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le Plus Beau Cadeau de Noël

L’enfant ouvrit le plus gros paquet en premier.

Il y en avait trois. Un très gros assez léger. Un plus petit, de forme allongée. Et un minuscule presque aussi lourd que le plus gros des trois.

En vertu de la loi immuable qui veut qu’à sept ans on associe la valeur à la grandeur,  l’enfant commença à débarrasser le plus volumineux du joli papier cadeau où le traineau du Père Noël, tiré par un bel attelage de rennes comme il se doit, slalomait entre des sapins verts recouverts d’une épaisse couche de neige. Il était minutieux et essayait de défaire proprement l’emballage car l’enveloppe était déjà un véritable cadeau avec tous ces pères Noëls qui zigzaguaient entre une multitude de sapins. Mais la patience et la précision ne sont pas les apanages de la première jeunesse. L’impatience le gagna.

La première déchirure involontaire déclencha la deuxième et, en moins de cinq secondes, l’emballage merveilleux ne fut plus qu’une boule de papier coloré, rouge, blanc, vert, qui crissait entre les doigts du garnement.

Une boite apparut.

Lorsqu’il ôta le couvercle en carton, l’enfant ne put retenir un cri d’allégresse. Oui, c’était bien ça. Exactement ce qu’il voulait. Une fois encore le Père Noël ne s’était pas trompé et l’enfant était autant émerveillé par la découverte de son jouet préféré que par l’organisation sans faille du Père Noël et de tous ses assistants.

On lui avait expliqué, quelques Noëls plus tôt, qu’il n’y avait qu’un véritable Père Noël, tout comme il n’y avait qu’un Dieu qu’on ne voyait jamais. Et de nombreux assistants. Certains s’habillaient à son image et arpentaient les trottoirs devant les grands magasins. C’étaient les représentants du célèbre personnage mythique comme les évêques prêchaient la parole du Tout Puissant.  D’autres travaillaient dans l’ombre à décacheter et lire les millions de lettres qui parvenaient au bonhomme vêtu de rouge. Puis il y avait un imposant personnel qui triait les demandes par ordre de vœux, en informait une armée d’employés qui se mettait aussitôt au travail. On fabriquait les jouets les plus élémentaires sur place, dans d’immenses ateliers situés non loin du Pôle Nord qu’on ne visitait jamais. On se procurait les plus sophistiqués directement aux usines qui les fabriquaient et parfois, on dépêchait même des acheteurs dans les grands magasins pour acheter en dernière minute ceux qui manquaient. Cela expliquait toute cette affluence dans les rayons de jouets à l’approche de Noël.

Quelques semaines avant Décembre, les parents emmenaient l’enfant flâner parmi les allées encombrées de jouets afin qu’il choisisse. Ils n’achetaient jamais quoi que ce soit, contrairement à l’approche de son anniversaire. Mais pourquoi les autres parents passaient en caisse avec des monceaux de jouets plein les bras? On  lui avait alors expliqué que tous les assistants du Père Noël ne suffisaient pas et que certaines familles lui donnaient un coup de main afin de collecter les jouets manquants. C’était une belle organisation.

Mais cela ne s‘arrêtait pas là. Car l’exploit le plus extraordinaire était de distribuer sans se tromper tous les jouets aux bons destinataires. L’enfant était ébahi devant une telle entreprise. Le Père Noël ne se trompait donc jamais? Sa mère eut un petit sourire. Elle hocha lentement la tête. Elle reconnut qu’il arrivait parfois que certains jouets ne parviennent pas à la bonne adresse. Ne se souvenait-il pas de ce robot intergalactique qu’il détestait et qui avait fait naitre des larmes au matin de Noël? Elle fixa son père avec une pointe d’ironie tout en lâchant qu’il avait commandé un robot de la planète Zufloc et le Père Noël (elle appuyait son regard vers son mari) lui avait apporté un robot de la planète Tripuc. Le drame. Mais dans l’ensemble, la horde d’assistants de l’homme en rouge ne commettaient que rarement des erreurs aussi invraisemblables.

Modernité oblige, depuis deux ans, on prenait une photo du jouet convoité pour la joindre à la belle lettre qu’il écrivait régulièrement au moment de Saint Nicolas. Il s’appliquait, tirant une langue bien rose sur les mots compliqués qui ne manquaient pas d’émailler la demande en bonne et due forme.

Il racontait en quelques phrases brèves son année comme on informe un lointain parent. Il avait bien travaillé à l’école, s’était fait de nouveaux amis, avait passé de merveilleuses vacances et prenait toujours soin de dire bonjour aux passants qu’il croisait. Il avait également fait des progrès dans le rangement de sa chambre, aidait ses parents du mieux qu’il pouvait. Bref, c’était un petit garçon modèle à par quelques fautes d’orthographe qui émaillaient la tendre lettre. Il avait eu du mal avec anniversaire (avec deux N et une terminaison en -aire et non pas -ert) et le merveilleux mot Vacances s’écrivait avec un C et non pas un Q.  

La panoplie de super héros était exactement comme il l’avait imaginée, enfin comme il se la rappelait après l’avoir longuement détaillée dans le magasin. Des bottes en aluminium contre les radiations cosmiques, un collant (pas un pyjama, papa!) vert fluo avec une large ceinture qui servait à la téléportation. Il y avait un casque bien entendu pour éviter les rayons gamma provenant de l’étoile Centaure et une cape d’un bleu marine qui ne recouvrait que les épaules. Après s’être immédiatement déguisé, l’enfant déballa le deuxième paquet.

Il avait une petit idée de ce qu’elle contenait. C’était son second vœu dans sa lettre au Père Noël. Ses parents lui avaient dit qu’il valait mieux qu’il propose plusieurs pistes au meilleur ami des enfants. Il pourrait y avoir une rupture de stock comme lorsque papa avait voulu changer sa voiture et qu’il n’avait pas pu obtenir la couleur qu’il voulait ni exactement le modèle désiré. Il était donc préférable de lister deux fois plus de vœux qu’il n’espérait posséder de cadeaux. Pourtant cette fois encore, le Père Noël avait tout bon.

