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l'Esprit de Noël

L'esprit de Noël

Réjouissez-vous, chaque fin Décembre, de ces festivités empreintes d’une chaleur humaine au milieu du plus grand froid de l’hiver?

Etes-vous éblouis par toutes les illuminations qui décorent et embellissent les plus courtes journées de l’année?

Avez-vous gardé une âme d’enfant?

Croyez-vous au Père Noël?

Je vous présente le petit village de Saint Séraphin les Prés. C’est un village semblable à des milliers d’autres, avec de sages coteaux le bordant au sud, à peine des collines en réalité et une forêt de bouleaux rectilignes donnant sur l’est. Appeler ces quelques hectares une forêt est un peu présomptueux, il ne s’agit en fait que d’un grand bois dont les arbres saupoudrent les toits du village de leurs feuilles multicolores dès le mois d’Octobre. Mais ici, on dit «?la forêt?». Enfin, tout l’horizon donnant au nord-ouest est comblé par une foule de toits disparates juste séparés de la plaine par de grands immeubles que les villageois nomment la «?cité?». Ce n’est pourtant qu’un ensemble de barres architecturales, plus larges que hautes, comme si les gratte-ciel de New-York s’étaient couchés pour se reposer.

Là-bas, c’est la grande ville. Cela ne nous intéresse nullement dans notre affaire aussi je ne vous révélerai point son nom. C’est bien au cœur de ce petit village que cette histoire va se dérouler.

Enfin, si j’utilise le présent pour parler de ce groupement de vieilles demeures modestes, bien rangées autour d’une place unique qui offre ses pavés au fronton de l’église et au parvis de la mairie (ou l’inverse, peu importe), je devrais peut-être en parler au passé. Il est des villages fantômes dont les habitants continuent à jouir d’une adresse postale mais qui ont, depuis belle lurette, déserté toute vie sociale.

Car Saint Séraphin ne propose plus aucun commerce (la boulangerie du grand fournil ayant fermé ses portes il y a deux ans), juste quelques rues étroites séparant de vieilles maisons parfaitement restaurées. C’est un quartier bourgeois situé à quelques encablures de la grande ville où tous les Séraphinais vont travailler, s’approvisionner et se divertir. Il ne reste que l’église, la fierté de tous les habitants mais qui n’y mettent le pied que pour Pâques, la fête de la sainte vierge et la messe de minuit. La mairie qui lui fait face n’attire guère plus de visiteurs. Tous les magasins se sont enfuis à la ville comme les ruisseaux emportent leurs eaux claires dans les flots boueux des grands fleuves. Tous?

Pas tout à fait. Au fond d’une cour desservie par la plus petite ruelle du village subsiste une échoppe aux fenêtres étroites, n’offrant même aucune vitrine. Sur le dessus de la porte, un simple écriteau qu’on ne pourrait honnêtement qualifier d’enseigne annonce en lettres partiellement effacées: «?Au jouet en bois?».

Poussons la porte, voulez-vous, qui tinte aussitôt d’un son pur. Les clochettes ne résonnent nullement dans ce gourbi. Sur quoi le son pourrait-il se réfléchir? Une fois à l’intérieur, ce n’est qu’étagères débordant de mille peluches et de centaines de jouets, des coffres ouverts dégorgeant bilboquets et pantins, des poupées squattent les rebords des fenêtres, masquant davantage le peu de lumière qui s’immisce dans la pièce au plancher craquant. Si on lève le nez, des singes trapézistes sont pendus au plafond, des suspensions pour bébé tournent lentement. Partout c’est une débauche de jouets traditionnels. Hochets, doudous, cubes, balles et ballons, une voiture à bascule accueille un déguisement de Zorro et une panoplie de Superman (ou bien est-ce l’inverse?). Attention où vous mettez vos pieds. Une pile de jeux de société a faillit vous faire trébucher. Damiers, échiquiers, dominos, petits chevaux, Nain Jaune, rien ne manque. Un vrai inventaire du siècle dernier. Et, tout au fond de cette boutique si singulière, un vieil homme lève sa tête, assis derrière son établi. Il passe son temps à réparer tous les jouets depuis qu’il n’en vend plus aucun. Qu’irait-on faire dans ce bazar d’un autre âge? Tous les gamins du village arpentent les larges allées illuminées du plus grand magasin de jouets de la région. Et, bien entendu, celui-ci trône sur la plus belle avenue de la grande ville dont il importe peu que vous sachiez le nom. Des hauts parleurs diffusent une musique pop assez entrainante pour pousser à la consommation et au volume réglé mathématiquement afin d’inciter  l’achat. Ainsi, au moment des fêtes (carnaval, nouvel an Chinois,  pâques, premier Mai, fête des mères, des pères, de la Saint Jean, quatorze Juillet, quinze Aout, la Rentrée des classes, Halloween et, bien entendu Noël - il ne doit jamais se passer un mois entier sans offrir une nouvelle opportunité d’achat), on augmente sensiblement le volume sonore et la programmation gagne en rythme. C’est scientifique diront les experts. C’est du marketing diront les responsables. C’est d’enfer diront les ados. C’est machiavélique diront les sceptiques. Mais personne ne songe à ergoter. Tout le monde apprécie cette grande surface dédiée aux jeux. Toyland. L’enseigne claque comme un coup de fouet. La sonorité américaine lui confère le prestige de l’exotisme. Car exotiques, tous les jouets le sont! Pas une seule console, pas une seule peluche, pas un seul jeu n’est fabriqué au pays. Made in China, made in Taïwan, made in India, made in Hungaria, made in Maroco, made in Brazil et ainsi de suite. Un véritable tour du monde par étiquettes interposées.

Ici, pas un grain de poussière. Les jouets n’en ont pas le temps. Chaque trimestre, ils sont remplacés par de nouveaux. Encore plus performants, plus ingénieux, plus colorés, plus neuf. On a appliqué à la lettre le principe de la mode en haute couture et on change les références du stock tous les trois mois. Cela dit, le succès de Toyland est tel qu’au bout de quatre vingt dix jours, il ne reste plus un exemplaire des jouets présentés la saison précédente. Les employés sont tous revêtus du même uniforme: chemise rose, nœud papillon et petit gilet anthracite. Et le sourire commercial de rigueur. Ils vous accompagnent dans le dédale des rayons organisé comme une petite ville. Il y a la Rue Lego, l’Avenue Playmobil, la place Barbie, l’impasse Star Wars, le rond-point Scoubidou et puis les grandes artères, sortes de Champs-Elysées du jouet, pompeusement nommées Boulevard Nintendo ou encore Allée Playstation sans oublier l’esplanade Sega.

Mais revenons à notre petit village. On dirait un musée avec ses rues pavées où l’on s’attend à croiser une calèche et c’est bien ce qui arrive, parfois. Les bourgeois ont délaissé leur grosse berline et se laissent promener certains soirs d’été au son des grelots du percheron qui tracte une carriole rouge à la banquette de cuir. Certains utiliseront ce moyen de transport anachronique le soir de Noël pour se rendre à la messe de minuit, davantage pour être vu que pour éviter une trop longue marche. Ils seront alors emmitouflés  dans d’épaisses couvertures d’où ne s’échapperont que des nez rougis par le froid.

Si les habitants ont déserté leur propre village pour aller travailler à la grande ville, si proche, qu’ils ont abandonné tous les commerces de proximité pour aller emplir leurs sacs réutilisables dans les commerces citadins, ils ont mis un point d’honneur à faire de leur lieu de résidence un endroit charmant.

Les façades des maisons semblent avoir été érigées la veille avec pourtant ce cachet qui leur donne plus d’un siècle d’existence. Les lampadaires à la lumière crue ont été remplacé par d’antiques réverbères promettant la douce et chaude lumière des bougies. Ils en ont en plus l’aspect. On a replanté les tilleuls et les marronniers qui offrent un air de campagne au cœur du village. Chacun s’est engagé à supprimer ces hideuses antennes sur les toits. De toute façon, tous bénéficient de la télévision et de l’internet par câble. Plus aucune poubelle ne souille les trottoirs superbes. Chacun déverse quotidiennement ses excédants dans l’immense déchetterie aux portes de la grande ville. Les citoyens de Saint Séraphin sont à la pointe de l’écologie, du moins le croient-ils. Ils ne polluent plus le ciel du village par leurs antennes hertziennes, trient méticuleusement leurs déchets, coupent consciencieusement le robinet lorsqu’ils se brossent les dents, pensent à éteindre soigneusement les lampes dans les pièces inutilisées, prennent de préférence une douche à un bain. Ils ont bonne conscience. Ils oublient juste qu’ils partent à Tahiti pour leurs vacances, bronzent au soleil de Marrakech pour le weekend, roulent en imposants 4x4 qu’ils ne cessent d’astiquer chaque fin de semaine et possèdent portables, tablettes, ordinateurs dernier cri, puisant ces matériaux si rares que l’Afrique nous offre de bon cœur (ou peut-être pas).

Voilà pour le décor, je crois que je n’oublie rien. Il me faut maintenant vous présenter les acteurs de cette histoire, le générique si vous préférez.

Nous avons déjà rencontré le vieux Geppetaz, tout au fond de sa boutique de jouets d’antan. Nul ne saurait donner un âge à ce personnage aux lunettes rondes posées sur le bout de son nez et qu’il prend bien soin de lever son regard pour ne pas vous regarder au travers d’elles. Ses cheveux ébouriffés sont poivre et sel et il a des mains de pianiste, bien obligé, accoutumé qu’il est à manier les mécanismes microscopiques des boites à musique, des automates ou la délicatesse des poupées de porcelaine.

