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Je Pense Donc J'écris 2024

14 Avril - l'Echelle des salaires

 

Pour qui travaillez-vous ?

Pour votre patron, votre entreprise, votre société, votre hiérarchie ? Perdu. Même si ça en a les apparences à première vue. A première vue seulement. Une simple réflexion suffit pour battre en brèche cette assertion.

Alors pour vous-mêmes, pour rapporter un chèque à la fin du mois. Pas encore ça, même si, intrinsèquement, cela va de soi : si l'on s'obstine à passer le quart de son temps dans un lieu imposé à faire des choses exigées, c'est bien pour se permettre de vivre le reste du temps. Douloureux dilemme : subir le tiers de sa vie pour profiter d'un second tiers – le troisième étant réservé au sommeil.

Alors, pour qui ?

Les autres, tout simplement.

Chacun œuvre à faciliter, parfois améliorer la vie des autres (un ensemble que l'on appelle la société). Santé, enseignement, services, transports sans oublier ceux et celles qui nous nourrissent ou fabriquent ces quantités astronomiques d'objets dont nous raffolons.

Partant de cette définition, il est aisé de repérer les métiers qui n'en sont pas vraiment : les professions nuisibles. Celles qui n'apportent rien à la communauté. Pire : qui lui sont néfastes. Ainsi tout le secteur de la publicité, du conditionnement, du marketing. Qui soutiennent le Grand Tout qui entend bien nous marchandiser au mieux.

Autres secteurs : la banque et plus précisément la finance, l'armée et la police dans certaines façons de faire.

Finalement, n'importe quel métier peut être considéré comme nuisible selon la façon dont il est effectué.

Un paysan bio, petite structure, ayant l'amour de son métier et la volonté de bien faire son travail est non seulement utile, mais indispensable. En revanche, un responsable d'entreprise agricole, gérant rien moins qu'un bataillon de tracteurs, pulvérisant herbicides et pesticides à tout va, concentrant des milliers de têtes de bétail dans des locaux relevant davantage du camp de concentration que d'un label de qualité quelconque, ne fait plus le même métier. Il produit. En l'occurrence de la merde dixit feu Jean Pierre Coffe. Il n'est plus utile, c'est un empoisonneur.

Dans un métier, il y a deux facettes. D'abord, comme on vient de le voir succinctement, cette faculté à rendre service à son prochain – un professeur, un médecin, un pompier, voire même un laveur de carreaux ou un ramasseur de poubelles, sont indispensables au bon fonctionnement de l'ensemble. Il n'y a pas débat là-dessus. Encore faut-il qu'ils puissent exercer leur profession dans de bonnes conditions, à la fois pour la communauté – les problèmes que rencontre notre système de santé est révélateur : moins de personnel pour davantage de patients, ça ne peut que réduire leur bien-être, à la fois au personnel médical et au malade. Ainsi doit se combiner une action utile, voire indispensable pour le bien de la société mais aussi un cadre d'activité correct, si possible épanouissant pour celui qui y bosse.

Là, le bas blesse depuis quelques décennies. Les conditions de travail ne font que se dégrader d'année en année.

Marc Veyrat est un chef trois étoiles. Il a réouvert son restaurant au cœur de sa Savoie natale, dans un cadre enchanteur et démocratise sa carte : de 400 euros le menu, il passe à 130. On applaudit à tout rompre de cette initiative moins élitiste. Comment fait-il ? Il ne change rien aux ingrédients de son menu, mais réduit de 50 à 14 le personnel pour une salle de 40 couverts.

Vous allez me dire que 50 personnes pour en servir 40 c'est un peu exagéré. Certes. Mais ceci est un exemple parlant. Car, s'il veut baisser encore le prix de son assiette, il pourra demander à 5 ou 6 personnes de bosser (en conditions d'esclavage) pour satisfaire (mal) 40 clients.

Jusque là, nous n'avons pas parlé salaires.

Mon père affirmait toujours qu'il comprenait la différence de rémunération selon divers critères mais, qu'une fois à la retraite, chacun ayant à priori les mêmes besoins, tout le monde devrait toucher la même solde.

Je vais plus loin en ne comprenant pas pourquoi cette différence de salaire existe. Pas même ces ahurissants rapports de 1 à 20 qui soufflait cette réplique à Claude Lelouch dans un de ses films :

Charles, combien je vous paye en tant que chauffeur particulier ?

Un peu plus de mille euros mensuels, monsieur le Président Directeur général.

Ah, tout de même... En bref, vous gagnez quasiment autant que moi, alors.

Monsieur le Président plaisante, je suppose.

Non, je voulais dire : TOUS mes employés gagnent ensemble presque autant que moi.

En fonction de quoi, sur quels critères détermine-t-on qu'une fonction doit être plus rémunératrice qu'une autre ?

Par expérience, je sais que c'est ou tout l'un ou tout l'autre. Plus le travail est intéressant, mieux il est payé et plus on y est considéré, respecté.

Au contraire, le salaire devrait permettre de réduire les inégalités de traitement dans le labeur. Pour en atténuer la pénibilité, les contraintes d'horaires (un cheminot « roulant » gagnait davantage qu'un chef de gare, sédentaire), les dégradations physiques liées aux risques sanitaires. Pour permettre, si besoin est, à une personne exposée à des produits chimiques, à des gestes répétitifs (source de pathologies ultérieures), à des risques sur leur vie (policiers, pompiers) de travailler moins ou moins longtemps.

Mais, l'on constate, au contraire, que plus on grimpe dans l'échelle sociale et plus le métier devient intéressant, plus gros sera le chèque. Jusqu'à cette aberration que les seuls actionnaires, ceux qui ne se salissent pas et ne font rien d'autre que faire travailler leur argent à leur place sont les grands gagnants de cette loterie truquée.

Alors, pourquoi ces écarts de salaire si important ?

On me parle de responsabilité. En quoi un haut cadre est davantage responsable qu'un simple tourneur ? Il chapeaute plus de personnes, prend les décisions à leur place, mais si le tourneur rate sa pièce, c'est aussi grave. Juste moins impliqué dans le budget de l'entreprise (il ne s'agira que de quelques pièces). Alors on en vient à cette échelle très parlante dans un système libéral : plus on rapporte de richesse à l'entreprise, plus on est rémunéré. Ca se tient.

Faites le test : ne vous demandez pas combien vous coûtez à votre entreprise mais plutôt combien vous lui rapportez. J'aime assez cette utopique idée de salaire, en divisant ce chiffre (ce que nous rapportons à notre société privée – ou à la collectivité, plus difficile à chiffrer, il est vrai) en quatre parts égales : 25% de salaire pur, 25% d'impôts (comprenant toutes les taxes, tva et prélèvements sociaux inclus), 25% investis dans l'entreprise et 25% accordés à l'employé pour un investissement à l'aune de son choix. On peut difficilement faire plus libéral, n'est-ce pas ? Ce système bénéficie à chacun... sauf aux actionnaires (ceux qui ne mettent pas la main à la pâte) auxquels on aurait tout simplement substitué ceux qui oeuvrent pour le bien de la communauté. L'entreprise appartenant in fine à ceux qui la font tourner.

Pour résumer, celui qui rapporte le plus d'argent à l'entreprise serait celui qui gagne le plus. C'est bien. Seulement comment déterminer QUI rapporte le plus ? Celui qui donne des ordres, imagine un concept, dirige une équipe ou, plus simplement, celui qui se contente de fabriquer au mieux, celui qui suit les ordres donnés, et pourquoi pas celui qui vide les poubelles sans lequel se serait vite le chaos total.

Je suis partisan acharné du bien être dans son travail, à commencer donc par supprimer ce terme, issu d'un instrument de torture au moyen-âge (et dont le sens premier est conservé quand on prétend que le bois travaille – qu'il se déforme).

Un métier, oui. Un travail, non.

Une activité nécessitant un savoir, un savoir-faire, la recherche du bon geste, du beau geste, l'amour du labeur bien fait et dans de bonnes conditions. Un emploi dont on est fier, dans lequel on peut s'épanouir, se dépasser et surtout, pouvoir le transmettre à son tour une fois qu'on le maîtrise.

Ainsi, la valeur (et non plus le prix) du salaire irait de pair avec le métier exercé. Le fameux chèque de fin de mois ne serait qu'une rectification des difficultés (corvées) rencontrées. Une indemnisation face à la fatigue, la salissure, l'exposition, la dangerosité.

A terme, la grande idée serait d'abolir le principe de l'argent. Mais ceci est un autre débat.

 

 

7 AVril  - l'image

La conscience de soi-même peut être simplement démontrée par le test du miroir. Seule une dizaine d'espèces animales sont capables de se reconnaître dans leur reflet. L'homme, lui, a érigé cette image en une ombre qui ne le quitte plus désormais. Qui est, peut-être même, le fondement de sa différentiation.

Cela commence par le rêve. Certes, nous ne sommes pas les seuls à rêver, quantité d'animaux le font. Mais en ont-ils conscience ? Du moment où l'humain comprend qu'il peut se dédoubler, sortir de son enveloppe corporelle pour évoluer dans d'autres sphères, être lui-même, du moins une représentation de lui, pendant son sommeil, il peut imaginer que la mort n'est plus cette fin biologique. Qu'il y a autre chose. Après. Ailleurs.

Dès lors, sapiens va enterrer ses morts, leur vouer un culte. S'il a compris (et admis) que le corps devient inerte et se décompose, il ne peut se résoudre à penser que cette conscience que l'on peut nommer âme soit définitivement hors d'usage.

Ainsi naissent les religions, les mythologies, les contes et les légendes. Se raconter, se projeter, se dédoubler.

Le langage ne procède pas d'autre chose. Et l'art. Pouvoir représenter par le dessin, l'image ou l'écriture, la vie bien réelle, en faire une copie, qu'il peut, à volonté, transformer, sublimer.

Cette image de l'objet n'est plus tout à fait l'objet lui-même. C'est sa représentation sans l'espace et, surtout, dans le temps. L'humain vient d'inventer l'immortalité des représentations. Une image définitive. L'art, l'écriture vont dépasser les siècles. L'humain devient immortel.

Cette manie provient de la dimension extraordinaire de son cerveau (dont on n'utilise peut-être qu'à peine dix pour cent). Ainsi, l'émotion et les sentiments permettant l'invention de l'Art, sont également déclencheurs d'intentions nettement moins pacifiques. Son (trop) gros cerveau nous sert à la fois à répandre le bien mais aussi (et surtout) à distiller, à diffuser le mal. Amour et haine sont les deux faces de ces connexions neuronales.