Emmailloté dans un écrin en plastique orange, gisait Trudoc, le robot de la planète Moltar. En effet la planète Zufloc avait été désintégrée l’an passé par suite d’une trop forte concentration de rayons béta-alpha. L’enfant imagina sur le champ toutes les histoires qui ne manqueraient pas d’inventer ayant Trudoc pour héros et fidèle compagnon.

Restait un troisième paquet. Le minuscule. Il ne se rappelait pas avoir mentionné dans sa lettre un souhait qui ne prit aussi peu de place. Les jouets de remplacement n’auraient pas pu tenir dans un aussi petit paquet.

Il décacheta le paquet de la dimension d’un dé à coudre.

C’était effectivement un dé à coudre.

Ses parents s’approchèrent, visiblement aussi surpris que l’enfant. Sa mère jeta un coup d’œil  complice à son mari.

L’enfant, que nous appellerons Martin puisque nous le connaissons suffisamment maintenant et pour la bonne et simple raison que c’est son nom, souffre de difficultés à s’endormir depuis qu’il a changé d’école à la faveur d’un déménagement au cours de l’année qui vient de s’écouler. Ce dé magique providentiel doit servir à orienter et canaliser ses pensées pour l’accompagner dans les bras de Morphée avec plus d’efficacité que l’hypothétique et aléatoire inventaire de moutons.

La candeur et la naïveté de la jeunesse permettent de croire à bon nombre d’âneries mais c’est aussi une force. Combien de boniments sont à l’origine de vocations indéracinables? Il est fort probable que les parents du petit Pasteur devaient lui raconter des histoires mettant en scène des microbes, que la maman d’Albert Einstein lui parlait de nombres magiques et que les géniteurs de George Lucas inventaient des batailles intergalactiques.

Il y a deux façons de voir les choses.

Regarder le monde tel qu’il est et se demander pourquoi. Ou rêver le monde tel qu’on voudrait qu’il soit et se demander pourquoi pas? Ceux qui appartiennent à la seconde catégorie auront toujours une longueur d’avance sur les premiers, quitte à s’y brûler les ailes.

C’est un dé à souhaits expliqua-t-elle. Tu le places sur ton index, là comme ça, tu vois il te va parfaitement. Tu fermes bien profondément les yeux et tu penses très fort à ce que tu voudrais qu‘il se passe dans ta vie. Elle tempéra l’enthousiasme du garçonnet en ajoutant que les pouvoirs du dé étaient limités et qu’il fallait beaucoup s’entrainer pour pouvoir parvenir à obtenir ce qu’on désirait, mais qu’il pourrait toujours s’y entrainer le soir avant de s’endormir.

Toute la journée, Martin tripota son dé à coudre magique, attendant avec impatience le soir pour formuler son vœu le plus cher. S’il joua un moment avec le robot de la planète Moltar, il le fit sans conviction. Toujours vêtu de son déguisement intergalactique, il dégusta son menu préféré lors du repas de Noël, mais son esprit était ailleurs. Le pâté en croûte n’avait pas la même saveur que les autres années. Les petits pains ne croustillaient pas autant. La dinde farcie n’avait pas tout à fait ce parfum dont il raffolait. Les pommes au four n’étaient pas aussi tendres que d’habitude. La salade de betteraves, choux rouges et carottes n’éclatait pas de ce rouge sang traditionnel. Même le dessert n’était pas à la hauteur de ses espérances. Un baba au rhum avec deux sortes de crèmes. L’une, anglaise et jaune canari, l’autre blanc crème à base de mascarpone. Sa maman y rajoutait une pincée de copeaux de chocolat.

Il avait conscience que ce jour était le plus beau, le plus magique qu’il puisse vivre mais quelque chose l’empêchait d’en profiter comme il aurait voulu. Ses pensées étaient obnubilées par ce petit dé magique.

On fit une promenade l’après-midi. Les feuilles du vaste parc, tombées bien tard cette année, se rassemblaient au gré des coups de vent. Les arbres nus tendaient leurs multiples bras vers un ciel grisâtre qui annonçait l’arrivée de la neige. Ca ne manqua pas. Au moment où la clarté du jour s’évanouissait, les premiers flocons accompagnèrent le retour de la petite famille dans le doux bercail.

Il y eut un goûter comme Martin en raffole. Un grand bol de chocolat bien chaud à la recette toute simple. Dans un récipient en verre sa maman râpait directement les grosses tablettes de chocolat noir qu’elle  jetait en pluie dans le lait bouillant en rajoutant une bonne cuillérée de miel. Elle laissait cuire à feu très doux pendant dix petites minutes sans cesser d’imprimer de larges « huit » à la  spatule en bois. L’odeur de cacao se répandait dans la cuisine, promesse d’un régal sans pareil. Elle faisait croustiller quelques tranches de pain, finement coupées qui seraient tartinées de confiture de myrtille, de melon, de figues ou simplement d’une noix de beurre de campagne.

Martin apprécia ce moment, mais la pensée du dé magique papillonnait dans sa tête comme un insecte autour d’une ampoule.

Il terminait son goûter revigorant lorsque la porte s’ouvrit et qu’une bouffé d’air froid le fit frissonner. Son papa était recouvert de flocons. Il voulut se précipiter au dehors mais sa maman le stoppa tout net et l’emmaillota du pull à grosses mailles qu’il avait porté lors de la balade de l’après-midi, y ajouta une large écharpe autour de son cou, lui enfonça un bonnet de laine vert bouteille sur les oreilles et compléta le tableau par une doudoune bien chaude tout en lui tendant une paire de moufles.

Dehors, tout était blanc. Une clarté toute neuve chassait l’obscurité habituelle. On aurait dit que les étoiles se reflétaient  sur l’épaisse couche blanche. Mais il n’y avait pas d’étoiles. On n’apercevait même pas les nuages, juste des milliers de flocons qui tombaient dru. Il ne faisait pas si froid.

Le père et le fils pataugèrent dans cette première neige puis une bataille en règle se déclencha tout naturellement.

