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Tempête(s)

TEMPETE(S)

***

I

- Dites donc, ça a soufflé fort cette nuit! 

L’homme se tient debout devant la large table où un couple partage un copieux petit déjeuner.  Il semble ne pas oser prendre place, l’air un peu emprunté bien que ce ne soit pas dans ses habitudes.

- C’est bien mon mari, ça! Ce serait la fin du monde qu’il ne se réveillerait pas pour autant.

Les paroles ont volé depuis l’escalier de bois blond, prononcées sans élever la voix, juste en détachant clairement chaque syllabe, à la manière d’un comédien déclamant son texte. La voix est claire et cristalline comme un torrent de haute montagne.

L’homme s’est retourné, ne remarquant même plus sa femme qui rejoint le couple en s’asseyant. Des sourires sont partagés. Des présentations sur le mode humoristique sont faites.

- Jeanne. Mon mari qui dort comme une marmotte c’est Claude. 

Elle tend une main douce et longiligne aux doigts parfaitement manucurés. D’elle émane un léger parfum ainsi qu’une attitude qui trahissent son goût et sa pratique du luxe. Autant son mari donne l’impression d’un certain laisser aller dans sa tenue, une décontraction propre à ceux qui donnent des ordres, autant elle semble tout maîtriser d’une telle façon que cela semble naturel. On devine qu’elle a vécu parmi cette aisance matérielle qui permet de s’occuper de soi.

- Bernard est mon compagnon  répond la jeune femme par-dessus son bol de thé.

Elle n’a jamais présenté son homme autrement. Elle pourrait dire mon mari maintenant qu’ils sont pacsés, mon mec pour faire jeune, mon amant pour le plaisir de choquer les bien pensants qu’elle a en horreur, mon chevalier servant parce qu’elle n’est pas dénuée d’humour ou tout simplement mon homme.

- Je m’appelle Annie. Nous sommes arrivés hier au soir,  juste avant que la tempête se déclenche. Une chance. 

Bernard détaille un moment les yeux de sa compagne, puis replonge son regard vers ses tartines.

Claude semble hésiter à s’asseoir vraiment autour de la table qui propose pourtant encore plusieurs places libres, comme s’il attendait une invitation.

Eux sont arrivés hier vers midi. Le chalet lui avait paru plus petit que les images vues sur le net ne le laissait présager. En avait fait la réflexion. On lui avait répondu dans un large sourire que deux cent cinquante mètres carrés ce n’était quand même pas une chambre de bonne et que les rondins de bois donnent toujours cette fausse impression. Qu’il se rassure, personne ne se marcherait sur les pieds. Il y avait de la place pour tous.

Si Claude peut aisément se passer d’un certain luxe que sa femme savoure et apprécie, il aime les grands espaces, être libre de ses mouvements, ne pas être confiné en un lieu exigu et pouvoir respirer convenablement. Il possède ce côté rustre de ceux qui sont faits d’un seul bloc. Ses éternuements sont légendaires.

L’hôte fit son apparition derrière un plateau de viennoiseries et un énorme pichet de café fumant.

- Avez-vous bien dormi? On n’a pas vécu pareil coup de vent depuis quinze ans en arrière.

Le jeune homme doit avoir dans les trente cinq ans. Tiré à quatre épingles tout en donnant une impression décontractée, un style sport dans des vêtements qui ne s’avachissent pas comme ceux offrant l’exemple d’un weekend passé sur le canapé devant la télé. Le teint halé, la mine réjouie, c’est un parfait maitre de maison. Toujours attentif aux besoins de ses clients sans donner l’impression d’être un valet.

La porte d’entrée claqua au rez-de-chaussée. Quelques secondes plus tard, un gaillard du même âge, de la même élégance, accompagné de la même sollicitude, fit son apparition. Tous les invités pensèrent que leurs hôtes étaient frères.

- La route des Diablerets est coupée. Une coulée de neige a emporté une partie de la montagne. Ca a du souffler fort sur les crêtes. Il y aura du dégât en forêt. 

Claude se retourna.

- Vous voulez dire que nous sommes isolés de la vallée? 

- Il n’y a qu’un accès pour monter ici et il faudra quelques heures pour déblayer. Peut-être même deux ou trois jours.

Claude poussa un soupir. Il aimait tout régir, avoir tout sous contrôle, son contrôle. N’importe quelle contrariété lui pesait, d’autant plus celles dont il savait qu’il était impuissant à régler le problème. Lorsqu’un obstacle se dressait devant lui, il savait prendre les bonnes décisions rapidement, donner des ordres, organiser la riposte. Il fallait que ça bouge. Rester à attendre sans rien faire lui était un supplice. Au moindre ralentissement de la circulation, il n’hésitait jamais à prendre les chemins de traverse, quitte à parcourir deux fois plus de kilomètres et, au final, d’avoir perdu du temps mais, au moins, il avançait. Il détestait les situations bloquées, figées, paralysées, sclérosées.

- Hé bien, nous sommes venus pour nous couper du monde, non? 

Jeanne était rayonnante comme si ce blocus la libérait.

Sa bonne humeur disparut pourtant lorsqu’elle comprit, les yeux rivés sur son téléphone cellulaire, que plus aucun réseau n’était disponible.