D'autre part, en s'élevant au-dessus de lui-même, il se détache de sa nature foncièrement terrestre. Sa programmation génétique laisse de plus en plus de place à l'apprentissage, à la culture.

Il croit qu'il n'appartient plus à son milieu, qu'il peut le régenter, tout comme il maîtrise les images du monde qui l'entoure. Ainsi naît la culture, cet ensemble d'enseignements qu'il se transmet par la parole, plutôt que son état naturel qu'il hérite par ses gênes.

Pour se délivrer des contraintes naturelles, il va penser à la dominer, à s'ériger au-dessus des éléments, du monde, de la nature. Il n'en faut pas plus pour qu'il se substitue à elle. Il va dompter toutes les autres espèces, y compris la sienne.

Ces images mentales le poussent jusqu'à trafiquer ses paroles en mensonges, faux-semblants et dissimulation, afin de jouer avec cette représentation langagière qui fera naître une conscience plus aiguë, plus fine, mais aussi plus dangereuse pour les autres et lui-même. Les névroses, psychoses ne relèvent de rien d'autre que cette emprise de la représentation, du symbolique.

Cette distanciation permet de jolis résultats. Sans elle, pas d'art, pas d'humour.

Depuis plus d'un siècle, les écrans ont envahi notre vie quotidienne. La société du spectacle écrivait Guy Debord. Plus que jamais nous devons vivre avec nos semblables et leur représentation – qui ne correspondent pas toujours entre elles. A tel point que la vérité ne passe-t-elle pas par sa représentation ? La meilleure preuve n'en est-elle pas son image ?

Plus grave : la virtualité serait une nouvelle dérive à cette envie de dédoublement. Pour en arriver, à terme, à n'être plus que notre propre représentation. 

A lire : la paradigme perdu d'Edgar Morin.

 

 

 

 

31 mars – fusion & fission

Il existe deux façons d'utiliser l'énergie atomique. La fission nucléaire, celle que l'homme maîtrise plus ou moins et qui consiste à casser des atomes pour en dégager de l'énergie. En revanche, la fusion nucléaire, celle que les étoiles pratiquent en leur coeur, produit non seulement une énergie bien supérieure, mais ne rejette pas de déchets radioactifs. Du reste, il est toujours préférable de créer que de détruire.

Il en est de même dans les rapports entre individus et espèces.

La collaboration élève en construisant quelque chose de supérieur sans engendrer de déchets encombrants : pollution, gâchis, inégalités.

La compétition n'est qu'énergie perdue, un chaos qu'il faut ensuite réparer, reconstruire. Double peine. Tandis que la coopération est synonyme de progrès : la somme d'une association est souvent supérieure à l'addition des deux termes de départ. Comme au cœur des étoiles où les réactions chimiques produisent des atomes plus lourds, plus complexes. Le carbone, cette « poussière d'étoiles », base de toute notre Nature, provient de là.

L'entropie générée par une trop forte hiérarchie où la compétition règne en maîtresse renvoie au chaos originel. Toute concurrence débridée est stérile, tout antagonisme ne peut offrir que désolation et pertes.

La Nature l'a bien compris. L'évolution aussi, alors que Darwin n'avait pas prit le recul nécessaire pour englober dans sa théorie le si important rôle de l'association et la solidarité inter et intra espèces. C'est en se donnant la main et non un coup de poing que l'on survit. Les exemples sont infinis, du rôle de communicants que les champignons jouent entre les arbres, jusqu'aux différents cycles qui font du neuf avec de l'ancien.

La nature entière est d'une résilience incroyable tout simplement parce qu'elle s'unit pour s'adapter aux circonstances. C'est également la force du libéralisme dans les sociétés humaines.

Tous les grands empires, trop hiérarchisés, trop rigides, ne se remettant jamais en question, ignorant le doute, se sont effondrés une fois devenus trop grands, trop lourds pour leurs fondations immuables. La force du système actuel c'est qu'il se régénère au fur et à mesure qu'il rencontre des incidents de parcours. Bien sûr, il est basé sur une compétition, une concurrence à toute épreuve – car l'humain porte cela dans ses gênes : c'est la raison pour laquelle il a put dominer à la fois les autres espèces animales, éradiquer ses espèces sœurs et régenter le monde lui-même. Mais cette apparente force est trop gourmande en énergie perdue, en pollutions diverses, en gâchis immenses. Nous avançons, poussés par nos chromosomes de tueurs mais en cassant beaucoup trop de choses autour de nous, à commencer par notre propre espèce. Une collaboration ne pourrait être que profitable à une telle débauche d'énergie.

En lisant le Paradigme Perdu d'Edgar Morin, on comprend pourquoi on en est arrivé là. Il pointe du doigt les ébauches des sociétés humaines, mises en place avant homo sapiens.

Notre station debout qui, en libérant nos mains, permet aussi au cerveau de se développer.

L'invention de la chasse qui va faire de primates arboricoles végétariens de redoutables prédateurs de savane. Toujours pour alimenter ce cerveau hors normes, si gourmand en énergie. Dès lors, tout est dit : le mâle, plus fort et résistant, ira à la chasse avec un instinct de vainqueur, de compétiteur. Il se tiendra debout. En revanche, la femelle, trop occupée à élever des juvéniles dont l'éducation va devoir s'allonger, deviendra, par la force des choses, plus casanière. Elle sera courbée sur son enfant.

Debout, courbée. Nous avons là les fondements de l'inégalité la plus ancrée dans les gênes humains.

Avec la sédentarisation naîtra le concept de propriété et de nouvelles inégalités.

L'esprit de compétition, obligatoire en quelque sorte lorsqu'il s'agit de chasser, se répandra à tous les niveaux de la société.

Il serait peut-être temps, à l'heure où l'on commence à peine à revenir sur le bipolarité sexuelle de l'espèce, de se poser la question, plus globale, de ce choix entre une compétition stérile et une coopération salutaire.

 

24 Mars - Le Jeu de l'Acteur

C'est la cinquième fois que je vois le film de Jean Becker « Dialogue Avec Mon Jardinier ». Comme on me faisait remarquer l'inutilité de revoir ainsi des films, je soutiens, au contraire, tout l'intérêt de revoir une œuvre, tout comme on aime à bisser ce que l'on aime. 

« Dialogue » est le plus beau film jamais réalisé sur l'amitié. Deux personnes qui n'ont rien en commun et qui, s'ils devaient se rencontrer, s'ignoreraient cordialement, vont se lier de ces liens autant invisibles que puissants. L'un engage l'autre comme jardinier, se retrouvant après avoir été, cinquante ans plus tôt, camarades d'école. Pour nouer une amitié, il faut un atome crochu, une accointance, un rapprochement, fut-il infime. Ensuite, aucune science ne peut expliquer pourquoi on peut en arriver à donner sa vie pour quelqu'un qui ne nous ressemble pas.

Quelqu'un a dit (est-ce Oscar Wilde?) qu'un ami est une personne dont on connaît tous les défauts et qu'on aime quand même.

Tout le film repose donc sur ce duo d'acteurs au sommet de leur art : Jean Pierre Darroussin et Daniel Auteuil.

A la première vue, on se laisse emporter par le film, d'une manière générale. On ne s'embarrasse pas des détails. A la seconde, tout comme on chemine sur un sentier connu, on repère des détails, des précisions qui nous avaient échappé au premier abord. La musique ne procède pas autrement. La peinture aussi. On va du général au particulier, à chaque nouvelle écoute ou vue. Même constat dans n'importe quelle relation amoureuse – ou amitié. On apprend à connaître.

Fort de cinq visions, j'ai appris à connaître ce film. Cette fois, je me suis concentré sur le travail de l'acteur. Et j'ai remarqué que Jean Pierre Da rroussin était un poil au dessus de Daniel Auteuil.

Il ne joue plus, il est.

Quelle plus bel hommage peut-on rendre à ces caméléons dont le métier est de se glisser dans la peau des autres, d'incarner des destins qui ne sont pas les leurs ? Ce n'était plus Darroussin que je voyais, mais un retraité des chemins de fer qui passait son temps à jardiner.

Il existe deux types d'acteurs. Ceux qui jouent la comédie et redeviennent eux-mêmes dès que le clap de fin retentit. Ceux-ci appliquent le plus généralement une technique de jeu, qui s 'apprend dans divers cours de comédie.  Et puis ceux qui s'impliquent davantage, ce que l'on a appelé l'Actor's Studio.

Il existe des petits trucs pour entrer dans la peau d'un personnage. Le costume et le maquillage sont connus de l'antiquité. Elle permet de travestir le comédien de manière à ne plus pouvoir le reconnaître et, en même temps, elle lui permet à lui, d'être un autre. Comme s'il suffisait de changer de vêtements pour changer de peau, comme si l'habit faisait le moine.

Bien sûr, le talent ne s'apprend pas. On naît acteur ou pas. Simplement certaines personnalités sont tellement imposantes qu'il est difficile d'en sortir. Un Raimu, un Gabin, un De Funès n'ont jamais fait autre chose que du Raimu, du Gabin et les grimaces et gesticulations du trublion préféré des Français. On ne leur demandait que ça, du reste.

Pourtant, cela n'empêche pas Coluche de jouer Tchao Pantin – à ce moment là, il ne « fait » plus du Coluche, il est réellement l'ancien flic devenu le pompiste vengeur. Bourvil n'est plus Bourvil dans le Cercle Rouge de Melville. Et même Belmondo ne capitalise plus sur le personnage qu'il s'est lui-même fabriqué, quand il joue Sam Lion, un patron qui a décidé de tout lâcher dans Itinéraire d'un Enfant Gâté.

Tout ces comédiens jouent la comédie. Ils mettent une partie importante d'eux-mêmes dans leurs personnages – parfois ce sont leurs personnages qui se fondent dans leur immense personnalité.

A l'inverse, d'autres se fondent dans leur rôles. Dewaere, De Niro, Hoffman. C'est plus périlleux car cela engage leur personnalité profonde. Quand le clap de fin retentit, ils continuent encore à demeurer dans leur personnage. Il leur est plus facile de devenir caméléon, de s'oublier dans la peau d'un autre. On les reconnaît plus difficilement à la première scène, habitués qu'ils sont à se métamorphoser. Extérieurement mais aussi au plus profond de leur âme.

