nous avons là.
Il marmonnait une succession d’événements qui avaient eu lieu dans la vie de Norbert depuis la rentrée dernière. Le petit garçon, même s’il n’y croyait qu’à moitié, s’était résolu à venir en aide à son prochain. Il avait donné une pièce à un clochard affalé sur le trottoir de la grande place, il avait tondu la pelouse de la vieille madame Pouffard, il avait aidé un monsieur tenant une canne blanche à traverser la rue en toute sécurité, il avait activement participé au programme de jumelage de l’école et correspondu avec un petit Mexicain. Il se rendait compte maintenant que tout cela était bien peu de choses. Une goutte d’eau dans la mer et il ne voyait pas comment toutes ces petites actions pourraient modifier tangiblement la vie de leurs bénéficiaires. Il craignait d’avoir échoué dans sa mission pour se sauver lui-même.
Mais l’ange continuait de déchiffrer le rouleau de parchemin. Parfois son murmure s’amplifiait comme s’il découvrait quelque chose de réellement positif.
- Hum, cette pièce de deux euros offerte à Albert Grandin, sans domicile fixe depuis sept ans. Non, rejeté. Le pauvre homme en a profité pour s’acheter davantage de mauvais vin rouge. Ce n’est pas ça qui va le sortir de l’engrenage à mon avis.
Il continua à parcourir sa mystérieuse liste, toujours en se balançant d’avant en arrière ou d’arrière en avant, question de point de vue.
- La pelouse de madame veuve Pouffard. Pas bête. Il est de petites actions qui ont de grandes conséquences.
Il hésita un moment. Norbert se prit à espérer. Finalement, il n’imaginait pas que ce simple geste (qui lui avait été rétribué avec force insistance par la vieille dame par ailleurs) put lui sauver la vie. Il avait raison.
- Pff, non! C’est vrai que cela a épargné à la cette dame âgée de se casser le dos mais elle aurait, de toute façon, fait appel à une entreprise de jardinage.
Norbert baissa la tête. Le rouleau de parchemin arrivait à son terme.
- Alors, Monsieur Edmond Picard. Bien joué, là. Sans ton aide, cette personne privée de vue aurait certainement été renversé par un conducteur peu attentif. Mais pas de chance. Cinq minutes après avoir traversé cette importante artère, Edmond Picard se rendit compte qu’il s’était trompé et qu’il ne devait pas traverser le boulevard Garibaldi mais bien prendre la rue Leclerc. Sans ton aide, il aurait hésité et n’aurait certainement pas franchi cette artère qu’il a donc été obligé de croiser à nouveau. Malheureusement une automobiliste, trop occupée à relater sa journée forte en rebondissements à son amie au bout d’un téléphone portable collé à son oreille ne fut pas assez prompte pour éviter la silhouette du non-voyant. Ses jours ne sont pas en danger, Dieu merci, mais on ne peut pas dire qu’il ait bénéficié d’une amélioration notable dans sa vie, le pauvre homme.
Norbert était consterné. Non seulement aucune de ses soit disant bonnes actions n’avaient porté leurs fruits mais, de surcroit, il n’avait fait qu’empirer les choses! Il demeurait tout penaud tandis que l’ange, dans le même balancement, égrenait les dernières lignes du rouleau de parchemin.
- Ah, voilà qui est intéressant. Une correspondance avec les élèves d’un petit village situé au cœur du Mexique.
Norbert, de nouveau rempli d’espoir, voyait l’ange marmotter pour lui-même comme lorsqu’on lit les articles confus d’un épais contrat d’assurance.
- Mouais, mouais. Pas mal. Mais non. La chance joue contre toi on dirait, mon pauvre garçon. Ton correspondant, Pedro Alfonzo Lapaz est en fait le fils du maire du village et c’est peut-être le seul de toute l’école à ne pas être dans le besoin. En réalité, il n’aurait pas dû être inscrit dans cette école minable, mais son père, envisageant pour lui sa propre succession, s’est convaincu qu’il serait bon que son fils soit un peu au contact des enfants pauvres dont il aurait, un jour, la charge d’administrer. On dirige mieux ceux dont on connait la vie et les besoins. Il est d’ailleurs question que Pedro Alfonzo intègre plus tard une grande école en ville.
Alors si la chance s’en mêlait, Norbert était cuit. Il avait lamentablement échoué dans toutes ses tentatives pour bien faire.
Qu’allait-il se passer maintenant? Il ne lui restait qu’à peine trois quarts d’heure pour tenter de modifier la vie de quelqu’un. C’était tout bonnement impossible. Il n’allait pas, là maintenant, sortir dans la nuit glacée à la recherche d’un nécessiteux pour jouer les sauveurs de dernière minute.
Mais l’ange examinait le dernier point de la liste. Norbert ne se souvenait pas d’une autre bonne action commise depuis l’été dernier.
- Hum, hum. Ingénieux. Vue à long terme. Passionnant.
Norbert ne comprenait rien à rien. L’ange semblait tout à coup bien excité. Il sauta au bas du dossier de la chaise, entrainant le tas de vêtements dans sa chute.
- Isabelle Douvaine!
L’ange avait prononcé le nom comme si celle-ci était la gagnante d’un concours de beauté ou si elle avait brillamment réussi à un examen crucial. Mais ce ne pouvait être ni l’un, ni l’autre.
Isabelle Douvaine. Cette mocheté à la tignasse épaisse d’un brun douteux qui lui tombait sur le visage, la coupant du reste des autres élèves. Norbert avait bien remarqué que les filles les moins jolies étaient les plus assidues en cours mais ce n’était pas le cas d’Isabelle. Et bien sûr, il fallait que le sort l’eut placée à ses côtés. Pour éviter trop de chahut dans les placements volontaires entre élèves, Monsieur Lecourt imposait un plan de classe très strict qui devait être scrupuleusement suivi toute l’année. Parfois même, il réajustait son premier assemblage, des affinités s’étant nouées au fil des semaines et au gré des passions humaines qui, nous le savons tous, sont terriblement versatiles.
- Bien, très bien. Très bonne initiative. Miser sur le long terme, il n’y a que cela de vrai, je l’ai toujours répété.
- Je ne comprends pas. Qu’est-ce que j’ai à faire avec Isabelle Douvaine?
- Tout, tout mon garçon!
Devant l’air interdit de Norbert, l’ange prit un air patient et énuméra la cascade d’actions en chaine.
- Tu as bien aidé une ou deux fois la dénommée Isabelle Douvaine dans ses devoirs de calcul, de géographie et corrigé quelques nombreuses fautes d’orthographe?
Norbert hocha la tête. Oui, il lui arrivait de donner des petits coups de main à sa voisine, totalement larguée en mathématiques, perdue sur les continents de la géographie et battant régulièrement le record du nombre de fautes de grammaire dans ses devoirs.