Lorsqu’ils rentrèrent dans la chaude maison, ils étaient en nage.

Martin avait un instant presque oublié son mystérieux cadeau.

Le diner fut encore un enchantement mais il n’arrivait pas à ôter de ses pensées le fameux dé magique. Il regarda ses dessins animés préférés avec une sorte de langueur, n’attendant que le moment de se mettre au lit.

Sa maman vint le border en lui rappelant le bon usage du dé magique et qu’il ne devait surtout pas se chagriner si le vœu ne se réalisait pas dès sa première tentative.

Maintenant Martin était allongé dans son petit lit, enfoui sous une couette aux couleurs de la galaxie Andromède.

Il réfléchissait.

Quel vœu pouvait-il souhaiter?

Il se souvint d’un conte que lui lisait son papa lorsqu’il était petit mettant en scène une lampe magique qui avait le pouvoir d’exaucer les envies de son possesseur. L’histoire n’en finissait pas car le malheureux voyait chacun de ses vœux se transformer. Enfin ce n‘est pas tout à fait exact. Il obtenait à chaque fois vraiment ce qu’il voulait mais avec son lot d’à côtés. Chaque chose positive qu’il en découlait provoquait en même temps le revers de la médaille. Ainsi il avait voulu posséder un bel étalon avant de s’apercevoir qu’il fallait ensuite s’en occuper, le brosser, lui donner à manger, surveiller sa bonne forme, changer ses fers, évacuer son crottin et cela lui prenait tout son temps. D’autres épisodes l’envoyait à l’ombre des palmiers dans une île paradisiaque avant de comprendre que la plage était infestée de moustiques et dénuée de présence humaine. Voulait-il un bateau qu’il l’obtenait présentement mais une tempête se levait et fracassait son voilier qu‘il n‘avait pas correctement appris à manoeuvrer. Était-il invité à un grand banquet qu’il souffrait ensuite d’une indigestion. Son histoire préférée restait celle qui permettait au héros d’aller vivre sur la Lune. Après les premières semaines d’euphorie, il ne pouvait plus s’empêcher d’admirer cette planète bleue autour de laquelle il tournait inlassablement. Elle lui paraissait d’une telle beauté qu’il n’avait qu’un seul vœu: y retourner le plus vite possible.

Martin réfléchit longtemps à son premier vœu. Il ne fallait pas se tromper.

Il repensa à cette journée de Noël.

C’est l’odeur de café qui l’avait réveillé. Le jour se levait à peine. Martin n’était pas très matinal en général. Il fallait toujours que sa maman le secoue interminablement au fond de son lit pour qu’il daigne se lever afin de ne pas être en retard à l’école. Ainsi ses jours préférés étaient les Mercredis et les Dimanches. Mais ce matin n’était pas un jour comme les autres.

En fait, il existait deux jours d’une première importance dans l’année. Le vingt deux Juillet qui n’est, en lui-même, pas différent des autres jours mais c’était là, au cœur de l’été et le plus souvent en vacances, que Martin fêtait son anniversaire. C’était une journée spéciale. Sa maman lui réservait toujours une surprise. Puisqu’on était généralement loin de chez soi, elle en profitait pour lui faire découvrir quelque coin sublime. Le Pont du Gard, le cirque de Gavarnie, la dune du Pilat, la Costa Brava, Naples, l’acropole d’Athènes ou bien Casablanca, au gré de la destination de leurs vacances. Il faisait chaud. On dormait les fenêtres grandes ouvertes. Le soleil éclatait de tous ses rayons.

Rien à voir avec l’autre journée essentielle. Située presque à l’opposé sur le calendrier des postes qui était accroché sous la pendule de la cuisine. Et surement l’exact contraire de cette lumineuse journée d’été où Martin s’exerçait à souffler des bougies chaque année plus nombreuses sur un mille feuille, une forêt noire ou un simple bavarois bien gélatineux.

Ce matin était le matin de Noël. Il était debout sans qu’on ne le tire du lit. Après un détour par la cuisine où son papa était plongé dans son bol de café fumant et embaumant toute la maison. Après une bise paternelle puis une bise maternelle, il s’était approché à pas feutrés en direction du sapin de Noël qui, ce matin, brillait de mille feux. On ne branchait les guirlandes multicolores qu’en début de soirée depuis que toute la famille l’avait délicatement habillé le soir du six Décembre. Mais cette journée était spéciale et le sapin brilla du petit matin jusque tard le soir.

Son papa avait rapporté un magnifique petit épicéa le jour de la Saint Nicolas et maman était allée chercher la grosse malle qui contenait toutes les décorations des Noëls précédents.  C’était la caverne d’Ali Baba dans toute sa splendeur. Il y avait des boules rouges, bleues, vertes, jaunes, certaines avaient l’éclat d’argent d’autres illuminaient comme un soleil d’été. Il y avait des guirlandes de toutes les longueurs et de tous les coloris. On trouvait aussi des petits bonhommes de neige en pâte à sel, des croix en forme de flocon de neige. Martin se souvenait d’avoir aidé sa maman à les réaliser deux ans plus tôt. De leur balade le Dimanche précédent, ils avaient ramené des branches de houx et de gui, des cônes de pin de toutes les dimensions que Martin avait peint minutieusement un soir de la semaine. Tout était prêt pour la décoration. Pendant que papa installait l’arbre dans un coin suffisamment éloigné de la cheminé pour ne pas risquer un incendie et surtout que les aiguilles ne sèchent pas trop vite, Martin disposait des branches de sapin dans l’embrasure des fenêtres, prenait soin de ne pas se piquer en arrangeant les branches de houx. Il avait même confectionné une petite couronne qui serait fixée sur la porte d’entrée. Sa  maman avait passé la matinée à cuire quantité de petits biscuits alsaciens. Ca sentait bon la cannelle et le pain d’épice. On n’avait pas eu l’autorisation d’y toucher, seulement de les fixer aux branches du sapin. Chaque jour, jusqu’à la veille de Noël,  chacun aurait le droit d’en croquer un.