- Les antennes ont du être pliées par le vent de cette nuit  annonça simplement Raphael, l’un des deux hôtes, celui qui était sorti se rendre compte des dégâts.

Bernard venait juste de finir de  déguster son copieux petit déjeuner. Comme tout épicurien qui se respecte, il n’avalait jamais un repas l’œil rivé sur la montre. Il prenait le soin de savourer chaque bouchée, la lente mastication semblait lui procurer un plaisir sans bornes. Il donnait l’impression de profiter de chaque instant de la vie comme s’il découvrait le monde. L’expression « mordre la vie à pleine dents » lui correspondait parfaitement ajouté que chaque bouchée était savourée à sa juste mesure.

- Si je peux être utile à quelque chose…  et il laissa la fin de sa phrase en l’air, comme une bouteille lancée sur l’océan. Raphael lui répondit, évasivement.

- Pour le moment, je crains qu’il ne faille se résigner à attendre. La tempête s’est calmée sur le matin, mais le vent tourbillonne encore fortement, soulevant une poussière neigeuse qui vous cingle pire que si elle tombait des nuages. 

Il s’avança vers la grande baie vitrée qui projetait une vue sur un panorama époustouflant… lorsque les brumes se lèveraient. Il scruta le ciel, les sommets invisibles.

- Le plafond est encore bas et les brumes remontent de la vallée. Je crois que l’accalmie n’est pas pour aujourd’hui. 

Jeanne s’inquiéta.

- Mais les secours vont bien venir, n’est-ce pas? 

- Des secours? Je pense qu’ils ont mieux à faire pour le moment. Nous ne manquons de rien ici. Et puis par un temps pareil, il n’est pas aisé d’entreprendre quoi que ce soit. 

Décidemment, Claude pensa que Antoine ressemblait tellement à Raphael qu’ils étaient forcément frères. Des jumeaux peut-être. Il n’aimait pas poser directement les questions concernant la vie privée des gens, il s’arrangeait toujours pour apprendre ce qui l’intéressait d’une manière détournée. Avant la fin de la matinée, il aurait son information.

- Comment vais-je faire si je ne peux pas joindre mes enfants?  s’inquiéta Jeanne. Le ton assuré dont elle ne se séparait jamais était lézardé par une anxiété diffuse. Les mots n’étaient plus prononcés avec le même aplomb. Un léger tremblement, imperceptible, que seul un jouer de poker professionnel saurait remarquer, remuait la commissure droite de ses lèvres.

- Ne vous inquiétez pas, Madame. Nous ne resterons pas longtemps coupé du monde. Et puis, essayez internet. Nous avons un poste disponible dans le salon. 

Mais la toile ne répondait pas plus que les réseaux téléphoniques.

- Comment? Vous n’êtes pas relié par satellite? C’est vraiment un trou perdu ici! Je suppose qu’il n’y a que cinq chaines à la télévision.

- Les gens qui viennent ici ont d’autres centres d’intérêt que de se poser devant un écran. Quant à ce que vous appelez un « trou » , je le qualifierais plutôt de monticule.

Bernard avait laissé s’échapper cette phrase coupante et il en fut le premier surpris. Claude et Jeanne fixèrent leur compagnon forcé.

Les bonnes manières permettaient de s’en prendre à leurs hôtes puisqu’ils étaient censés leur fournir tout le confort et l’assistance dont ils avaient payé les services. En revanche, Bernard était un  client comme eux, il ne leur était redevable de rien. Ils ravalèrent leurs diatribes sous un sourire forcé. Bernard reprit la parole.

- Je pense qu’il va nous falloir tirer un trait sur notre petit confort pendant quelque temps. Après tout, nous sommes en congé. En congé de nos habitudes aussi, non? 

- J’aimerais bien pouvoir contacter mes enfants  ajouta Jeanne dans un soupir.

Claude pensa que leurs enfants expatriés pourraient survivre à un silence radio de quelques jours, même sans donner de nouvelles pendant des semaines. Par contre, comment pourrait-il, lui, tenir une seule journée sans s’informer, sans parcourir un journal, sans allumer un poste de radio. Il s’adressa à Raphael.

- Vous avez bien, je suppose, un vieux transistor caché dans un placard?

- Mieux que ça, Monsieur. 

Il tourna les talons et revint une demi minute plus tard, tenant une boite argent entre ses mains.

- Cela devrait convenir.

Claude le remercia. Jeanne regarda son mari par-dessus son épaule. Voilà un bon nonos au bon chien, pensa-t-elle. On ne va plus l’entendre gémir que le monde s’arrêterait de tourner sans lui. Bien sûr, elle garda ses pensées pour elle-même.

Depuis que Claude avait arrêté toute activité professionnelle, il tournait en rond dans ses pattes à elle. Certains jours, elle ne le supportait plus. La chaine d’info non stop allumée en continu, le nez dans les quotidiens, il se levait toujours avant l’aube, partageait son petit déjeuner entre Libération et le Monde, puis montait dans sa Mercedes classe S pour aller en ville. Il en rapportait une baguette croustillante et de rares ragots, déjeunait un œil sur i-télé, ne sortait que pour faire le tour du jardin et encore les jours de grand soleil.