- Connais-tu le proverbe suivant : aide-toi et le ciel t’aideras?
Norbert avait déjà entendu une vague tante proclamer tel adage.
L’ange reprit sans lui laisser le temps de répondre.
- Eh bien, parfois, une aide extérieure réussit à nous motiver. C’est le cas pour Isabelle Douvaine. Tu aurais pu l’ignorer ou bien elle aurait pu se retrouver aux côtés de Maximilien Lafarge.
Norbert vit instantanément Maximilien devant ses yeux. Tiré à quatre épingle, les cheveux blonds plaqués en arrière, un regard suffisant, un air pédant, une moue de supériorité aux lèvres. Maximilien était déçu lorsqu’il n’obtenait qu’un 18/20 à toute composition. Ce fils de notable ne se contentait pas d’être le meilleur élève de la classe. Il possédait le don de savoir flatter les gens qui lui étaient supérieur et de mépriser tous les autres. Les sans emploi n’étaient, à ses yeux, qu’un tas de faignants qui l’avaient bien mérité, doublés de parasites pour la société. Pour cette tête bien remplie à défaut d’être bien faite, le monde se résumait en deux parties : d’une part ceux qui avaient réussi et à qui il accordait tout son respect dans d’obséquieux sourires et courbettes et la grande majorité restante, faite de sbires qui n’avaient d’autre droit que de servir les premiers.
Il ne faisait aucun doute que Maximilien allait suivre la voie royale. N’était-il déjà pas le conseiller de la classe? L’image de cette tête à claques s’effaça doucement tandis que l’ange poursuivait.
- En lui sauvant la mise sur la capitale du Venezuela et le débit moyen du Mississippi, tu as déclenché en elle un penchant pour la géographie et les sciences de la terre. Tes simples explications en mathématiques lui ont permis, plus tard, d’obtenir les diplômes requis pour devenir géographe. Et d’une belle renommée mais foi.
Norbert restait langue pendue.
- Vous… vous, voy… vous voyez l’avenir?
- Naturellement mon garçon, sinon comment pourrais-je connaitre les conséquences des actes commis d’aujourd’hui?
Le petit garçon fixait l’ange qui avait recommencé à se balancer d’avant en arrière sur le dossier de la chaise. Par curiosité, il demanda.
- Et Maximilien Lafarge? Va-t-il devenir Président de la République?
L’ange ouvrit de grands yeux qui dépassaient largement de sa tête, resta interdit quelques secondes puis s’esclaffa.
- Lafarge président?! En voilà une bien bonne! Dieu nous en préserve du reste. Non, non. Attends que je me souvienne.
Norbert avait du mal à concevoir que l’on puisse se souvenir d’évènements n’ayant pas encore eu lieu mais, après tout, c’était un ange. Le temps ne devait pas se dérouler de la même façon pour les créatures célestes.
- Il a naturellement intégré le meilleur collège de la région, puis il fut admis dans une école préparatoire prestigieuse. C’est là que tout se gâta pour lui. Ses facilités naturelles ne parvenaient plus à le maintenir dans le peloton de tête. Toute son enfance, son intelligence lui a permis d’obtenir les meilleures notes sans effectuer le moindre travail, mais il arrive nécessairement un jour ou l’autre que le don seul ne suffise plus et là, peu habitué à s’échiner sur des notes, le nez dans les bouquins, on n’arrive plus à suivre. Dans son cas, cela se doubla de la honte de faire partie du troupeau, de n’être plus le point de mire, la fierté de ses professeurs. Il en conçut un grand ressentiment envers ses camarades. Il s’isola et finit par abandonner ses études. Les relations de son père lui procurèrent une place dans une administration d’état où l’on ne demande pas de grandes capacités.
Norbert était stupéfait. Jamais il n’aurait pensé que Maximilien puisse se casser les dents dans le domaine où il excellait.
- Parfois, il est profitable de n’avoir pas de trop grandes capacités. Cela oblige à prendre très tôt l’habitude du travail. Cela dit, félicitations mon garçon! Tu as donc modifié avantageusement le destin de cette Isabelle Douvaine et cela te donne le droit à une année supplémentaire. A l’année prochaine!
Norbert n’eut pas le temps de remercier l’ange, ni même de lui dire au-revoir. La forme s’était éclipsé dans un nouveau souffle de vent qui fit battre le montant de la fenêtre et agiter les rideaux. Il se leva pour refermer la croisée et constata que tous ses vêtements étaient par terre, tombés de la chaise.
***
Les années passèrent. Norbert grandit. Tout au long de l’année, il tentait de répandre le bien autour de lui, de rendre service, de tirer les plus mal lotis des impasses que la vie se charge parfois de dresser devant nous. Il ne savait pas, lorsqu’il les accomplissait, si ses actions lui seraient profitables, si l’ange jugerait qu’elles étaient suffisamment décisives pour changer durablement l’avenir des personnes soutenues, mais au fil des ans, Norbert s’aperçut que faire preuve de générosité rendait heureux. Il y prenait goût. Son dévouement lui revenait en pleine face comme un boomerang.
L’année suivante, il avait alors neuf ans, l’ange décréta que les quelques séances de baby-sitting dispensées chez le jeune couple voisin valaient pour son salut. Sans sa présence, le bébé eut été confié à une étudiante trop plongée dans ses livres de cours pour remarquer que le bébé s’étouffait.
Puis il y eut ce vieux manteau que son père voulait jeter et qu’il offrit à un clochard au plus froid de Février, lui évitant le pire. Parfois un comportement qui, en apparence, était condamnable, lui valait la récompense suprême. Ainsi, l’année de ses seize ans, il avait débranché un simple fil dans le moteur de la Volvo de son oncle qui, ayant quelques coups dans le nez à la suite d’un repas arrosé comme un bocage normand, voulait à tout prix raccompagner toute sa petite famille à quarante kilomètres de là. L’ange était apparu cette fois dans les contorsions d’une flamme de bougie. Il lui avait confié que la Volvo en état de marche et l’oncle sous l’emprise de l’alcool n’auraient pas fait bon ménage. La famille toute entière n’aurait pu éviter un camion transportant une cargaison de moutons destinés, eux, à l’abattoir dont Norbert n’aurait rien pu faire pour les épargner.