Dans ce village réside aussi dans le plus beau manoir situé juste à la périphérie des maisons modestes un grand homme tout sec aux membres interminables. Il porte régulièrement un complet noir qu’égaye juste une petite rose de papier rouge à la pochette. On ne le voit guère arpenter les délicieuses ruelles du village ni se balader dans la campagne ou en forêt le Dimanche. De mémoire de Séraphinais on ne se souvient pas de l’avoir jamais vu se distraire. Il présente systématiquement le même visage, dur et sévère avec une once de tristesse dans le regard qui passe aisément pour une concentration sur ses affaires. Car le grand homme sec n’est autre que le principal actionnaire de ce grand magasin de jouets qui étend ses allées au cœur de la grande ville, Toyland. Il en est donc le propriétaire par le jeu des actions mais il ne se contente pas d’encaisser les dividendes, toujours plus élevés chaque fin d’année. Il prend soin de bien vérifier les comptes, d’examiner l’approvisionnement, de contrôler les recettes et les dépenses, d’inspecter chaque détail au bon fonctionnement d’une telle entreprise, de juger les conditions idéales du marché, d’apprécier la concurrence. Il ne pense pas, il calcule. Il ne montre jamais ses sentiments, en éprouve-t-il seulement? Bref, c’est lui le patron en quelque sorte bien qu’officiellement ce titre revient à son neveu, Clérambar. N’allez cependant pas croire que ce dernier a bénéficié d’un quelconque  parrainage de la part de son oncle. Il a dû passer tous les tests avec encore moins d’indulgence que les autres candidats. Il se trouve simplement que c’était le meilleur. Le plus capable de mener un tel navire dans un océan surpeuplé. Une vraie main de fer dans un gant de velours, sachant parler aux journalistes, sourire aux caméras, avoir toujours un bon mot, égayer petits et grands, vendre du rêve. Mais en même temps, pouvant être sans pitié pour ses fournisseurs, montrer une belle autorité devant les différents responsables de rayon, être ferme devant les revendications, solide en affaires, ne laissant jamais rien au hasard, planifiant chaque action, n’éprouvant aucune pitié face à des directeurs comme lui. Un sourire enjôleur qui cache un cœur de pierre.

Approchons-nous maintenant de la maison qui domine la petite boutique du vieux Geppetaz. C’est une demeure à l’image de toutes celles du village, avec ses colombages, son avancée de toit, ses volets en lames de bois tendre aux couleurs vives. Si toutes les maisons sont bâties de la même façon, sur le même plan, aucune ne se ressemble, tout comme l’ajout d’accessoires transforme une même tenue.

Au second étage, une fenêtre est encore ouverte bien que la brume stagnant dans les ruelles soit glacée. Et sur le rebord de la croisée est assise un petit garçon qui lève ses yeux vers le firmament. Rapprochons-nous plus près. Son corps immobile tend un visage d’ange baigné de la pâle lumière lunaire. Ses traits sont si délicats, ses cheveux courts si fins… Non, ce n’est pas un petit garçon mais bien une fillette. Elle porte une salopette en Jean sur un vieux pull troué. Elle se coiffe habituellement d’une casquette de cheminot ou, plus tard dans l’hiver, d’un bonnet en laine vert et mauve. Elle est donc assise à regarder les étoiles. Elle peut aisément les distinguer, la brume se levant masquant la lumière des réverbères et la lune ne proposant qu’une infime portion de son disque. Elles scintillent dans l’air glacial de Décembre. L’une d’entre elles est la plus brillante de toutes. Elle ressemble à un berger qui veille sur son troupeau. Un troupeau composé de milliards de points lumineux qui semblent dialoguer entre eux. Cette nuit est magique pense la fillette.

Nous sommes le soir du 6 décembre. C’est la Saint Nicolas et le vieux Geppetaz  a confectionné une brioche amusante. La pâte a prit la forme d’un bonhomme. Son ventre gonflé arbore de délicieux bonbons rouges en guise de boutons, sa tête est bien dorée avec un large sourire qui sent bon le chocolat, ses bras sont ouverts comme pour une étreinte et ses mains sont en sucre, ses jambes ont un goût de pâte d’amande. En réalité ce n’est pas une mais deux brioches en forme de pantin. Chacun a dévoré la sienne au repas du soir, n’osant à peine toucher au chef d’œuvre du grand père: une maison comestible.

Le toit est en réglisse, la cheminée meringuée, les murs en pain d’épice, les volets en chocolat, les vitres en gelée fondante sous la langue. Tout le mobilier est à base de biscuits. La taverne d’Ali Baba (au Rhum, bien entendu).

La petite fille pense en regardant scintiller les étoiles. Elle pense à son grand-père qui se donne du mal pour la distraire, elle qui n’a jamais connu ni son papa ni sa maman. Elle pense à ses camarades de classe, si cruels parfois. Elle pense aux enfants du monde.

C’était le sujet du devoir de la semaine (à l’école, on dit «?composition littéraire?», ça fait mieux). La maitresse avait écrit  de sa belle écriture tout en rondeurs cette ligne au tableau: imaginez le Noël d’un enfant au bout du monde.

Patrice Martin, l’élève brillant, avait parlé d’un petit aborigène (Cyril disait «?arborigène?») de la savane  australienne, jouant sur le fait que le 25 décembre coïncide avec l’été austral. Cela faisait tout bizarre d’écouter le meilleur élève parler de chaleur, de sécheresse, de longues journées étouffantes au moment de fêter Noël. Ludivine Ledoyen avait décrit le Noël d’un petit esquimau sous l’igloo, du froid bien plus vif qu’ici, des mœurs et coutumes différentes de ce peuple condamné à terme à cause du réchauffement climatique. Il faut dire que Ludivine était une écolo en herbe et qu’elle ne manquait jamais de faire part de ses inquiétudes dans chaque thème abordé sous le regard amusé de la maitresse. Elle avait même réussi l’exploit d’évoquer le déclin de la biodiversité dans la «?composition littéraire?» qui avait pour sujet «?comment naissent les bébés?».

Kevin Poisson avait laborieusement écrit une demi page sur le Noël d’un petit Texan. Kevin était en admiration devant les Etats Unis. Il ne portait que des marques américaines, ne se nourrissait que chez MacDonald et ne buvait que du Coca Cola.

Ziza Bourahoui avait évoqué le Noël d’un enfant du bled, au fin fond de l’Atlas marocain en précisant à chaque ligne que les arabes ne fêtaient pas Noël. Ziza était un peu rebelle.

Bruno Santhony s’était penché sur le Noël tout aussi improbable d’un gamin de Bombay. Il avait joliment dépeint les rues grouillantes.

Céline Lefébure les avait fait voyager au cœur du Niger et Justine Marchant avait raconté un Noël Russe sous les remarques moqueuses de Kevin (pour lui, la guerre froide continuait malgré tout).

Raoul Poinçon avait laborieusement parlé d’un Noël Péruvien. Il ne reconnaissait pas ses propres mots. Raoul était un peu dyslexique.

Enfin, ce fut le tour de notre petite fille. Toute la classe sembla se désintéresser de sa verve. Elle parlait d’une toute petite voix, presque timide. La maitresse l’encourageait, ayant remarqué qu’elle se tenait toujours à l’écart des autres dans la cour de récréation. En fait, le souci principal de notre héroïne était de s’habiller comme un garçon et ne pas partager l’intérêt de ses petites camarades pour la dernière chanteuse à  la mode ni pour les vêtements typiquement féminins qui inondaient leur garde-robe. Elle n’avait, en outre, aucun compte facebook et ne possédait pas d’iphone. Elles l’avaient bientôt surnommé miss XIX° siècle ou encore Jeanne d’Arc du Moyen-âge. Bref, elles ne voulaient pas d’elle dans leur jeux.

«?Garçon manqué?» lui jetaient-elles sans arrêt à la figure. Elle s’en était ouverte à Geppetaz et il lui avait répondu qu’elle était bien plus qu’un garçon manqué, qu’elle était une petite fille réussie. Le lendemain, elle avait fait face à ses fausses copines:

«?si je suis un garçon manqué, vous n’êtes que des filles mal réussies?». Elles l’avaient regardée un instant, puis avaient repris leurs conversations futiles sur la princesse anglaise qui venait d’accoucher en une de Paris Match. Dorénavant elles l’ignoreraient.

Côté garçons, ce n’était pas mieux. Garçon manqué ou pas, ils ne voulaient pas d’elle dans leurs jeux, nettement plus motivants que les palabres des filles, mais qu’elle trouvait souvent trop violents. Les parties de ballon se terminaient toujours par des insultes et des violences. A bien réfléchir, elle trouvait que les garçons ressemblaient quand même un peu aux filles. Ils étaient tous fans de rappeurs à la mode comme elles l’étaient des têtes couronnées et des actrices hollywoodiennes. Ils passaient leur temps à se recoiffer à l’image des footballeurs de l’équipe nationale et cela les rapprochait d’une certaine façon du goût immodéré de ses artificielles copines qui comparaient sans arrêt leurs tenues et leurs beaux cheveux. Jeanne savait se défendre avec des mots et les deux camps la laissaient maintenant tranquille en la dédaignant superbement.

Elle lisait ses deux pages devant un auditoire absolument pas concerné. Seule la maitresse l’écoutait et l’encourageait. Elle finit tout de même par conclure que son histoire de petit Chinois passant Noël à confectionner les jouets que recevront les petits américains ou européens était quand même un peu pessimiste, désenchanté.

«?Ce n’est pas vraiment l’esprit de Noël tout ça.?»

Mais qu’en savait-elle, la maitresse, de l’Esprit de Noël? Jeanne savait, elle.

Lorsqu’on vit depuis toujours aux côtés d’un vieux grand-père un peu excentrique et parmi une montagne de jouets, on ne peut pas considérer Noël comme la plupart des petits garçons ou petites filles. Il était de toute manière bien difficile d’entretenir le mythe dans un monde débarrassé de toute magie, ayant supprimé toutes les rêveries et mis les songeurs au placard. Geppetaz n’avait donc pas insisté sur l’existence ou non du fameux personnage habillé de rouge qui, chaque nuit du 24 Décembre, allait parcourir le monde (enfin juste une infime partie du monde aurait précisé Ziza), et remplir une paire de Converse au pied de l’hypothétique cheminée. Jeanne avait bien compris, comme tous les enfants de sa classe, que les jouets découverts par le plus grand des hasards le matin du 25 Décembre n’étaient pas déposé par Santa Claus en personne. C’était la même histoire que celle de la petite souris. Comment imaginer, dans des habitations modernes qui n’avaient jamais vu la queue d’un rongeur qu’une petite souris allait venir soulager la perte d’une dent de lait? Autant croire qu’un simple rat sache mitonner de délicieux petits plats.

Geppetaz lui avait donc expliqué il y a une paire d’années que le Père Noël était le fait des hommes. En revanche, la magie de Noël existait bel et bien. Une étincelle, un élan, une pensée. L’Esprit de Noël ne pouvait être vu, seulement ressenti. Il n’arpentait pas les trottoirs des grandes villes devant l’entrée des grands magasins, il ne posait pas pour une série de photos (cinq euros pièce), il n’entretenait aucune légende et ne faisait pas de publicité.

«?Tu sais, petite Jeanne, c’est bien de recevoir des cadeaux pour Noël, mais il y a tout autant de plaisir à faire des cadeaux?». Puis, «?répandre le bonheur autour de soi, il n’y a pas de plus grande satisfaction?».

Jeanne avait opiné du haut de ses cinq ans. Elle n’avait pas compris alors toute la portée de cette simple affirmation. Maintenant, elle savait.