Je n'ai jamais bien compris comment on pouvait dire d'un acteur qu'il était bon ou mauvais dans tel ou tel film. Comment savoir ? Un film, c'est un tout. Difficile de faire la part des choses. Tout comme parvenir à dissocier l'âme et l'esprit du corps.

En revoyant « Dialogue » et m'apercevant du travail incroyable que Darroussin parvient à faire pour n'être plus lui-même, tandis qu'Auteuil semble plus distant, je me suis rendu compte que c'étaient leurs personnages qui déteignaient sur leur performance.

Darroussin est un prolo qui ne cherche pas midi à quatorze heures. Il joue franc car il est fait d'une pièce. Sans trop d'ambiguïté. Je ne dis pas qu'il est con. Les cons n'appartiennent pas à une catégorie sociale en particulier. Auteuil, artiste peintre, a grandi et évolue dans une autre sphère sociale ou l'on intellectualise davantage, où l'on interprète plus volontiers. A plusieurs reprises, il a l'air de vouloir se disputer avec son ami car ils ne voient pas les choses de la même façon. Cependant, il y a dans son regard comme un renoncement : à quoi bon s'engueuler pour ça, cela n'en vaut pas la peine. Et il abdique.

Au final, à l'écran, cela donne un jardinier bien enraciné dans son quotidien, non qu'il n'est pas capable de réflexion, mais cela ne l'intéresse pas de cogiter tant et plus pour en arriver au même résultat. Ses désirs, ses envies sont moins aériens. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'un travaille la terre, les racines, le concret et l'autre se projette sur une toile « je ne peins pas ce qui est, je peins ce que je vois ».

Ainsi, Auteuil n'est pas moins doué que Darroussin dans son jeu d'acteur, il joue un personnage qui possède une ambiguïté, une retenue, peut-être n'est-il pas si sincère ? Finalement si, mais pas de la même façon. S'il intellectualise davantage, il n'en reste pas moins qu'il considère son jardinier comme son ami. Il aura peut-être davantage analysé la situation, mais c'est du pareil au même. Cette relation qui échappe à l'entendement. Comment deux personnes que tout oppose peuvent-elles en venir à s'aimer ? On a tous connus ça dans nos familles. On tient à quelqu'un et pourtant il nous serait impossible de dire pourquoi.

 

17 Mars - La ronde des mots

On le dit et on le répète : ce qui fait l'essence de l'homme c'est sa capacité à former un langage articulé.

Cependant ce n'est certes pas le meilleur moyen de communiquer. Il faut que ce langage soit universel (alors qu'un chien chinois comprendra un chien anglais, cela nous demandera des trésors de perspicacité), il demande un apprentissage et, surtout, il permet de ne pas tout dire, de cacher les choses, en un mot : de mentir – ce qu'une communication olfactive est incapable de faire.

Mais d'où vient ce langage ? Comment est-on passé de simples grognements de primates, avec force grimaces et expressions faciales, à des mots ? Comment se sont construites les phrases ? Toujours plus de complexité, à l'image même de l'évolution humaine.

Pourquoi l'humain en est-il arrivé à s'exprimer de manière toujours plus complexe, précise, maniaque.

Dans quel but ? Mieux se comprendre ou mieux se cacher ?

On peut très bien parler sans le support de l'écrit – quasiment toutes les tribus primaires le font. Qui a eu l'idée, la première fois, d'écrire ce qu'il entendait ?

Et dans quel but ?

Il semble difficile d'imaginer qu'un Shakespeare ou un Homère du temps de Lascaux ait eu besoin des mots pour passer à la postérité. Dessiner des bisons et des mammouths sur les parois d'une grotte est une chose, écrire en est une autre. Les récits de chasse, le soir à la veillée, ont dû se transformer en contes et légendes pour égayer les longues soirées hivernales et assurer la cohésion du groupe.

Je suppose que c'est encore l'économie et la loi du marché qui ont précipité l'homme dans l'écriture.

Dès lors que l'on commerce, on a besoin de traces écrites – ne serait-ce qu'un alignement de bâtons pour signifier l'importance d'une cargaison. A partir du moment où l'on diffère un paiement, on est forcé de préciser spécifiquement de quoi il retourne.

Dès que l'on se projette dans l'avenir ou dans l'espace, nous avons besoin d'écriture. Les paroles sont du vent, l'écriture du roc.

Cette écriture s'apparente, au début, à de simples cryptogrammes, idéogrammes censés symbolisé le mot juste.

D'après de sérieuses recherches et études, il apparaît que toutes les langues du monde, à deux ou trois exceptions près, du moins leur écriture, dérivent d'un premier alphabet, le Phénicien.

Ainsi, la lettre A, Alpeh, pour dire bœuf.

Qu'a donc le bœuf de si important ?

A cette époque des origines de nos civilisations, il faut bien comprendre qu'il symbolise la force, notre première source d'énergie. Le charbon ou le pétrole de l'époque. Il est donc normal de le placer en tête des phonèmes qui allaient constituer notre alphabet.

Pour ma part, j'aurais placé le S en tête. Lui symbolise le soleil (au départ, je croyais que c'était le O - l'oeil). Sans soleil, pas de vie. Sans eau (O?), non plus du reste.

Chaque langue a son propre alphabet, il évolue globalement entre 22 (le phénicien) et 29 lettres (le Khmer comporte 74 lettres!). Et leur place change aussi. Ainsi l'histoire du Z, Zêta en grec, qui occupait la septième position dans l'alphabet phénicien et la sixième dans l'alphabet grec, juste après Alpha, Bêta, Gamma (correspondant non pas à notre C mais à notre G), Delta, Epsilon. Les romains l'ont déclassé et rejeté après le X et Y, derniers ajouts en date. Du reste, Z est une lettre maudite, vaguement rebelle, puisque interdite dans les dictatures.

Notez au passage que l'alphabet français comporte 26 lettres de base, auxquelles il faut ajouter cinq diacritiques (les voyelles munies d'un accent et la cédille du C) et les deux ligatures oe et ae rencontrées dans cœur et ex-aequo.

Car la force de l'écriture à lettres, c'est de décomposer en petits signes, comme des molécules ou des atomes que l'on peut assembler à l'envi pour former des concepts plus précis : les mots.

Les hiéroglyphes égyptiens ou les idéogrammes de l'extrême orient sont déjà des concepts. Ils ne peuvent se ranger, par exemple. Vous ne trouverez jamais un dictionnaire de hiéroglyphes ni un agencement littéral des écritures par pictogrammes. C'est impossible. Du moins, pas exhaustivement ; les idéogrammes sont ordonnés par type, par catégorie, par concept. Les seuls dictionnaires chinois sont des transcription en alphabet occidental de ces idéogrammes.

Toutefois, ce système de lettres formant des mots a un énorme défaut : il ne peut être utilisé qu'entre personnes parlant la même langue.

Il existe un fameux t-shirt proposant une quarantaine de petits dessins sur le devant. En couplant les vignettes, on parvient à se faire à peu près comprendre partout dans le monde.

Mieux : le langage des signes, vraiment universel (encore que... il paraît qu'il change d'un pays à l'autre).

Cette vaste tour de Babel qu'est le monde, outre qu'elle offre de nombreux emplois aux traducteurs, n'est pas sans poser des problèmes d'interprétation. A commencer par les textes anciens, souvent à double sens.

Il a un autre défaut majeur. A l'instar de notre vue prédominante qui a éclipsé au fur et à mesure tous nos autres sens, le langage a réduit presque à néant tous les autres signes de communication : l'odeur, les expressions jusqu'aux plus infimes, les gestes, et même nos intonations. Il faut être mis dans une situation de non compréhension – à l'occasion d'un voyage à l'étranger, par exemple – pour parvenir à se réapproprier maladroitement toutes ces possibilités de savoir ce que pense l'autre.

L 'idéal serait, évidemment, de parvenir à une communication télépathique, sans nul besoin de mots ni de paroles. Est-ce bien sûr ? Cela supprimerait définitivement le mensonge, mais aussi le second degré et l'humour en général.

 

 

10 Mars - Vers un monde meilleur  

Les guerres finissent toujours bien en général.

La folie mégalomaniaque de Napoléon a été réduite à néant dans la morne plaine de Waterloo ; la barbarie de 1914 s'est soldé par une paix certes toute relative mais suivie des années folles ; la monstruosité nazie a prit fin, posant les jalons du monde nouveau ; le système soviétique s'est effondré, colosse aux pieds d'argile ; tous les génocides et les tueries en tout genre finissent par cicatriser.

Un pré brûlé ne donne-t-il pas ses plus belles fleurs ?

Le pouvoir de résilience de tout ce qui vit est impressionnant. L'univers même semble s'organiser autour des lois gravitationnelles. Cela contredit le principe d'entropie qui veut que tout ordre se transforme, tôt ou tard, en un chaos total. En fait, pas tant que ça.

Les régimes autoritaires, empires, monarchies, dictatures reposent sur un ordre, qu'il soit militaire, policier, bureaucratique, seigneurial ou paternaliste. Les démocraties, en revanche, tendent au désordre, de part la multitude des opinions affichées. L'anarchie serait le but ultime de l'entropie humaine. Mais cela suppose un altruisme et un sens des responsabilités dont nous ne sommes pas capables pour le moment.

Malgré les dérives et les erreurs, globalement le monde tend vers le bien. De là à y voir une volonté suprême, il n'y a qu'un pas. Pourtant, si un tel Dieu existe, pourquoi n'aurait-il pas d'emblée tout bien organisé ?

La Nature, la vie en général n'a qu'un but, un seul objectif : la vie elle-même. Se reproduire, se dupliquer. Atteindre l'éternité par générations interposées. Et se complexifier de plus en plus tout en recherchant l'équilibre. En réalité, cet équilibre s'établit en dépit de chaque espèce et parfois contre elles. Le dessein d'une espèce est de se répandre par tous les moyens (croissez et multipliez vous). Elle n'est stoppée que par la concurrence des autres systèmes de vie ou bien par sa propre modestie, une fois qu'elle a compris qu'à trop vouloir dominer on finit par tout perdre. De là, naît la coopération. Ainsi les grands prédateurs se reproduisent moins et plus tard que les espèces basiques (la stratégie K contre la stratégie R). Ces deux principes s'opposent en fonction de leur position dans les chaînes alimentaires, de leur influence sur leur milieu. Le système K mise tout sur l'éducation d'une descendance réduite tandis que le dogme R engendre une progéniture considérable, très vite autonome. Dans le premier cas, la population est majoritairement adulte, stable, bénéficiant de conditions optimales et prévisibles. Dans le second, on rencontre un pullulement des jeunes, des conditions changeantes, aucune prévision à moyen terme.