Leur vie sociale ne surnageait que les quelques soirées où ils étaient invités ou lorsqu’ils recevaient leurs amis, exclusivement des connaissances de son mari. Puis, deux ou trois fois par mois, une pièce de théâtre, une séance de cinéma, un vernissage. Bref, le train-train quotidien de jeunes retraités.

Claude s’installa dans un coin de la pièce, l’oreille rivée au monde extérieur par le biais d’une station d’info en continu.

Bernard donna un coup d’œil par la baie vitrée qui ne proposait qu’un voile grisâtre pour tout panorama.

- Pensez-vous que ça va se lever dans la journée?

- Il y a eut un répit tôt ce matin, mais je crains que le reste de la journée soit bien terne. 

Raphael tentait de rassurer ses invités.

Claude gesticula et entreprit de transmettre les dernières informations concernant la météo. Décidemment, il ne pouvait pas vivre sans nouvelles, coupé du monde. Il aurait eu le sentiment d’être exclu de la communauté, de devenir un paria. 

- Ils annoncent un retour de la tempête pour l’après midi et parlent de plusieurs habitations totalement isolées dans la montagne. Certains villages sont hors d’accès également. La compagnie électrique ne pense pas pouvoir rétablir le courant avant deux à trois jours.

- Comment allons nous faire sans électricité? 

Jeanne, affolée, n’y avait pas pensé jusqu’à présent. Elle fit rapidement l’inventaire de tous les objets indispensables qui fonctionnent à l’électricité.

Tout à coup, il lui semblait avoir fait un voyage non pas à des centaines de kilomètres de son petit nid douillet mais bien à plusieurs siècles dans le passé.

Elle ne put retenir un petit rire nerveux, une sorte de hoquet. Elle semblait accablée. Annie s’approcha, eut quelques mots réconfortants.

- Vous savez, on peut très bien vivre pleinement sans appareil électrique. Vous allez vous sentir libérée, plus légère.

- J’ai plutôt l’impression d’être prisonnière de ce trou… de ce pic perdu! Nous avions réservé avec mon mari pour nous détendre, nous relaxer…

- Rien ne vous en empêche, Jeanne. 

Annie esquissa un geste en direction de Jeanne, comme pour appuyer ses propos apaisant, mais celle-ci se retira sans qu’elle sache si cela était intentionnel ou pas.

Annie retourna s’asseoir auprès de Bernard. Elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer la vie de ce couple. Jeanne et Claude. Deviendraient-ils comme eux dans vingt ans? Elle se remémora quelques voyages partagés avec Bernard. Des destinations imprécises. Des rencontres. Ils avaient traversé le désert de Gobi, enfin une partie, soyons réalistes. Ils avaient vécu six mois au Mali dans une case sans eau ni électricité. En Mongolie, ils avaient partagé la dure existence de ces cavaliers exemplaires, dormant dans des huttes par moins vingt cinq la nuit. Son premier voyage, elle l’avait fait toute seule. A dix neuf ans, elle était partie au Népal. Une folie, l’avaient tancé ses parents. Elle avait effectivement vu le monde de l’intérieur, pas sur un écran de télévision ou entre les lignes d’un reporter. La misère, la crasse, la peur, elle les avait touché de ses mains, de son âme. Elle s’était baignée dans la vie croupissante des deux tiers des terriens, pour qui deux repas par jour constituent le luxe suprême.

Alors, deux jours sans électricité dans un chalet trois étoiles, perdu dans l’un des pays les plus riches du monde, entouré de gens civilisés, en compagnie de Bernard, l’amour de sa vie, hébergés au chaud par deux sympathiques garçons. Elle avait vu pire.

Elle n’eut besoin de rien lui dire, Bernard accueillit et comprit toutes ses pensées. Parfois il lui donnait l’impression de la comprendre sans qu’elle n’ait besoin de s’exprimer. Une sorte de télépathie entre eux.

Claude avait coupé la radio.

- Electricité ou pas, ça n’empêche pas le monde de tourner.  Il afficha une mine patibulaire. Les nouvelles n’étaient pas bonne. Au total, il se rendait compte que leur tempête était le cadet des soucis de ce monde.

- Toujours les mêmes conneries. 

Il se tint debout face à l’immense baie vitrée.

- Vous devez avoir une vue aérienne, j’imagine. 

C’est Antoine, le maître de maison qui répondit.

- J’espère que vous pourrez la contempler vous-même très vite. Elle est disposée de façon à bénéficier du soleil au maximum. 

En effet, cela avait échappé aux convives, la baie était légèrement courbée.

Claude le remarqua, chercha à comprendre comment un chalet en rondins pouvait n’avoir que trois angles, le quatrième étant remplacé par une courbe harmonieuse et de surcroit, occupée par une partie vitrée. Il parcourut de long en large toute la pièce, puis, n’y voyant aucun indice, grimpa à l’étage. Quand il en redescendit, les deux derniers invités avaient fait leur apparition.

- Enchantés! 

Jeanne posa un regard ahuri sur le couple qui venait d’entrer en scène. Elle pensait avoir rencontré tous les locataires du lieu.