Dans un registre animalier, il ne se douta pas, alors âgé de douze ans, que quelques acrobaties dans l’un des érables qui bordaient l’avenue afin de délivrer un simple petit chaton paniqué sur la plus haute branche qui miaulait à qui mieux mieux, ne lui aurait valu son salut. Alors qu’il pensait n’avoir sauvé qu’un petit chat, cette escalade dérisoire qui tenait plus du jeu que d’une épreuve avait empêché la propriétaire de l’animal, une fillette de huit ans, de tenter le diable en voulant à tout prix délivrer son compagnon à poils. L’ange, qui s’était matérialisé ce Noël là dans les volutes de brouillard qui encerclaient la maison, lui expliqua que sans son intervention ignorée (il n’avait croisé personne sur l’avenue lors de son secours au félin) la petite fille aurait eu les jambes paralysées suite à l’inévitable chute qui devait se produire. Norbert avait été une fois de plus bien étonné d’un tel résultat alors qu’il pensait dur comme fer que sa contribution à une organisation venant en aide aux plus démunis en Ethiopie devait lui accorder son passe droit.
Norbert eut vingt ans. L’ange continuait d’apparaitre régulièrement à onze heures précises le soir de Noël, épluchant toutes les bonnes actions de Norbert et parfois aussi les moins bonnes mais aux conséquences heureuses.
Il s’était imaginé qu’une carrière dans le domaine médical lui assurerait la possibilité de sauver la vie de bon nombre de personnes mais l’ange lui avait laissé entendre que cela ne serait pas comptabilisé puisqu’il se trouverait toujours un autre médecin ou chirurgien pour prendre en charge les patients qui pénétraient dans l’hôpital ou la clinique. Norbert devait agir sur l’existence d’autrui de telle manière que s’il n’était pas là, rien ne se passerait. Cela ne pouvait faire la différence uniquement dans le cas où il serait meilleur chirurgien qu’un collègue et que son talent puisse faire réussir une opération qui, entre d’autres mains, aurait échoué ou bien qu’il ne vienne en aide à un malade là où personne d’autre n’aurait pu agir. Cela restreignait considérablement son champ d’action. De toute manière il se rendit compte qu’il ne pouvait mener à bien ce vœu. La vue d’une simple goute de sang le faisait tourner de l’œil.
Alors il entreprit des études de physique appliquée. La thermodynamique l’avait toujours passionné. Il étudiait ainsi le comportement d’une quantité illimité de corps propulsés dans un froid glacial ou une chaleur intense. Les applications pour l’industrie étaient infinies.
Ce Noël là, l’ange avait encore retenu une action en apparence banale. Lors d’une grande balade dans le massif du Mont Blanc, entouré de glaciers étincelants et sous un ciel sans nuage, il avait croisé un couple avec trois enfants dont le plus jeune ne devait pas avoir huit ans. Ils semblaient égarés et Norbert leur indiqua la bonne direction à prendre. Il avait complètement oublié ce détail lorsque l’ange lui révéla que la petite famille était bien revenue à son point de départ. Mais s’il ne les avait pas conseillé, le père se serait entêté dans la mauvaise direction. Pire, voyant le soir tomber, il aurait voulu rejoindre les lumières d’un village qu’il apercevait au loin, ne se doutant pas qu’il entrainait toute sa famille dans d’inhospitalières et dangereuses gorges. Persistant dans son erreur, il aurait fini par glisser dans des éboulis, laissant sa femme terrorisée et ses enfants hagards, prostrés toute la nuit durant, n’osant plus avancer d’un seul pas. L’ange énuméra les conséquences désastreuses qui s’en suivirent. On aurait dit un roman de Dickens.
Norbert eut vingt cinq ans. Il était désormais fraichement promu ingénieur. Ce qui n’empêchait nullement l’ange de venir chaque soir de Noël valider ses bienfaits sur l’humanité. Il était parvenu à toujours réussir un exploit, parfois anodin, qui lui octroyait un an de vie supplémentaire. Il savait qu’il était en sursis depuis ses huit ans et il profitait de la vie, répandant la joie autour de lui et multipliant les aventures.
Cette fois-ci, l’histoire de l’ange lui plut tout particulièrement. Il se souvenait nettement de cet auto-stoppeur qu’il avait chargé depuis la péage d’Aix en Provence jusqu’à Paris. Ils avaient eu tout le temps de discuter pendant les cinq heures de trajet. Ils s’étaient même arrêtés manger un mauvais sandwich dans une station service d’autoroute. On ne peut pas dire qu’ils aient sympathisés mais Norbert éprouva une sorte de pitié pour le jeune homme qui devait avoir son âge. Lui n’avait pas été gâté par les événements survenus dans sa vie. Un père alcoolique qui usait du ceinturon non pour tenir son pantalon et dont les mains dispensaient des claques plus que des caresses. Des connaissances de rue, des petits larcins, un mois de préventive et l’enchainement inéluctable qui s’en suivait. Il avait bien appris un métier, peintre en bâtiment, mais son côté instable lui interdisait de garder un poste plus de deux mois. Mais Norbert sentait en lui le désir de s’en sortir. Il lui avait transmis le numéro d’un collègue qui venait de faire construire une belle villa.
L’homme avait été étonné de la gentillesse de Norbert. Ce n’est pas tant le voyage jusqu’à Paris ni même ce mauvais sandwich partagé dans une station service d’autoroute qui l’avait séduit, mais le regard que lui portait Norbert. Sans à priori. Ses yeux le voyaient comme un égal. C’était nouveau dans sa vie où tous ceux qu’il croisait, y compris ses soit disant potes de banlieue, le considéraient comme un looser. Peut-être par respect de la parole donnée, peut-être pour ne pas porter préjudice à celui qui l’avait dépanné ainsi, il exécuta le chantier sans faire de vagues en allant jusqu’au bout et donnant le meilleur de lui-même. Le client, très satisfait, en parla à un ami, lui-même peintre. Norbert n’écoutait plus. Il imaginait aisément la suite. De fil en aiguille, celui dont l’avenir passait nécessairement par la case prison, s’en sortait petit à petit. Une seule rencontre avec la bonne personne déclenchait une réaction en chaine qui le sortit d’une vie de malheurs. L’effet papillon.
Norbert eut trente ans. Il avait accepté une mission qui l’avait emmené au fin fond de la Sibérie au sein du plus grand laboratoire au monde en ce qui concernait la mécanique des solides et les transformations sous l’effet de températures extrêmes. Il ne s’était pas posé la question de savoir s’il aurait autant de facilité de sauver la vie de quelqu’un dans cet endroit désert. Cela ne l’angoissait plus comme quinze ans auparavant. Il tentait de répandre la joie et la bonne humeur autour de lui sans plus penser aux conséquences pour son existence depuis qu’un fameux soir de Noël, l’ange qui dansait dans les feux arrières des voitures sur le périphérique, lui avait appris que cette fois-ci c’était son sens de l’humour qui l’avait sauvé.
