Qui es-tu?
Qui es tu ?
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Lorsqu’il ouvrit les yeux, le petit animal frissonna. Son pelage n’était pas encore bien épais et un air plus frais venait du nord, charriant un flot d’odeurs puissantes où il put reconnaitre la senteur amère de plantes grimpantes, du lierre en particulier mais aussi des effluves de fougères géantes.
Il se racla la gorge comme si ces fragrances d’herbes fortes avaient déposé des grains de pollen irritant son larynx. Il appela sa mère.
Habituellement, celle-ci n’était jamais très éloignée de son petit, spécialement lorsque celui-ci dormait. L’instinct que l’on peut qualifier de maternel lui ordonnait de protéger sa descendance de la même façon qu’une force irrésistible poussait les mâles à se reproduire. Sans en connaitre la raison, ils répétaient les gestes et les attitudes de leurs ancêtres et leur progéniture continuerait de même pendant des générations et des générations.
Il renouvela son appel. Etrange que sa mère n’apparaisse pas aussitôt le premier cri lancé.
Il bougea sa tête en tout sens, regardant par delà sa tanière. Il s’aperçut alors qu’il n’était pas dans son abri habituel. Il ne reconnaissait pas les lieux. Les plantes et les arbres étaient semblables à ceux qu’il voyait tous les matins, mais son angle de vue n’était pas tout à fait le même, certains détails incongrus frappaient son esprit. Un rocher bleuté, ce tapis de feuilles rougeoyantes, des branches basses trop élevées et cette odeur persistante de réglisse et de bruyère. Il n’était pas chez lui. Pire, sa mère était absente.
Il était encore trop jeune pour sentir le devoir d’une quelconque responsabilité. L’inquiétude aussi vite apparue s’évanouit dans quelques roulades. Le jeu était son monde. Il se pendit à de petits arbustes, faisant ployer leurs délicates branches, puis s’en servant comme d’une catapulte, il fit des bonds impressionnants. Il se relevait le poil couvert de feuilles, souillé de terre. Qu’importe, c’était amusant de batifoler ainsi. Il sentait l’herbe rase lui chatouiller la plante des pattes, le léger vent matinal lui apporter tout son lot de senteurs que son insouciance lui interdisait de bien déterminer ni leur qualité, ni leur provenance. Il inventait sans cesse de nouveaux jeux, expérimentant ses possibilités et découvrant du même élan le monde qui l’entourait. Cela lui fit penser à son état. Il était seul, abandonné.
Il poussa un cri plus long, plus puissant, plaintif.
Il savait que ce cri n’interpellerait pas sa mère, définitivement disparue. Il ne lui servait qu’à se rassurer lui-même.
Il se mit debout.
Jeta un regard autour de lui.
Il ne reconnaissait pas les lieux.
Il ne savait pas où il se trouvait.
Sa mère avait disparut.
Il était perdu.
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Il ne se souvenait pas du nombre exact de levers de soleil qu’il avait vécu, mais se rappelait très bien avoir vu par deux fois seulement la lune ronde monter dans le ciel à la nuit tombée.
Aucun animal ne peut se souvenir de sa mise au monde pourtant il se rappelait bien ce jour printanier où sa vie commença.
Sa première impression fut la sensation d’un grand froid. Instinctivement, il s’était blotti contre le ventre de sa mère, sachant parfaitement que cette chaleur et cette sécurité le protégerait du monde extérieur, ce monde dans lequel il allait devoir vivre maintenant.
Très vite, les rayons du soleil chauffèrent son fin pelage. Il se sentit plus vigoureux, tenta quelques pas maladroits. Il chuta lourdement et gémit dans son premier cri d’appel. Sa mère le saisit en allongeant simplement une patte. Il retrouva la chaleur et la sécurité des flancs maternels.
A chaque nouveau lever de soleil, il découvrait de nouvelles choses, éprouvait de nouvelles aptitudes. Il apprenait à se connaitre lui-même tout en découvrant le monde autour de lui, chaperonné par sa mère, jamais très éloignée.
Il comprit que le jeu était sa vraie nature. Chaque nouveauté devait être testée au travers d’un jeu inédit. Sa mère se préoccupant de l’essentiel, lui pouvait se passionner pour le futile sans lequel la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue.
Sa mère le nourrissait, le protégeait, le défendait, le consolait. Elle lui montrait aussi par son expérience de mère les bons gestes, le comportement type qui convient à son espèce. Il n’imaginait pas sa vie sans elle. Et maintenant qu’elle n’était plus là à ses côtés, qu’allait-il devenir?