Ce six décembre, le jour de la Saint Nicolas, avait été une belle journée, un avant-goût de Noël. Martin aimait bien se projeter dans le futur de cette façon. On lui avait appris à réagir pareillement lorsqu’un jouet lui plaisait. Il ne se précipitait pas pour l’acheter aussitôt et, la plupart du temps, s’en désintéresser au bout de quelques jours. Il passait maintes et maintes fois devant la vitrine qui exposait le dernier robot de la planète Vulcain, totalement transformable en vaisseau spatial. Il imaginait déjà des scénarii dans lesquels les bons terrassaient toujours les méchants au terme d‘aventures toujours renouvelées. Des histoires d’exploration de l’univers. Des rencontres au fin fond du cosmos. Ses petits camarades ne juraient que par les dinosaures, Martin voyait plus loin.

Parfois, au bout de quelques semaines, il s’apercevait avec étonnement que le robot tant désiré lui était parfaitement indifférent. A d’autres moments, son désir du jouet grandissait tant et plus, si bien que lorsque son père lui ramenait l’objet de sa convoitise, vaguement empaqueté, il était au comble de la joie. L’attente nourrissait son désir.

Martin ne trouvait toujours pas de vœu assez fort pour le formuler.   

Après avoir ouvert les trois paquets, il avait daigné prendre son petit déjeuner. Finalement, il n’était pas plus tard que lorsqu’il émergeait, l’esprit encore dans les limbes du sommeil, les Mercredis ou les Dimanches matins. Il y avait une brioche si tendre qu’on aurait pu s’en faire un oreiller. Une salade de fruits où des rondelles de banane se mêlaient à des tranches d’ananas coupées en quatre, des quartiers d’orange reluisants d’un jus acidulé et des morceaux de mangue. Deux tranches de pain perdu bien croquantes et encore chaudes. Une haute pile de gaufres croustillantes à souhait. Et un grand verre de lait tiède aromatisé de vanille. Il arrivait que ce soit de la noix de coco.

Tom vint se frotter à ses jambes. Il souleva le chat et celui-ci se mit en boule sur ses genoux, ronronnant de contentement. Une fois le petit déjeuner englouti, plus exactement lorsque la paix entre les différents aliments s’établit par un armistice suite au cruel manque de combattants (Martin aimait, les jours où sa maman ne le pressait pas, organiser son premier repas comme une grande bataille de l’espace. Les fruits luttaient contre une part de gâteau, un reste de la veille, aidés par le tout puissant croissant. La confiture de groseilles en guise d’hémoglobine, les dents de la fourchette symbolisant les rayons lasers. Les différents récipients et ustensiles disposés sur la table étaient un parfait décor pour des combats acharnés. Au final, tout disparaissait dans la bouche de Martin, véritable trou noir qui anéantissait les ennemis et les alliés dans de succulents bruits de mastication.). Une fois donc cette bataille habituellement gagnée, Martin s’était réfugié dans sa chambre, toujours vêtu de sa panoplie de guerrier de l’espace et avait agencé un scénario digne des plus grosses productions hollywoodiennes non sans avoir auparavant débarrassé son coin de table. Il passa le verre vide sous l’eau avant de le placer dans le lave vaisselle, passa un coup d’éponge sur les miettes figurant les morts au combat et les taches de jus de la salade de fruits, autant de flaques de sang des adversaires de la planète Pytane.

Vers midi, passage obligé à la salle de bains où il se lava consciencieusement les mains et le visage, n’oubliant pas le cou et la nuque et ses avant bras. Il consentit enfin à enlever un instant son déguisement intergalactique.

Puis toute la famille passa à table.

Ce fut un régal. Chaque plat était celui que Martin adorait par-dessus tout.

Puis ils sortirent tous les trois, laissant Tom le chat seul maitre des lieux à son immense satisfaction. Martin soupçonnait le félin de s’imaginer être le patron de cette maison et toute la famille à son service. Dans un sens, ce n’était pas faux.

Les arbres avaient tous perdus leurs ornements, à part quelques chênes que la petite bise faisait frissonner de leurs feuilles brunâtres. Seuls les résineux conservaient une prestance qu’ils arboreraient tout l’hiver, se moquant du gel et du vent, des bourrasques de neige et des nuits glaciales. Martin avait une très haute estime pour ces géants à la robe vert bouteille qui rajeunissaient leurs extrémités d’un vert plus tendre au printemps.

Après la collation clôturant l’après-midi, la partie de boules de neige avec son père l’avait exténué ou était-ce simplement l’odeur enivrante de la première neige?  Il s’étala sur le divan où Tom vint se faire caresser en ne cessant de ronronner de plaisir. Martin somnolait lorsque on annonça le diner.

Il repensait à toute cette journée qui aurait dû être la plus belle  de l’année. Et elle l’était. Il lui semblait simplement qu’il n’avait pas su apprécier totalement cette perfection à cause de cette pensée qui taraudait son esprit, qui rebondissait sans cesse dans les méandres de son cerveau. Ce qui aurait dû être une pensée positive était devenu une sorte de stress. Il fallait chasser ce petit caillou de ses pensées. Et il se rendit compte que, pour vivre heureux, il fallait être un peu idiot.

Cela le fit rire.

Mais il ne savait toujours pas quel vœu exprimer.

Puis, tout s’éclaircit. Cela devenait évident. Simple comme bonjour.

Il disposa le dé sur son index droit et pensa bien fort à son idée en fermant bien fort ses yeux remplis de sommeil.

Le lendemain, le jour apparaissait à peine derrière les fins rideaux de cretonne crème. Comme la veille, Martin s’était levé très tôt. Les dispositions du calendrier commandaient que le lendemain de Noël tomba un Samedi. Il n’y avait donc pas d’école et tous les bureaux seraient fermés.   

Il sentit la bonne odeur de café. Il descendit l’escalier de larges lattes de bois qui faisait gémir les quatrièmes et septièmes marches sous son poids plume. Il trouva son père le nez dans son bol de café et sa mère terminer la pile de gaufres toutes chaudes et croustillantes dont il raffolait.