Le jeune couple qui paraissait n’avoir pas plus de quinze ans se présenta avec une économie de mots et Jeanne pensa que l’éducation nationale devait rationner le vocabulaire dans ses manuels scolaires.

- Je suis Lulli et voici Baptiste.

Des mains se serrèrent. Des sourires polis furent échangés.

Baptiste refusa un petit déjeuner tandis que Lulli grignota deux biscottes.

Les jeunes ne savent plus s’alimenter pensa Jeanne. Et est-ce une heure pour se lever, ça?

- Je n’arrive pas à capter le net. Y’a pas de réseau, ici?  demanda Baptiste.

Antoine, un pichet de café dans une main, une corbeille de croissants dans l’autre, s’excusa.

- Nous avons eut une terrible tempête cette nuit. Les relais sont hors d’usage pour le moment. Il n’y a plus d’électricité. On craint un retour des vents violents pour cette après midi. 

- Hé bien, voilà des nouvelles réjouissantes! 

Lulli s’affaissa. Baptiste semblait résigné.

Bernard proposa à nouveau son aide.

- C’est un actif compulsif  décréta Annie.

- Il ne peut rester une heure sans rien faire. Il faut qu’il bouge, qu’il utilise ses muscles, qu’il brûle des calories. Je ne sais pas, moi, faites lui couper des bûches, déblayer la neige de la terrasse… 

Antoine et Raphael eurent un sourire et cela renforça cet air de famille que tous les invités avaient désormais noté. Jeanne en était persuadé cette fois. Ils étaient frères et avaient hérité ce chalet d’un vieil oncle. Peut-être même étaient ils jumeaux!

Les invités prenaient leurs marques, comme une équipe de football qui investit le terrain.

Annie feuilletait une revue de décoration dans le salon. Jeanne échangeait quelques phrases avec Lulli, même pas une conversation, pas davantage une politesse, juste une habitude, un rite.

- Lulli, c’est original comme prénom, un diminutif peut-être?

- Absolument pas. Si vous connaissiez mes parents vous ne  poseriez pas la question. Ils sont… disons… un peu… excentriques. Oui, c’est ça! Ils sont en dehors du cercle où se tiennent leurs contemporains. Mon père a passé sa vie à parcourir le monde pour les éditions du Routard. Nous le suivions parfois, ma mère et moi.

- Vous vous exprimez en tout cas d’une façon admirable. C’est rare pour une personne de votre génération. 

- Vous savez, tous les jeunes ne s’expriment pas forcément en langage Sms, ni ânonnent péniblement trois phrases en verlan. Vous nous voyez comme ça parce que vous ne fréquentez pas beaucoup de jeunes, je me trompe?

- C’était un compliment, ne le prenez pas comme une offense.

- Je ne me sens absolument pas offensée. Je voulais préciser que les à priori ont la vie dure, surtout lorsqu’ils sont relayés et accentués par les média. D’autre part, vous n’avez pas entièrement tort. Lorsqu’on parcourt le monde, notre langue maternelle devient un refuge, un chalet un peu comme celui-ci, qui nous protège, un cocon dans lequel on retrouve son identité. Si je manie le français proprement c’est que j’ai grandi avec d’autres dialectes autour des oreilles.

- Je pense que l’on devient ce que l’on a été. 

Annie entra dans la conversation, relançant l’éternel débat sur l’acquis et l’inné.

- Tout nous influence, c’est vrai, certifia Lulli.

- On peut quand même choisir sa voie, non? 

Jeanne n’était pas d’accord avec cette forme de fatalisme. C’est Annie qui reprit la balle au bond.

- Choisir, c’est déjà un privilège. Combien de personnes au monde ont-elles le choix? Dès sa naissance dans bien des endroits du monde,  le nourrisson se voit privé de bien des alternatives.

- Je vous trouve bien résignée pour votre âge et votre statut de femme. Si les femmes de ma génération avaient eu ce genre de raisonnement, vous n’auriez pas toutes les libertés dont vous jouissez actuellement.

- Le combat féministe ou contre n’importe quel autoritarisme est une chose, le conditionnement en est une autre. Je ne pensais pas spécialement à nos sociétés confortables, encore que… Nous sommes tous orientés par des fils qui nous demeurent invisibles.

- Je ne nie pas l’influence de notre environnement proche ou même lointain. Je dis simplement que, dans une vie, des choix s’imposent et que l’on peut toujours dire non.

- Les camps de concentration ou de réfugiés, les trois quart des prisons et l’immense cohorte des exclus de tout poil  sont remplis de gens qui ont eu ce courage de dire non.

- Très facile. Tout ne se résume pas à ces extrémités.

- Oui, mais elles existent et derrière elles il y a des millions de gens qui souffrent. 

Lulli était restée sur la touche. Qui avait raison? Ni l’une ni l’autre et, en même temps, les deux à la fois. Comme toujours. Elle enviait ses ainées qui s’étaient peut-être fourvoyées dans quelque idéologie extrême, mais qui avaient eu un idéal, un rêve à réaliser.