Un découragement apathique faillit le faire se rendormir, attendant des jours meilleurs, mais ce fameux instinct de survie le poussa à se lever et marcher droit devant lui. Il savait que s’il restait là, faible et apeuré, il ne verrait pas une nouvelle lune se lever, belle et ronde comme il aimait l‘admirer dans la nuit noire. Il devait rejoindre sa mère où qu’elle soit.
Il ne savait pas où il allait.
Simplement retrouver sa mère.
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1. Le Renard.
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Il avançait parmi les plantes et les arbres, faisant craquer les branches mortes, les feuilles crissant sous son pied. Il ne passait pas inaperçu.
Soudain, l’animal était là, juste devant lui sans qu’il ne le voie ni l’entendre venir. Il eut peur, tenta de se réfugier sous une souche. Le déséquilibre l’envoya à terre. Il put alors détailler cette apparition par-dessus son épaule. Il voyait l’animal à l’envers. Ses quatre pattes étaient fermement accrochées au sol qui surplombait le ciel, sa fourrure rousse enveloppait un corps mince et élancé terminé par une queue touffue qui pendait nonchalamment. La tête triangulaire était allongée en un museau effilé. Ses yeux étaient malicieux. Instinctivement, le petit animal sut qu’il ne pourrait jamais faire totalement confiance à cet énergumène. Notre ami se rétablit sur ses pattes. L’inconnu n’avait pas bougé d’une oreille. Les deux animaux s’examinèrent ainsi quelques minutes, détaillant chez l’autre la force et la faiblesse. Pour sa part, le petit animal ne découvrit aucun point faible chez l’inconnu, tandis que celui-ci devait penser qu’il était en présence d’un être bien fragile et complètement inoffensif. Il pencha légèrement sa tête, avança son museau et le renifla tout en émettant un petit glapissement entre ses crocs.
- Tu m’as l’air perdu, compère.
Le petit animal ne savait quoi répondre. Il n’avait jusque là communiqué qu’avec sa mère. L’accent de cet étranger et la manière de s’exprimer étaient bien différents de l’expression maternelle. N’allez pas croire qu’ici les animaux s’expriment en paroles comme dans les dessins animés les plus affligeants. Aucun mot ne s’échappent jamais de la gueule ou du bec de tous les intervenants, mais le petit animal comprenait parfaitement le langage de l’inconnu, même si celui-là était nouveau pour ses oreilles.
- Comment t’appelles-tu?
Le petit animal n’en savait rien, une fois encore. Avait-il un nom seulement? Et à quoi cela servait-il?
- C’est la chose la plus importante dit l’inconnu. Cela permet de différencier les uns des autres, de se rappeler un visage, une silhouette et d’y faire allusion. Je m’appelle Goupil.
Il n’avait aucun frère et sa mère s’adressait à lui comme s’il était seul au monde. Pourquoi aurait-il eut besoin d’un nom?
- Très juste continua Goupil. Je suis un renard et toi, de quelle espèce es-tu?
Là encore, le petit animal n’en savait rien. Il se rendit compte qu’il fallait savoir beaucoup de choses pour parcourir le monde. Quelle espèce? Comment savoir? A quoi bon?
- Crucial. Peut-être même plus important que connaitre son nom. Savoir reconnaitre son pedigree permet de ne pas faire de faux pas. Le monde est rude, parfois impitoyable, si tu ne sais pas qui tu es et ce que tu es, tu es bien mal parti!
- Mais comment savoir, monsieur le renard?
- Appelle moi simplement Goupil, malgré que les présentations ne soient faites qu’à moitié. Puis, il se ravisa et ajouta: maître Goupil si cela te convient.
- Très bien, maître Goupil.
Le renard eut un sourire de satisfaction.
- Ainsi tu ne connais ni ton nom, ni qui tu es?
- Je ne sais pas. Je suis le petit de sa maman.
- Et où est-elle, ta maman?
- Euh, c’est justement que... Enfin, je suis à sa recherche.
Devant l’hésitation de la réponse, Goupil sut immédiatement que le petit animal était perdu, abandonné. Peut-être sa mère était-elle morte? Mais il valait mieux ne pas tourmenter cet être si fragile en lui annonçant d’emblée la triste vérité. Il s’en apercevra tout seul bien assez tôt.
- Ecoute, compère, je te propose de m’accompagner un moment. Ainsi tu sauras peut-être reconnaitre l’espèce dont tu fais partie parmi tous les animaux de la forêt. Je doute que tu sois un renard, mais après tout, pourquoi pas?
Goupil n’avait jamais vu de petit de son espèce. Il ne se souvenait pas exactement de sa jeunesse et vivait en solitaire depuis des lunes et des lunes.
Le petit animal suivit Goupil.
Ils se dirigèrent vers l’orée de la forêt. Là, une étendue immense d’herbe comme il n’en avait jamais encore vu s’étalait aussi loin que pouvait porter son jeune regard.