Le sapin décoré brillait encore de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il s’approcha. Tous les cadeaux étaient disposés à son pied, impeccablement emballés, attendant que des mains innocentes veuillent bien les débarrasser de leur papier cadeau.

A cet instant, il sut que son vœu avait été exaucé.

Il n’en dit rien à ses parents et commença à ouvrir le plus gros paquet, celui qui contenait la panoplie du guerrier de l’espace. Il dégagea le robot de la planète Moltar en hochant la tête. Dans le plus petit paquet gisait le fameux dé à coudre.

Il dévora ensuite son petit déjeuner. Il n’était pas plus tard que lorsqu’il se levait les Mercredis et les Dimanches.

Il prit bien soin de profiter de chaque bouchée engloutie. Il mastiquait longuement les tranches de pain perdu. Cela craquait sous la dent puis fondait délicieusement sous la langue, révélant de nouvelles saveurs. Il n’aurait pas imaginé qu’on puisse découvrir autant de nuances dans une seule tranche de pain rassis trempé dans un habille mélange d’œufs et de lait puis saupoudré d’une cuillérée de miel qui caramélisait tout juste lorsqu’on le plaçait au four après avoir été saisi sur la poêle.

Il sirota son verre de lait tiède avec délectation.  Il ne buvait pas, il dégustait comme on apprécie un grand cru.

Il croqua dans les morceaux d’ananas qui révélèrent leur parfum ensoleillé, fit éclater les tranches d’orange sous sa dent et cela gicla dans sa bouche, fit fondre les rondelles de banane assez longtemps pour exhaler tous les tons de saveurs enfouies dans le fruit pâteux, tourna et retourna avec sa langue les fragments de mangue jusqu’à sentir une légère amertume. Il mordit dans la brioche si tendre qu’il s’imagina manger un nuage.

Il fut tellement occupé par cette dégustation digne d’un inspecteur du guide Gault & Millau qu’il en oublia la scène de bataille  culinaire de la veille. Il monta dans sa chambre et engagea un scénario mettant en scène tous ses robots dans une guerre cosmique totale.

Midi sonna au carillon de l’horloge du salon. Il se débarrassa de son déguisement de combattant de l’univers et mit un point d’honneur à s’habiller comme un jour de fête. C42tait Noël après tout.  Il osa même nouer un nœud papillon. Il fut accueilli par un long sifflement de son papa et le regard admiratif de sa maman avant qu’elle ne refasse le nœud papillon qui penchait dangereusement.

Le repas était une merveille et il s’en délecta comme un prince.

Il savoura avec délice le pâté en croute qui fumait comme la campagne un froid matin d’été. Son père lui autorisa un demi verre de vin pur, nullement allongé d’eau comme il pouvait en bénéficier certains Dimanches. Il préférait de loin son verre de lait à ce breuvage d’adulte mais il donna le change en mimant un rictus de connaisseur. Toute la famille rit aux éclats. Le mélange de crudités de saison était délicieux et les petits pains sauçaient idéalement. On apporta la dinde farcie et papa se mit en devoir de la découper avec des gestes précis et grandiloquents. On aurait dit un serveur zélé dans un grand restaurant. Martin se mit à rire de bon cœur et sa maman avait ce regard d’enchantement que seules peuvent éprouver les mères de famille devant un tel tableau. Elle semblait régner sur son royaume.

L’accompagnement, une pyramide de frites bien dorées et tout juste craquantes et moelleuses à la fois, fut réduit en miettes en quelques minutes. Tom le chat tournait autour de la table du festin, espérant récolter quelques reliefs avantageux de ce repas où Pantagruel et Gargantua auraient pu avoir leur place.

Arriva le dessert comme un feu d’artifice clôt une fête nationale, comme un dénouement heureux termine le sublime opéra. Le baba au rhum couronnait le succulent repas. Martin, l’estomac pourtant déjà bien rempli, savoura son dessert préféré en prenant son temps. Il appréciait chaque cuillère enfournée. Il flottait un parfum de félicité dans toute la maison comme il se doit ce jour si particulier de Noël.

On partit en promenade. L’air était vif et à peine si le soleil parvenait à réchauffer le bout du nez de Martin. Les mouvements seuls aidaient à se maintenir à une température correcte, la moindre halte vous engourdissait la peau et les os. Le vent se calma et le ciel se voila. On ne pouvait distinguer aucun nuage comme un pré nous apparait comme une étendue verte homogène et non comme la somme de millions de brins d’herbe. Martin s’amusait à courir dans les tas de feuilles que le vent avait assemblé au bord des haies. Il remarqua le chant d’un roitelet annonciateur d’un quelconque changement de temps. Les arbres décharnés tendaient leurs membres endormis vers le ciel devenu blanc. Un enclos protégeait trois juments et un âne dont la curiosité le fit sortir à la rencontre de Martin qui s’était perché sur la clôture de bois et caressait maintenant le museau de l’animal. Il n’avait pas pensé à amener une pomme et se fit la promesse que demain il n’oublierait pas, si toutefois la magie fonctionnait encore cette nuit pour que demain soit pareillement un nouvel aujourd’hui.

Au moment où l’on retournait vers le doux logis, quelques flocons esseulés virevoltèrent dans l’air assombri par quelques renflements de nuages gris. Ces éclaireurs neigeux annoncèrent la venue d’une armée de flocons hésitant encore à se poser sur le sol refroidi. Lorsque la famille ouvrit la porte de la demeure magnifiquement décorée, la neige tombait.

Le goûter fut un ravissement et un régal sans pareil.

Enchantement lors de sa préparation. On râpa une belle tablette de chocolat en fins copeaux tandis que le lait bouillait dans sa casserole. Puis on versa dans un grand bol le lait crémeux sur les copeaux en y adjoignant une cuillérée de miel. Ca sentait bon. Alors la recette fut à nouveau versée dans la casserole et mijota quelques minutes à feu doux, embaumant toute la pièce d’une tendre odeur de cacao juste tempérée par les senteurs de pain grillé qui s’échappaient du four. Le moment fut délicieux.