Les civilisations humaines n'échappent pas à ce processus : on tend à un équilibre précaire. En schématisant un brin, on peut arguer que les sociétés nord-occidentales s'appuient sur une stratégie K tandis que l'Afrique et les pays en voie de développement seraient régis par une stratégie R. D'où la richesse au nord et la précarité au sud. Pour modifier cela, il faut changer non pas les comportements (qui ne sont que le résultat d'un environnement) mais bien les conditions de vie.

Il n'y a rien de moral là dedans, juste une de ces lois non écrites qui régissent le vivant. La recherche d'un équilibre instable dans un chaos qui va en s'accroissant.

 

3 Mars - De la personnalité 

Je suis toujours interloqué d'apprendre qu'on puisse cerner la personnalité, le caractère, les aptitudes, les envies d'une personne sans la connaître vraiment. Savoir qui est qui au premier coup d'oeil. Il y a plusieurs indicateurs qui permettraient de tout savoir (ou presque) d'un parfait inconnu dès la première rencontre. Ces techniques intéressent beaucoup les recruteurs en tout genre – qui n'ont pas du temps à perdre à sonder en profondeur le profil idéal pour un poste donné.

Petit inventaire de ces procédés.

Commençons par peut-être le plus ancien de tous : l'astrologie. A une époque pas si lointaine, on la considérait même comme ayant sa place au sein de la prestigieuse académie des sciences.

Bon, je conçois assez bien qu'étant constitués à 80% d'eau, notre corps soit soumis à l'attraction de la Lune comme peuvent l'être les océans. Mais, étant donné que la Lune tourne sans arrêt autour de la Terre, pourquoi se focaliser sur les seules nuits de pleine Lune ? Qu'elle soit visible ou pas, elle agit de la même façon.

Quoi qu'il en soit, l'influence gravitationnelle ou magnétique aura des incidences sur notre corps, nos fluides, notre sang, notre peau... mais sur notre personnalité, c'est moins sûr.

Quant à penser à une influence des astres lors d'une conjonction particulière au moment de notre venue au monde (le changement de milieu le plus radical de notre vie) sur notre personnalité, il y a un pas, un gouffre. Cela reviendrait à dire que toutes les personnes nées dans un rayon de cinquante kilomètres et à la même heure partageraient les mêmes grandes lignes de caractère.

Douteux.

Passons ensuite au groupes sanguins. Oui, vous avez bien entendu : notre personnalité pourrait se lire dans nos veines. Ce n'est pas si ahurissant que ça, finalement. Notre sang nous réchauffe, il transporte l'oxygène dans nos muscles, évacue les déchets. Il est primordial. De là à penser qu'il puisse avoir une influence sur notre psychisme, pourquoi pas ? Il n'y a pas si longtemps, on croyait mordicus que nos fluides régissaient notre comportement : bileux, colérique, amorphe, joyeux, triste,etc. Des humeurs, pas la personnalité ni le caractère.

Plus tendancieux : les lignes de la main. Bien sûr, on remarquera d'emblée une différence entre des paluches de maçon et celles d'un pianiste. Cela démontre-t-il que tous les travailleurs du bâtiment sont du même moule psychologique et que les cols blancs partagent le même caractère ? Là encore, ces indicateurs reflètent davantage un milieu socio-culturel.

Je n'ose évoquer les délires de ceux qui sont persuadés de savoir à qui ils ont affaire rien qu'en serrant la main ou dès le premier « bonjour » échangé.

Et pourquoi pas la morphologie ? Tel visage correspondrait à tel type... Hmm. Bien qu'Aristote affirme que le visage est le miroir de l'âme, je frémis d'avance au portrait du dangereux juif affiché partout par la Gestapo. Sans parler des dérives nauséabondes liées à la couleur de la peau, des cheveux, de la grandeur du nez, des oreilles. Du reste, il me semble que c'est prendre le problème à rebrousse-poil : qu'un caractère puisse se lire sur un physique parce qu'il l'a façonné au long des années, c'est probable. Ainsi, ces petites rides au coin des yeux ne sont-elles pas le témoin du côté rieur de l'individu. Ce dos voûté, parfois cassé en deux, dénote une vie de labeur pénible, courbé dans un champ ou écrasé sous le fardeau. Toutefois l'activité ou le travail parlent-ils de notre caractère profond ?

Certains avancent que notre personnalité se lit dans notre écriture. C'est déjà plus subtil que de déchiffrer les rides de nos paumes, la grosseur de nos doigts et leurs proportions, l'épaisseur de notre nez, la hauteur de notre front ou la forme de notre visage. Puisque nos mains sont nos premiers outils et que nous les utilisons sans cesse, il est fort probable que cette finesse ultime dans le geste de tracer des lettres trahisse notre caractère profond, notre volonté. L'écriture n'étant qu'un code, il est facile d'y retrouver quelques évidences, d'autant que les spécialistes vous affirmeront qu'on ne peut masquer son écriture bien longtemps. C'est une empreinte. Oui, tiens : nos empreintes, elles sont uniques, nous appartiennent en propre, elles sont donc imparables : elles nous dévoilent entièrement. Seulement cette unicité joue contre la catégorisation que recherchent ceux qui entendent former des groupes de personnalités. Et puis qu'est-ce qu'une peau en particulier ira influencer notre moi profond ?

Quand on parle de numérologie, on atteint au ridicule. Additionner les lettres de nos noms, prénoms ou nos dates de naissance. Une foire aux abrutis. En revanche, porter un prénom et un nom peut, à la rigueur, avoir une influence sur notre comportement, notre réaction au monde. Les pseudonymes, les diminutifs, les surnoms et les sobriquets jouent un rôle non négligeable. Le langage n'est pas anodin, il est notre essence même en tant qu'humains. Peut-être notre façon de parler renseignerait-elle davantage sur notre tempérament. Le choix du vocabulaire, l'ordre des mots, les tournures de phrases.

Remplacer le nom par un matricule est un procédé bien connu à l'armée ou en prison pour annihiler la personnalité d'un individu et en former une masse compacte et plus facile à diriger. Là encore, ce n'est dévoiler qu'une partie de l'iceberg qu'est notre personnalité propre. Tous les Jacques ou tous les Michel ne partagent pas le même profil.

J'irai même jusqu'à penser que notre ADN se recèle pas tout. Des études ont été menées sur de purs jumeaux séparés dès leur naissance. C'est assez troublant car ils partagent un même comportement face à des situations toutes différentes. Un tronc commun mais qui peut être largement influencé par le milieu, l'environnement, l'expérience vécue au jour le jour.

Et puis, se résoudre à penser que tout est écrit d'avance annule ce fameux libre-arbitre qui fait de nous des hommes libres. Cela accorde à la providence beaucoup trop d'importance. L'humain est une des rares espèces à pouvoir influencer son avenir. Pour le meilleur... ou pour le pire.

 

25 Février - de la diversité

Un épais ouvrage de Gérard Boutet (la France en Héritage) recense les nombreux métiers oubliés sur une période assez récente, somme toute. Du milieu du XIXème jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale. Cent ans d'artisanat, d'une tradition paysanne que la mécanisation allait envoyer aux oubliettes en quelques décennies à peine.

Pourtant l'industrialisation avait déjà commencé. La première révolution industrielle en Angleterre date du XVIIème. Elle se généralise au XIXème mais nombre de petits métiers perdurent encore jusqu'entre les deux guerres.

Cette diversité impensable s'accompagne pourtant d'un autre globalisme.

Prenons l'exemple de la chaise.

Il y a deux façons de la fabriquer.

Soit dans nos usines démesurées où le travail est morcelé en différentes chaînes de montage. Chaque employé, chaque ouvrier accomplit une petite portion de l'objet final. Il devra répéter à longueur de journée le même geste, découper, poncer, ajuster, coller, vernir. Il ne verra jamais le résultat de son labeur. Et celui là même qui voit l'objet fini n'en sera en rien responsable : lui se contentera d'emballer.

L'autre solution est de fabriquer cette même chaise quasiment de A à Z. Il ne peut y avoir d'ennui à cette tâche, puisqu'il y aura mille gestes à maîtriser pour parvenir à tout faire. Cette même différence que l'on retrouve entre les mille gestes précis qu'il faut maîtriser pour écrire et le basique tapage à deux doigts sur un clavier. Du reste, même si le dessin est le même, chaque chaise sera différente de la précédente, elle pourra l'être du moins. L'artisan demandera peut-être à un tapissier d'en confectionner le dossier, à un autre spécialiste d'y ajouter du rotin, du cuir, à un peintre de la décorer, à un ébéniste de la sculpter. Non seulement, l'artisan sera fier de ce qu'il a fabriqué, étant le seul responsable du travail fini, mais encore cela renforcera cet amour du travail bien fait, un dépassement de soi dans le labeur, une émulation possible dans le cas d'un travail commun en atelier.

Le rapport à l'ouvrage est radicalement différent : dans un cas, on travaille (occupation non désirée et passablement ennuyeuse – du reste, étymologiquement provenant d'un instrument de torture qui déformait si bien les corps, ainsi parle-t-on encore de « bois qui travaille »), dans l'autre on exerce un métier en mettant un savoir-faire au service du futur propriétaire de l'objet, qui n'est plus qu'un simple client tiroir-caisse. Il est même probable ou possible de faire du sur-mesure : la relation producteur/consommateur en devient renforcée. Les liens sociaux se resserrent.

Tout cela est très bien, mais ne va-t-on pas m'opposer le coût de revient d'un tel modèle ?

Avant de lister des comptes d'apothicaire, il faut bien comprendre que notre système actuel de production de masse souffre d'un mal incurable : le gaspillage.

Pour ne parler que de la nourriture, il est avéré que l'on jette quelques kilos de nourriture non utilisée sans parler des pertes de stockage (grands magasins) ni même du gâchis lors des chaînes de production : une usine à yaourts, lorsqu'elle change de parfum, laisse tourner la chaîne, produisant quelques milliers de pots mi-fraise mi-abricot, tous voués aux bennes.

On parvient quelquefois à une perte estimée à 40 ou 50%. Une production qui répondrait directement à la demande évite cette perte, source de pollution de surcroît.

Le fait même de répondre à une demande supprime les milliards d'euros dévolus à la publicité (entrant dans le prix de revient du produit bien entendu) qui sont une gêne de tous les instants, pollution visuelle et auditive.