- C’est fantastique, c’est beau.
Goupil s’arrêta net dans son trot. Il tourna la tête à gauche et à droite, jeta même un coup d’œil au ciel. Il ne voyait rien de tel. Fantastique et beau? Un simple pré sous la brume matinale. Qu’y avait-il de si exceptionnel dans ce banal paysage?
- Qu’as-tu vu, compère?
- Tout. Toute cette herbe d’où les brumes s’échappent comme si la prairie était dévorée d’un feu sans flammes, le soleil qui joue à se cacher derrière toute cette vapeur, jusqu’à la rosée qui perle sur chaque brin d’herbe et qui s’évapore lentement. Tout est magnifique, je n’avais jamais vu un tel spectacle.
Et le petit animal ouvrait très grand les yeux, tentant de ne perdre aucune miette de tout ce qu’il pouvait voir. Sa mémoire enregistrait toutes ces informations, la moindre sensation qu’il ressentait. Il s’imprégnait, s’immergeait dans ce paysage, voulant se confondre avec la nature.
Goupil examina chaque détail décrit par son nouvel ami. Il n’avait pas tort, en fait. La scène valait bien la peine, du moins qu’on y arrêta son regard quelques secondes. Pourtant ce même tableau se répétait chaque jour, enfin à quelques particularités près. Goupil réfléchit un instant. C’était peut-être ça le secret? Savoir discerner dans le même paysage les infimes différences qu’il existait d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre. Son instinct de prédateur lui avait enseigné qu’il fallait savoir bien observer la nature afin d’en tirer partie au mieux, mais jamais au grand jamais il n’avait inspecté les lieux pour le simple plaisir de se faire plaisir. La contemplation était une pratique et un loisir suffisamment dangereux dans la vie sauvage. Un instant d’inattention et tout pouvait basculer. Rater une proie ou, pire, devenir celle d’un prédateur plus gourmand, tout simplement servir de cible à cette espèce pernicieuse, sournoise, perfide et malsaine, la pire de toutes dans le monde animal.
Ces pensées filaient à la vitesse de l’éclair dans sa cervelle du renard tandis que le petit animal était en exaltation devant une simple scène champêtre. Il devait le prévenir de ne pas tant se disperser s’il voulait continuer à vivre.
- D’accord, c’est beau. Mais cela ne doit pas nous faire oublier pourquoi nous sommes là.
- Ah? Et pour quelle raison m’as-tu amené ici, dans cet endroit si sublime si ce n’est pour le contempler à loisir.
- N’as-tu pas faim?
La seule question fit gargouiller l’estomac du petit animal. Devant tant de beauté, il avait oublié que c’est la faim qui l’avait réveillé ce matin.
- Oh oui!
- Alors, suis-moi!
Et les deux compères traversèrent le pré fumant sous un soleil rendu pâle par la brume qui s’élevait lentement, dessinant d’improbables arabesques dans un ciel limpide, des volutes que la puissance de l’astre faisait éclater comme des milliers de bulles.
Goupil avançait, la truffe au ras du sol, le petit animal suivait en tournant la tête en tous sens. Il ne voulait rien manquer du spectacle mais il savait que son regard ne pouvait tout embrasser. Il y avait trop de choses nouvelles à observer, à sentir, à humer. Le monde était trop vaste.
Goupil avait ralenti l’allure à l’approche de grands bâtiments. Il avançait par rapides bonds suivis d’une immobilité où tous ses sens étaient en éveil. Le petit animal ne comprenait pas cette manière de faire mais se garda bien de questionner le renard. Il savait ce qu’il faisait, après tout. Peut-être avait-il écouté les paroles du petit animal et profitait-il maintenant de la beauté des lieux. Pourtant, le pré étant dans leur dos, les brumes s’étaient épaissies et le panorama était bien laid tout à coup. De grands murs de pierre grise comme il n’en avait encore jamais vu, des barbelés qui vous déchiraient la peau si vous n’y preniez pas attention, et maintenant un grillage de mailles fines mais plus solide que les toiles d’araignées de la forêt.
Goupil s’activait avec ses pattes antérieures. Il creusait un trou, faisant voler la terre déblayée entre ses pattes de derrière. Le petit animal n’avait jamais rien vu d’aussi drôle. Il se mit à rire, ne pouvant s’arrêter. Il se tordait, renversé sur le dos. Goupil s’arrêta et tança son ami d’une voix impatiente.
- Qu’y a-t-il de si drôle?
Le petit animal stoppa net. Le regard du renard n’était plus le même, toute sympathie avait soudain disparu. Il prit peur un instant. Il ne connaissait finalement rien de son acolyte. Mais le fou rire le reprit, incontrôlable. Il se roula à nouveau, secoué de spasmes par tout le corps.