Durant toute son enfance, Geppetaz lui avait lu chaque soir une histoire. Il ouvrait un grand livre relié et couvert d’une épaisse peau de chèvre. Des enluminures ornaient la couverture et des signes dorés étaient gravés sur l’épaisse tranche. Un soir, Jeanne voulut regarder à l’intérieur du livre. Geppetaz avait aussitôt refermé le grimoire dans un bruit sourd. Les petites filles ne devaient pas regarder les mots imprimés sinon toute la magie des contes disparaissait, il ne resterait que des phrases sans saveur, une succession de mots qui ne voudraient plus rien dire. On aurait volé l’âme du livre, brisé son enchantement. Il avait repris ensuite sa lecture d’une voix réconfortante. Des chevaliers luttaient contre les méchants dragons, des princesses attendaient leur prince charmant, des rois déchus tentaient de reconquérir leur royaume, des petits garçons intrépides déjouaient les machiavéliques plans d’ogres affamés, des caravanes traversaient le désert, d’autres expéditions parcouraient les océans, les animaux parlaient, les arbres bougeaient, le ciel et la terre étaient vivants, le bien et le mal s’affrontaient par personnages interposés. Cela ravissait la petite fille car, même au cœur du plus grand danger, au bord du plus redoutable péril, elle savait que les gentils allaient l’emporter face aux méchants.

En repensant à la vie des petits chinois dans leur usine de jouets, au monopole du géant Toyland et puis, il faut l’excuser, à sa propre expérience face à la méchanceté de ses camarades de classe, Jeanne demanda à Geppetaz pourquoi dans la vie les méchants gagnaient toujours.

«?Ce n’est pas toujours vrai, répondit-il. Parfois le bien l’emporte. Il suffit d’une étincelle, l’air du temps, quelque chose de magique.

- Comme l’Esprit de Noël?

- Sans doute.?»

Puis un jour, sans le vouloir vraiment, elle était tombée sur le grand livre de contes aux pages jaunies, que Geppetaz avait oublié sur une étagère bien garnie. Elle avait caressé la couverture. C’était plus rugueux que cela ne lui avait semblé, comme une peau de chamois. Elle avait hésité, n’osant ouvrir l’ouvrage interdit aux petites filles. Mais la convoitise était bien forte maintenant qu’elle savait parfaitement lire. L’ouvrage était si lourd qu’elle dut le poser sur une petite table. Un frisson accompagna son mouvement pour ouvrir le manuscrit. Ses yeux s’agrandirent, sa surprise fut totale. Sur chaque page, il n’y avait… rien!

Que des pages blanches, enfin qui devaient l’être autrefois car maintenant elles avaient pris une teinte crème. Elle referma le grand livre et le déposa délicatement là où elle l’avait trouvé. Une tristesse l’avait soudain envahi. Geppetaz, très discrètement, avait observé la scène. Jeanne n’en savait rien. Le soir même, il lui avait offert un beau livre avec plein d’illustrations et un court texte. Devant son air étonné, il avait ajouté qu’il pourrait évidemment continuer à lui lire de belles histoires du grand livre de contes (il était inépuisable), mais que maintenant, elle allait découvrir un nouveau plaisir, celui de découvrir par elle-même les légendes les plus formidables, les aventures les plus extraordinaires, les récits les plus suffocants. La petite fille avait alors comprit que toutes les histoires puisées dans le grand livre vierge n’étaient issues que de  la riche imagination de son grand père. Elle avait comprit que l’invisible pouvait receler de miraculeux joyaux. Elle avait alors évoqué Noël.

«?Alors, grand-père, c’est comme Noël? Le Père Noël n’est qu’un leurre, il n’existe pas vraiment??»

Geppetaz prit une voix douce.

«?Oui, ma chérie, le personnage n’est qu’un artifice. Il n’est qu’une aide, un révélateur, une béquille pour tous ceux qui ne savent pas vraiment ce qu’est l’Esprit de Noël. Mais toi, tu le sais, n’est-ce pas??»

Jeanne avait hoché la tête. Bien sûr qu’elle le savait. Elle le savait depuis toujours.

Depuis ce soir-là, elle allait se poster un moment devant sa fenêtre avant de s’endormir. Elle regardait les étoiles. Elle leur confiait ses secrets, ses incompréhensions, ses blessures, ses peurs, mais aussi ses envies, ses souhaits, ses petits plaisirs. A son insu, elle venait de réinventer le traditionnel «?hauts et bas?» des familles américaines où chacun, lors du diner, racontait le pire et le meilleur de sa journée. Parfois, un hibou venait se poser en silence sur l’une des branches du grand arbre qui tendait sa verdure face à sa fenêtre. Il la regardait de ses yeux immenses. Les premières fois, elle avait eu peur, bondissant sous sa couette et serrant très fort Titus, le petit singe en peluche orange qui ne la quittait pas depuis qu’elle était petite.

Le premier jour d’école, elle voulut l’emmener avec elle. Geppetaz lui dit que les bancs de l’école n’étaient pas la place d’un singe de la jungle. Il allait s’ennuyer toute la journée et elle aurait plus de plaisir à le retrouver en rentrant à la maison. Elle avait hoché la tête, mais avait subrepticement glissé Titus au fond de son sac. Elle ne l’avait plus jamais emporté en classe. Les autres enfants étaient si durs envers elle qu’elle eut peur pour son ami s’ils venaient à le découvrir.

Maintenant, le hibou était devenu son nouvel ami à son tour et elle était un peu triste les soirs où elle ne l’apercevait pas, lissant son beau pelage blanc qui scintillait sous la douce lumière de la lune, comme les étoiles qui brillaient dans le firmament.

Les jours s’égrenaient de plus en plus vite à mesure que l’on se rapprochait du jour où tous les enfants allaient recevoir leurs cadeaux, enfin presque tous aurait précisé Ziza et pas forcément des mains ridées du Père Noël.

Geppetaz ne quitte jamais son antre. Pourtant lorsqu’elle rentre ce soir-là de l’école, Jeanne trouve la porte de la boutique fermée. Elle sait que la clé se trouve sous le volet à demi fermé de la première fenêtre de gauche. Elle fait tourner le sésame tout en étant intriguée de cette absence. Depuis l’existence de Toyland, la boutique de jouets en bois et en chiffons pourrait être constamment fermée, cela ne ferait guère une grosse différence.

Elle sortit ses cahiers et se mit à réviser sa leçon pour le lendemain. Il était question de bijou, de genou, de bisou, d’hibou. Elle pensa à son ami nocturne. Puis ce fut au tour des océans. Atlantique, Paficique, Indien, et elle pensa à toutes les aventures de pirates que lui avait lues son grand-père et qu’elle découvrait maintenant toute seule, le nez plongé dans Jules Verne ou Stevenson. Il y avait aussi un exercice de géométrie avec des courbes et des lignes droites à tracer. Bien vite, elle laissa son imagination dessiner des animaux fantastiques, des villes suspendues et des forêts où les arbres naissaient les racines en l’air. C’était plus amusant que de construire le triangle parfait.

Les clochettes tintèrent. Geppetaz trainait un sapin dans son dos et une lettre dans sa main droite.  Il laissa l’arbre retomber sur ses branches et entreprit d’ouvrir la lettre. Lorsqu’il déplia la missive et avança le bout de son nez pour y lire quelque mauvaise nouvelle, des plis se formèrent entre ses deux yeux, son front était déjà bien fourni en rides, il n’y avait plus la place pour celles de l’inquiétude. Jeanne le questionna. Quelqu’un de proche était-il malade? Mais ils ne connaissaient personne de tellement proche et aucun n’était malade, à part la boutique où plus aucun client de faisait tinter les clochettes de l’entrée.

«?J’ai bien peur qu’il me fasse bientôt fermer boutique?» annonça-t-il l’air abattu. Il laissa tomber la lettre sur la table où Jeanne terminait son dessin d’arbres à l’envers. Il y avait plusieurs lignes de chiffres alignés et un montant écrit en rouge et souligné deux fois.

«?Ca veut dire quoi «?débit«?, grand-père?

- Ca veut dire que la boutique me coûte plus d’argent qu’elle ne m’en rapporte, mon amour.?»

Il avait soudain ce petit air triste qu’arbore en permanence la petite Jeanne mais qu’elle compense par une joie commune à tous les enfants et un visage avenant, semblant toujours sourire. Puis, aussi vite qu’un vol d’hirondelle, cette tristesse s’effaça et il se tourna vers le sapin nu.

«?Tu as vu ce que j’ai ramené??»

Jeanne battit des mains. Elle savait que la soirée allait être grandement occupée à décorer le sapin. Elle prenait déjà le chemin de la cave où étaient entreposés les décorations de l’an passé. Elle appréciait particulièrement ce rituel de la décoration du sapin. Elle choisissait délicatement les guirlandes multicolores et les entremêlaient selon un plan connu d’elle seule. Geppetaz l’aidait pour les branches hautes. Mais ce qu’elle préférait par-dessus tout c’était de fixer des biscuits aux branches, des figurines en pâte d’amande, des papillotes. Chaque soir, elle en décrocherait une et dégusterait la friandise en prenant un temps exagéré, comme pour faire durer le plaisir. Ils avaient également réussi à fixer des fruits, mandarines, petites pommes, noix. L’arbre ainsi décoré, brillait de toutes ses ramures dans un coin de la pièce, juste à côté de la fenêtre par laquelle la lune éclairait ses branches une fois la nuit venue. Il était tard ce soir-là lorsqu’ils disposèrent l’étoile d’argent au sommet du sapin. Ils étaient bien fatigués… et avaient complètement oublié de diner!

Le Dimanche suivant, elle suivit Geppetaz dans une longue balade en forêt. Ca et là, ils glanaient des pignes de pin et des cocottes d’épicéa qu‘ils passeraient toute la soirée à peindre soigneusement avant de les ajouter aux branches basses du sapin. Il cueillaient des branches de houx et du gui pour décorer la maison et la boutique (s’ils trouvaient la place pour placer leur ornements). Jeanne aimait se promener dans les bois avec son grand-père. Il lui faisait remarquer quantité de détails qu’elle aurait été incapable de discerner par elle-même. Le chant d’un oiseau qui répondait à un autre, le chuintement de la bise dans les hautes branches des arbres, les dernières feuilles qui tombaient du sommet des ormes et des hêtres, les traces de pattes de renard dans la glaise du sentier, les rayons du soleil, rasant l’horizon,  jouant au travers des branches nues à les éblouir. Ils rentraient chargés comme des mulets, éreintés une fois de plus, mais heureux de fêter Noël.