Elle n’avait pas vingt ans et elle se sentait plus sage que ces femmes qui avaient le double ou le triple de son âge. Sans compter qu’elles avaient du s’assagir  avec le temps.

Annie devait avoir la quarantaine. Une enfant de mai 68. Elle avait du connaitre tant de choses : la fin de la guerre au Vietnam, la chute du mur de Berlin, l’explosion du terrorisme (ultra gauchiste dans les années 70, remplacé par les fous de Dieu ensuite). Jeanne, c’était autre chose. Elle aurait pu être la mère d’Annie. Quel parcours elle avait dû avoir! Lulli comprenait les points de vue des deux femmes sans même connaitre leur passé, leur vie, juste en les imaginant. Jeanne avait dû se battre contre une domination masculine totale. Faire sa place. Et remporter des victoires, mais à quel prix? Annie était plus proche d’elle. Elle était déjà surement arrivée dans un monde fini, où tout avait été fait. Il ne lui avait plus resté que les restos du cœur, les manifs contre des lois absurdes, anti sociales, quelques combats de la dernière heure.

Mais à elle et celles de sa génération, que leur restait-il? 

Elle fut tirée de ses pensées par le visage éclairée de Jeanne qui lui posait une question.

- Et vous, Lulli, qu’en pensez vous?

- Joker!  éclata-t-elle dans un rire.

Jeanne ne lâcha pas le morceau.

- Avez-vous l’impression que vous subissez votre vie ou que vous êtes maître à bord?

- Ni l’un, ni l’autre. J’ai l’impression que nous sommes un troupeau de moutons. Nous avons l’impression de baguenauder où bon nous semble, nous ne voyons pas les clôtures ni même la bergerie où nous rentrons chaque soir. 

Annie souriait.

- Cette jeune fille a plus de bon sens et de discernement que nous deux réunies. Peut-être que cette génération ne changera pas le monde, mais ils ne souffriront pas autant que les précédentes.

- Ah oui? La sagesse, c’est bien. Mais pas à vingt ans. 

Jeanne fut interrompue par l’arrivée de Claude.

- Alors, les filles, on refait le monde?

- Parfaitement. Et tu nous excuseras de ne pas t’avoir  attendu.  Puis, s’adressant à ses deux nouvelles interlocutrices,

- En voilà un qui se satisfait parfaitement du monde dans lequel il vit.

- Et qu’aurais-je à lui reprocher. Du moins, me concernant.

- Tu as raison. Tout t’a réussi.  Puis, à l’adresse de ses nouvelles compagnes mais l’interrogeant lui :

- Peut-être que tu as forcé ton destin, provoqué la chance.

- On n’obtient rien par hasard ou par chance.

- Ah, voilà la vieille rengaine! Je me suis fait tout seul, c’est en travaillant qu’on peut réussir dans la vie, rien ne tombe du ciel, et patati patata. 

Annie prenait la discussion au sérieux. Claude ne s’attendait pas à un assaut de cet acabit. Décontenancé, sa politesse mise à l’épreuve, il tenta la voie de la diplomatie.

- Voilà un discours que j’ai souvent entendu au cours de ma vie. Curieusement, il provient rarement des petites gens. C’est le leitmotiv d’une certaine classe qui a eu la chance d’obtenir facilement un confort qui la coupe des vraies réalités de l’existence. 

Annie voulu réagir mais Claude avait raison dans son cas. Ne venait elle pas d’une famille qui, sans être riche, ne se posait pas les problèmes de fin de mois. Son père médecin et sa mère secrétaire de direction étaient dans la rue en mai 68. Ils avaient fait leur révolution avant de rentrer dans le rang, en conservant quelques idées humanistes. Des années plus tard, ils feraient partie de la gauche caviar, même si Annie penserait davantage à une gauche foie gras.

Cette image la fit sourire.

- Un sourire pour toute réponse! Je vois que j’ai fait mouche. 

- Ce n’est pas ça du tout. Vous ne me ferez pas changer d’avis, on appartient à son milieu, sa classe si vous préférez. Pour ma part, j’ai parcouru le monde. La misère, même si je ne l’ai pas vécu en mon sein, je connais. J’ai partagé la vie d’hommes et de femmes qui n’avaient pas grand choix dans leur pauvre vie. Juste le choix de prendre leur unique repas quotidien ou de trimer toute la journée pour un pourboire. Même pas un pourboire, juste quelques graines qu’on jette aux singes d’un zoo. Alors le couplet sur l’homme qui s’est fait tout seul contre le monde entier, permettez moi d’en douter.

- Pourtant vous en avez un spécimen devant vous. Mon père n’est pas revenu de la guerre et ma mère faisait des ménages pour gagner une misère. Pas besoin d’aller au bout du monde pour connaitre le dénuement.

- La pauvreté que j’ai côtoyée n’est pas une justification, mais un exemple. Pas besoin d’être né pauvre pour savoir ce qu’est la pauvreté.

- Justement si! Vous pouvez seulement en voir les effets, en saisir les conséquences. Vous pouvez avoir le ventre vide pendant quelques jours. Vivre dans la crasse le temps d’une saison. Mais vous n’avez jamais ressenti cette souffrance, ce manque qui vous prend aux tripes et gangrène votre esprit au final. La misère vécue depuis le berceau ou l’absence de berceau plus exactement, est en vous. Vous ne vous en débarrasserez jamais, même assis confortablement sur les sièges en cuir d’une grosse berline allemande. Je ne donne de leçon à personne. Et je ne souffre d’en recevoir.