Goupil haussa les épaules. A-t-on jamais vu un renard marquer son dédain de cette manière? Pourtant le mouvement ne laissait pas d’autre interprétation possible.
- Tu ferais mieux de m’aider, gros nigaud.
Et Goupil se remit au travail sous les rires à peine étouffés du petit animal.
Quand ce dernier voulu donner un coup de patte à son compagnon, Goupil avait presque terminé son œuvre.
- Laisse faire, c’est pratiquement fini. De toute façon, tu n’arriverais à rien avec ces pattes là! Elles sont bien trop petites et tu n’as même pas de griffes.
Le petit animal se sentit tout penaud. C’est vrai, il n’avait jamais vu ces éperons recourbés aussi tranchants que le gel de février. Sa mère n’en possédait pas. Sans le dire, il pensa déjà qu’il n’était pas de la même espèce que Goupil. Il en eut la confirmation quelques minutes plus tard.
Goupil serra la patte de son nouvel ami, celui qui n’avait pas de nom et pas plus de famille et qui, résolument, ne faisait pas partie de la grande confrérie des renards.
- Hé bien, au revoir fit le petit animal, un peu triste tout de même.
- Bon vent, compère, lui répondit Goupil. Et le renard trottina quelques dizaines de mètres sur le chemin ombragé avant de bondir dans les fourrés. Il avait disparu. Le petit animal le regarda avec le cœur serré. Lorsque les broussailles dans lesquelles il avait disparut cessèrent leur balancement, le petit animal fit demi tour et reprit son long chemin. Des images voltigeaient dans sa tête de petit animal qui ne connait ni son nom ni l’espèce à laquelle il fait partie. Les souvenirs récents avaient en partie effacé les plus anciens, le temps du bonheur avec sa mère.
En avançant doucement, il repensa à la scène qu’il n’était pas prêt d’oublier.
Une fois l’espèce de terrier creusé, Goupil s’était glissé à l’intérieur pour ressortir aussitôt de l’autre côté du grillage aux mailles fines. Il s’était retourné.
- Allez, viens!
Et le petit animal avait suivi.
Le sol était tout bizarre à l’intérieur de l’enclos. Pas une touffe d’herbe, la terre était noire et semblait piétinée par d’étranges pas. Des empreintes triangulaires étaient dessinées sur le sol, désespérément stérile.
Goupil se faufilait entre des planches de bois disposées n’importe comment. Il poussa une porte à l’aide de son museau. Aussitôt des caquètements se firent entendre. Ca discutait sec là-dedans. Le petit animal ne reconnut pas le langage, mais même un polyglotte n’y aurait pas retrouvé son latin. Ca bavardait, ça ergotait, ça parlementait, ça jacassait, ça cancanait, ça papotait à qui mieux mieux et sans aucune discipline. Tout le monde parlait en même temps. Des propos sans queue ni tête. Si le petit animal avait eu la chance d’être civilisé, il aurait pu comparer ce fouillis, cette débandade, ce chambardement, cette cohue, ce remue-ménage à quelque séance houleuse de l’Assemblée Nationale ou bien à certains plateaux de talk-show télévisés. Impossible de discerner le moindre propos dans cette embrouillamini où chacun cherchait à se faire entendre, tendant le cou et montant inexorablement son cri dans les aigus les plus douloureux pour le tympan du petit animal. Les interjections se firent plus véhémentes à un moment donné, juste à l’instant où quelques battements d’ailes se firent entendre et où le petit animal vit pour la première fois de sa courte vie, un volatile bien peu commun tenter un vol pour s’échapper du cagibi où étaient réunis ces congénères.
Le petit animal eut pitié. Comment espérait-il voler en s’y prenant de la sorte et avec un tel embonpoint? Dans sa vie d’avant, en totale sécurité auprès de sa mère, il avait déjà remarqué le majestueux vol des rapaces, celui tourbillonnant des essaims d’étourneaux, le délicat élan de la mésange, les figures impossibles des hirondelles et le lent battement d’ailes du vautour. Mais pareil simulacre, jamais. Son fou rire allait le reprendre quand une goutte de sang tomba sur son museau. Il comprit alors que tout cela n’était pas un spectacle digne de la meilleure ménagerie des cirques les plus renommés mais une curée dont son ami Goupil était directement responsable.
Les plumes volaient en tout sens maintenant et ça caquetait de plus belle dans des tonalités de grenouille de bénitier outragée. Les semi oiseaux couraient bien davantage qu’ils ne volaient. Tous tentaient d’échapper à leur prédateur.
Le loup dans la bergerie. Ou plutôt Goupil dans un poulailler.