Il ne savait pas bien pourquoi mais, chaque matin au comptoir du petit bar où il sirotait un café corsé en attendant qu’un collègue ne vienne le récupérer selon les nouvelles lois du covoiturage, il avait pris l’habitude de lancer une bonne blague à son voisin anonyme. Cela dura les six mois de son stage à Lyon. Le serveur qui souriait par politesse ne put bientôt plus s’empêcher de rire aux éclats, accompagnant l’habitué qui commandait le même petit verre de calva, chaque matin. Au bout de quelques semaines, c’était devenu un rituel et le petit homme au chapeau dissimulant un début de calvitie et une écharpe nouée élégamment autour du cou, attendait impatiemment la venue de Norbert pour « en apprendre une bien bonne ». Ca ne ratait jamais. L’homme riait aux éclats comme si une chèvre lui léchait gentiment le bout des orteils. Parfois, il avait du mal à reprendre son souffle. Norbert s’amusait du rire de l’homme dont il ne sut jamais le nom.
Un matin, il fut étonné. A la place du calva quotidien, un jus de pomme servi dans un grand verre trônait sur le zinc, faisant face à l’homme comme un défi.
- Alors, on abandonne le calva?
- Oui, répondit l’homme, mais je reste fidèle au fruit.
Cette fois là c’est Norbert qui pouffa. Il en raconta une de derrière les fagots qui fit s’époumoner l’ensemble de la clientèle.
Ce que Norbert ne savait pas, et que l’homme au chapeau et à l’écharpe ignorait pareillement, c’est que celui-ci avait démarré un cancer du foie. L’un des pires à ce qu’il parait. Or, sa dose quotidienne de rire avait agi comme le meilleur des médicaments et l’arrêt du petit verre d’alcool qui était suivi tout au long de la journée par bien d’autres que Norbert ne soupçonnait nullement avait désintoxiqué le foie malade. Ainsi, sans que personne ne s’en doute le moins du monde, Norbert avait réussi. Désormais un adage l’accompagnait en tous lieux : advienne que pourra.
Une vingtaine de scientifiques du monde entier se partageaient un laboratoire dernier cri possédant les meilleures installations du monde, là, perdu au cœur de la Sibérie en plein Novembre. Il devait Y rester pendant quatre mois et se sentait un peu dans la peau de ces grands gaillards qui partaient deux mois en haute mer sur les plateformes pétrolières, coupés de tout. Bien sûr, tous les dispositifs de communication étaient à leur disposition : radio, internet, téléphone. Mais Norbert, ayant pris l’habitude d’aider son prochain, avait besoin de ce contact physique que la société moderne empêche le plus souvent. Il possédait quelques tics révélateurs. Cette façon de serrer la main de ses interlocuteurs, poigne douce mais ferme, ce besoin de tapoter l’épaule de ses connaissances ou encore de leur serrer l’avant bras dans un geste d’écoute. Lorsqu’il plaquait les deux bises réglementaires sur le sol français, il touchait vraiment la joue avec ses lèvres, ne se contenant pas d’une brève accolade comme c’est devenu souvent l’habitude. Enfin, il accordait toute son attention à ses conquêtes féminines.
Le soir de Noël fut le prétexte pour que l’équipe au grand complet se réunisse autour d’un somptueux repas. La plupart du temps, les physiciens travaillaient par petits groupes, en duo ou même seuls. C’était la première fois qu’ils passaient une soirée tous ensemble. Norbert se demanda si l’ange aurait le toupet de venir se matérialiser au milieu d’une ambiance aussi chaude que la nuit sibérienne était glacée. On avait relevé moins quarante cinq au-dehors avec quelques rafales de vent qui faisaient encore chuter le mercure.
Toute l’équipe avait consacré cette veille de Noël à la décoration du réfectoire, lui donnant un côté chaleureux qu’il ne possédait pas comme toutes les cantines du monde entier. Vladimir trainait sous son bras un sapin encore givré, Hiro découpait de petites silhouettes de papier que Tressa disposait d’un mur à l’autre, Lorenzo peignait des pères Noëls rebondis sur les vitres embuées, Günter confectionnait de petites sculptures en argile et Surito les disposait au sein de la crèche improvisée. Cette ambiance féérique rappela à Norbert les Noëls de son enfance.
La veille, on avait livré spécialement par hélico un container rempli de victuailles et Norbert se souvint d’un film dans lequel Stéphane Audran, ancienne chef de cuisine exilée dans un pays rugueux (la Suède ou la Norvège), concevait un diner français pour des âmes plutôt Calvinistes. Nul doute que ce soir de Noël, les convives feraient bon accueil aux plats qu’il avait aidé un physicien Turc, un spécialiste de la mécanique des fluides Egyptien et une chercheuse Australienne à préparer. Le réveillon s’organisait autour de quatre spécialités venant du Moyen-Orient, des îles australes, du Japon et de la Russie. Le dessert serait une gigantesque salade de fruits. On n’avait pas lésiné sur la qualité, tous les produits étaient produits biologiquement et, s’ils n’avaient pas l’air beaux à regarder, ils étaient sacrément savoureux. Après tout, l’estomac ne possède pas d’yeux.
Il était vingt trois heures et la fête battait son plein. On n’en était qu’au plat concocté par l’Australienne (cinq sortes de petits poissons grillés et relevés d’aromates du pacifique, mélangés à des légumes dont Norbert ignorait le nom) lorsqu’une envie pressante se fit sentir. Il s’éclipsa donc en direction des toilettes, situées à l’extrémité des installations. Il emprunta l’étroit couloir dans la pénombre. Il s’attendait à voir surgir l’ange à tout moment. Ce n’est qu’au moment où il se lava les mains que la créature apparut dans les tourbillons d’eau qui tournoyaient dans le lavabo. Sa voix semblait comme enrouée par le liquide, il balbutiait et Norbert se prit à penser qu’à la place de l’ange, il serait bien mal. Sa phobie de l’eau ne l’avait pas quitté tout au long de ces années. Elle semblait même se renforcer.
Comme de coutume, l’ange énuméra les actions sensées avoir modifié la vie de tous ceux à qui Norbert avait prêté attention dans l’année et il s’arrêta sur cette scène vécue il y avait tout juste vingt quatre heures lors du débarquement des victuailles. Norbert ne comprenait pas. Il ne s’était strictement rien passé. Aucun incident. Pas le plus petit bobo. Au contraire, il régnait une ambiance plutôt détendue même si la bonne moitié des chercheurs poursuivaient leurs investigations - ils ne s’accorderaient une pause que la seule veille de Noël et, très certainement au vu où l’ambiance battait son plein, une bonne partie du lendemain où les cachets d’aspirine et l’Alka-Seltzer seraient une denrée recherchée.
L’ange ajouta à son incompréhension par un silence têtu lorsque Norbert lui demanda quelle était la personne qu’il avait soit disant sauvé cette fois-ci. D’habitude, l’ange expliquait clairement quels seraient les enchainements, les aboutissements, les conséquences des actes de Norbert, parfois même sur plusieurs années. Là, balbutiant dans les remous de l’eau qui s’écoulait en tourbillons dans le lavabo d’une blancheur éclatante, il demeurait muet.