- Sachez que je ne suis en aucun cas une donneuse de leçon. Je vous explique simplement que la vie n’est pas aussi manichéenne. Et qu’entre réussir DANS la vie et réussir SA vie, j’ai fait mon choix. 

Bernard s’était rapproché. Puisqu’il n’y avait rien à faire, autant participer à ce passe temps immémorial, ce jeu de l’esprit, ce sport cérébral dont l’objectif est de convaincre l’autre en utilisant des mots qui se travestissent autant lorsqu’on les prononce que lorsqu’on les perçoit.

- Reconnaissez, Claude, que votre vie n’aurait pas été la même si vous étiez né ailleurs.

- Je connais bien cette chanson de Maxime Le Forestier, merci. Hé bien, figurez-vous que je reste persuadé qu’un battant réussira toujours d’où qu’il vienne et qu’un indolent, un paresseux végétera quand bien même il serait l’héritier des Rothschild.

- Claude n’a pas tort. C’est vrai, un fonceur aura davantage d’opportunités qu’un spectateur apathique. Cependant, je vous invite à rencontrer des gagneurs, de vrais requins, qui ont quand même échoué. Ils n’en tombent que de plus haut. 

Bernard avait asséné cette affirmation avec l’aplomb de celui qui possède les preuves de ses arguments. Inutile de répliquer. Claude l’avait comprit. Il changea de cap comme un avion de chasse.

- Je m’en voudrais de mettre un terme à ce passionnant échange philosophico sociologique de haute volée, mais pensez-vous que cette plaisanterie va durer encore longtemps? 

La question s’adressait à Bernard et portait sur la durée de la tempête. C’est pourtant Annie qui lui répondit.

-  Vous savez, Claude, quand les éléments naturels se déchaînent, nous n’avons d’autre choix que de subir et d’attendre patiemment que la colère des Dieux s’apaise.  Elle avait eu un sourire ironique sur la seconde partie de la phrase.

-  Colère des Dieux ou incapacité des hommes, peu m’importe. Il est crucial que je puisse communiquer avec l’extérieur. 

Jeanne pensa à ses enfants.

- Il n’est pas tolérable en 2011 de ne pouvoir contacter ses propres enfants. 

L’exaspération visible de Jeanne incita Annie à la rassurer. Le mot enfants eu la prouesse de gommer tout ton ironique de ses propos.

- Ca ne va pas durer, je pense. Dès demain, les équipes techniques vont certainement être à pied d’œuvre pour que tout redevienne normal. Quel âge ont-ils, vos enfants? 

Jeanne balbutia, piquée dans sa fierté de mère.

-  Oh, euh, eh bien…

- Tu ne te rappelles plus l’âge de tes propres enfants. Tu te souviens de leur prénom, au moins? 

Claude avait un ton taquin que Jeanne prit pour un sarcasme.

- Je sais encore le prénom et l’âge de mes propres enfants, tout de même! Charlotte vient de fêter ses trente cinq ans. C’était une petite fête très réussie. Elle est la seule chirurgien femme d’un l’hôpital à Cincinnati, États-Unis. Pierre Rolland est sur le point de devenir papa. 

Jeanne s’était gonflée d’une fierté maternelle sans limite. Bernard et Annie comprenaient mieux son angoisse d’être coupée du monde extérieur à l’annonce de sa prochaine grand maternité mais enfin, ses enfants n’étaient plus au berceau et ils furent convaincus que le côté mère poule de Jeanne devait être rassuré. Si elle voulait absolument contacter ses enfants devenus des adultes responsables, c’était davantage pour masquer son angoisse d’être coupée du monde, la peur d’être enfermée, ne serait-ce que dans un magnifique chalet tout confort. 

Ils comprenaient moins le besoin d’informations dont Claude était si avide. Surement un ancien haut cadre de l’administration qui ne peut se libérer des lianes de l’information qui tiennent prisonniers tant de leurs compatriotes.

Néanmoins, Jeanne était lancée sur un sujet passionnant, son fils.

- Vous vous rendez compte? Bac à quinze ans. Hautes écoles de commerce. Sorti premier de sa promotion. Il a travaillé à peu près dans tous les pays du monde, vendant la très haute technologie française aux plus prestigieuses villes.

- Notre fils s’occupe de sécurité dans les transports en commun, particulièrement le métro. Toute ville possédant une telle installation, il est présent pour finaliser les consignes de sécurité. 

Il semblait que Claude soit aussi fier de son fils que sa propre femme, bien qu’une certaine réserve émanait de ses propos. Si Jeanne donnait l’air d’être la groupie de ses enfants, Claude montrait une fierté rapport à leur réussite. C’était dans l’ordre des choses pour lui. Nul doute que s’ils avaient échoué un tant soit peu, il aurait été jusqu’à les renier séance tenante.

- Pierre Roland vit en Chine depuis bientôt deux ans. C’est fou à quelle vitesse ils se développent, là-bas!