Le renard ressorti alors que tous les occupants du réduit s’étaient maintenant dispersés au dehors, effrayés d’avoir rencontré le diable en personne. Il tenait dans sa gueule une boule de plumes qui se débattait en de maladroits mouvements d’ailes à demi cassées et de pattes qui, le petit animal le comprenait maintenant, avaient laissés ces intrigantes empreintes triangulaires sur le sol épuisé. D’un ultime coup sec de la mâchoire, Goupil évanouit l’animal.
Devant l’incrédulité de son ami, Goupil, la gueule ensanglantée répondit.
- Hé, il faut bien manger, non? Tiens, goûte-moi ce cuissot!
Et d’arracher un large morceau de viande avec ses crocs.
Le petit animal restait interdit devant tant de cruauté. Comment son nouvel ami, si charmant par ailleurs, pouvait-il être si cruel?
Il se souvint de cette réflexion qu’il s’était faite quelques instants plus tôt. Il ne le connaissait pas avant ce matin et eut l’impression que Goupil s’était joué de lui. Mais le fait que le renard s’en prenne à ses animaux bizarres prouvait assez que lui n’était pas au menu du repas de son soit disant ami.
- Alors, qu’est-ce que tu en penses de mon petit déjeuner? Goûteux, non?
Le petit animal avait juste humé la chair encore chaude, à peine léché une viande blanche. Il avait eut un haut-le-cœur et n’avait pas insisté.
- Ah! Si tu n’aimes pas ce mets succulent qu’on appelle poulet, ces cuissots tendres des cocottes, alors tu n’appartiens pas à l’illustre grande famille des renards.
Goupil jeta un regard de commisération sur son nouvel ami, puis reprit son repas avec bel appétit.
Le petit animal était triste. Pourquoi fallait-il qu’un animal doive en tuer un autre pour se nourrir? C’était donc ça, la vie? Il fallait que certains meurent pour que d’autres vivent. Il en conçut une grande amertume. Il essaya de se souvenir des mets que sa mère lui apportait. Sa mémoire s’effaçait par moment. Il se souvenait du lait qu’il tétait à grande lampées puis d’une bouillie sucrée, de fruits. Mais il ne rappelait pas cette odeur infecte de viande, le goût du sang dans la bouche, il eut envie de vomir.
Il inspectait nonchalamment les tiroirs en bois disposés en rangs bien droits dans la niche où étaient encore entassées les poules avant l’intrusion de Goupil. Il remarqua alors de fabuleux diamants couleur lune disposés sur un lit de paille. Leur forme lisse et ovale l’intriguait. Il voulu en prendre un dans sa gueule pour le rapporter à son ami quand soudain, la coquille se brisa et qu’un jus onctueux et fort en goût se déversa dans sa gorge.
Hmmm, ça avait l’air bon, ça. Il goba tous les autres bijoux d’un blanc nacré, s’aspergeant le museau d’un jaune baveux.
Quand il ressorti de l’abri, Goupil terminait son repas. Tous les volatiles s’étaient dissimulés devant la fringale du renard. Le poulailler était vide de tout occupant. On n’entendait que faiblement quelques caquètements s’échapper de caches bien évidentes.
Goupil se retourna, examina son ami le petit animal. Il resta interdit quelques secondes puis s’esclaffa dans un interminable et incontrôlable fou-rire, le tordant à terre, roulant sur son dos, tout comme le petit animal l’avait fait plus tôt, se moquant alors de Goupil creusant un trou avec ses pattes antérieures.
- Qu’y a-t-il de si drôle?
A ces mots et surtout à l’expression ahurie du petit animal, couvert de trainées jaunâtres partout sur sa figure qu’on aurait dit un de ces sauvages des tribus lointaines, peinturluré pour fêter une cérémonie cruciale, Goupil ne put réprimer une nouvelle saccade de rires bien sonores. Les poules, intriguées, sortaient timidement de leurs cachettes, n’osant s’avancer davantage, imaginant déjà une nouvelle ruse du renard pour en égorger une autre.
Le petit animal ne savait plus où se mettre ni quoi penser.
En moins d’un quart d’heure, il avait expérimenté le fou rire à double titre: il en avait été l’auteur malgré lui et maintenant il en était l’objet.
Tout en reprenant son chemin, le petit animal faisait tournoyer ses nouvelles pensées dans sa petite tête.
Il n’avait pas retrouvé sa maman et il en était bien triste. Mais il avait rencontré son premier ami, même si celui-ci avait des mœurs bien spéciales et un régime alimentaire déplorable. Il avait admiré la beauté d’un pré sous la brume matinale, appris que certains oiseaux ne pouvaient voler et s’était découvert une gourmandise délicieuse.