- Mais enfin, je ne peux pas savoir ce que j’ai fait de si extraordinaire la journée d’hier? Là, je ne vois pas!
L’ange s’autorisa à laisser échapper une phrase entourée de mystère.
- Je ne peux rien te révéler, mon garçon. Cela m’est impossible. Sache simplement que tu as acquis une année de sursis supplémentaire.
***
Norbert eut quarante ans. Beaucoup de choses avaient changé dans sa vie ces dix dernières années. Il repensa à cette avant-veille de Noël aux confins de la Sibérie. Le hasard avait voulu qu’il croise à nouveau la jeune femme qui convoyait les victuailles de ce réveillon légendaire. A l’époque, il n’y avait pas eu de coup de foudre. Il ne l’avait même pas réellement remarquée. Tout s’était passé très vite, les pales de l’hélicoptère n’avaient cessé de tourner dans un ralenti de film d’action. Ce fut une vue fugitive en quelque sorte. Mais lorsqu’il croisa la jeune femme, huit mois plus tard, en plein Paris, occupée à nourrir les canards d’un parc où Norbert aimait bien se délasser lors de la pause de midi, non seulement il la reconnu immédiatement malgré une tenue moins polaire mais son cœur cessa soudain de battre. Il accélérait puis donnait trois ou quatre coups bien sonores si bien que Norbert imaginait sans mal qu’elle pouvait les entendre, assise sur ce banc improvisé à ses côtés. Il avait la bouche pâteuse et sa gorge l’irritait. L’extrémité de ses doigts picotait gentiment et une étrange transpiration humectait son dos. Allait-il mourir d’une crise cardiaque bien que l’ange lui ait assuré une année supplémentaire?
Non, c’était autre chose. Quelque chose de nouveau qu’il n’avait jamais éprouvé pour toutes les femmes qui avaient traversé sa vie. Peut-être parce que, justement, elles ne faisaient que passer. Celle-ci allait rester, il en était sûr. Il le désirait et c’était là, la grande nouveauté qui se traduisait physiquement. Cependant Norbert n’éprouvait pas de désir physique clairement avoué pour elle. L’amitié entre un homme et une femme pouvait-elle exister en ce bas monde?
Ils s’étaient revus autour d’une boisson chaude dans un café de la rive gauche une après-midi de pluie. Puis un nouveau rendez-vous dans un musée très connu qui avait inauguré un nouveau concept : il était interdit de photographier les tableaux exposés mais on fournissait aux visiteurs qui le désiraient des crayons et un bloc de papier pour qu’ils puissent reproduire les œuvres exposées. Cela permettait de les admirer d’une meilleure façon. Le dessin de Norbert se situait entre le gribouillis d’un nourrisson et une création de Picasso tandis que Philippine avait rendu ce paysage provençal admirablement peint par un maitre hollandais un rien plus poétique.
- Tu es douée, dis-donc!
- Certains le prétendent, oui, reconnut-elle dans un haussement d’épaules.
Philippine détestait son prénom, choix irrésolu de parents fantasques et voulait qu’on l’appelle simplement Phillip. Avec son côté garçon manqué, cela ajoutait à la confusion. Elle travaillait sans passion dans un bureau sans joie.
Cette rencontre d’amitié perdura plusieurs années. Fils et fille uniques, il semblait qu’ils avaient rencontré une sœur et un frère pas un amant ni une maitresse. Ils formaient un couple un peu atypique. Une confiance absolue avait soudé leurs deux vies. Ils se comprenaient sans avoir besoin d’échanger de longues phrases ni des propos futiles. Cette communion, on pourrait même parler de fusion, agissait comme entre deux membres d’une fratrie inséparable. S’ils s’enlaçaient souvent, échangeant des bises bien sonores et n’hésitant pas à se masser le dos, les cervicales ou encore les pieds, les caresses plus sensuelles n’étaient d’aucune nécessité dans cet accord parfait. Mais c’était bien de l’amour et non plus de l’amitié qui agitait leurs cœurs et ils finirent par franchir le pas. Cela eut des conséquences imprévues. Phillip avait donné sa démission et croquait maintenant des illustrations pour plusieurs magazines et Norbert avait fait le grand saut également. Depuis quelque temps, à vrai dire, dès son retour de Sibérie, il trouvait que la recherche en mécanique ne le passionnait plus autant. Il s’était tourné vers la chimie. Une chimie un peu particulière puisque la majorité des gens l’utilisaient : il s’était lancé dans l’élaboration de petits plats selon des techniques empruntées à la physique. La cuisine thermique, moléculaire, résolument moderne tout en conservant le goût des produits, toujours choisis avec soin et résolument biologiques. Dans un sens, il restait dans son domaine : la transformation de la matière. Mais dorénavant, il ne décortiquait plus chaque évolution, ne remplissait plus d’interminables colonnes de données et ne calculait plus des trajectoires à l’aide de lois physiques éprouvées. Il laissait faire ces changements et se contentait d’observer, émerveillé, la magie qui s’opérait : des cageots entiers de nourriture se transformait sous ses doigts en mets savoureux et parfumés.
Rétif à toute autorité, il avait bien pris soin de ne pas intégrer une brigade de cuisine (le terme brigade lui paraissait déjà de bien mauvaise augure, un tantinet trop militaire à ses yeux). Il ne préparait pas de plats en sauce ni copiait de grandes recettes. Son créneau c’était des petites bouchées croquantes et gourmandes qu’on pouvait utiliser en toutes occasions : déjeuner sur le pouce, apéritifs, cocktails, réunions familiales, casse-croûtes. Mais c’étaient bien autre chose que de simples amuse-gueules. Cela empruntait aux Sushis japonais, aux Pinchos basques, aux petits fours. Il préparait ces bouchées (sa société se nommait d’ailleurs « la Bonne Bouchée ») tranquillement dans sa cuisine et livrait lui-même à toute heure de la journée comme n’importe quel livreur de pizza sur un simple coup de fil ou une connexion sur le bon de commande qui figurait sur son site internet.
Ce changement dans leurs vies à tous les deux n’avait pas supprimé les apparitions de l’ange, chaque soir de Noël à onze heures du soir très précises. Il avait traversé cette décennie sans que l’ange n’y trouve rien à redire.
Ce soir, il avait quarante ans. La Bonne Bouchée était hors service en cette veille de Noël mais il avait déjà plusieurs dizaines de commandes pour le réveillon du Jour de l’An. Il allait certainement devoir en refuser. Phillip s’était proposée de lui donner un coup de main la semaine à venir. Mais ce soir, ils déambulaient parmi les illuminations multicolores de la ville en fête.