Tandis que Geppetaz préparait les pinceaux et les tubes de peinture, Jeanne entreprit d’escalader le grand tilleul qui faisait face à la boutique. Parvenue aux plus hautes branches que le vent faisait onduler, sa vue dominait les toits des maisons de Saint Séraphin. Alors, elle pouvait voir, émergeant de brumes qui semblaient raser la plaine, les longs bâtiments de la grande ville, là où habitaient tout ses faux camarades d’école, là où partaient travailler chaque matin les résidants du village, là enfin où trônait le plus grand magasin de jouets du monde, Toyland.

Geppetaz n’avait pas tout à fait terminé les préparatifs. Elle partit faire un tour par le parc. Elle aimait cet endroit rempli de verdure au cœur du village. Une petite fontaine distillait une étrange musique cristalline, des buissons de buis étaient joliment taillés et chatouillaient la main lorsqu’elle les caressait. Les allées de gravier crissaient sous ses petits pas.

Le banc publique (son banc!) était occupé ce soir-là par un vieux monsieur. Assis, elle ne s’était pas rendue compte qu’il était si grand, mais ses bras étaient longs et osseux, son visage concentré avait le même air triste que Jeanne a parfois sans raison.

«?Bonsoir Monsieur?».

Jeanne était toujours polie envers les inconnus. Geppetaz ne lui avait jamais précisé qu’elle ne devait pas parler aux inconnus, faisant naitre dans son cœur pur une méfiance infâme. 

L’homme sec leva lentement sa tête et mit un temps à répondre, comme si les mots se frayaient un long chemin dans sa tête, comme s’ils traversaient une jungle.

«?Bonsoir jeune demoiselle?». Sa voix était douce mais en rien chaleureuse. Jeanne hésitait entre poursuivre son chemin et s’asseoir aux côtés de ce monsieur qu’elle ne connaissait pas. Il l’intriguait. Elle s’assit.

Que peuvent avoir en commun un vieil homme tout sec et une petite fille qui a toute la vie devant elle? Qu’ont-ils à se raconter? Noël était un sujet universel qui devait intéresser aussi bien les grands que les petits, passionner les plus vieux et les tout jeunes, émouvoir autant le riche que le pauvre et charmer tout être possédant un cœur. Seulement le vieil homme avait-il un cœur?

Jeanne lui posa une question d’enfant. Qu’espérait-il pour Noël? Une grande personne aurait spontanément demandé ce qu’il avait l’intention de faire pour Noël. Le grand homme sec se tourna vers elle. Il y avait une vague lueur de dédain dans son œil. Il considérait la fillette comme un moucheron qui commence à vous agacer en tournant autour de vous en  posant des questions incongrues. Elle insista.

«?N’y a-t-il pas quelque chose, même futile, qui vous tient à cœur, quelque chose qui adoucit l’existence la plus pénible et la rend supportable??»

Alors, sans savoir pourquoi, le cœur du vieil actionnaire, emprisonné dans un complet veston, fut touché par tant d’innocence et de pureté. Une simple petite fille avait trouvé le chemin de son cœur. Sans aucune logique, l’homme se mit à parler. D’une voix calme mais assurée, il repoussait les limites de sa rigueur.

«?Ce qui me ferait plaisir, ce serait de retrouver un objet qui berça ma petite jeunesse. Un bruit, plus précisément un tintement. Mais je sais bien que cela est impossible. Et puis à quoi bon??»

Sur ce, il se leva, inclina sa tête de vieil homme sec et s’en alla à pas lents. Jeanne rentra, les yeux regardant ses pieds. Ils avaient, l’un comme l’autre, le même air triste venu du plus profond d’eux-mêmes. Mais pour des raisons différentes.

Jeanne avait des taches de peinture partout sur ses doigts et sur le dessus de ses mains. Elle en avait sur les joues aussi et puis sur le front. Geppetaz lui fit remarquer qu’elle était suffisamment peinturlurée pour pouvoir aisément s’accrocher aux branches du sapin, elle ne dépareillerait pas du reste des enjolivures. Elle prit un air offusqué et l’instant d’après ils riaient tous les deux d’un éclat qui se répandait dans toute la pièce.

Cependant, à la fin du diner (car ce soir là, ils n’oublièrent point de manger, c’eut été dommage puisque Geppetaz avait concocté sa spécialité: des lasagnes aux épinards), le vieil homme parut chagriné. Quelque chose le tourmentait. Jeanne le remarqua.

«?Qu’y a-t-il, grand -père?

- Non, rien ma chérie. C’est juste qu’avec toutes ces factures et plus aucun client qui n’entre à la boutique, j’ai bien peur de devoir bientôt fermer le magasin.?» 

Cette nuit-là, juste avant de se coucher, Jeanne s’installa comme à son habitude sur le rebord de la fenêtre de sa chambre. Elle contemplait les milliards d’étoiles qui scintillaient dans le ciel glacé. Elle repéra immédiatement la plus lumineuse d’entre elles. Elle semblait clignoter davantage, comme si elle s’apprêtait à lui révéler un grand secret. Sous la couette bien chaude, Jeanne repensa aux soucis de son grand-père. Elle se souvenait d’un temps pas si lointain où elle croisait toujours une ou plusieurs  familles dans la boutique. Geppetaz prodiguait ses précieux conseils sur les jouets, les poupées, les peluches qu’il proposait. Il semblait les connaitre tous par leur petit nom. Il connaissait leurs habitudes, leurs mœurs. Ce n’était pas simplement un vendeur de jouets, mais un entremetteur. Jeanne se souvenait que le papa de Raoul Poinçon, le moins méchant des garçons de sa classe, travaillait dans un asile pour animaux. Il passait ses journées à accueillir les chiens abandonnés, les chats errants, les oiseaux blessés, à les soigner et à leur trouver des familles d’adoption. Dans la composition littéraire qui traitait du métier de ses parents, Raoul avait insisté sur le fait que c’était davantage l’animal qui choisissait sa famille que l’inverse. Jeanne pensa que Geppetaz accomplissait la même chose avec ses jouets. Il leur trouvait des familles d’adoption, guidait celles-ci vers le jouet le mieux adapté mais surtout choisissait le petit garçon ou la petite fille qui prendrait le plus soin du jouet. On avait le sentiment que c’était le jouet qui choisissait sa famille et non l’inverse. Cela s’appliquait bien entendu aux peluches et aux poupées mais Jeanne avait parfois l’impression que tous les jouets avaient une âme, pas seulement ceux singeant les hommes ou les animaux.

Une nuit, elle s’éveilla. Souvent, au coeur de la nuit, elle était prise d’une soif phénoménale. Le soir, Geppetaz lui préparait un grand verre d’eau citronnée dans lequel il faisait fondre une bonne cuillérée de miel. Mais cette nuit là, Jeanne constata que le verre n’était pas présent sur sa table de chevet. Elle avait vu tellement de fois son grand-père préparer le breuvage qu’elle eut le courage de descendre improviser la mixture. Elle choisit un beau citron bien jaune, souleva le gros pot de miel et mélangea le tout dans un grand verre qu’elle avait rempli d’eau de source (Geppetaz préférait boire l’eau qui provenait de la source qui jaillissait de la roche à un jet de pierre du village et n’utiliser l’eau courante que pour se laver ou arroser le jardin). En remontant l’escalier de bois, elle avait cru entendre un léger bruit provenant de la boutique. Comme un chuchotement. Le bruit que fait quelqu’un qui ne veut pas faire de bruit. Elle avait fait demi-tour au milieu des marches et, sur la pointe des pieds, se dirigea vers la boutique, juste séparée d’une lourde porte. Avant d’ouvrir celle-ci, elle avait attendu quelques minutes dans le plus grand des silences. Au bout d’un moment, tout comme ses yeux s’habituaient à l’obscurité et semblaient discerner des détails qu’elle n’aurait pas pu voir une minute auparavant, elle entendit le faible tic-tac de l’horloge à l’étage. Elle respira plus délicatement afin de prolonger le silence. Stoppa même un instant son souffle. Elle pouvait distinguer le léger ronflement de son grand-père, distant pourtant de plusieurs mètres et séparé de ses oreilles par deux portes. Elle entendit le miaulement lointain d’un chat qui arpentait les toits du village comme à son habitude. Toute une vie se révélait à ses douces oreilles au milieu de cette nuit. Elle colla son oreille à la porte de la boutique. Il lui sembla que le bruit avait reprit. Des murmures qui s’enflaient. Puis il y eut un craquement, un objet qui tombait sur le plancher, des rires, un chant aigu, le son d’une hélice. Elle poussa doucement la lourde porte qui, heureusement, ne grinça pas cette nuit-là. La pièce était jonchée de jouets comme à son habitude. Habituée à l’obscurité elle pouvait apercevoir les contours de la pièce.

Elle réprima un cri.

Ce qu’elle vit alors, elle n’était pas prête de l’oublier. Les quatre singes en peluche verte tapaient le carton sur une caisse à jouets retournée. Ils s’esclaffaient en jetant leurs cartes dans n’importe quel ordre. Derrière eux, la grande fée maintenait sa baguette magique au-dessus d’une bande de rats en papier mâché. Le petit train électrique sillonnait un itinéraire inédit, prit en chasse par l’antique avion de chasse qui effectuait des rase-mottes, effrayant une souillon que Jeanne reconnu comme la petite Cendrillon que son grand-père avait restaurée la semaine passée. Des lutins s’envoyaient des balles et des ballons multicolores, une armée de soldats de bois avançait vers un géant, un ogre dans les bras duquel Jeanne aimait se réfugier: un ours brun plus grand qu’elle (elle avait pourtant bien six ans à l’époque). Tout n’était qu’un chaos total. Les créatures de bois et de chiffon dansaient une carmagnole en chantonnant un air que Jeanne ne connaissait pas. C’était la fête des jouets dans la boutique. Ils semblaient bien s’amuser. Elle s’avança pour partager leurs jeux quand tout à coup, la farandole stoppa net. Il lui sembla un instant que le loup gris sur l’étagère près de la fenêtre la considéra d’un air de reproche, comme pris en faute, mais que la faute c’était elle qui l’avait commise. Elle prit peur et s’enfuit en courant, remontant l’escalier qui ne fit aucun bruit sous sa course. Elle se fondit sous sa couette et s’endormit aussitôt.

Le matin, avant même de venir déjeuner face à son grand-père, elle alla inspecter le magasin, croyant avoir rêvée la nuit passée. Si tout cela s‘était réellement déroulé, il devrait y avoir un fouillis de tous les diables dans la boutique, tout sans dessus dessous, bref, le grand chambardement.