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2. L’Ecureuil.
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Il y eut un froissement de branches là bas dans le taillis. Mais ce n’était pas le fait du vent, non, impossible. Quelque chose, quelqu’un avait secoué volontairement le bouquet de feuilles. Puis il avait aperçu une forme bondissant un peu sur sa gauche sans pouvoir déterminer ce que cela pouvait être. Le petit animal continua timidement son chemin. Il n’était pas très rassuré. Quelque chose, quelqu’un l’épiait, le traquait sans doute. Il prit peur et stoppa, ne sachant que faire. Sa maman n’avait pas eu le temps de beaucoup lui apprendre sur la nature et ses dangers avant de disparaitre. Néanmoins elle l’avait mis en garde contre la taille des animaux de la forêt. Les plus petits ne sont pas forcément les plus inoffensifs. C’est bien le rôle d’une maman de prévenir son petit contre les périls d’un monde sauvage. Les joies et les plaisirs, les jeunes les découvriraient par eux-mêmes. A la pensé de sa maman loin de lui, une pointe de tristesse et de chagrin se mêla à l’anxiété provoquée par ce mystérieux inconnu qui sautait et rebondissait autour de lui. Paralysé par l’effroi, le petit animal n’osait même plus jeter des regards vers le minuscule animal, bien plus petit que lui, qui visiblement prenait un malin plaisir à se moquer de sa frayeur. Lorsqu’il ouvrit les yeux, une boule de poils surmontait un corps infime à la manière d’un parasol. L’image amusa le petit animal mais il se garda bien d’en rire, de peur de vexer l’inconnu. A son âge on apprend vite, et il ne voulait pas faire de peine à la petite créature comme il avait offusqué son ami le renard. D’abord, il ne savait si cette chose lui voulait du mal ou était animée simplement par une saine curiosité.
Il détailla le corps agile de la bête. Sous une fourrure blanche, un petit cœur palpitait. Le petit animal se dit que s’il avait du exécuter toutes ces pirouettes et ces cabrioles, son cœur aurait explosé. Si le ventre était immaculé, tout le reste des poils étaient d’un roux lustré. Ca lui faisait comme un plastron d’une infinie blancheur qui se prolongeait sur l’antérieur des quatre pattes. Celles arrières étaient posées à plat sur le sol tandis que celles disposées à l’avant, légèrement plus courtes, pendaient le long du corps. Le petit animal n’avait jamais rien vu de pareil. Posséder quatre pattes et se tenir sur deux seulement. Mais ce qui le troublait le plus, c’était cette queue qui gonflait un véritable plumeau protégeant tout son dos, puis se terminait verticalement, dessinant ainsi un S parfait. La pointe oscillait lentement. Alors le petit animal osa fixer l’inconnu. Sa figure était une vraie tête d’épingle. De temps en temps, les mâchoires remuaient à la vitesse de l’éclair, faisant dandiner de longues moustaches. Si la bête était minuscule, elle était doté apparemment d’une vitalité époustouflante. Seuls ses yeux ne bougeaient pas d’un poil. Ils fixaient le petit animal et celui-ci reconnut qu’il n’y avait pas d’animosité dans ce regard-là.
Il allait se présenter, ne sachant pas quoi dire en fait puisqu’il ne savait pas vraiment qui il était, excepté qu’il ne faisait pas partie de la confrérie des renards, lorsque la petite créature fit un tour complet autour de lui dans son style bondissant.
- On dirait que tu n’as jamais vu d’écureuil, toi.
- Euh, non. Je ne crois pas. Mais je peux te retourner la question. Tu as l’air aussi surpris que moi.
Le petit animal n’en revenait pas de sa prouesse. Toute sa méfiance et sa timidité s’étaient envolées d’un seul coup et il eut soudain un peu peur d’avoir offensé l’écureuil par une telle réplique. Pour qui se prenait-il tout à coup?
Le petit écureuil ne lui en tint pas rigueur, il répondit simplement.
- Justement, il y a de quoi avoir l’air stupéfait, non? Tout le monde connait un écureuil, mais toi, qui es tu? Je n’ai jamais vu une telle dégaine.
Le petit animal ne savait quoi répondre. Ce qu’il était, qui il était, c’était justement ce qu’il cherchait à savoir. Pris au dépourvu, il ne trouva qu’à répondre qu’il n’était pas un renard.
L’écureuil partit d’un rire très sonore, presque métallique et cela surprit le petit animal. Une telle créature si fine, si agile, si élégante possédait un rire qui jurait avec le gracieux de toute la silhouette. Il n’était pas au bout de ses surprises.
- Je me doute bien que tu n’es pas un renard, l’ami. Crois-tu que je resterais là, à babiller avec toi si tu appartenais à cette espèce sanguinaire.