Depuis sa plus tendre enfance, Norbert aimait bien cette période de Noël, même si ses entrevues avec l’ange avait parfois des relents d’examen. Il raffolait des petits biscuits que sa mère cuisait dans le four les derniers Dimanches de l’année, étoiles croustillantes, sablés tendrement dorés, pains d’épices si moelleux. Il appréciait les couleurs symboliques de Noël, le rouge et le vert, spécialement lorsque la neige était présente mais cela arrivait si rarement à Paris ces dernières années. Il affectionnait particulièrement les décorations disposées au fronton des maisons, couronnes tressées de branches de sapin, ornées de pignes et de branches de houx, de gui et parfois de quelques oursons en paille, des lutins de chiffon et même des fleurs d’amour en cage. Il se réjouissait des guirlandes illuminant les arbres de la ville même s’il trouvait qu’on en faisait trop récemment dans la démesure. Cette débauche de scintillements, d’irisations, de brillances ressemblaient à ces orgies de nourriture qui rendent les festins écœurants.
Bras dessus bras dessous, ils flânaient en cette nuit de Noël par les petites ruelles de la capitale illuminée. Ils s’arrêtaient parfois pour détailler une décoration avantageuse ou profiter d’un spectacle de rue qui agrémentait les squares et les places. Sur l’une d’entre elles, ils stoppèrent quelques longues minutes, main dans la main, devant un manège à l’ancienne. Les chevaux de bois tournaient docilement au rythme d’une rengaine des années vingt qui accompagnait l’attraction de douces lumières. Il n’y avait aucun avion, aucune fusée, aucune soucoupe volante ni la moindre voiture ou camion de pompiers sur ce manège et pourtant les gamins perchés sur leur monture semblaient s’amuser comme des petits fous. Phillip serra plus fort la main de Norbert dans la sienne. Il se tourna vers elle et put lire dans ses yeux une demande bien particulière. Ils n’en avaient jamais parlé franchement, mais ce soir, il apparaissait que cette question devait être débattue. Et quel meilleur moment que celui de la soirée du 24 Décembre pour prendre une telle décision. Une simple volonté qui allait transformer leur vie à deux à tout jamais en vie à trois, pour commencer du moins.
- Tu penses que c’est le bon moment?
- J’en suis convaincue.
Ils s’embrassèrent, tendrement enlacé et une petite fille qui attendait que le manège se désemplisse pour effectuer sa ronde magique, murmura à deux pas de leur couple
- Oh les amoureux.
Au loin, une église égrena posément onze coups tandis qu’ils longeaient maintenant les berges de la Seine dont les éclairages donnaient une impression de douceur. Norbert pensa à l’ange. Il allait forcément apparaitre d’une seconde à l’autre. Il savait que lui seul pourrait le voir. Il y eut un miroitement sur les eaux noires du fleuve et Phillip l’entraina sur un banc de bois qui faisait face à la ville se reflétant dans les eaux dormantes.
Alors, l’ange se révéla à la surface du fleuve. Son visage remuait au gré des vaguelettes.
Cette année, Norbert n’avait nulle crainte ni aucun doute quant au résultat des investigations de la créature magique. L’été dernier, lors de leur séjour en Egypte, six jours de vacances sous un soleil inquisiteur, il avait été le spectateur d’une scène plutôt cocasse. Mieux il en avait été l’acteur.
Ce soir de Noël, Norbert était donc confiant et se permettait même quelques coups d’œil à Phillip qui, elle, semblait être hypnotisée par les eaux du fleuve. Pouvait-elle voir l’ange? Surement pas. Si tel était le cas, elle lui aurait déjà fait la remarque.
Il écoutait la litanie de l’ange cochant les bonnes actions réalisées au cours de l’année. Il en arriva à cet exploit Egyptien. Et Norbert tomba des nues.
- Rejeté! fit l’ange d’un ton sans réplique.
- Rejeté? Comment ça? Il me semble que sans mon aide, cet homme serait mort à l’heure qu’il est, non?
- En effet. Cet homme-là serait mort. Le bus n’aurait pu l’éviter. Mais des dizaines d’autres seraient, eux, bien vivants.
- Je… Je ne comprends pas. Quels autres? Il n’y avait que ce jeune garçon qui allait traverser l’artère sans regarder, visiblement trop plongé dans ses pensées pour regarder où il mettait les pieds.
- De bien sombres pensées, en effet.
Tout comme il entendait parfaitement l’ange lui parler dans sa tête, il lui répondait en silence.
- Expliquez vous bon sang! C’est quoi cette entourloupe?
- Il n’y a aucune combine là-dedans assura l’ange. Cet homme que vous avez sauvé d’un terrible accident routier n’était pas bien recommandable.
- Qu’est-ce que ça veut dire? Les anges sont racistes de nos jours? Vous insinuez que je n’aurais pas dû sauver cet homme? Certaines vies valent mieux que d’autres?
- Aucune vie ne vaut plus ou moins qu’une autre mon garçon. Mais sauver une vie qui, à son tour, peut en anéantir douze, ce n’est guère équitable et je ne peux valider cette action.
- Qu… Quoi? Une vie contre douze?
- Sans votre aide, Tahar Ben Elfouz, dix sept ans, aurait péri dans un banal accident de la circulation au cœur d’Alexandrie comme il en arrive malheureusement trop souvent. Mais il n’aurait pu commettre cet attentat suicide deux mois plus tard dans le cœur de la capitale Egyptienne, faisant vingt six blessés, maintenant tous hors de danger, et douze victimes.
La révélation de l’ange avait terrassé Norbert. Il ne pensait même plus aux conséquences sur sa propre vie. Il revoyait la une des journaux quelques semaines après leur retour d’Egypte. Il en avait fait la réflexion à Phillip. A quelques semaines d’intervalles et à une ville près, ils auraient pu être au mauvais endroit au mauvais moment. Avec des si… Mais il n’avait pas fait le rapprochement. Aucun journaliste ne détaillait le curriculum du terroriste qui avait explosé en même temps que ce café où régnait une joyeuse ambiance jusqu’au moment où…
L’ange le tira de son engourdissement.
- En conséquence, je dois rejeter toutes vos bonnes actions cette année.
Norbert était anéanti. Qu’allait-il se passer maintenant? Juste au moment où ils avaient pris la décision d’avoir un enfant. Il tourna machinalement la tête vers Phillip. Elle semblait tout aussi perdue que lui. Avait-elle pu voir, pu entendre l’échange entre l’ange et lui? Non, surement pas, pourtant elle semblait accablée, le regard vide qu’ont les personnes qui viennent de perdre un de leur proches.
La voix de l’ange se fit plus douce.
- C’est tout de même une belle prouesse, mon garçon. Cela fait trente deux Noëls que je viens vous rendre visite. C’est presque un record! Chapeau!
Devant ces piètres félicitations, Norbert bouillait intérieurement. Il lui semblait même que Phillip réagissait de la même façon.