- C’est sûr qu’on a intérêt à serrer les fesses, ils vont nous bouffer tout cru, comme de vulgaires sushi!

- Claude! Je t’en prie! Et d’abord les sushis c’est Japonais, rien à voir avec la Chine.

- Oh, tu sais, moi, dès que ça a les yeux bridés et que ça parle aussi vite qu’une mitraillette, je ne fais pas la différence. Tout ce que je vois, c’est que les Chinois vont tout nous piquer et nous rendre en esclavage d’ici pas longtemps! Les Japonais et leurs voitures, leurs ordinateurs et leurs écrans plats, c’était de la gnognote à côté de ce qui nous attend.

- Je ne pense pas qu’il faille être aussi pessimiste. Le savoir faire Européen est loin d’être obsolète.

- Non, mais vous plaisantez, Bernard. Regardez mon pauvre vieux : ils ont déjà mis la main sur la production de produits manufacturés et nous inondent depuis deux décennies. Ils sont en train de racheter tous nos châteaux, nos vignes. Le patrimoine culturel français, laissez-moi rire! 

Bernard n’avait pas l’habitude qu’on le qualifie de « pauvre vieux », mais il ne releva pas. Ce discours résigné, il connaissait, l’avait déjà entendu pas mal de fois, dans la bouche même de son propre père.

- Ce que je voulais vous dire, Claude, c’ est qu’il ne s’agit pas d’une bataille, mais d’imposer nos capacités à ce rouleau compresseur.

- Imposer? Mais ce sont eux qui vont nous IMPOSER. Et on n’aura qu’à fermer notre gueule!

- Je vous trouve bien défaitiste. Puis-je savoir quelle était votre activité?

- Quelle était? Ai-je l’air si vieux que vous me mettez d’emblée à la retraite?

- Je… Je ne voulais… Je pensais… 

Jeanne vola au secours de Bernard.

- Ecoute Claude. Je ne veux pas te vieillir mais tu sais, tu fais largement ton âge, et puis il me semble que tu as fait une remarque ce matin lorsque tu écoutais ton transistor…

- Mouais. C’est vrai, j’ai cessé toute activité professionnelle l’an passé. Mais j’aurais très bien pu… Tu sais, je peux encore en remontrer à plus d’un jeune godelureau à peine sorti du berceau.

- Très bien mon chéri. 

Jeanne avait le ton qu’on emploie pour réconforter un chien.

-  Mon mari possédait une petite entreprise de… 

Claude la coupa sans sommation.

- J’étais à la tête d’une affaire de location de gros matériel. 

Annie ne put s’empêcher de noter que Jeanne avait utilisé l’adjectif « petit » dans son début d’explication alors que Claude avait mentionné « gros » dans une phrase guère plus longue.

- Vous proposiez des grues, des échafaudages?  s’enquit Bernard.

- Pas seulement. J’ai commencé par acheter un petit parc de grues, de treuils, puis je me suis diversifié. Si vous restez dans le même domaine, vous êtes cuit. J’ai vite compris que les chantiers intéressants étaient ceux du domaine public. Vous n’imaginez pas les tractations, les pots de vin, les alliances, les lobbies qui ont cours dans ce domaine. Une fois le marché enlevé, les factures sont gonflées, les entrepreneurs font leur beurre sur l’argent du contribuable.

- Alors, vous vous êtes dit : pourquoi pas moi? 

Annie n’avait pas pu s’empêcher de réagir. Ce discours de profiteur lui était allergique.

- Oui madame, pourquoi pas moi? Vous savez, dans certains milieux, si vous êtes trop gentil, vous vous faites rapidement dévorer. On doit être loup parmi les loups, requin parmi les requins.

- Je connais bien le monde animal, Claude. Ces idées reçues sont pour le moins erronées, et la plupart du temps tellement éloignées de la vérité qu’on se demande si l’homme n’a pas prêté ses propres instincts les plus noirs aux animaux qu’il craignait, pour la simple et unique raison qu’ils étaient, eux, libres.

- Peu m’importe ces considérations écologico-sociologiques. Ce que j’ai constaté, moi, c’est que le monde de l’entreprise est une jungle. Rien à voir avec des petits fonctionnaires étriqués qui ne voient que par les trente cinq heures et leurs Rtt, leurs pauses cafés et la sécurité de l’emploi. Moi, tous les matins, je partais au charbon. Je mouillais la chemise et je n’ai pas honte d’avoir fait du fric. 

Il avait accompagné la tirade d’un petit mouvement de la main, une sorte de claquement de doigts.

- Personne ne vous reproche quoi que ce soit, Claude. Vous êtes libre de penser ce que vous voulez.

- J’espère bien. A mon âge, je n’ai de leçons à recevoir de personne.

- On apprend tous les jours si l’on est curieux de nature. 

Lulli, jusque là très discrète, était entrée dans l’arène de la conversation. Tous les regards se retournèrent et se posèrent sur la frêle jeune fille. Personne ne semblait l’avoir remarquée. Le chat aurait parlé que ça n’aurait pas étonné davantage.

- Alors, qu’en pense la nouvelle génération? Faut-il rester pauvre pour être honnête? 