Le petit animal voulut rétorquer que Goupil était tout ce qu’il y avait de charmant, distingué et urbain lorsqu’il se rappela la scène du poulailler. Il eut un frisson. Ainsi le monde n’était pas une grande famille. Certains de ses habitants se détestaient cordialement, d’autres s’ignoraient superbement quand les derniers ne se battaient pas à mort. Il dut montrer sa déception car l’écureuil reprit d’un ton plus réconfortant.
- Bah, après tout il faut bien que tout le monde vive, n’est-ce pas? Ainsi tu ne sais pas qui tu es? Après tout, tu appartiens peut-être à notre grande famille des sciuridés. Et tu ne connais même pas ton nom? Moi c’est Quirrel.
Le petit animal avait mal compris à quelle famille appartenait Quirrel car c’était un mot totalement nouveau pour lui et assez compliqué à retenir. Lui avait comprit « c’qui rit » et trouvait cela joliment vrai puisque l’écureuil se remit à rire en secouant son épaisse queue. Entre deux hoquets, il laissa échapper:
- Mais j’en doute. Tu m’as l’air pataud comme pas deux. Allez viens, je t’emmène dans mon nid.
En entendant le mot nid, le petit animal imagina une moelleuse cavité tressée de paille, de brins d’herbe sèche et tapissée de tendre mousse. Ca devait être confortable et il était impatient de suivre Quirrel.
A peine l’écureuil avait-il effectué quelques bonds en tous sens, le petit animal se contentant de suivre de sa démarche incertaine, qu’ils se retrouvèrent au pied d’un pin élancé dont la cime touchait le ciel.
- Voici mon immeuble, dit Quirrel avec une pointe de fierté.
Le petit animal leva la tête à se rompre le cou. Il n’apercevait pas le sommet. Déjà Quirrel s’était hissé en trois bonds de quelques mètres sous le regard incrédule de notre ami. Celui-ci hésitait. Jusque là, il n’avait pas remarqué les ongles qui terminaient les quatre pattes de l’écureuil. De véritables griffes, plus fines mais bien plus longues que les puissants éperons de Goupil, s’accrochaient à l’écorce de l’arbre sans difficulté.
Le petit animal regarda une à une ses pattes où les délicats coussinets étaient totalement dépourvu de la moindre griffe. Cela viendrait peut-être avec les années. Il n’était encore qu’un tout jeune de l’année, du moins c’est ce que Quirrel lui dit pour le rassurer.
- Regarde cette écorce grossière. Nul besoin de lame au bout des pattes pour s’y fixer.
Armé d’une toute nouvelle audace, le petit animal posa sa patte de velours sur l’écorce rêche de l’arbre. C’était un tronc nu jusqu’à au moins dix mètres. Ensuite seulement, quelques branches offraient des appuis plus faciles.
Quirrel encourageait le petit animal en tournicotant autour de lui avec une aisance de trapéziste, une désinvolture de voltigeur, une facilité de funambule. Il grimpait en trois bonds légers, aériens, puis redescendait en virevoltant autour de l’arbre, juste par jeu. Le petit animal remarqua que la queue touffue de Quirrel, celle qui l’avait bien amusé au premier abord, lui permettait de garder son équilibre, même dans les situations improbables. Lui n’avait pas d’appendice aussi développé.
Lentement, il s’élevait sous les conseils de l’écureuil. Il posait délicatement une patte après l’autre et gagnait sensiblement de la hauteur.
Au bout d’un temps suffisamment important pour que Quirrel ait eu le temps de traverser la forêt dans toutes ses longueurs, le petit animal atteint la première branche. Ce n’était qu’un moignon fixé au tronc et ne supportant pas la moindre aiguille. Il s’assit dans un souffle d’apaisement.
- Tu vois que tu peux le faire. Tu manques d’entrainement, c’est tout.
Le petit animal expira un grand coup comme s’il voulait se débarrasser d’un poids qui l’asphyxiait. Il regarda à la ronde. Il n’était pas assez haut pour jouir de la vue exceptionnelle que lui avait vanté Quirrel pour l’encourager à progresser, mais le monde alentour avait déjà changé. En prenant de la hauteur, le paysage s’était modifié, il devenait plus vaste et, en même temps, on s’en sentait comme un peu le maître. Une impression que tout ce qui était en contrebas nous appartenait. C’était grisant et terriblement nouveau pour le petit animal.