- Et puis, il n’est pas encore minuit. Tout reste possible…
Au même instant on entendit un grand fracas. Pas comme une vitre se brise, ni comme un amas de ferraille qui s’écrase contre un mur ou ce même mur qui s’écroulerait d’un seul bloc. Plutôt quelque chose de mouillé. Un splash qui avait résonné dans la nuit. Quelqu’un venait de se jeter dans la Seine. Juste une heure avant minuit. Norbert se leva d’un bond et s’était déjà précipité vers le bord de la jetée. Il pouvait distinguer une forme sombre se débattant dans les eaux noires et certainement glacées. Mais il restait pétrifié à deux centimètres du rebord, paralysé par son antique peur de l’eau. Après son accident dans le ruisseau, il avait été dispensé de piscine, n’était plus jamais retourné voir l’océan et avait toujours un léger tremblement lorsqu’il franchissait un pont ou survolait de grandes étendues d’eau. Seulement, ce soir, cette nuit de Noël, c’était sa dernière chance. S’il sauvait cette femme (il entendait maintenant ses cris de détresse), l’ange serait obligé de reconnaitre sa bonne action. A moins qu’elle n’ait, elle aussi, d’obscures ambitions, mais cela était peu probable.
Il n’hésita pas longtemps. En cette seconde, il avait même oublié que Phillip était là, à ses côtés. D’ailleurs, que faisait-elle? Il jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule : elle restait prostrée sur le banc comme si on venait de lui apprendre une très mauvaise nouvelle. Cela valait mieux. C’était lui et lui seul qui devait porter secours à la désespérée qui se rendait compte maintenant au vu des cris angoissants qu’elle émettait, baignant dans les eaux glaciales, que son geste n’était qu’un appel au secours, rien de plus. Il plongea et aussitôt ce fut comme des milliers d’aiguilles qui transpercèrent ses vêtements, sa peau, s’enfonçant jusqu’à ses os. L’eau lui paraissait un monstre qui le serrait dans ses griffes tranchantes. Il se sentit comprimé comme si on voulait le presser comme une vulgaire orange. Il ne put faire aucun mouvement vers la noyée qui se débattait comme un diable, ses cris étant maintenant entrecoupés de balbuties aquatiques. Oui, c’était cela, il devait se remuer le plus possible. S’il n’arrivait pas à nager, il pourrait au moins se réchauffer. Mais il ne ressentait plus le froid, tout son corps était engourdi, comme anesthésié. Il sut à cet instant que tout espoir était perdu. De toute manière, s’il ne parvenait pas à réaliser son exploit, il aurait des comptes à rendre à l’ange, alors perdu pour perdu.
Etrangement, il sentait qu’il se rapprochait de la victime. Il n’était plus qu’à une brassée d’elle. Ses mouvements étaient désordonnés et peu efficaces. Heureusement les flots étaient indolents, le courant imperceptible à cet endroit du fleuve. On avait même l’impression d’un contre-courant qui était dû surement à une épave située en profondeur. Là était le danger, car si on ne pouvait être emporté par le flux, il serait malaisé d’en sortir, surtout pour un apprenti nageur, transi de froid, ayant une phobie totale de l’élément liquide, accompagné d’une femme maintenant inerte.
Il avait touché son épaule. Elle eut un léger tressaillement et il sut qu’elle n’était pas morte. Pas encore. Lui seul pouvait la sauver. Il trouva des forces insoupçonnées tout au fond de lui-même. Ses pieds battaient l’eau, son ennemie. Il fallait qu’il s’en fasse une amie s’il voulait s’en sortir. Ne plus lutter contre elle, mais avec elle. Cette nuit de Noël, un peu moins d’une heure avant minuit, il jouait sa vie, son bonheur, un avenir aux côtés de Phillip et d’un petit bébé qui naitrait dans l’année, il en était sûr. Cela lui octroya de nouvelles ressources. Une ambition nouvelle prenait toute la place dans sa tête. Il agrippa le bras glacé de l’infortunée plongeuse et tira de toutes ses forces, essayant tant bien que mal de lui maintenir la tête hors de l’eau, lui-même buvant la tasse plus souvent qu’à son tour. Mais les eaux apparemment dormantes étaient un redoutable piège, même pour un nageur expérimenté. Elles semblaient vouloir le happer lui et sa prise vers les profondeurs obscures. Il s’enfonça à plusieurs reprises. Il ne voyait plus la berge. Allait-il dans la bonne direction tout bêtement? Une crampe dans sa jambe gauche lui tira un cri, un hurlement qui déchira la nuit. Cinq secondes plus tard, il perçut un vague fracas à quelques mètres de leur position, puis plus rien. Un silence lugubre l’engloutissait tandis que les eaux fatales gagnaient la partie. C’était sans doute sa dernière minute. Peut-être allait-il voir surgir une dernière fois l’ange. Mais il n’y avait personne autour de lui. Personne sur les eaux sinistres. Personne dans le ciel dont les illuminations s’étaient changées en bougies mortuaires. Personne pour le soutenir. Personne pour l’accompagner en cette ultime minute. Il périrait là, entrainé par celle qu’il avait voulu sauver à tout prix, happé par les flots qui l’avaient toujours effrayé. Sa vue se brouilla. Son souffle ne pouvait plus inspirer la moindre molécule d’air. Ses poumons étaient pris dans un étau polaire. Son corps ne réagissait plus. Ses yeux se fermèrent. Sa dernière pensée fut pour Phillip.
Il ne sentit pas la force monumentale qui le tira sur la berge. Il ne se rappela pas ses suffocations, haletant, allongé sur le quai humide, tremblant tellement de tous ses membres qu’il aurait pu aisément se casser un bras ou une jambe. Il n’eut aucun souvenir de son combat contre l’eau qui noyait ses bronches et de l’air qui déchirait à nouveau ses poumons.
S’il n’était pas parvenu à sauver la femme qui s’était jetée à l’eau, quelqu’un lui était venu en aide. On l’avait sauvé, mais il savait qu’il ne lui restait plus que quelques minutes à vivre. Il ne devait pas être loin de minuit et il avait lamentablement échoué dans son ultime mission.
Grelotant, il ne pouvait maitriser ses dents qui s’entrechoquaient. Une force supérieure agitait tout son corps par intermittence. Il s’était relevé et se tenait assis, ses bras agités de spasmes entourant difficilement ses genoux tremblants. Il reprenait lentement conscience de son environnement. A quelques mètres de lui, le corps d’une femme vêtu d’une robe de soirée noire, toute ruisselante. Penchée sur elle se tenait Phillip qui… Oui, elle l’embrassait! Norbert crut mourir à nouveau. Il tenta de prononcer son nom mais ses dents manquaient de mordre sa langue à tout moment et aucun son ne parvenait à sortir de sa gorge irritée comme s’il venait de vomir, ce qu’il avait dû faire du reste. Il tenta de se rapprocher, mais ses membres ne lui obéissaient pas plus que sa mâchoire. Alors, il vit Phillip se retourner et lui adresser un large sourire rempli de compassion puis se pencher à nouveau sur le corps inerte. Il comprenait maintenant. Elle avait dû s’occuper de lui d’abord et maintenant elle tentait de ranimer la noyée. Il réalisait que c’est bien elle qui les avait sauvé tous les deux, à commencer par lui naturellement.