Tout était à sa place. Rien n’avait bougé d’un pouce. Comme si rien n’avait eu lieu la nuit passée.

C’était peut-être un rêve, alors.

Elle questionna son grand-père. Il restait évasif, lui faisait des réponses de Normand à chacune de ses questions.

Les jouets jouaient? Un jouet sert à jouer, n’est-il pas?

La nuit, la boutique se transformait en véritable sarabande? Il n’en savait goutte, la nuit il dormait, lui.

Tout était en ordre au petit matin après pareille bacchanale nocturne? Peut-être les jouets étaient plus ordonnés que la petite Jeanne qui ne rangeait jamais sa chambre.

«?Arrête de te moquer de moi?» dit-elle en fronçant les sourcils, ce qui lui donna un air comique. Alors Geppetaz rit de bon cœur en ajoutant:

«?Il y a des choses que tu ignores, mon cœur. Des choses que moi-même malgré mon grand âge, je ne sais pas. Parfois, il vaut mieux ne pas trop chercher à savoir.?»

Il arborait l’un de ses sourires qui intriguent.

Toute la journée, Jeanne repensa à cette nuit.

Le soir suivant, elle voulut à nouveau surprendre les jouets prendre vie dans la boutique mais elle était si fatiguée d’avoir remué toutes ces pensées et ces interrogations toute la journée qu’elle s’endormit comme une marmotte et ne se réveilla pas de toute la nuit. Il lui fallut attendre une bonne semaine pour réitérer sa clandestine expédition. Sans faire le moindre bruit, sans se montrer, elle réussit à deviner une nouvelle fête entre les jouets. Le lendemain, rien n’avait bougé dans la boutique. Elle n’y comprenait rien, mais comme l’avait précisé Geppetaz, elle ne se souciait plus du pourquoi ni du comment. Plusieurs fois, elle s’enhardit à observer le ballet des jouets en pleine nuit. Encore aujourd’hui, elle descend doucement les marches grinçante de l’escalier, pousse lentement la lourde porte donnant sur la boutique et, retrouvant ses yeux de toute petite fille, elle contemple les jouets s’en donner à cœur joie au milieu de la nuit. Alors, oui, elle le sait, les jouets ont une âme.

Parfois elle se demande si, dans les larges allées de Toyland, les jouets dansent la carmagnole et chantent des chansons oubliées. Non, surement pas. Là-bas, les jouets sont tristes comme des portes de prison.

Devant sa fenêtre, Jeanne pense à son grand-père, à la boutique de jouets qui devra fermer ses portes faute de clients, tous happés par la grande ville et les lumières aveuglantes de Toyland qui proposait pour les fêtes de nouvelles animations. C’était un combat déloyal, perdu d’avance.

Elle songe aussi à sa vie à elle. Elle aimerait avoir un ami, ne plus être rejetée à la fois par le groupe des filles et par celui des garçons. Parler à son ours en peluche, au singe trapéziste, se construire son monde à elle n’est qu’une solution de secours, elle en a bien conscience. Quand elle parle à Teddy, le gros ours brun, il lui répond avec la voix de cet acteur noir américain si doux et si bienveillant. Elle l’avait vu incarner le leader sud-africain dans un film sur Nelson Mandela un Mercredi après-midi (Geppetaz enregistre toujours les émissions qui se terminent beaucoup trop tard, même pour une grande fille comme Jeanne et elle peut les visionner les après-midi de pluie). Teddy ne remue pas les lèvres bien entendu, à la façon des acteurs qui, mal doublés, ont leurs lèvres qui ne coïncident pas avec les mots prononcés. Elle l’entend directement dans sa tête. Tout comme le singe trapéziste, à la différence près que lui, il a la voix du petit humoriste brun qui la fait bien rire quand il se déguise en fille. Elle parle aussi au hibou dans le grand arbre en face de sa fenêtre (tiens, ce soir il n’est pas là), mais lui se contente de la regarder avec ses yeux ronds et bouge à peine sa tête qu’il peut cependant arriver à faire pivoter d’un demi tour. Elle aimerait avoir quelqu’un à qui confier ses secrets et qui lui accorderait la confiance de partager les siens. Elle ne peut pas le faire avec Geppetaz. Enfin pas tous. Et le principe d’un secret est bien d’être partagé, sinon ce n’est plus un secret. Et puis toutes ces peluches avec qui elle parle, elle sait bien que c’est elle-même qui fait les réponses, même si parfois elle s’étonne d’avoir de telles pensées.

Plongée dans ses réflexions, elle manque de remarquer que l’étoile si brillante dans le ciel d’encre brille davantage ce soir. Soudain, un fil lumineux traverse l’immensité du ciel. Une étoile filante comme elle en a vu des dizaines cet été avec Geppetaz. Ils avaient gravi les flancs pentus d’une haute montagne toute la journée. Ils avaient pique-niqué à la lisière de la forêt de hauts sapins, ils s’étaient trempés les pieds dans la fraicheur du ruisseau qui chantait un belle chanson, ils avaient vu la vallée se creuser sous eux, lentement, se recouvrant au crépuscule d’une brume qui les isolait du monde des hommes. Ils étaient tout en haut de la montagne. Des glaciers tiraient leurs langues comme pour se moquer de la prétention des valeureux qui osaient poser leurs crampons sur leur dos de glace. Des pics envoyaient leurs doigts effilés vers le firmament. Jeanne compara les succession de cimes pointues qui masquaient le soleil couchant à une mâchoire de requin. Geppetaz sourit. Il précisa qu’on les nommait les Dents Blanches. Enfin le soleil disparut complètement et les sommets s’éteignirent un à un. Le dernier, un dôme tout blanc de neige, disparut dans l’ombre qui tombait du ciel. Bientôt des milliers d’étoiles s’allumèrent. Elles tremblaient moins qu’au village, peut-être était-ce parce qu’ils étaient plus près d’elles, si haut sur la montagne. Le froid les enveloppa comme lorsqu’on entre lentement dans l’eau de l’océan. La sensation était délicieuse mais Geppetaz insista pour qu’elle s’enroule dans une chaude couverture. Le froid est le meilleur des anesthésiants. Elle se fit expliquer ce mot barbare. Puis, dans le noir total, ce fut un véritable feu d’artifice, tiré depuis l’espace par la seule force des lois physiques. Des étoiles filantes par milliers. Jeanne chercha à les voir toutes, bougeant sans cesse la tête et n’en vit aucune. Son grand-père lui conseilla de se focaliser sur un coin de ciel. Il y en avait tellement qu’il ne fallait surtout pas chercher à les capter toutes. Jeanne ne put s’empêcher d’interpréter ce conseil appliqué à la vie de tous les jours. L’existence nous offre tellement de possibilités qu’il est illusoire de pouvoir les saisir toutes. La terre est si riche qu’on ne peut pas tout posséder, qu’on se doit de ne prendre que ce dont on a besoin. Alors, elle les vit, ces étoiles filantes. Elles traversaient le ciel comme autant de coups de crayon lumineux qu’une main géante et invisible aurait tracé. Jeanne ouvrait grand les yeux mais ne bougeait plus la tête. Ce fut merveilleux. La nuit, engoncée dans son sac de couchage avec pour tout plafond ces milliards de novae venant du fond des âges et tout ces traits lumineux qui zébraient le ciel, elle rêva de voyage au bout de l’univers, de remonter le temps à cheval sur un astéroïde, slalomant entre des nébuleuses aux couleurs fantastiques, traversant des nuages de poussière galactique, agitant sa main vers les planètes habitées qui tournaient autour de soleils qui eux-mêmes pivotaient lentement dans leur galaxie.

La petite fille observe cette étoile filante de Décembre, bien éloignée du troupeau estival. Geppetaz lui avait expliqué que c’était simplement des cailloux qui traversaient notre atmosphère, faisant ainsi remarquer que la moindre petite roche banale peut devenir, le temps d’un instant, une étoile filante. Mais ce soir, elle n’avait que faire des explications scientifiques et elle crut dur comme fer que la grosse étoile venait d’envoyer un émissaire sur la Terre afin de régler tous les problèmes. Les étoiles semblaient mener un grand débat, en scintillant davantage. Dans sa tête, elle entendit ce dialogue d’une toute nouvelle voix. Ce n’était pas celle profonde et chaude de Teddy ni celle haut perchée et ironique du singe Trapéziste.

«?Ca ne peut plus continuer comme cela.

- Oui, il faut intervenir.

- Et notre devoir de non ingérence?

- On a déjà passé outre.

- Oui, je me souviens. Mais ça a posé beaucoup de problèmes.

- Bah, ils s’en sortiront, ils ont l’habitude.

- Il faut voter.

- Depuis quand demande-t-on leur avis à de simples étoiles? Ici, c’est moi qui décide.?»

La dernière voix était la plus tonitruante de toutes, faisant trembler les petits bras de Jeanne. Ou bien était-ce le froid vif de l’hiver?

Elle rentra se coucher dans son lit, sous sa couette bien chaude. Dans ses rêves, une grande assemblée d’étoiles s’était formée. Des anonymes remettaient en question le pouvoir sans partage de la plus grosse des super novae.

Le jour se leva dans un brouillard à couper à l’opinel, un simple couteau n’y suffisant pas.

Jeanne n’avait pas envie d’aller à l’école. Elle imaginait de nouvelles humiliations de la part de ses camarades.

Geppetaz avait le nez plongé dans son bol de café fumant. Il avait le cœur déchiré à devoir fermer définitivement la boutique. Sa boutique.

Le vieil actionnaire aurait dû se réjouir. Les actions de Toyland allaient atteindre des sommets. Mais le vieux monsieur ne souriait jamais, semblait sévère comme si un immense chagrin le taraudait au plus profond de lui-même.

Son neveu, en revanche,  était content de lui en nouant sa cravate imprimée de petits pères Noël. Aujourd’hui il devait réceptionner une importante commande de jeux venant d’Asie. Leur coût de fabrication était indécemment bas mais il allait les proposer à des prix élevés, soulignant ainsi leur modernité, leur rareté et les rendant ainsi indispensables. Il y en avait pour tous. Des poupées qui chantaient et parlaient plusieurs langues. Des baigneurs à qui on donnait le biberon, qu’on changeait et qu’on berçait en chantant une douce mélodie et si on chantait faux, le bébé pleurait et criait. Il y avait des miniatures pilotées par un programme informatique (hors de prix) qui transformait illico l’appartement en véritable circuit des 24 heures du Mans. Les dernières panoplies singeant les nouveaux héros des séries télévisées et des films Hollywoodiens à grand spectacle qui avaient battu tous les records d’entrée cette année. Et puis, bien sûr, une invasion de consoles de jeux. Il y en avait pour tout les goûts, pas forcément pour toutes les bourses. Clérambar se frottait les mains en enfilant son veston bleu océan. Son oncle allait être fier de lui et lui octroyer une belle prime de fin d’année.