Cette simple réponse à la demande n'exclut cependant pas les innovations.

Prenons l'exemple d'un maraîcher qui, au fil du temps, s'est acquis une belle clientèle lui faisant confiance de par la qualité de ses produits. Rien ne l'empêche de proposer une nouvelle variété de tomates, un nouveau légume, une ancienne variété de carottes à la manière d'un conseiller dans une librairie qui suggérera un livre au client dont il finit par estimer les goûts.

Cette proximité, chacun la recherche, chacun l'estime.

Cela permet, en outre, de revenir à l'autosuffisance, à stabiliser l'emploi et réduire les coûts énergétiques des transports.

Si fabriquer en petites quantités donne du sens aux emplois ainsi procurés, cela augmente le prix des choses confectionnées. Du reste, ce faible coût des chaînes de montage démesurées était et reste encore l'argument principal démocratique du capitalisme : c'est à ce prix (justement) que la majorité peut bénéficier d'un confort autrefois réservé à l'aristocratie, à une infime partie du monde. En oubliant au passage que cette méga production n'enrichit réellement qu'une poignée d'actionnaires qui peuvent, eux, se permettre de faire travailler leur argent à leur place.

A ce niveau, un effort (qui n'en est pas vraiment un) doit être demandé au consommateur, celui de faire durer les objets. Cela est d'autant plus facile que la qualité du fait-main et du sur-mesure remplace des objets produits à la chaîne et dont l'obsolescence n'a qu'un but : vendre encore et encore.

Pourquoi acheter une nouvelle paire de chaussures quand les siennes ne sont pas usées ? Pourquoi les changer quand une simple réparation suffit ? Bien entendu, je ne serai pas l'ayatollah qui oblige tout un chacun à user ses semelles jusqu'à la corde – vieux relent d'une époque soviétique heureusement révolue. Je conçois que l'on puisse avoir comme passion la mode et vouloir changer de garde-robe plus souvent qu'il n'est obligatoire. Mais, comme toute passion, cela a un prix.

Concernant la nourriture, même constat : il est avéré que des plats relevés, épicés, mieux préparés, à base de bons produits aboutissent à parvenir à satiété plus rapidement et en avalant de moindre quantités. Mangeons moins, mangeons mieux. A commencer par la viande.

Jean Claude Vandamme, karatéka de pacotille et philosophe moderne, l'avait bien saisi : pourquoi cultiver des aliments pour nourrir du bétail pour nourrir l'homme ? Ne serait-il pas plus simple (et efficace) de cultiver directement pour l'homme ?

Pareil pour le rapport au monde du travail. L'engouement pour le milieu associatif, pour le bénévolat : donner un sens à sa vie, une idée du partage, se réaliser soi-même, etc. Pourquoi donc travailler à une tâche qui nous répugne afin de gagner l'argent suffisant pour enfin pouvoir s'épanouir... bénévolement ? Pourquoi ne pas directement s'activer dans ce qui nous intéresse.

Ce qui demeure la pierre angulaire de cette volonté de revenir à de petites structures est cette diversité dont on vante si bien les mérites lorsqu'elle est biologique. Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier, gage de pérennité et de ce mot tellement à la mode : durabilité.

Remplacer ces douze multinationales produisant des millions d'objets tous identiques par quelques millions de micro entreprises ne produisant qu'une poignée d'objets différents. Cela pourrait même amener la population à penser différemment du voisin. Et cette diversité là est la plus importante de toutes.

 

18 Février - s'impliquer

Je viens de voir Shoah. Le film interview-marathon de Claude Lanzmann sur cette noire période de notre histoire récente.

Cette éradication clinique et systématique du peuple juif et, accessoirement, de tout autre opposant au régime Nazi et tsiganes, bohémiens, en gros tout ce qui ne correspondait pas à un idéal aryen (auquel, Hitler lui-même ne satisfaisait pas : petit, malingre, pas vraiment une gueule de jeune premier) est tout simplement incompréhensible.

Là, on bute devant l'inconcevable.

Comment parvenir à comprendre le cheminement de pensée qui aboutit à une telle froideur dans l'exécution la plus sordide de toutes, parfaitement inhumaine.

C'est justement pour cette raison que ce système a si bien fonctionné.

Jonathan Littell le décrit très précisément dans « les Bienveillantes » : l'épuration ethnique vue par un officier SS. De l'intérieur.

Les nazis ont simplement construit et administré les camps de la mort comme de vulgaires usines avec leur rendement demandé, leur hiérarchie impitoyable (allez chercher les responsabilités après ça) et leurs objectifs.

Tout comme Krupp fabriquait des ustensiles, Dachau et Auschwitz fabriquaient de la mort.

Pour effacer toute trace du génocide, sans doute non pas pour cacher une honte mais plutôt pour nier l'existence même du peuple juif (si celui-ci n'existe pas, alors le crime de guerre est absout), on demanda aux prisonniers valides de déterrer les corps des gazés pour les brûler (quand les fours n'étaient pas encore opérationels). Je vous laisse imaginer les hauts-le-coeur éprouvés par ces hommes (qui n'étaient plus que des ombres, Jean Ferrat) quand ils devaient charrier leurs propres connaissances, des membres de leur famille (en Pologne pendant le rude hiver, les corps ne se décomposaient pas beaucoup : certains ont reconnu dans cet étrange ballet leurs proches). Lorsqu'ils demandèrent des pelles et pioches, les officiers leur ont répondu qu'ils devaient s'acquitter de cette déplorable besogne à mains nues, histoire de s'habituer et de bien comprendre que ce n'étaient là, non plus des hommes ou des cadavres d'hommes. Moins que des animaux. Du rien. De la merde.

En transformant l'élimination radicale en simple rendement d'usine ; en faisant passer un homme pour un simple objet, un renégat de l'humanité, on parvenait à justifier l'horreur absolue. Pas la comprendre. Juste la légitimer.

Les officiers nazis chargés de cette épuration, du moins la plupart, n'avaient rien contre les juifs, j'en suis persuadé. Ils faisaient leur « boulot ».

C'est ce glissement qui est insupportable, impardonnable.

Bien sûr, il y eut des génocides ailleurs et à d'autres époques. VietNam, Rwanda, Roumanie, Corée. On tuait sous le coup de la furie, de l'exaltation, du fanatisme, de la violence, d'un endoctrinement absolu. Un état où le cerveau a abdiqué et s'est rangé à des idées générales, le plus souvent fausses. C'est ce même endoctrinement qui servait le régime nazi auprès des foules, cette même intoxication des masses qui justifia le goulag, cette même propagande qui soutint le régime Chinois ou n'importe quel autre dictature.

Cependant, dans le cas des nazis, et pour l'unique fois au monde, nous avons une rationalisation immonde qui vient se coller aux humeurs détestables.

Il n'échappe à personne que la mort d'un proche nous remue davantage que celle de mille inconnus dans un tremblement de terre au bout du monde. C'est tout à fait normal. Rien de plus humain. L'émotion joue au maximum dès lors que l'on connaît quelqu'un. C'est un peu de nous mêmes, une extension de notre propre corps (tout comme un bébé croit que sa maman est un de ses membres).

Je peux concevoir qu'un raciste au dernier degré puisse être pote avec un arabe ou un noir, si celui-ci fait partie de son quotidien. Qu'il connaît ses qualités. Le xénophobe vous répondra que ça n'a rien à voir, que Mohamed c'est Mohamed ou que Boubacar c'est Boubacar mais que, en règle générale, il ne peut supporter les Arabes ou les noirs.

N'est-il pas paradoxal que l'extrême droite fasse ses plus mauvais scores électoraux au cœur des villes où le brassage des population est à son maximum et remplisse les urnes en rase campagne ?

Cet intérêt, voire cet attachement que l'on a pour les personnes de notre entourage, pourquoi ne pas l'éprouver pour n'importe quel humain ? C'est ce que j'appelle le vrai Amour. Quelques religieux peuvent le ressentir, il me semble. Mais, tout comme la peur naît de l'inconnu, l'indifférence se répand par ignorance.

Le personnel de santé sait très bien de quoi je parle.

Ne pas s'impliquer outre mesure avec les patients pour ne pas devenir une éponge et y perdre sa propre personnalité, son intégrité égoïste, celle qui nous permet de vivre. De nous protéger de l'extérieur. Une seconde maison en quelque sorte.

Si l'on devait s'impliquer à chaque malheur qui survient dans le monde, guerre, famines, meurtres, pollution, déforestation, violences conjugales, rejet de l'autre, brutalités en tous genres, on ne pourrait plus dormir.

L'exercice de trapéziste du personnel de santé est justement de parvenir à s'impliquer suffisamment pour que la santé psychique du patient soutienne son rétablissement physique sans pour autant y faire entrer trop d'émotion. Dans les cas d'hospitalisation courtes, pour une simple opération, ce risque est faible. Comment s'attacher à une trentaine, une quarantaine de personnes sur une période de moins d'une semaine. C'est déjà plus difficile lors de séjours plus longs, particulièrement en cancérologie – justement ces pathologies qui demandent une santé psychologique optimale.

Enfin, il y a un métier qui met en jeu la propre personnalité à cent pour cent. Acteur, comédien. Eux vivent plusieurs vies à la fois. Comment éviter de se noyer dans d'autres mondes, superficiels mais pourtant bien réels lorsqu'on les enregistre. Une certaine schizophrénie conforte le talent, l'accompagne. A ce petit jeu de vivre plus fort, plus intensément, on risque de s'y brûler les ailes.

 

11 février - Sauver la planète

Sauvons la planète !

Tel est devenu le leitmotiv à la mode, spécialement chez les enfants, comme pouvaient l'être les fameux slogans de mai 68 : sous les pavés, la plage ; interdit d'interdire...

Sauf que la planète n'a nullement besoin d'être sauvée. Elle affiche 4 milliards d'années et demi (4,543 pour les tatillons) et il lui en reste quasiment autant à tourner sur elle-même (ralentissant son rythme au fil des siècles) tout en courant autour du soleil qui devrait gonfler démesurément dans approximativement 5,5 milliards d'années. On ne va pas chipoter. A ce moment là, on aura beau faire, il sera impossible de sauver la planète.