Au loin, les lumières rouges et bleues des gyrophares de camions de pompiers dansaient dans la nuit. Alors l’ange apparut une nouvelle fois, surement la dernière. Il allait très certainement lui annoncer qu’il avait échoué et qu’il était condamné. Les lumières se rapprochaient, elles longeaient le quai d’en face et s’apprêtaient à emprunter le pont. Dans sa tête la voix bien connue résonna. L’ange dansait dans les lumières rouges et bleues des véhicules de secours.
- Quelle soirée, n’est-ce pas mon garçon! J’aime bien quand les événements s’enchainent de cette façon.
L’ange semblait surexcité. Sa voix avait des tonalités de fête. Il baissa d’un ton et reprit un timbre plus doctoral.
- Ce n’est pas tout ça, mais il y a eu du changement au cours de cette heure et il convient de prendre les mesures qui s’imposent.
Les lumières clignotantes se rapprochaient. Les services de secours traversaient le pont qui couronnait le fleuve. C’est alors que Norbert vit une seconde silhouette évanescente, gigotant dans les lueurs rouges et bleues elle aussi. Il pensa avoir la berlue et voir l’ange se dédoubler.
- Mon cher garçon, je vous présente un collègue qui a en charge une autre âme.
Le second ange avait des traits plus rebondis et arborait un sourire de curé.
- C’est peu banal ce qui vient de se passer et nous avons été obligé d’en référer en haut lieu.
Norbert contemplait les deux anges qui scintillaient dans la nuit, leurs visages se reflétant sur les eaux si paisibles qui venaient pourtant d’être le lieu d’une terrible scène.
- Il est extrêmement rare que deux âmes en sursis se télescopent et pourtant c’est bien le cas ce soir. C’est uniquement pour cette raison que vous pouvez distinguer mon confrère du reste.
Il y eut comme un éternuement suivi d’un raclement de gorge puis une quinte de toux qui lui rappela ce qu’il venait d’endurer ces dernières minutes. Il tourna la tête et vit la noyée se contorsionner tandis que Phillip s’était à nouveau rapproché de lui. Elle l’avait pris par les épaules et regardait, avec lui, les lumières rouges et bleues tanguer dans la nuit, se rapprochant de plus en plus et les anges se dandiner dans leurs éclats. Norbert eut un regard incrédule mais l’ange poursuivait.
- Oui, mon garçon. Phillip a bénéficié elle aussi d’un traitement de faveur suite à un accident qui aurait pu très mal tourner pour elle il y a quinze ans. Elle fut sauvée par un concours de circonstances imprévues et c’est mon confrère qui est en charge de son… de son dossier.
Devant leur ébahissement, l’ange de Phillip prit la parole.
- En effet, mon camarade a parfaitement raison et il tapota doucement ce qui devait servir d’épaules à l’ange de Norbert. Il se racla la gorge et continua.
- En plongeant pour sauver Norbert Phillip a naturellement gagné son sursis pour cette année. Mais il est incontestable qu’elle n’aurait pas mis autant d’ardeur à sauver cette femme si Norbert n’était pas en train de périr à son tour. En conséquence de quoi Norbert a tout de même permis le sauvetage réussi de la noyée. Il en a été le catalyseur si l’on peut employer ce terme…
Les lumières étaient maintenant toutes proches, illuminant la nuit tout autour et lançant des éclairs haut dans le ciel. Les anges semblaient s’étirer démesurément, se déformer dans des teintes rouges et bleues.
- Norbert bénéficie donc d’une année supplémentaire en sursis.
L’ange se tut une nouvelle fois. La lumière bleue se reflétait davantage dans ses traits que celui de Norbert, plus illuminé de teintes rouges. Il enchaina.
- Il y a cependant un fait nouveau. Compte tenu que vos deux âmes se sont rejointes cette nuit, et j’insiste sur le fait que c’est uniquement pour cette raison que vous pouvez nous voir tous les deux, vos deux âmes se sont unies dans ce sauvetage si particulier mais elles se sont également associés d’une toute autre façon.
Les lumières rouges et bleues avaient stoppés à quelques mètres d’eux. L’ange de Phillip reprit un ton conséquent.
- Il en résulte que le sortilège qui vous obligeait à devoir venir en aide chaque année est levée. A chacun de vous deux. L’ange prit un air pensif et ajouta pour Norbert uniquement.
- Vous souvenez-vous mon garçon de cette nuit de Noël en Sibérie il y a quelques années de cela? Norbert hocha la tête.
- Vous m’aviez demandé quelle était votre bonne action cette année-là et je n’avais pas voulu vous la révéler. C’était simplement votre rencontre avec Phillip qui vous permettait de vous reconnaitre quelques mois plus tard, d’entreprendre une vie à deux et… Il se tut un instant, hésitant à en dire davantage. L’ange de Phillip poursuivit.
- Il n’y a aucun privilège dans ce fait. C’est la procédure classique en ce qui concerne deux âmes en sursis qui parviennent, à leur tour, à donner la vie.
Les mots se fondirent dans l’obscurité au moment même où une grosse voix retentit derrière eux.
- C’est vous qui avez appelé les secours?
Norbert et Phillip se tournèrent d’un même mouvement. Ils étaient enlacés épaule contre épaule et on aurait pu croire à un couple d’amoureux qui prenait le frais, juste une minute avant les douze coups de Noël. Mais ils étaient trempés jusqu’aux os et tremblaient tant qu’ils pouvaient. A leurs côtés, le corps d’une femme continuait d’éructer, de frissonner, de se tordre et contorsionner en tous sens.
Le pompier en tenue leur adressa une nouvelle question tandis que d’autres silhouettes les entouraient déjà de couvertures de survie qui brillaient dans la nuit. Mais ni Norbert ni Phillip ne les entendaient. La fin de la phrase prononcée par l’ange avant qu’il ne disparaisse à jamais restait gravée dans leur esprit
« …qui parviennent à leur tour à donner la vie »
Leurs visages se firent face. Leurs lèvres se joignirent et, au moment même où le premier coup de minuit retentit dans la nuit, ils échangèrent un long baiser sur fond de lumières rouges et bleues et quelqu’un de bien entrainé aurait pu distinguer, dans le ciel illuminé, les traits réjouis de deux anges qui se tenaient la main.