Délectation lors de la dégustation. Le breuvage parfait titillait les papilles les plus récalcitrantes, exauçait les palais les plus difficiles, adoucissait la gorge et réchauffait le ventre comme une bouillotte bien chaude.

Requinqué par ce goûter royal, Martin sortit sur les traces de son père qui était apparut couvert de neige. L’obscurité de la nuit récente  était tempérée par l’éclat du manteau que la neige avait posé sur le sol. On croyait marcher dans du coton. Le bruit des pas était amorti et cela rendait un son étouffé comme lorsqu’on danse sur un édredon. Martin reçu une boule de neige en plein sur sa joue droite. La neige était si tendre que cela s’apparentait davantage à une caresse qu’à une gifle. Surpris, il releva la tête et vit son père plié de rire à quelques mètres. Ce fut le déclenchement des hostilités hypocoristiques. On feinta, on s’ébroua, on se poursuivit, on visa, on fit mouche, on haletait, on s’époumonait dans des cascades de rire. Martin jouissait de cette complicité avec son père. Les moments passés ensemble étaient d’autant plus mémorables qu’ils étaient rares. Lorsqu’il se levait le matin, son papa avait déjà disparu dans le petit matin frileux. Le soir, il lui arrivait de rentrer bien tard. Les weekends il s’enfermait souvent dans son bureau pour continuer de travailler à différents projets. Martin n’avait jamais rien compris au métier de son père. Consultant en marketing administratif. Trois mots parfaitement impénétrables dont la trame s’obscurcissait davantage lorsqu’ils étaient mélangés de la sorte. Mieux armé pour fournir des explications et des conseils aux hauts fonctionnaires, députés, dirigeants, administrateurs et autres  gestionnaires, il n’avait aucun don pour se faire comprendre de son fils. Sa maman avait tenté un éclaircissement à la hauteur de ses sept ans en lui expliquant que son papa donnait des conseils à des messieurs très importants tout comme elle le guidait, le soir, dans ses devoirs. Martin ne comprenait pas bien comment des messieurs ayant fait de si hautes études, récoltés de prestigieux diplômes, supportant de telles responsabilités pouvaient avoir besoin des conseils de son papa. Il en avait déduis deux idées essentielles. D’abord cette opinion que même le Président de la République ne pouvait tout savoir et avait besoin de recommandations. D’autre part, et cela était le point le plus important à ses yeux, que son papa était vraiment quelqu’un d’indispensable et qu’il avait bien de la chance de l’avoir comme papa même si il était rarement libre de son temps.

Il se rendrait compte qu’il était plus proche de son père, qu’il partageait plus de choses avec lui qu’avec sa maman, malgré le peu de temps qu’il lui était accordé. Il lui semblait en même temps qu’il l’aimait davantage, elle. On peut le dire, à sept ans Martin n’avait plus cette vision manichéenne du monde.

Le père et le fils rentrèrent essoufflés par cette bataille improvisée.  

Le diner fut un nouvel enchantement, à peine affaibli par la fatigue qui commençait à envelopper le corps et l’esprit de Martin. Il regarda d’un œil à demi ouvert une série de dessins animés avant que sa maman mette un point final à cette magnifique journée de Noël en lui suggérant d’aller se coucher.

Enfoui sous sa couette et bordé par les mains maternelles, Martin était enchanté de ce second Noël, bien plus sensationnel que la veille. Il avait totalement chassé de son esprit cette idée de vœu à réaliser et lorsque sa mère lui conseilla de bien réfléchir au souhait à formuler il fut sur le point de lui dire son secret. Lui révéler que le vœu avait fonctionné au-delà de toutes ses espérances. Il ouvrit la bouche mais aucun mot n’en sortit. Sa maman l’encouragea à s’exprimer puis elle lui donna un baiser sur le front avec un sourire qui lui fit croire qu’elle savait tout.

Martin s’endormit aussitôt, ravi d’avoir enfin vraiment profité complètement de ce Noël de la seconde chance. Il ne pensa pas à formuler un nouveau vœu.

Le lendemain, il fut réveillé par une délicieuse odeur de café provenant de la cuisine. Aucun doute, il revivait encore ce magique jour de Noël. C’était tout bonnement magique. Le rêve de tous les enfants du monde. Noël répété à l’infini, chaque jour de l’année. Un bonheur intégral. Ce troisième Noël fut encore plus somptueux que le précédent. Puis il y eut un quatrième, un cinquième… Martin était aux anges. Quel cadeau inimaginable!

Cependant, au bout de seulement quelques jours de frénésie enchantée, d’exaltation à chaque instant, d’un enivrement continuel, il s’aperçut que tout n’était qu’un simple recommencement. Il tenta différentes variantes mais, autour de lui, tout restait immuable. Le soleil apparaissait de la même manière, au même instant. Les nuages s’organisaient à l’identique. La neige commençait son ballet à la seconde près. Tom le chat réagissait pareillement. Ses parents avaient les mêmes expressions, utilisaient les mêmes mots au même moment. Tout ce que Martin mangeait avait la même saveur que la veille. Les parfums que son nez appréciait étaient faits des mêmes molécules. Les sons, la musique étaient pareils. Lui seul avait le pouvoir de changer quelque chose. Mais ce pouvoir était vraiment limité.

Le soir, allongé sous sa couette, tendrement bordé par sa maman, il n’oubliait pas de formuler de nouveaux vœux. Bien entendu, il voulait revivre encore et encore cette fabuleuse journée, mais il souhaitait que certains détails changent, pour pimenter cette journée féérique.

Le lendemain, la même odeur de café titillait ses narines. Le soleil brillait à l’identique. Le repas était en tous points semblable et les répliques de ses parents conformes à la virgule près. Rien ne pouvait modifier plus cette journée, comme si le dé magique avait perdu son pouvoir.

Martin se rendait bien compte à présent que cette journée unique perdait forcément de sa puissance si on la répétait. On ne peut améliorer une symphonie de Mozart, on ne peut retoucher un tableau de Van Gogh au risque de le saccager, on ne peut refondre une sculpture grecque. Ce jour parfait de Noël s’apparentait à de l’art. Or, l’art est unique.