La maitresse d’école ouvrait les portes de la salle de classe où vingt quatre gamins allaient trépigner d’ici à peine une demie heure. Elle repensa à la petite Jeanne, si seule au milieu des autres garnements. Les enfants sont cruels parfois. Mais que pouvait-elle faire pour l’aider? Lui accorder davantage de temps aurait envenimé les choses en lui collant une nouvelle étiquette sur le dos, celle du chouchou de la maitresse. Elle n’y tenait pas plus que la petite fille.

Raoul Poinçon sautillait sur le trottoir qui menait à l’école publique. Il était en compagnie de Bertrand et Xavier. A eux trois, ils étaient le noyau dur de l’équipe de foot à la récré. C’est eux qui décidaient des jeux qui seraient partagés par l’ensemble des garçons, parfois des filles. Et c’était eux qui fixaient les règles. Ses deux compagnons imitaient méchamment la petite Jeanne. Il n’était pas en reste, mais au fond de lui, il se sentait un brin honteux de s’acharner sur un être sans défense. Il jouait le jeu mais n’y prenait plus aucun plaisir. C’était davantage pour sauver la face devant ses copains et conserver son statut de meneur. Il fallait constamment un bouc émissaire pour garder la cohésion du groupe. Et puis, Jeanne avait un doux visage et il aurait bien voulu caresser ses délicats cheveux courts qui paraissaient si fins. Il ne la trouvait pas garçon du tout, Raoul.

Dans le cabinet du Ministre de la santé, le délégué d’état aux importations attendait que Madame La Ministre veuille lui accorder un entretien. Il tenait un épais dossier posé bien à plat sur ses genoux. Oh, ce n’était pas une lecture qui aurait ravi la petite Jeanne, habituée aux histoires merveilleuses et aux récits d’aventures. Des rapports d’experts, des colonnes de chiffres, des conclusions de commissions, des résultats de laboratoires. Des centaines de pages qui analysaient par une documentation exhaustive ce qui allait devenir un scandale sanitaire majeur, mettant en lumière l’utilisation d’un produit hautement toxique dans la peinture utilisée sur les jouets importés d’extrême orient.

La ministre entra dans un coup de vent. Elle serra brièvement la main de son délégué et l’écouta aussitôt avec la plus grande attention, elle qui était maman de trois enfants, sachant parfaitement concilier ses responsabilités de ministre et une vie de famille épanouie, comme elle l’avait précisé aux différents journaux. Elle feuilleta les premières pages du lourd rapport en hochant la tête aux affirmations de son subordonné et semblant parfaitement comprendre les lignes du rapport alors que tout cela était bien obscur pour elle. Elle n’entendait en fait que quelques mots. Toxicité, enfants, jouets, complications sanitaires, bureau de l’hygiène, douanes.

Elle trancha en se levant de son fauteuil. La conversation était terminée. Elle avait pris sa décision. On allait contacter le commissariat aux douanes du Havre où était accosté le gigantesque cargo qui contenait tous les jouets incriminés. Il n’y aurait pas de détail. Toute la cargaison serait saisie et détruite sous haute surveillance. Elle ne voulait pas que son nom fasse la une des journaux comme cela avait été le cas de son prédécesseur au ministère pour une sombre histoire de dioxine retrouvée dans la production de saumons et qui lui avait coûté sa place avec force éclats et plusieurs Unes de journaux.

Dans la salle de rédaction de Tv Plus c’était l’effervescence des petits matins. Là, entre six heures et huit heures, se préparait le journal du soir. Autour du rédacteur en chef encore mal réveillé d’une nuit agitée, bourdonnaient une équipe sur le pied de guerre. Chacun voulait imposer le sujet qui lui tenait à cœur. Les ténors du journalisme politique menaient le bateau. Un grand reporter, revenant d’une lointaine mission, avait la priorité sur la une. Le plus souvent il envoyait son reportage via internet. Ce matin, la politique nationale et mondiale était calme, aucun grand reporter du bout du monde n’avait envoyé la moindre information, il n’y avait eu aucun décès de célébrité, pas le moindre potin croustillant  dans le monde agité des people, pas de match de football en prévision ou un résultat spectaculaire à commenter. Aucun film d’importance à l’affiche, pas un seul scandale à se mettre sous la dent. La routine. Lambert Petitjean se racla la gorge et proposa d’une voix mal assurée une idée de sujet. Il était stagiaire depuis trois semaines et on lui demandait surtout d’éplucher les journaux du matin et d’apporter les cafés. C’était peut-être la chance de sa vie. Il se lança.

Le rédacteur reposa l’exemplaire de La Parisienne qu’il tenait dans ses mains et écouta plus attentivement la proposition balbutiante de Lambert. A la une du quotidien, un titre surmontait la photo d’un atelier de fabrication où des dizaines d’enfants chinois s’affairaient à fabriquer de leurs petites mains les poupées qu’on allait disposer sous le sapin de Noël. «?Le Noël des enfants chinois?».

Le rédacteur avait encore en tête ce monde des jouets qui était toujours porteur au moment des fêtes. Les gens aimaient une certaine tradition dans l’information. Il ne fallait pas aller contre nature. On pouvait naturellement parler d’un bain de mer sur la côte d’azur qui bénéficiait d’un climat particulièrement doux au matin du premier janvier ou encore faire un reportage de ski sur glacier en plein Juillet mais la plupart du temps il fallait coller au calendrier.

En Janvier on envoyait un journaliste se faire bousculer dans les premières heures des soldes tant attendues. En Février, on filmait les différents carnavals de France. Au printemps, on proposait un sujet sur la chasse aux œufs de pâques. Puis tout s’enchainait avec ces marronniers bien pratiques pour les jours creux comme celui-ci. En Juin, on envoyait le vieux René passer le baccalauréat au milieu des candidats de l’année, à la rentrée on parlait du déchirement du premier jour d’école. Entre ces deux sujets scolaires, on égrenait les sujets liés aux vacances: vendeurs à la sauvette sur les plages, arnaques aux campings, comment éviter les bouchons sur l’autoroute, s’exposer trop au soleil pouvait déclencher des cancers de la peau, trop peu de soleil induisait une carence en vitamine D. Puis on fêtait Halloween dans un sujet un peu décalé. On filmait la première neige sur les Champs-Elysées et la boucle était bouclée. Alors, un sujet sur un vieux magasin de jouets au bord de la fermeture avec ses relents de vieux jouets en bois et en chiffon qui rappellerait certainement de doux souvenirs aux téléspectateurs qui approchaient les soixante ans comme le directeur, pourquoi pas?

«?C’est très bien, mon petit Lambert. Prends Jojo avec toi et rapporte-moi un bon reportage avant quatorze heures, qu’on ait le temps de monter tout ça pour la une de ce soir?».

Lambert n’en revenait pas. Non que le rédacteur le tutoie, on se tutoie nécessairement dans le journalisme et on s’appelle par son prénom, plus rarement par son nom de famille qui sonne alors comme un diminutif. On est copains en apparence, c’est une grande famille. Celle du journalisme. On informe les gens, on les fait rêver, on les effraie. On ne doit jamais laisser indifférent. Lambert se souvenait des élans lyriques qu’avait eu le rédacteur en chef lorsqu’il l’avait accueillit, à son premier jour de stage. Ce matin, alors qu’il présentait maladroitement son idée de reportage, il voyait en coin le haussement imperceptible d’épaules, le sourire condescendant et le mépris de ses collègues attitrés. Mais une fois que son sujet fut retenu et, pour l’ouverture du vingt heures en plus, il fut sollicité par tous. On lui tapa dans le dos, on lui posa des mains chaleureuses sur l’épaule, on le félicita, on partageait une anecdote ou une plaisanterie. Il était le roi aujourd’hui. Mais il savait cette gloire éphémère en espérant qu’aucun scoop ne vienne tout chambouler d’ici ce soir.

Ce fut une journée pareille à toutes les autres. En apparence du moins, car un œil exercé aurait remarqué les petits détails significatifs qui allaient avoir leur importance pour la suite de l‘histoire.

Ce soir-là, Jeanne se posta au bord de sa fenêtre comme chaque soir. Son air était mélancolique. Les choses n’allaient pas dans le sens qu’elle aurait aimé qu’elles aillent. L’étoile brillante semblait briller au plus fort de son éclat mais le scintillement avait disparut comme si les étoiles ne dialoguaient plus entre elles comme elles semblaient l’avoir fait la veille. Elle s’endormit en rêvant à de lointains pays où il n’y aurait plus d’école, où l’antique magasin de Geppetaz serait dévalisé par une horde d’enfants désirant s’amuser avec de vrais jouets. Ni elle ni son grand-père n’avaient regardé le journal télévisé du soir.

Geppetaz avait vu débarquer en fin de matinée, deux jeunes hommes en blouson de cuir et semblant être à l’aise où qu’ils se trouvent. Le plus âgé tenait une caméra sur l’épaule et un spot dominait sa tête couverte d’un chapeau mou. Geppetaz était ébloui par la vive lumière. Il ne distinguait pas trop les traits du visage du journaliste qui lui posait des questions  avec la régularité d’une mitraillette. Geppetaz répondait sans réfléchir tandis que le caméraman filmait la boutique dans ces moindres recoins. Oui, tous les jouets étaient fabriqués en France et la plupart soignés et restaurés par lui-même. Non, pas la moindre trace d’électronique dans ces jouets. En moins de vingt minutes tout fut bouclé. Lambert serra la main du vieux Geppetaz, l’homme au chapeau mou, tenant toujours sa caméra à l’épaule lui fit un signe de la tête. Tout était allé si vite que le grand-père ne pensa pas que le document pouvait être diffusé quelque part. Qui s’intéressait encore à un vieux magasin qui allait fermer ses portes la veille de Noël?

On était le 24 décembre. Il n’y avait pas d’école. C’était les vacances pour tous les enfants et Jeanne en  profita doublement. Alors qu’elle rejoignait son grand-père devant le petit déjeuner bien copieux, elle remarqua la mine réjouie du vieil homme. Il semblait heureux comme une veille de Noël. Mais c’était pourtant bien le cas, non? Sans rien dire, d’un léger signe de tête, il lui indiqua la fenêtre. Dehors, le jour semblait bien pâle. Le soleil ne s’était pas levé, du moins pas encore. Jeanne s’avança, écarta les rideaux de dentelle et poussa un petit cri de joie. Dans la rue, sur le petit jardinet, de lourds flocons tombaient comme autant de parachutes en cristaux. Elle avala en vitesse son bol de chocolat. Du vrai chocolat. Chaque matin, Geppetaz râpait du bout des doigts une énorme tablette de chocolat bien noir. Les copeaux fondaient ensuite dans le lait bouillant comme les premiers flocons s’évanouissaient sur la chaussée luisante.