Il n’était pourtant pas très rassuré. Son équilibre était précaire sur ce moignon de ramure. L’écureuil sautillait déjà quelques mètres plus haut. Machinalement et sans bien savoir pourquoi, le petit animal jeta alors un regard vers le bas. Le sol paraissait si loin. Sa tête commença à tourner. Sa respiration s’accéléra. Ses yeux se troublèrent. Il n’apercevait qu’un vide immense tout autour de lui. Il lui semblait qu’il était en équilibre instable sur un pic aussi fin qu’une aiguille et qu’à tout moment il risquait de chuter lourdement sur le sol, là-bas, si loin qu’il n’en distinguait plus les détails. Ses pattes se mirent à trembler sans qu’il ne puisse rien faire pour les en empêcher. Bientôt tout son corps frissonnait comme si la température était soudain tombée dans les négatifs. Il était paralysé, figé sur cet infime tronçon qui ne tenait au tronc solide que par miracle. En tout cas, il en était convaincu. Il allait faire le saut de l’ange d’ici peu et Quirrel retrouverait sa carcasse aplatie au pied du grand pin.
L’écureuil s’était rapproché, lui demandait si tout allait bien. Il fallait continuer l’ascension, le gîte était situé dans une cavité presque au sommet. Le petit animal n’entendait plus les propos de son nouvel ami. Tout se brouillait dans sa tête. Il comprit finalement que Quirrel lui demandait de cesser de regarder en bas. Il leva alors la tête. Mais c’était le ciel tout entier qui tournoyait autour des rares branches de l’arbre, paraissant exécuter une danse macabre, déroulant leurs rameaux en les agitant gaiement.
Le petit animal s’accrochait maintenant au tronc, plaquant tout son corps contre la rassurante écorce, qui aurait été tout de même encore plus tranquillisante si elle fut orienté horizontalement. Les conseils de Quirrel ne lui parvenaient qu’au travers d’un maelstrom de sons divers, comme si on lui avait bouché les oreilles. Il entendait les recommandations de l’écureuil étouffés par des rafales imputables à une tempête ou au grondement d’une cascade.
- Ne te colle pas au tronc sinon tu vas dévisser. Plus l’espace entre toi et ton support est grand, plus tu es en sécurité.
Facile à dire pour un animal doté de si longues griffes.
Si l’ascension de ces quelques mètres avait été longue et périlleuse, que dire de sa descente? Le petit animal tendait timidement une patte, la posait comme s’il eut marché sur de fragiles œufs de caille, puis changeait d’idée, la plaçait ailleurs. La plupart du temps, Quirrel l’aidait sans l’informer de son concours. Il maintenait une prise hasardeuse, il rétablissait un équilibre voué à la chute, il guidait le débutant du mieux qu’il pouvait. Mais la carcasse juvénile du petit animal était tout de même bien lourde pour le poids plume de l’écureuil. Il compensait son faible poids par sa technique irréprochable et son agilité, la force de ses petits muscles tout entrainés à se déplacer à la verticale.
Lentement, pas après pas, prise après prise, le petit animal entama une descente qui lui sembla durer une éternité. Pas possible que je sois monté si haut, se disait-il!
La tête continuait de lui tourner. On lui eut bandé les yeux que ça aurait été plus simple. Quelle aventure! Il ne savait toujours pas qui il était mais il était sûr d’une chose: il n’appartenait pas à la famille « c’qui rit ». Pas le moindre doute là-dessus. S’il s’en sortait, il ferait le vœu de ne plus jamais mettre les pieds sur un arbre.
Pour l’encourager, Quirrel lui parlait de la vue exceptionnelle qu’on a de là-haut. Avant de jeter un regard vers les profondeurs, le petit animal avait, en effet, put constater que la hauteur offrait un panorama inédit. Ce n’était pas désagréable. Mais que de peurs en récompense de cet instant magique. Non, ce n’était pas la peine d’insister.
Pourtant, à l’évocation de cette splendeur entrevue quelques minutes plus tôt, le petit animal reprenait confiance. Ses membres gagnaient en assurance. L’écureuil s’en aperçut et relâcha son aide.
Patatras.
Le petit animal avait glissé le long de l’arbre, ne raclant même pas l’écorce de ses pattes velues.
En deux bonds, Quirrel fut sur le sol, bien avant même que son ami ait atterri sur un tapis de mousse et d’aiguilles. Il s’était instinctivement mis en boule et roula sur quelques longueurs, sans se faire mal, juste en collectionnant une multitude d’épines et d’aiguilles dans sa fourrure. Il en était quitte pour une belle frayeur et un nettoyage complet.
- Au championnat des grimpeurs d’arbres, tu ne vaux pas tripette, mais pour le concours de cascades tu as toutes tes chances!
Passé un instant d’angoisse et voyant que le petit animal se relevait juste un peu groggy, Quirrel se mit à rire. Il fut très vite accompagné par son compagnon, bien heureux et soulagé que tout cela se termine ainsi.