Notre planète n'a été qu'un vulgaire caillou pendant presque un milliard d'années. Un peu malmené du reste, notamment par une météorite qui lui arracha suffisamment de matière pour créer la Lune (non, notre satellite n'est pas « sorti de la cuisse de Jupiter »). Jusque là, il n'y avait pas grand chose à « sauver » puisque la première cellule vivante apparaît il y a 3,8 milliards d'années. La vie va être longue au démarrage : avant de proposer quelque chose de moins basique qu'une cellule procaryote (sans noyau), il faudra attendre encore un milliard d'années pour qu'apparaissent les eucaryotes (cellules à noyau), les ancêtres de tout le vivant qui nous entoure. Nous sommes parvenus à 2 milliards d'années et avant que des organismes plus évolués commencent à nager dans les océans, puis colonisent les terres immergées, il se passera encore quelque temps. On peut dire qu'il y a vraiment diversité (et beauté par la même occasion) depuis un demi milliard d'années. Et là, c'est une véritable explosion.

La vie n'a pas de sens, pas d'objectif, pas d'intention autre que de vivre, justement, en colonisant la plus petite parcelle disponible (on recense des espèces dans les fonds marins les plus inhospitaliers) et en se complexifiant de plus en plus. Et les cinq extinctions massives qui ont émaillé notre Histoire n'ont absolument pas réussi à tout dézinguer, même celle du Cambrien, plutôt radicale : 90% des espèces rayées de la surface.

Cette formidable résilience, notre Terre l'a déjà éprouvée et je ne vois pas ce qui pourrait, en interne, y mettre fin. La seule possibilité de tout arrêter ne peut venir que de l'espace. Une météorite géante qui pulvériserait définitivement notre Belle Bleue ou un trou noir qui s'approcherait un peu trop près, gobant absolument tout sur son passage.

Donc, il n'est certainement pas question de « sauver la planète » mais,  plus égoïstement, l'humain sur la planète.

J'envisage quatre scenari pour l'avenir.

Nous sommes entrés, quoiqu'on en pense, dans la sixième extinction de masse et, cette fois, une espèce est largement responsable de ce constat alarmant : la nôtre.

Plutôt que s'intégrer au vaste monde naturel, l'humain a toujours tenté de le régir. Dominer la nature. Croissez et multipliez vous dit la Bible, justification bien pratique pour devenir le cancer de la planète.

Il est difficile de connaître l'ampleur de cette nouvelle extinction. Elle va dépendre de l'action humaine, passée mais aussi à venir, sur la planète. N'en déplaise aux optimistes qui pensent que tout est encore possible, nous avons mis en route un mécanisme qui bénéficie d'une très importante inertie.

Même en stoppant toute action anthropique dès demain, le réchauffement continuera pendant quelques centaines d'années. Inéluctable. Une locomotive lancée à pleine vitesse dans une pente s'accentuant de mètres en mètres.

Du reste, ce début de disparition des espèces (alors que nous n'en avons inventorié qu'un dixième!) n'est absolument pas lié au réchauffement : à peine un degré supplémentaire depuis un siècle. Ce n'est que demain que ses effets vont se faire sentir : augmentation du niveau des océans, changement de la salinité de ceux-ci, progression inexorable des terres incultivables (déserts), dérèglement météorologique, incendies, crues, vents violents... Pour l'instant, seules la pollution, les déboisements, l'intensité de l'action sur les sols, le développement des métropoles sont à mettre au passif.

Dans le premier scenario, l'humain disparaît très vite (à peine quelques milliers d'années , peut-être moins). Assez cependant pour dévaster un peu plus ce qu'il reste, mais attention : comme nous l'avons vu pendant le confinement dû à la propagation du Covid, tout peut aller très vite. La nature peut rebondir d'une manière incroyable.

Quelques dizaines de milliers d'années pour repartir sur des bases pas si éloignées que celles que l'on connaît aujourd'hui. Il n'est même pas sûr, dans ce cas de figure, que tous les mammifères soient exterminés. Un coup de gomme, simplement. Un taux de disparition inférieur peut-être à 50 ou 60%. La vie continuerait, sans l'homme, sans les primates, mais en offrant de nouvelles niches écologiques où pourraient se développer d'autres espèces dominantes. Et pourquoi pas une créature pas si différente des primates.

Second scenario. L'humain prend conscience, face à quelques dégâts gigantesques, monumentaux, qu'il faut réagir d'une façon toute militaire.

L'homéopathie c'est très bien en prévention. Si vous avez le ventre ouvert d'un coup de couteau ou une jambe cassée, gober quelques pilules d'arnica ne vous rendra pas vraiment service. La situation globale est devenue telle que, pour réagir, il faudra employer l'artillerie lourde. Des mesures de restriction qui feront passer nos tentatives de confinement pour des amuse-gueules. La population démocratique sera-t-elle d'accord pour s'asseoir sur des libertés acquises de longue date et allant de soi ? Décider, du jour au lendemain, de stopper toute activité énergivore, couper le chauffage, arrêter les déplacements coûteux en énergie, se priver des ordinateurs, chacun devant cultiver son propre lopin de terre – ce qui pose le problème des mégapoles. C'est une solution peu probable, sauf faisant suite à un possible conflit mondial (manque d'eau, raréfaction de la nourriture, déplacements migratoires de masse, etc).

Le troisième scenario serait celui du tout technologique. En l'état actuel des volontés clairement affichées (mais cependant peu suivies de faits réels), on ne s'y engage pas. Mais les catastrophes à venir risquent peut-être de changer la donne.

Penser que l'humain n'a plus sa place au cœur du monde vivant, mais au-dessus. Tout miser sur le sur-réel en nous réfugiant dans des bunkers, sous des dômes au fond des océans, coupés du monde réel par le tout technologique. Comme dans les pires romans d'anticipation. La technologie poussée au maximum. Plus rien de naturel. La nourriture remplacée par des perfusions, la réalité virtuelle afin de combler l'envie et le besoin de nature (continuer à faire du sport devant un écran réactif, se balader dans une forêt virtuelle, escalader les montagnes pour de faux). Et pourquoi pas, à terme, télécharger notre cerveau dans une machine, un super ordinateur qui n'aurait besoin que d'énergie (puisée au solaire, aux vents démoniaques qui souffleraient maintenant à plus de 500 km/h).

Cette vision, somme toute héritée des années 50 lorsqu'on pensait que la technologie allait nous offrir un avenir radieux et meilleur, ne peut, bien entendu, que s'appliquer à une élite. Qui choisirait qui?

Dernier scenario : le vaisseau spatial.

Pas nécessairement un vrai vaisseau spatial pour quitter un monde devenu irrespirable. L'idée n'est pas tant d'aller voir « ailleurs », mais plutôt dans le futur... lorsque la planète aura retrouvé des conditions semblables à celles de l'ère pré-industrielle. Ici, on rejoint le scenario numéro un, misant sur la disparition précipité de l'humain, grand responsable de tout ce charivari.

Grâce aux techniques d'hibernation appliquées à la fois aux humains et aux animaux, la conservation de graines de plantes, établir une gigantesque arche de Noé, un musée du vivant endormi pour tout réveiller le moment voulu. Les précédentes extinctions n'ont pas réellement modifié en profondeur les données climatiques et il est tout à fait envisageable de repartir du bon pied, avec quasiment les mêmes acteurs, dans quelques milliers d'années, une fois l'orage calmé.

Ne restera plus qu'à ne pas recommencer les mêmes erreurs. Finalement, la véritable utopie n'est pas autre chose. Pas ailleurs, mais plus tard.

 

4  Février  -  Désindividuation

La désindividuation de groupe est un concept selon lequel l'homme devient barbare dès qu'il se regroupe.

La foule fait peur. On a tous en mémoire ces harangues de dictateurs portées par une assemblée galvanisée par quelques mots bien choisis ou encore ces lynchages où le plus grand nombre dicte sa loi, jamais bien réfléchie.

Si l'humain est capable de raisonnement, il ne peut le faire qu'en solitaire, éventuellement grâce au challenge d'une émulation constructive. Dès qu'il se pose en meute, l'humain redevient une bête qui abdique son libre arbitre, son propre jugement, annihilant sa raison et sa capacité à comprendre par son comportement grégaire. Il devient un simple troupeau, encore plus facile à diriger. Cela, le pouvoir, quel qu'il soit (politique, religieux, économique) l'a vite compris. S'adresser à la masse plutôt qu'à l'individu. Simplifier à l'extrême. Jouer sur les cordes sensibles et les plus bas instincts.

Si la machine de guerre nazie a connu un tel succès, c'est uniquement en appliquant ces ficelles immondes. Si le communisme et toutes ses dérives ont pu s'imposer si facilement, c'est encore par une simplification totale. Si les religions ont ravagé le monde c'est toujours au nom de ce principe élémentaire : ne considérer l'humain qu'en groupe, l'uniformiser à outrance et le réduire à une meute, une populace immature et ignorante.

Dès qu'il est en groupe, l'humain cesse de réfléchir par lui-même et s'en remet plus facilement à un leader désigné, son propre reflet, son porte parole.

Cette force de groupe est certainement à l'origine du succès de prédateur sans précédent qu'est Homo Sapiens, au point même d'être son propre nuisible – aucune autre espèce ne s'autodétruit de cette manière.

Et pourtant...

Si l'humain est capable du pire lorsqu'il est réuni en une foule sans âme et sans cœur, il peut montrer sa plus belle face dans la coopération, le mutualisme, l'échange. Cette propension à déléguer, à se spécialiser, se spécifier a permis l'élaboration de grandes civilisations, à porter la science à son point le plus haut, à construire quelque chose de grand. C'est aussi la raison pour laquelle le volume de notre cerveau est plus petit que celui de Néandertal, même qu'il semble régresser au sein de notre propre espèce. A quoi sert-il de posséder un organe aussi gros consommateur d'énergie quand on sait que le maillage de toutes ces intelligences est de beaucoup supérieur à un méga cerveau ? Inutile de tout vouloir régir par soi-même, les autres sont là pour palier aux manques.

L'humain est un animal social. Il ne peut se passer de compagnie. Il en a besoin. C'est vital.

Il existe des zones bleues dans le monde. Ce sont des endroits où l'espérance de vie y est plus forte qu'ailleurs. Qu'est-ce qui fait la différence ? Une plus saine alimentation bien sûr, moins de stress évidemment mais surtout des liens sociaux plus forts.

Cet équilibre de haute volée est la condition sine qua non d'une société prospère et intelligente. Ce numéro d'équilibriste est si difficile à garder qu'on se rend compte, au fil de l'Histoire, que nous ne faisons qu'osciller entre l'un et l'autre. Que nous plongeons dans la fange du populisme à la moindre menace. L'effet de groupe joue à fond, autant dans un sens que dans l'autre. Les images d'horreur de catastrophes nous incitent à davantage de solidarité mais, d'un autre côté, une menace qui nous touche directement nous rend plus égoïstes, voire xénophobe devant un partage obligé. Nous sommes d'accord pour aider les victimes au loin, mais lorsque nous sommes menacés, c'est chacun pour soi.