Emmitouflée sous un gros bonnet à pompon, le cou prisonnier d’une épaisse écharpe et une paire de moufles protégeant ses petites mains, elle dansait sous les flocons qui redoublaient. A ce train-là, il y aurait une belle couche de poudreuse avant midi.

Geppetaz regarda sa petite fille gambader parmi la neige fraiche et eut un sourire au milieu de sa grande tristesse. Dans ses mains il tenait maladroitement un écriteau sur lequel était écrit d’une belle écriture ronde: fermeture définitive. Il s’apprêtait à le disposer sur la poignée de la boutique.

Dans la grande ville, il ne neigeait pas. Il faisait juste deux degrés de plus. Deux petits degrés. Une misère. Même pas perceptible. Pourtant cela faisait toute la différence. Parfois, dans ce monde, il suffit d’un ou deux degrés pour tout changer. D’un rapport sur la fabrication des jouets au bout du monde.

D’un reportage en ouverture du JT de la veille.

Ou peut-être simplement du dialogue entre les étoiles.

Au siège de Toyland, c’était la consternation. Clérambar téléphonait sans cesse. Il bouillait. Ne parlait plus, mais invectivait chaque personne qu’il croisait au long des allées des bureaux de la Mecque du jouet. Il traversa la grande surface du jouet. Les rayons étaient vides. La livraison tant attendue pour cet ultime journée où les clients retardataires étaient du pain béni pour les vendeurs, moins difficiles sur le choix car le temps pressait et moins regardant sur les prix puisqu’il fallait absolument trouver un cadeau pour le lendemain, cet arrivage était bloqué dans le grand port. Plusieurs containers avaient été saisi par les douanes. Clérambar ne comprenait pas. Le monde s’écroulait autour de lui. Le téléphone sonna. C’était son oncle, le principal actionnaire. Il trembla en répondant d’une petite voix. Il n’avait plus sa superbe face à son véritable chef, car dans ce monde-là, même les plus grands patrons ont des patrons. Le vieil homme n’éleva pas la voix, lui, mais au ton de ses critiques, Clérambar comprit qu’il jouait sa place.

Et ce n’était pas fini.

Les premiers clients arrivaient aux portes du magasin. Et les rayons étaient toujours désespérément vides. Qu’allait-on faire? Seulement ces clients-là étaient des clients bien particuliers. Ils  ne venaient pas pour acheter les derniers jouets à la mode. Ils venaient rapporter ceux achetés précédemment. Le matin même, sur toutes les ondes, on n’entendait plus que ça. La ministre de la santé, elle-même mère de trois enfants et sachant concilier ses lourdes responsabilités avec celles, non moins importantes, du statut de maman, l’avait clairement expliqué. On avait évité, grâce à une prévention qu’ont naturellement toutes les mamans du monde, une catastrophe sanitaire d’importance. Par mesure de précaution, plusieurs containers de jouets dont la peinture semblait douteuse, présentant des taux de toxicité?anormalement élevés, avaient été saisis manu militari et allaient être détruits sous le regard impitoyable et incorruptible d’huissiers qui ne souriaient jamais.

Les auditeurs prirent ça pour argent comptant et empoignèrent les cadeaux pas encore déballés, certains allant même jusqu’à faire une razzia dans la chambre de leurs enfants, sous leurs cris et leurs pleurs et raflaient tout ce qui pouvait contenir des traces de peinture cancérigène. Clérambar ne savait plus où donner de la tête. C’était l’apocalypse.

Comme un malheur est souvent associé à de bonnes nouvelles et inversement, la veille au soir, tout le village ainsi que les gens de la ville avaient vu le visage juvénile de Lambert dans un magasin de jouets qui respirait l’authenticité, la simplicité, la salubrité. Chacun voulut se rendre dans cette caverne d’Ali Baba. Ralentis par la neige qui recouvrait maintenant la chaussée, les premiers clients parvinrent devant la boutique juste au moment où Geppetaz accrochait la pancarte fatale. Le vieil homme n’en cru ni ses yeux ni ses oreilles. Les clients fébriles entraient par dizaines… Non, cela n’est pas possible dans les si minces allées encombrées de jouets qui dégorgeaient des étagères trop étroites pour les contenir tous. On improvisa un banc à l’extérieur qu’une toile de vieux parasol protégeait des flocons qui tombaient toujours, dessinant de belles arabesques sur un fond de ciel gris. Les couleurs de Noël qui sont, comme chacun d’entre vous le sait rouges et vertes, resplendissaient davantage dans cette matinée morne. Le soleil se reposait sur un lourd édredon de nuages gorgés de cristaux. Il était avantageusement remplacé par les mille exclamations des passants devant la beauté et la simplicité des jouets qu’on trouvait dans cette boutique hier encore abandonnée. Tous retrouvaient des souvenirs d’enfance et beaucoup achetaient des objets qui leur rappelait le bon vieux temps passé et qui ne reviendrait jamais, sauf  durant cet instant où ils manipulaient la vieille peluche à l’oreille manquante, le petit train de bois aux couleurs vives, le bilboquet empreint de souvenirs, le jeu d’agates rutilant sous les lumières des guirlandes qui pendaient des étagères qui, peu à peu, se vidaient. La cohue fit place au tumulte qui se transforma en mêlée puis en gentille bousculade. Au lieu d’être agacée comme elle en avait l’habitude dans les grandes allées de Toyland, la foule prit son mal en patience, fascinée par tous les jouets qui retrouvaient une seconde vie sous la caresse des clients. En milieu d’après-midi, Geppetaz s’absenta quelques minutes pour descendre du grenier un stock en réserve. Jeanne l’avait remplacé au pied levé devant l‘imposante caisse enregistreuse. Un client demanda même si cet article était en vente. Elle avait reconnu quelques-uns des méchants garnements de l’école. Mais leur attitude envers elle avait totalement changée. Trop content de voir leurs parents soulagés de trouver enfin des jouets sains et authentiques, des jeux qu’ils prenaient eux-mêmes un plaisir surprenant à partager. Ils n’auraient jamais cru qu’un simple damier était aussi passionnant que le dernier jeu vidéo à la mode. Qu’une marionnette valait bien les panoplies des super héros modernes. Leur esprit trop cartésien n’y voyait pas encore toute la poésie et leur intoxication publicitaire les empêchaient d’y trouver tout le charme mais ils étaient tout de même emporté par ce nouvel élan. On redécouvrait des jeux oubliés, on s’extasiait devant les jouets anciens, on se consolait par la douceur des peluches qu’aucune main d’enfant n’avait fabriqué mais qui allaient devenir les compagnons d’une vie entière, confidents de tant de secrets et consolateurs de tant de  malheurs. Et toute cette bonne humeur retrouvée rejaillissait sur les épaules de la petite Jeanne. Elle n’était plus, du moins en cette veille de Noël, celle qu’on snobait, qu’on rejetait, mais avait bien des allures de sauveteur de Noël. 

Ce n’était plus une après-midi stressante de furieux achats de Noël frénétique mais une véritable fête à l’amusement. Geppetaz était emporté par cette fièvre et il n’était pas le dernier à s’amuser. Il montrait le fonctionnement de miniatures, expliquait les règles de jeux oubliés, manipulait tous ces objets qui étaient devenus, au fil des saisons, un peu une grande famille dont il était le patriarche. Il eut même une larme à l’œil lorsqu’il vit partir la séduisante poupée aux cheveux d’or et à la robe de nacre qu’il avait affectueusement nommé Eglantine. Il eut un pincement au cœur au départ du singe farceur qui agitait ses cymbales au moindre contact sur sa fourrure. Mais il était ravi, au fond de lui, de ce succès d’un jour. Bientôt, il ne resta plus que quelques jouets éparpillés par le tumulte. Et les clients arrivaient encore.

Raoul Poinçon posa un jeu du Nain Jaune, véritable pièce de musée, sur le comptoir où Jeanne encaissait les clients puisque Geppetaz était trop occupé dans son rôle de démonstrateur. La petite fille avait prit son nouveau rôle comme un jeu. Le plus beau de tous. Elle était la marchande «?pour de vrai?», avec de vrais clients auxquels elle affichait son plus beau sourire. Elle leur souhaitait un joyeux Noël, sachant bien que le leur ne pourrait être aussi beau que le sien. Lorsqu’elle vit Raoul ouvrir son porte-monnaie pour régler son achat, elle cessa de sourire. Elle avait déjà remarqué que ses persécuteurs d’école avaient changé de comportement vis-à-vis d’elle. Ils avaient l’air honteux, s’excusant dans un silence retentissant. Ils baissaient la tête et faisaient profil bas. La boutique de Geppetaz les délivraient du casse-tête de devoir courir après le cadeau de la dernière minute. Ne pas recevoir de cadeau à Noël était triste. Ne pas en offrir était une honte.

Déjà, Jeanne savait qu’à la rentrée de Janvier, les garçons l’autoriseraient à participer à leurs jeux de ballon et que les filles imiteraient son style vestimentaire si modeste. Elle allait devenir leur idole à tous et à toutes. Ou peut-être pas. Tout cela serait-il oublié le lendemain de Noël? Qu’importe! Aujourd’hui elle était si heureuse dans son rôle de marchande «?pour de vrai?». Et elle voyait bien que Geppetaz s’amusait comme un petit fou.

C’était son plus beau Noël.

Et voilà que Raoul balbutiait quelques mots qu’elle ne comprit pas tout de suite au milieu du brouhaha de la foule qui se massait au-dedans et au-dehors de la boutique. Devant son visage étonné, il répéta en articulant exagérément.

«?Est-ce que tu veux m’aider à construire un bonhomme de neige ce soir??» 

Elle resta quelques secondes sans comprendre. Les mots virevoltaient dans sa tête. Raoul triturait son bonnet entre ses petites mains. Puis elle hocha vivement la tête. Un sourire fendit son visage et elle rit en retour.