Depuis ce fameux vœu qu’il ne pouvait modifier, Martin vivait une copie de ce Noël parfait. Cette répétition commençait à l’agacer. Il n’avait pas encore atteint l’âge où la vie n’est qu’une suite d’habitudes, une routine jour après jour. A Sept ans, on est en droit de vivre encore plusieurs premières fois. Il devait pouvoir faire l’expérience de choses encore inconnues de lui. Découvrir le monde et les gens qui y vivent. Rencontrer le meilleur comme le pire. Il n’était pas préparé, pas encore pour le moins, à vivre une existence réservée aux seuls adultes blasés par le quotidien. Même si cette journée était exemplaire, même si il lui arrivait de l’améliorer par quelques détails afin de troubler la similitude des journées identiques.  

Ainsi, il modifiait ses réponses aux questions parentales. Il chamboulait son emploi du temps. Prétextait un mal au ventre, une migraine, une faiblesse nouvelle pour changer l’attitude de ses parents. Il pouvait être l’enfant modèle une journée et le diable en personne le lendemain. Ce fut une manière d’approfondir la mentalité de ses parents et il s’aperçut qu’ils étaient doués d’une patience infinie, faisant preuve d’un amour insondable envers lui. Il en conçut une grande fierté. Il voulut donc se montrer à la hauteur de telles extrémités dans la bonté et devint un enfant modèle pendant tout un mois. Mais cela ne changeait rien à l’aspect des choses extérieures, désespérément toujours équivalentes.

Il tenta une fugue pour découvrir le monde. Mais à sept ans, on ne peut aller bien loin sans alerter le bon sens citoyen. Il ne put dépasser la gare de la petite ville. Eut-il put voyager, qu’aurait-il vu? Le lendemain revenait immanquablement à cette journée de Noël et il se réveillait douillettement emmitouflé de sa couette avec cette bonne odeur de café dans les narines.

Revivre inlassablement la même journée annule le futur.

Des mois s’étaient écoulés mais il ne savait plus quel jour on était, ou plus exactement combien de Noëls semblables il avait vécu. Le calendrier était bloqué sur cette unique journée du vingt cinq Décembre. Alors, il commença à tracer des petits bâtons sur son tableau noir comme aurait pu le faire Edmond Dantès dans le livre qu‘il avait lu l‘hiver dernier. Le lendemain, les marques avaient disparu. Sur le tronc du marronnier, dans la terre, sur les murs, tout disparaissait à l’aube. Il ne pouvait compter que sur sa tête pour retenir le temps qui passe. Mais cette comptabilité était laborieuse. Comment être sûr du nombre exact de Noëls déjà écoulés? N’avait-il pas oublié un de ces jours semblables ou alors n’en avait-il pas compté un de trop? Un détenu à perpétuité avait encore plus de facilité pour marquer le temps qui passe.

La monotonie de l’existence annula le printemps. Il n’y eut point de carnaval, pas l’ombre des fêtes Pascales. Mai ne vint pas. Les températures restaient immuablement comprises entre 5° et moins deux. Le soleil n’atteignait plus jamais le zénith. Les fleurs ne refleurirent plus, les arbres restaient irréparablement nus. L’été n’était plus qu’un souvenir.

La répétition de ce jour formidable commençait à le vider de toute sa substantifique moelle. A force d’être vécu, il sonnait creux.

Martin comprit alors ce qui faisait de Noël un jour unique. C’est justement parce qu’il était unique. Du moins une fois tous les 365 jours, parfois 366 comme on le lui avait appris.

Justement, Martin n’apprenait plus rien. Il en conçut une sourde frustration. L’affliction le gagnait comme ces personnes vieillies avant l’âge qui n’ont qu’amertume envers le monde et ses habitants. La désolation fit place à la consternation. Il vieillissait mais il ne grandissait pas. Il resterait ainsi à jamais Martin, sept ans, revivant pour l’éternité le même jour de Noël.

Cette monotonie constante et cette répétition inlassable lui devinrent une souffrance.

Il se réfugia dans son monde intérieur. Il imagina son adolescence chimérique. Les filles qui allaient le tourmenter lui avait-on assuré avec un sourire en coin. Les filles? Il les trouvait bien stupides, n’ayant d’autre intérêt  que leur aspect, leur coiffure, leurs vêtements et se pâmant devant l’acteur ou le chanteur à la mode. Il tenta de concevoir quelle aurait pu être sa vie d’adulte. Il s’inventa des métiers possibles. Une femme, des enfants, une famille. Des Noëls futurs où il serait à la place de son propre père, se démenant dans une partie de boules de neige à perdre haleine.

Chaque soir, il persistait à émettre un vœu, mais celui-ci n’était dorénavant plus de revivre cette même journée en tous points idéale, car ce jour suprême, à force d’être renouvelé encore et encore, devenait un enfer. Il lui vint ainsi une pensée théologique. Après tout, peut-être bien que l’homme a fui le paradis terrestre, excédé par une vie trop lisse. Pour apprécier le beau, il faut le distinguer du laid. Le bonheur a besoin de drames, le repos a besoin de l‘effort pour exister, les  épreuves mènent à la félicité. Tout cela, Martin le comprenait bien maintenant, même s’il ne pouvait y mettre les mots justes, même si sa pensée n’était pas totalement précise.

Désormais son vœu le plus cher, formulé chaque soir avec une conviction absolue, était de sortir de cette prison qu’était devenue sa vie. Ce n’était d’ailleurs plus une vie mais un brouillon infini, une esquisse qui n’aboutirait jamais au dessin terminé, une ébauche sans conclusion.

Un jour, il entrevit la solution. Il allait mettre fin à cette comédie par la plus radicale des façons. Il pensa au suicide même s’il ne se formula pas cette horrible pensée bien distinctement. Il ouvrit le gaz, sauta du troisième étage, se jeta sous le pare-choc d’une voiture sans autre conséquence que de passer le reste de cette éternelle journée aux urgences, parfois sur le bloc opératoire où il finissait par s’endormir pour se réveiller le lendemain, moelleusement enveloppé de sa chaude couette et cette même odeur de café qui le dégoûtait profondément à présent.