Claude tentait son va tout. Puisque les quadras ne lui donnaient pas raison, essayons de convaincre ces ados à peine sorti du ventre maternel.

- Nous n’avons pas d’avis sur la question. Vous me demandez si l’argent influence les idées. Je pense qu’il ne les dirige pas plus qu’elles ne mènent la finance. A vous écouter, le monde se divise en deux : les nantis sans scrupules et les exploités au cœur d’or.

- Oh la, pas si vite! Mais ce n’est pas faux, tout ça. C’est un bon résumé. Vous oubliez juste un détail crucial : le travail. 

Baptiste s’avança. Ses cheveux se dressaient sur le dessus de son crane. Un piercing traversait son sourcil et il portait une bague de cinq cent gramme au majeur droit. Il se jeta dans le tourbillon de la causerie.

- C’est vrai. Le travail. La valeur refuge. Et tous les chômeurs sont des faignants.

- Et pourquoi pas?

- Ca fait quatre millions de paresseux rien qu’en France.

- On ne m’enlèvera pas de la tête que si l’on veut bosser, on trouve du boulot.

- Ben, tiens! En claquant des doigts comme vous avez fait tout à l’heure? C’était magnifique, le geste parfait. On s’attendait à voir tomber une pluie de pièces.

- Ironie, toujours l’ironie. Voyez ce qu’a donné trente ans d’oisiveté dans la société française. Aujourd’hui, on se moque de tout et le pays est en ruines.

- Moi, je trouve plutôt que ce sont les gens qui sont en ruines. Pas ruiné financièrement, mais psychologiquement détruits. Par leur seul travail.

- J’ai toujours entendu dire au contraire que le travail épanouissait l’individu. Nous ne voyons pas les choses sous le même angle visiblement.

- Parfaitement, c’est une question d’angle. Jadis, je ne nie pas que le travail était salutaire, plus aujourd’hui.

- Je suis d’accord avec Bernard. Regardez tous ces suicides. On a automatisé le travail, la plupart des tâches rébarbatives ou épuisantes sont réalisées par des robots, mais le pire c’est que l’homme est lui-même devenu un robot dans son travail.

- Qu’entendez-vous par là mon cher Batiste?

- Sous le prétexte du rendement maximum, de la baisse des coûts de production, on en demande toujours davantage au travailleur. En un sens, c’est logique. Ce qui l’est moins, c’est que des emplois où l’humain devrait dominer, comme les profs ou les policiers sont soumis aux mêmes règles. On veut optimiser le travail. Presser le citron. Que tout le monde devienne un simple code à barres. Et là, on assiste à une dérive de la société toute entière. On pousse les gens à bout.

- Et dans but? Arrêtez avec vos spéculations du grand complot. En tant qu’ancien employeur, je peux vous certifier que le mythe de l’employé modèle est loin de la vérité.

- Oui, nous savons. Tous des feignants et des incapables, c’est ça?

- Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas pensé. Mais réduire le monde à deux catégories : les gentils ouvriers et les méchants patrons, c’est un peu facile. Lorsqu’on a une boite à faire tourner, on se doit d’être compétitif. Et puis, sans patrons, pas de boulot.

- Ca reste à prouver. Quant à la compétitivité, elle peut être obtenue par des moyens différents, comme le bien-être permettant de développer les aptitudes des employés.

- Dites donc jeune homme, le monde du travail ce n’est pas le club med! 

Des sourires se formèrent.

- Et ça vous fait rire tout ça?

- Non, pas du tout, juste de ce qui est risible. Et continuer d’arborer la valeur travail alors qu’une infime minorité exploite le reste du monde sous le fallacieux prétexte du travail, ça me semble un peu limite, non? 

Annie avait repris le flambeau. Jeanne comprit que son mari était seul face à quatre gauchistes du dernier degré. Elle vola à son secours.

- Vous croyez que les fortunes se créent toutes seules par la magie du Saint Esprit? Mon mari a travaillé dur toute sa vie. Simplement, il ne faut pas avoir peur de relever ses manches et plonger ses mains dans la m… 

Elle n’osa pas prononcer le mot, vieux réflexe d’une éducation stricte et religieuse.

- Je ne remets pas en cause les talents de votre mari, sa pugnacité et son goût du travail. J’essaie simplement de lui faire comprendre que tout le monde n’est pas fabriqué dans le même moule, n’a pas les capacités ou les aptitudes nécessaires à la réussite. Sans parler du rôle important du hasard.

- Le hasard n’a rien à voir là dedans! Il y a deux sortes d’hommes: ceux qui provoquent la chance en se levant tôt et travaillant dur et les autres qui paressent au lit toute la journée.

- C’est un peu réducteur, non? Pour ma part, il y a deux catégories d’êtres vivants sur la terre : ceux qui vont chercher leur nourriture et les autres qui se contentent de mettre les pieds sous la table. Depuis l’invention de l’agriculture, nous faisons partie du second groupe, entrainant avec nous toute une batterie d’animaux domestiques et allant jusqu’à nourrir les oiseaux sur nos balcons ou les élans et les ours qui se servent dans les poubelles au Canada. 

 

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