Nous ne possédons pas encore cette force morale qui doit absolument accompagner le rôle de super prédateur que nous sommes un peu trop vite devenus. Notre volume crânien est l'un des plus importants mais nos connexions se font peut-être mal. Nous devons parvenir à nous entraider sans nous déchirer, à oeuvrer en commun tout en gardant notre identité, à porter le groupe, la communauté tout en nous réalisant.

Un sacré challenge, fait d'ornières dans lesquelles il est si facile de glisser, de chausse-trappes apparaissant soudain sous nos pieds, de menaçantes épées de Damoclès au-dessus de nos têtes. Mais le jeu en vaut la chandelle.

28 Janvier - Besoin de sexe

L'homme aime le sexe. C'est une évidence. La femme aussi, du reste. Parmi tous les mammifères et plus généralement tous les animaux, nous sommes les seuls à ne pas avoir de période de rut (peut-être le lubrique Bonobo aussi). Pour nous, c'est tous les jours le 14 Juillet de la braguette.

Mais pourquoi cette frénésie ?

D'abord, il y a un paradoxe : pour se reproduire, la manière sexuée n'est apparemment pas la plus efficace. Il faut d'abord trouver le partenaire. Un sacré parcours du combattant ; tous les célibataires en mal d'âme sœur me comprendront à demi mot. Les parades de séduction demandent beaucoup de temps, d'énergie et d'invention. A tel point que c'en est devenu même un risque pour sa santé et un péril pour sa vie.

Regardez le cerf. A quoi lui sert ses immenses bois, sinon à la parade amoureuse. Ca doit être bien encombrant de transporter quelques kilos sur sa tête en permanence. Il partage ce désavantage avec feu la Reine d'Angleterre et sa couronne de plusieurs livres (pas Sterling celles-là).

Prenez le paon. D'accord, ces plumes en éventail, c'est joli, mais pas très pratique dans la vie de tous les jours. Imaginez devoir vous promener en permanence avec une traîne de robe mariée de quelques mètres en guise de balais brosse.

Sans parler des combats pour attirer l'attention de la belle tant convoitée.

Bref, parvenir à s'accoupler demande beaucoup de sacrifices.

Mais ce n'est pas tout.

Dans une reproduction sexuée, nous ne donnons que la moitié de notre patrimoine génétique à notre descendance. Tandis que la simple et basique division cellulaire offre la fabuleuse possibilité d'un don total de tous nos gênes à nos rejetons.

Et pourtant, dans la nature, la meilleure façon de se reproduire est encore ce mélange de l'ADN. Y compris pour toutes les espèces, en particulier les plantes, qui utilisent la parthénogenèse : pas de sexe au sens primaire, puisque les les gamètes sont apportées par un tiers (insectes, vent). Tous ceux-là sont privés d'un attouchement direct mais participent à ce grand mélange.

En y réfléchissant un peu, cela semble plus logique.

Pour évoluer, il faut du changement. Si l'on conserve les mêmes traits, les même comportements, on finit par s'ennuyer. Ainsi lorsque l'ADN se duplique, il commet parfois des erreurs, comme les moines copistes du moyen-âge en traduisant les textes grecs et latins. Doubler une consonne, changer un M en N, un V en U. Ces erreurs lors de la duplication de l'ADN sont provoquées par le bombardement incessant des neutrinos que rien n'arrête ou bien alors une sacrée porte en plomb : des scientifiques ont réussi à en piéger quelques-uns. Ils sont transportés par les vents solaires lors des éruptions de notre astre et viennent causer des dommages collatéraux dans nos propres chromosomes. Et c'est une chance.

Parce que, l'Evolution n'est rien d'autre que ces petits changements qui permettent de mieux s'adapter à notre environnement changeant en permanence. Par exemple, lors d'un refroidissement du climat, celles et ceux dotés d'une couche de graisse plus épaisse sont avantagés. L'humain, en revanche, n'a eu cesse d'adapter son environnement à sa personne... en créant le chauffage central dans ce cas précis.

Il n'en reste pas moins que pour l'ensemble du vivant, mieux vaut ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Mélanger les gènes permet d'inventer un nouvel être, moitié & moitié, offrant une nouvelle combinaison.

Le jeu en vaut la chandelle. Le vivant va toujours vers plus de complexité, plus de diversité. Il n'a qu'à voir la palette immense des formes et comportements des êtres vivants de toutes sortes. Cette bio diversité est essentielle non seulement à la beauté de la nature mais aussi et surtout à sa préservation. Voilà pourquoi il est crucial de la préserver. Et même aller au-delà, en la stimulant, en l'encourageant dans nos styles de vie, dans nos vêtements, nos repas, nos métiers et, surtout, dans nos pensées.

Ne jamais ressembler à son voisin. L'unité dans le général (quelques notions essentielles et universelles : tu ne tueras point, tu ne feras pas l'amour avec des enfants, tu respecteras ton environnement), la diversité dans le particulier.

Mélangez-vous et, surtout, diversifiez-vous !

 

21 Janvier 2024 - Super héros

L'évolution de l'humain a connu quelques paliers significatifs.

40 à 20 000 ans : Cro Magnon invente l'Art en badigeonnant les parois des cavernes où il vit. En représentant son environnement, il pose les bases d'une réflexion qui n'aura de cesse de s'affiner.

2300 ans : Aristote élève la conscience de lui-même à la conscience d'être et commence à se poser des questions existentielles majeures. L'humain prend alors du recul par rapport à lui-même, comme par le rire et le second degré qui lui permettent de supporter les difficultés de l'existence et le soulage de sa condition de simple humain.

500 ans : Copernic et Gallilé s'intéressent à notre univers et découvrent, ébahis, que nous n'en sommes pas le centre et que tout reste à découvrir. A partir de là, les croyances diverses (y compris les religions) vont être mises à mal par le rationalisme et le pragmatisme de la science. Tels des Descartes en puissance, les plus fins utiliseront leur raison pour comprendre le monde et tenter d'apporter des réponses aux multiples questions qui commencent à se substituer à une croyance aveugle. De démonstrations en expériences, l'humain accède à un nouveau niveau de conscience. Il se substitue aux Dieux qu'il avait lui-même inventés.

Nous sommes aujourd'hui, début 21ème, à l'aube d'une nouvelle étape dans cette complexité. Grâce à la technologie, issue elle-même de la toute puissante science, il nous est possible de créer de l'intelligence artificielle. L'enjeu est primordial. Car, en se substituant à notre cerveau, les machines, toujours plus complexes et évoluées, risquent de prendre le dessus et, plus grave, nous risquons de ne plus savoir nous servir de nos capacités cognitives car ne plus en avoir réellement besoin. Se laisser dépasser par des calculateurs, rien que des calculateurs jonglant avec une suite de 1 et de 0 et rien d'autre. Ne plus savoir utiliser cette formidable machine que plusieurs millions d'années d'évolution ont façonné pour nous permettre de développer cette conscience et cet Art.

Cependant, il y a une autre voie que celle, désastreuse, d'un monde régit par des machines où nous serions des pachas, servis et adulés, mais devenus incapables de la moindre pensée. Comme ces chats auparavant sauvages, agiles et prédateurs, qui finissent allongés sur des canapés en attendant une pitance qui tombe dans leur écuelle avec la régularité d'un métronome. Pitoyable. Des animaux en cage. Sauf que les cages, nous les produisons nous mêmes et ne voulons même plus en sortir.

Notre cerveau, merveille des merveilles.

Capable de prendre 35 000 décisions par jour d'après une très sérieuse étude (bon, je suppose que parmi ces 35 000 choix, il y a le fait d'avancer une jambe devant l'autre pour marcher, de jeter un coup d'oeil ici ou là selon notre bon vouloir et bien d'autres choses auxquelles on ne pense même pas). Capable de former des pensés plus ou moins sophistiquées, d'inventer des concepts, de manier des idées. Mais aussi de réguler tout notre organisme sans que l'on en ait conscience.

Notre respiration, par exemple. Bien sûr, on peut l'accélérer ou la ralentir à volonté et cela est clairement une décision (parmi les 35 000 journalières) de notre cerveau. Mais le simple fait de respirer est encore l'oeuvre de notre super ordinateur crânien. Simplement, nous n'en avons pas conscience. Cela est automatique.

Pareil pour notre cœur. Sauf que là, il est déjà plus difficile de l'accélérer (mettons en pensant à un être cher ou en faisant du sport – mais cela n'est qu'une réponse à un stimuli, le besoin de davantage d'oxygène dans nos cellules) mais quasiment impossible à ralentir, voire à arrêter, comme nous pouvons le faire de notre respiration lors des concours d'apnée. Il paraît que certains moines bouddhistes en sont capable. Admettons.

Nous avons un formidable plan de construction de cette fabuleuse machine qu'est notre corps : l'Adn.

Chaque brin d'Adn est capable de coder une protéine pour régler un problème, construire quelque chose : la couleur des yeux, cette façon de se tenir debout et tant d'autres choses. Tout. Tout est régit par ces brins d'Adn.

Tout cela se fait instinctivement, sans y penser. A tel point qu'on peut se demander si le cerveau, si omnipotent soit-il, est impliqué ou simple étranger à cette régulation directe. Une sorte de pilote automatique.

Les cellules de notre langue sont remplacées en moins d'une semaine. Lorsque vous vous en brûlez le bout en buvant un café trop chaud, vous aurez cette sensation de picotement pendant 4 ou 5 jours. Après, les cellules sont neuves et cela, grâce à l'Adn qui décide de remplacer les anciennes. Qui décide ? Pas si sûr. C'est finalement le cerveau qui a le dernier mot, mais on ne s'en rend pas compte, comme pour les battements de notre cœur.

On peut alors imaginer que la vraie intelligence, le fait d'utiliser à cent pour cent notre cerveau serait qu'il soit capable d'agir sur l'Adn. De décider de coder telle ou telle protéine.

Contrairement aux délires cinématographiques où, lorsqu'on parle de super intelligence, on évoque d'emblée des capacités d'Asperger ou encore la télékinésie tout en développant des aptitudes physiques hors normes (voir le film de Besson, Lucy), la suprême intelligence serait de pouvoir commander à notre Adn.