La nuit était tombée maintenant. Les flocons se faisaient plus rare mais une belle couche de poudreuse recouvrait tout. Les branches nues des arbres se paraient de cristaux scintillant sous la lumière chaude des bougies-réverbères. Les toits des maisons avaient enfilés un bonnet de coton blanc. Les rues n’avaient pas été déneigées et les rares voitures roulaient au pas dans un silence édifiant. La neige amortissait tout, rendait le monde moins violent. C’était la trêve. Les bons sentiments prenaient le relais en cette nuit de Noël. Des passants pressés tenaient des victuailles pour le repas de fête au bout de leur bras ou bien serré contre leur poitrine. C’était une féérie de bonnets rouges et verts, d’écharpes volant au vent, d’après-ski faisant un bruit mat à chaque pas. Le monde avait changé.

Geppetaz se tenait seul au milieu de sa boutique devenue bien trop grande maintenant. Il referma la porte qui ne tinta pas. Il en fut surprit et se rappela aussitôt les mots de Jeanne. Il avait dit oui à son étrange requête. Maintenant, il était fatigué par cette journée extravagante. Un peu triste aussi face à toutes ses étagères vides mais heureux tout de même. La place de jouets n’est pas sur les rayons d’un magasin mais dans les mains ou sur le cœur des enfants. Surtout au moment de Noël.

La petite Jeanne avançait d’un bon pas, traversant le village recouvert de neige, longeant les ruelles encombrées de poudreuse, levant parfois la tête. Entre deux passages de nuages lourds, elle entrevoyait son étoile. Elle brillait d’un air satisfait, comme si elle avait accompli une mission. La plus belle de toutes. Jeanne marchait vers sa mission à elle, juste avant de retrouver Raoul et de construire un vrai grand bonhomme de neige.

Ce fut une journée noire à Toyland. Il fallut rembourser les clients qui se présentaient avec leurs jouets encore emballés, leur ticket de caisse à la main. Ils ne voulaient plus de ces jouets que la Ministre de la Santé elle-même, mère de trois enfants et sachant concilier… Bref, ils ne voulaient pas que leurs enfants lèchent une peinture cancérigène comme l’avait doctement précisé la ministre, qui avait prit les précautions nécessaires. C’était réconfortant de savoir qu’on vivait dans un pays qui nous protégeait ainsi.

Clérambar subit comme il s’y attendait les foudres de son oncle, principal actionnaire de la firme. Il tenta de se justifier mais tout ses arguments étaient balayés d’un revers de main du vieil homme. Tout en sermonnant son incapable de neveu, le grand homme sec maudissait son erreur. Toyland jetait de la poudre aux yeux et rien d’autre. Il n’y avait aucun fondement, juste une belle vitrine. Et il repensa à sa jeunesse, si lointaine qu’il lui semblait que c’était un autre monde.

Ses parents ne lui avaient jamais offert un seul cadeau. Chaque matin du 25 décembre, il recevait de son père une enveloppe gonflée de billets de banque. Un exemplaire de chacun d’eux, parfois plus. C’était beaucoup trop et si peu à la fois. Lui n’avait qu’une idée, une envie, un souhait. Ce simple objet qui n’était même pas un jouet en lui-même.

En rentrant dans son grand manoir, confortablement assis dans sa grosse berline conduite en douceur par son chauffeur sur des routes qui devenaient couvertes de neige à mesure qu’on se rapprochait de Saint Séraphin,  il repensait à ses jeunes années. Son unique plaisir dans sa vie toute tracée de futur grand actionnaire était cet arrêt à la boulangerie du quartier, celle qui faisait l’angle des deux rues principales. Sa gouvernante entrait dans l’échoppe en le tenant par la main et commandait le pain pour la maisonnée, à faire livrer avant midi bien entendu. Puis, elle se tournait vers le petit garçon et lui demandait de choisir parmi toutes les pâtisseries qui étaient offertes à sa gourmandise. Il les aimait toutes. Ne savait laquelle choisir. Alors, il élisait la friandise par hasard. Lorsqu’il connut leurs noms, il s’amusait à commander celle qui portait la même initiale que le nom de la première personne qu’il avait croisé ce matin, ou celle qui comportait le même nombre de lettres qu’il apercevait de nuages dans le ciel. D’autres fois, il jouait avec les mots. Il y en avait tant sur les rayons protégés d’une vitre qu’il pouvait se passer un mois entier sans qu’il ne goûte à la même pâtisserie. Et ce bonheur était conditionné par ce son si reconnaissable.

Engoncé dans le siège en cuir, il balaya ces pensées ridicules. Le monde n’a pas besoin de nostalgie, encore moins de poésie. «?Je n’en ai pas besoin en tout cas«?.

Il descendit de la grosse berline allemande et grimpa en trois enjambées les marches du perron de son manoir. Il foulait une belle couche de neige, qu’il maudit comme tous ces artifices qui ne sont que prétexte au jeu et à la fainéantise. Ce monde n’avait ni besoin de neige, ni de poésie, ni de nostalgie. Ce monde avait besoin de travail. Pour qu’il puisse s’enrichir encore davantage.

Il était assis dans son fauteuil aux larges accoudoirs, trônant face à la cheminée au cœur de laquelle crépitait un bon feu dans ce salon moelleux. Il ne voyait pas, bien entendu, la magie du feu, la douceur cruelle des flammes léchant les bûches qui émettaient de petites explosions, envoyant de nouvelles braises dans l’âtre. Il n’en ressentait que la chaleur et à peine la chaude lumière.  Depuis longtemps déjà, il ne savait plus apprécier les belles choses que vous apporte la vie, à lui plus qu’aux autres. Comment est-il possible que ce soient ceux qui ont la possibilité de jouir de toute cette richesse qui sont les moins enclins à pouvoir ressentir les petits bonheurs que procure la vie parfois? Les cours de la bourse, la lecture quotidienne de son journal économique, les taux d’échange, les emprunts, les placements, la rentabilité, les retours sur investissement, les acquisitions, les délocalisations. C’était tout le résumé de sa vie.

La domestique vint lui annoncer une visite.

Qui pouvait donc venir le déranger ce soir de toutes les défaites?

Qui osait troubler son repos?

On ne saura jamais ce qui le poussa à répondre: «?très bien, faites entrer?» en lieu et place d’un habituel «?dites que je ne peux recevoir personne?» (pensant bien entendu «?dites que je veux recevoir personne«?).

Peut-être une idée née d’une lassitude soudaine? Un pincement au cœur? Parce que c’était la veille de Noël, tout de même? Ou bien simplement par la force d’une étoile plus brillante que les autres dans le ciel?

La petite fille entra, essuyant ses bottes un nombre incalculable de fois sur l’épais paillasson du grand hall. Tout n’était que carrelage au sol et aux murs. La servante lui avait ouvert la haute porte d’entrée une fois que le carillon avait égrené ses cinq notes. Elle se sentait vraiment toute petite dans une telle demeure. Et intimidée aussi. Elle attendit quelques minutes que la servante vienne lui demander de la suivre. Elle essuya une nouvelle fois ses bottes parfaitement propres maintenant. Elle grimpa l’escalier en fer à cheval. De grands tableaux se partageaient les murs avec d’immenses tapisseries. Elle n’eut pas le temps de tout bien observer, la servante allait d’un bon pas. Des tapis recouvraient maintenant un parquet qui ne grinçait pas comme les marches de l’escalier chez le  grand-père.

Un long couloir desservait plusieurs portes aux moulures extravagantes. Des bibelots étaient disposés sur des guéridons à intervalles réguliers. Et encore des tableaux, plus petits toutefois. Des portraits essentiellement. Des gens qui semblaient avoir vécu il y a très longtemps. La servante poussa la seule porte entrebâillée et se retira pour la laisser entrer.

Là, assis dans un bon fauteuil tout en velours, aux pieds et dossier tarabiscotés d’ornements dans le bois, se tenait un grand homme sec. Le même qu’elle avait rencontré dans le parc voici quelques semaines. Elle s’avança, intimidée.

L’homme ne parut pas la reconnaitre et allait déjà s’irriter de la visite d’une simple gamine. Il n’avait pas le temps à des foutaises pareilles! Recevoir un enfant! Et pourquoi pas langer un bébé tant qu’on y est!

Sans un mot, elle lui tendit un paquet mou, enveloppé d’ornements multicolores aux couleurs de Noël. Le vieil homme parut décontenancé. Il regarda la petite fille, cherchant dans sa mémoire s’il la connaissait. Il n’avait pas d’enfants donc, par conséquent, pas l’ombre d’un petit enfant mais il avait de nombreux nièces et neveux, dont cet incapable de… Bref, passons. Il tâta le petit paquet. La petite fille lui fit un léger signe de la tête, l’enjoignant à ouvrir le paquet. On ne lui avait jamais fait un seul cadeau de toute sa vie. Pas ce genre de cadeau du moins. Totalement désintéressé.

Lorsqu’il recevait un présent (ou qu‘il en fit), c’était en remerciement ou par convenance, par politesse ou, pire, dans l’espoir d’un privilège qu’on espérait se voir accorder par le vieil homme au cœur de pierre. Ce soir de Noël, une petite fille qu’il ne connaissait pas ou qu’il ne reconnaissait pas plus exactement, lui offrait une babiole pour… rien.

Ni par politesse ni par calcul. Le plaisir d’offrir des cadeaux simples. La joie d’offrir avec son cœur et non pas avec sa tête.

Comment cela était-il possible?

Il déplia longuement le papier coloré d’étoiles et de branches de houx. Qu’est-ce donc que cela? L’objet était enveloppé au final d’une couche de coton afin de le protéger et d’assourdir le son. Car, maintenant qu’il le tenait entre le pouce et l’index, il reconnut les clochettes de son enfance. Il agita sa main ridée et recouverte de tâches de son. Les petites clochettes tintèrent du même timbre que celles de la boulangerie de son enfance.

Alors, tout lui revint en mémoire. Il fut projeté soixante dix ans dans le passé. Les odeurs de viennoiserie emplirent ses narines. Le souvenir de Paris-Brest, de Babas au Rhum, d’éclairs à la vanille et au chocolat, des petites Charlottes aux fruits de saison, le parfum des tartelettes aux myrtilles, des parts de flan qui fondaient délicatement dans la bouche, des pains aux raisins rebondis, une colonie de petits fours tous plus appétissants les uns que les autres, des croissants si croustillants qu’avec son index humidifié il en récupérait chaque miette délicieuse, des gâteaux au chocolat si légers qu’on avait l’impression de mordre dans un nuage.

La petite fille restait debout face à ce grand homme sec au dehors comme au-dedans. Elle se remémorait les paroles de Geppetaz.

«?Il est un bonheur aussi grand que de recevoir un cadeau pour Noël, c’est celui d’en offrir?».

Alors, la poésie et la nostalgie firent naître dans l’œil du vieil actionnaire la première larme de sa vie. Il était, à son tour, touché par l’esprit de Noël.

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