Si cela mettait du piment dans ses journées identiques, cela ne changeait absolument rien au problème. Il revivait incessamment le même enfer.

Il s’était écoulé presque une année entière mais Martin, perdu dans ses calculs, n‘en savait plus rien. Il lui semblait avoir vécu au moins dix ans de sa vie.

Pourtant cette énième soirée était celle qui correspondait dans le calendrier au soir de Noël. Ce qu’il ignorait tout autant, c’est que le dé magique n’exauçait son vœu qu’un seul soir dans l’année, le soir du jour de Noël.

Il reforma son souhait le plus cher, car il ne perdait toutefois pas espoir. A sept ans, l’espérance est aussi obstinée que les battements de son cœur. Il désirait sortir de ce bagne à tout prix. Il pensa très fort à une journée qu’il aurait jugée épouvantable il y a encore juste un an.

Un lever mal réveillé. Les remontrances de son père sur les résolutions qui n’avaient pas été ténues. L’impatience de sa maman lorsqu’il perdait son temps à jouer avec la nourriture au lieu de finir son petit déjeuner et qu’il allait être encore en retard à l’école. Dehors, une pluie drue qui glaçait les os. L’arrivée devant le portail de l’école où Alexandre allait encore le persécuter. Puis la remise des copies du dernier devoir et la mauvaise note. Puis les plats sans saveur à la cantine. Les réprimandes du surveillant. La honte de s’être trompé dans une opération élémentaire devant le grand tableau et le rire de toute la classe tandis que le maitre lui enjoignait de regagner sa place en lui assénant ce fameux « qu’est-ce qu’on va pouvoir faire de toi mon pauvre garçon » d’une bouche tordue par le mépris.

Les récréations où l’infernal Alexandre et toute sa bande se régalait de le tourmenter à loisir et en toute impunité puisque c’était à la fois le meilleur élève du cours et le propre fils du maire. Le retour à la maison, son jean déchiré lors des turpitudes endurées par sa bête noire et déjà dans sa tête les exclamations indignées de sa mère. La privation de télévision qui s’en suivrait. Le menu détesté entre tous, épinards et boudin (l’organisme de Martin manquait de fer).

En un mot, la pire journée qu’il pût imaginer. Mais cela valait encore mieux que ce jour de Noël qui lui sortait par les yeux, ces cadeaux qui l‘écœuraient, toute cette guimauve qui lui donnait la nausée.

Il s’endormit. Fit de nombreux rêves qui devenaient de véritables cauchemars. Des tours de manèges à n’en plus finir dans une fête foraine qui lui vrillait les tympans. Des repas entiers constitués de babas au rhum gigantesques, débordant  de tonnes de crème anglaise qu’on lui obligeait à ingurgiter séance tenante jusqu’à vomir. Des vacances au bord de la mer qui s’éternisaient dans une routine implacable. La plage monotone, la mer immuable, les jeux de ballon vidés de tout leur intérêt et les bains qui se répétaient sans pause. Des feux d’artifices qui l’éblouissaient, l’aveuglaient, lui enfonçant des épingles dans la cornée et déclenchant une migraine incurable. Des dessins animés en pagaille sur des centaines d’écrans de télévision qu’il était obligé d’avaler les yeux maintenus grands ouverts par un procédé barbare de pinces et qu’une pipette irriguait régulièrement de collyre pour que ses yeux ne sèchent pas.  Jusqu’à Tom le chat qui le harcelait d’une douceur toute féline, se frottant à ses jambes, ronronnant de contentement tandis que Martin en avait par-dessus la tête de toute cette mièvrerie. Des hordes de cousins, de vieilles tantes et de lointains oncles venaient le papouiller, l’étreindre après tant d’années de séparation. Des embrassades à l’étouffer, des baisers qui souillaient son visage, la multiplication des éloges et des compliments à vous retourner le cœur, des milliers de tapes amicales qui devenaient de véritables coups de poing,  des mains moites serrées à la file qu’il lui semblait caresser le dos visqueux de crapauds nauséabonds. Enfin, le summum:  une foule en délire qui se jetait sur lui, l’adulant comme un génie, l’encensant de leurs chants aigus, le glorifiant tel le messie tant attendu.

Il se réveilla tout en sueur. Le cri qu’il avait poussé avait fait apparaitre sa maman dont la silhouette se découpait en ombre chinoise sur la lumière qui parvenait de la porte à demi entrouverte. Elle passa un linge sur son front trempé et lui annonça qu’il devait se lever. Il était un peu tôt mais il aurait ainsi tout son temps pour déjeuner.

Martin se retourna dans son lit. Il ne pouvait y croire. Le scénario avait changé. Il ne sentait pas cette maudite odeur de café se répandre dans la maison. Il se redressa dans son lit. Peut-être était-ce encore ce rêve rempli d’une félicité immonde qui se poursuivait de la pire des manières, en lui faisant croire que c’était la triste réalité d’un jour ordinaire pour mieux le tromper ensuite.

Il s’extirpa de sa couette avec difficulté. Ses jambes semblaient peser des tonnes et son esprit était encore tout embrouillé des frasques oniriques. Dans la salle de bains, il se passa un peu d’eau sur la figure et descendit s’attabler une nouvelle fois devant son petit déjeuner. Mais ce matin, il n’y avait ni brioche ni salade de fruits. Son père était absent. Et sa maman commençait à le bousculer pour qu’il s’active, il ne lui restait plus que vingt minutes avant que la cloche de l’école ne retentisse.

L’école?

Alors il comprit que le sortilège était levé. Que la vie reprenait enfin son cours, avec ses joies et ses tracas, ses délices et ses difficultés, ses corvées, ses complications. Mais une vie qui allait lui réserver quantité de surprises. Tellement de nouvelles choses à expérimenter, une foule de gens encore inconnus à découvrir, des pays à visiter, un changement constant. Ne serait-ce que sur le calendrier.