Certains lézards ont la capacité de faire repousser leur queue. Sans chercher très loin, quasiment toutes nos cellules sont changées en quelques mois. Nos blessures cicatrisent, nos os se ressoudent.

En utilisant notre cerveau à pleine capacité, nous serions donc capable de réparer le moindre problème, stopper la division sans limite des cellules cancéreuses, nettoyer nos artères encombrées de cholestérol... Un monde sans médecin ni hôpitaux. Le vrai progrès.

Il n'est pas question ici de parler de super héros capables de super pouvoirs. Nous pourrions juste permettre à nos muscles d'atteindre leur plein potentiel, comme un sportif dûment entraîné. Ce qui n'est déjà pas si mal.

La vraie évolution serait donc de mieux utiliser notre cerveau. Reste quand même de nouveaux capteurs à tisser. Notre système nerveux nous alerte quand quelque chose fonctionne mal : nous avons mal. La douleur est salutaire. Imaginez-vous sans ressentir la moindre souffrance? Cela ne voudrait pas dire que vous n'êtes pas malade. L'ennemi avancerait masqué.

Si l'on veut que notre cerveau déclenche l'action sur l'Adn, il faut qu'il soit informé du problème au niveau cellulaire et ça, notre système nerveux en est parfaitement incapable. Détecter la cellule cancéreuse dès son origine demande un nouveau réseau nerveux dont l'évolution serait seule capable de mettre en place. Le besoin crée la fonction. Pour cela, d'abord être capable de mieux sentir et ressentir notre environnement et, là dessus, nous ne prenons pas la bonne direction en nous entourant de trop de machines.

Soit. Mais il reste quand même une question fondamentale dans ce monde où le cerveau dirigerait absolument tout : étant capable de réparer, de guérir, il serait aussi capable d'empêcher cette horloge biologique inscrite profondément dans nos gênes et qui nous fait vieillir.

L'immortalité tant désirée. Mais est-elle le vrai graal ? Ne jamais mourir implique une inertie sans fond. Et un monde qui n'évolue plus est un monde ennuyeux. Même les montagnes finissent par devenir sable et les étoiles meurent.

 

14 janvier - l'effet miroir 

On ne peut se voir qu'en étant filmé.

On n'écoute sa propre voix qu'en l'enregistrant.

On ne peut voir la montagne sur laquelle on se trouve.

Le plus beau miroir, c'est l'autre.

Ce recul nécessaire pour mieux se connaître est obligatoire. Nous avons donc besoin des autres, au-delà même de nos besoins vitaux, ne serait-ce que pour savoir si on a une tache sur le front ou un morceau de salade collé aux dents. Cette proximité, ce reflet, nous permet d'en savoir plus sur nous-mêmes. Cela contient les dérives. Sans vouloir généraliser, les déviants et autres délinquants sont, la plupart du temps, des personnes à la sociabilité douteuse. Rejetés par la société ou d'eux-mêmes.

L'écueil est là : en voulant trop se conformer aux standards en cours, on peut y perdre sa personnalité, s'enfermer dans une conformité, une similitude qui a tôt fait d'exclure celui ou celle qui ose s'en affranchir. On rejette ce qui ne nous ressemble pas, on ne comprend pas ce qui pense différemment, qui agit d'une autre façon. Et de l'ignorance naît la peur.

Mais nous sommes des animaux sociaux et nous devons nous conformer à certaines règles de vie. Libre à nous d'étendre le plus possible cette normalité. Cela se nomme la tolérance.

Et justement, cette tolérance ne peut s'acquérir qu'en étant capable de se mettre à la place de l'autre. Encore une fois, changer de point de vue.

Cet effet miroir du regard de l'autre agit également sur nous-mêmes : nous ne sommes plus tout à fait pareils dès lors que l'on nous regarde. Cela s'exprime particulièrement dans les relations amoureuses. Pour changer, pour évoluer, nous avons besoin d'un regard étranger. Et plus celui-ci est éloigné, plus sommes sommes amenés à changer.

La prise de conscience écologique s'accéléra avec les premières photos de notre planète prises de l'espace. Pour la toute première fois, on pouvait voir la montagne sur laquelle on se trouvait. Et cette sphère bleue, perdue au milieu d'un océan noir, tel un radeau à la dérive, nous fit prendre conscience de sa beauté et de sa fragilité. Or, on chérit d'autant ce qui est délicat.

Prendre du recul, d'abord face à soi-même puis aux schémas qui nous font voir ce qu'il est autorisé de voir – mais pas toujours bien ou juste.

Voir le monde sous un angle différent, être capable de se mettre à la place de l'autre est un bon début. Il existe un moyen simple pour y parvenir : le rire.

L'humour permet ce recul, ce pas de côté. En ajoutant un second degré, on prend du champ face aux choses.

Dans le Cercle des Poètes Disparus, Keating grimpe sur une table pour avoir une autre vision des choses. Nous aurions intérêt à changer de point de vue, à grimper, nous aussi, sur des tables.

La dérision de l'humour, davantage qu'une ironie somme toute assez stérile, offre non seulement du baume au cœur, un pansement à l'âme, mais aussi la possibilité de voir le monde différemment et peut-être de mieux le comprendre, afin d'éventuellement changer ce qui ne va pas.

Etre capable de rire de soi est une belle alternative au regard de l'autre. Cela demande une schizophrénie basique : être capable de se regarder du dehors. Posséder ce talent du détachement, cette faculté de tout relativiser, à commencer par sa propre importance.

Ce n'est pas de la fausse modestie, c'est une tentative de lucidité. Plus généralement, ne pas accorder trop d'importance aux choses, même les plus sérieuses. Déboulonner les statues, peut-être pour mieux les admirer. Remettre en question les théories les plus admises afin de mieux les comprendre. Désacraliser l'Art et l'Amour pour mieux en jouir.

La philosophie n'est rien autre chose.

Mais le rire et l'humour sont à la portée de chacune, de chacun. Si l'on ne rit pas tous des mêmes choses, tout le monde rit. Car tout le monde peut observer ce décalage des choses. L'ombre des choses.

 

7  Janvier  -  le besoin et le nécessaire

C'est en lisant le Nom de la Rose d'Umberto Eco dont un chapitre entier repose sur le débat du degré de pauvreté du Christ que je me suis posé la question : que doit-on, que devrait-on pouvoir posséder ?

Cela renvoie aussitôt à notre empreinte carbone. Quel est notre impact sur notre environnement ? Cela peut se résumer à lister nos possessions. Tous ces objets qui nous entourent, il a fallut les penser, les concevoir, les fabriquer. Ensuite les réparer (parfois), les entretenir (souvent) et, enfin, les détruire ou les recycler. Tout cela demande de la matière première et surtout de l'énergie, qu'il faut bien prélever quelque part.

Pour en revenir au Christ, bien que les écrits à son sujet ne se penchent pas particulièrement sur le problème, il semble évident qu'il n'était pas un grand seigneur aux multiples dépendances. Certains iront jusqu'à ergoter qu'il possédait au minimum les vêtements qu'il portait. De là, cette idée d'usage.

Donc, nous pourrions nous contenter de ne posséder que ce dont nous avons l'usage. Comme n'importe quel animal possède son terrier, son nid. Et encore, ne le possèdent-ils pas, stricto sensu. Il existe une différence entre la propriété, dont nous avons l'usage pour nous abriter, et la propriété privée qui demeure interdite à toute personne étrangère. Le territoire d'un prédateur n'est pas autre chose. Prière de ne pas pénétrer dans mon garde-manger. Passez votre chemin, en restant à bonne distance et tout se passera bien.

Le problème de l'humain vient de sa position bipédique. En libérant nos mains, nous avons permis leur usage à façonner des objets, ces objets qui nous sont comme une seconde peau et qui ont tendance par finir à nous submerger.

Certaines tribus amérindiennes soutenaient que l'on ne devait posséder plus que ce que l'on pouvait porter. Faites le test. Prenez un sac à dos conséquent, quarante litres, et remplissez-le de l'essentiel. Pas facile, hein ?

Certains ont relevé le défi : ça s'appelle le challenge des cent objets (100 thing challenge). Ni plus, ni moins. On peut biaiser en incluant TOUTE sa bibliothèque ou sa discothèque dans un petit disque dur. Mais les livres, les films ou les disques ne tiennent pas chaud l'hiver.

L'autre difficulté réside dans cette attribution de parcelles de terre, à tel point qu'on en a fait un mètre étalon : chaque être humain aurait besoin de deux hectares de terre. Deux hectares, ça semble immense, surtout quand il faut s'en occuper. Mais deux hectares pour se nourrir, extraire son énergie, fabriquer toutes ces choses que l'on croit indispensables, c'est peu.

D'autant que nous ne sommes pas égaux devant un tel partage, ça crève les yeux. Pourtant nos besoins basiques sont quasiment les mêmes.

De l'usage, nous passons à la possession, puis à l'excès (générant en même temps des déchets et, bien souvent, du gaspillage) et enfin à la futilité.

Si tous les habitants du monde avaient le même train de vie qu'un américain (j'entends un habitant des Etats-Unis), nous aurions besoin de sept planètes. Et notre Terre est unique. Ses ressources sont forcément limitées. Un bambin de cinq ans en présence d'un gâteau au chocolat le comprend parfaitement, alors pourquoi les décideurs politiques ou économiques s'entêtent-ils à ne pas le voir ?

Vincent Munier est un photographe animalier. Pour capturer l'image fugitive d'un animal rare, il doit se tenir à l'affût pendant de longues heures, des jours entiers parfois. Planqué derrière un rocher au bout du monde, il attend, tous ses sens en éveil.

Et il est heureux. Cela se voit dans son œil pétillant ou ému quand l'objet de son attente daigne simplement se montrer.

Il n'a besoin que de vêtements chauds (les conditions sont parfois à limite de ce que peut endurer un humain normalement constitué) et d'un peu de nourriture. Le strict usage. Bon, d'accord, aussi d'un matériel conséquent. Mais d'un point de vue purement égoïste, il pourrait s'en passer. Les caméras et longues focales, téléobjectifs et trépieds ne servent qu'au partage de cette émotion pure.

Le bonheur ne dépend donc pas des objets et de l'espace que l'on possède. Le bonheur est intérieur. La vie personnelle de Vincent Munier est sûrement bien plus riche que celle de n'importe quel grand patron de multinationale ou d'actionnaires milliardaires.

Etre riche de ce que l'on est, non pas de ce que l'on a.

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