naturaphoto

La bête des Vosges

Le titre s’étalait à la une de l’Est Républicain, sur quatre colonnes, en lettres bien grasses. On ne pouvait pas le rater. On commençait à frissonner à son évocation. Les enfants étaient terrorisés, les vieilles se signaient,  toute la vallée était sans dessus dessous. Ca recommençait.
« C’est pas ça qui va rameuter les touristes » se plaignait Monsieur Claudel, patron du plus grand hôtel de la vallée.
« Sans parler que ça va mettre une belle pagaille dans les esprits » renchérit le petit Marcel, habitué des conversations de comptoir.
« Vous allez voir que tout le monde va soupçonner son voisin d’ici peu » avança le tenancier du bar « les copains ».
« C’est encore une magouille politique » invectiva un des joueurs de cartes attablé dans un coin de la salle.
La mère Michel qui ne promenait pas son matou ce jour-là conclu le débat:
« N’allez pas chercher midi à quatorze heures! C’est simplement une affaire de jalousie ou de vengeance ou les deux à la fois » avant de lâcher un de ses habituels »ah! Ces hommes! ».
NOUVELLE VICTIME - LA BÊTE DES VOSGES EST DE RETOUR.
Les lettres avaient marqué les esprits. Les mots s’étaient imprimés dans la tête de tous en caractères encore plus gras et plus importants que sur le papier. Nul besoin de photo (inexistante d’ailleurs) pour enflammer les plus vives craintes, rouvrir les peurs ancestrales. Une bête était aux portes du village, attendant patiemment de passer à l’attaque.
L’article ne comprenait que deux malheureuses colonnes page six. On ne savait rien en fin de compte. Le journaliste avait misé sur la vitrine, mais son stock était quasiment inexistant.
Une dame était décédée hier, à l’hôpital d’Epinal, des suites d’une morsure fatale. Le correspondant ne s’étalait pas dans les détails, il n’y était question que de souffrance atroce, comme si tous les muscles de la victime s’étaient vrillés, tordus par une puissance inconnue.
La rumeur allait bon train, se répandant dans toute la vallée comme une trainée de poudre, sentant le souffre. Déjà plusieurs personnes l’avaient vue, cette monstrueuse bête. Son portrait robot était difficile à cerner, tellement l’imagination humaine est fertile. Certains décrivaient une sorte de loup atroce, aux yeux rouges, le poil hérissé, à peine entrevu à la lisière de la forêt. D’autres avaient clairement vu un plantigrade assez trapu mais pas d’une grande taille toutefois. Il poussait des grognements qui vous glaçait les sangs.
Quand, une semaine plus tard, la une du quotidien reparla de la bête, ce fut la consternation des esprits rationnels et le délire enfin libéré de tous les autres, de loin les plus nombreux. Cette fois la victime était un homme d’âge mûr, hospitalisé quelques semaines plus tôt pour d’étranges symptômes jusqu’ici inconnus. Il avait, lui aussi, la marque précise de la morsure de l’animal.
On enquêta. On questionna. Il n’en fallait pas davantage pour enflammer la vallée, terrorisant les esprits les plus faibles. Le journal en parlait chaque jour, parfois il en faisait sa une lorsqu’aucune info spectaculaire ne surgissait de ce monde devenu fou.
On parlait beaucoup. Dans les chaumières. Mais aussi au café de la place. Le Dimanche matin sur le parvis de l’église. Dans les ateliers et les bureaux. Une grande majorité avait aperçu le sanguinolent monstre ou s’ils ne l’avaient pas croisé de loin, ils étaient persuadés de sentir sa présence non loin de leurs pas. Les petites vieilles et les enfants impressionnables ne sortaient plus. D’autres, plus intrépides ou désirant accéder à la gloire, parcouraient sans relâche les bois et les forêts. Lorsqu’on la cherchait, la bête devenait invisible.
Un jour, on vit arriver un énorme véhicule immatriculé dans la capitale. Dès le soir, il était question de « la Bête des Vosges » au Jt de vingt heures.
Les habitants de la vallée étaient désormais partagé entre une peur irrationnelle et une fierté bien réelle. Un écrivaillon publia un imposant volume qui connu un grand succès de librairie. La bête du Gévaudan n’était à ses yeux qu’une pâle copie de la monstruosité et de la soif de sang de notre animal tueur d’hommes.
Une troisième victime enflamma des esprits déjà surchauffés. Même si la mort de ce malheureux vieillard n’était peut-être pas imputable à la fatale morsure de l’animal, son état de santé étant des plus faibles depuis des années, tout le monde s’accorda à considérer la Bête comme seule responsable.
Une battue fut organisée. Sans succès sauf celui de conférer au phénomène des propriétés dépassant de loin le règne animal.
Pour beaucoup, c’était un loup-garou. Les plus scientifiques parlaient d’organisme génétiquement modifié par un savant fou ou par les militaires américains en vue d’une opération qui aurait échouée.
Des esprits tortueux pensèrent à une vengeance de la part d’un malade mental ou d’un gauchiste qui aurait dressé un gros chien à s’attaquer à la foule.
L’étau se resserrait. On commença à soupçonner son voisin. N’était-il pas original dans sa façon de vivre? On ne le voyait jamais au marché, lors des rassemblements festifs au village. Cet autre vivait au fond des bois, c’était douteux. Celle-là recueillait tous les chiens et chats abandonnés, elle aurait bien pu élever un lynx et en faire un tueur pour venger les animaux maltraités par une espèce bien plus cruelle que la vie sauvage. Celui-ci était sans travail depuis des mois, d’où lui venait sa subsistance si ce n’est d’un commanditaire pour lequel il avait crée ce monstre qui terrorisait la vallée toute entière.
Quelques rares esprits éclairés raisonnaient en pure perte. Le curé, grand humaniste, fit un sermon appelant au plus calme mais devant une église vide, des chaises inoccupées. Charles le menuisier répétait inlassablement que les seuls bénéficiaires de ce triste spectacle étaient les journalistes et les pharmaciens, la demande en calmants et antidépresseurs ayant explosé. Personne n’écoutait.
On annonça même la fin du monde.
Et la bête courait toujours, insaisissable. On repéra des traces inconnues, à moitié celles du lynx, à moitié celles du sanglier. On imagina une créature mythique, échappée des contes et légendes médiévales ou plus ancienne encore. On murmura l’arrivée de l’antéchrist. La vallée était en pleine ébullition. Une nouvelle victime effaça les dernières lueurs de raison. La folie s’était totalement emparée des esprits. Tout devenait possible.
On fit abattre le chien de la vieille Léondine, pourtant si paisible, sous prétexte que ses empreintes étaient celles de la bête. D’autres gros chiens firent les frais de cette folie douce. Cette année là, les chasseurs s’en donnèrent à cœur joie. Il y eut même un accident mortel, le père Alfonse confondant son ami de trente ans avec la célèbre Bête. Il succomba à ses blessures et Alfonse fut relaxé, mettant en avant de sombres circonstances atténuantes produites avec talent et brio par le meilleur avocat du barreau. 
Les rumeurs sont comme un grand feu de la Saint Jean. L’embrasement est rapide, impressionnant. Elles consument l’enchevêtrement de potins et de commérages, alimentés par cette oxygène qu’est la bêtise additionnée d’ignorance. Pour entretenir ce brasier, le souffle provient désormais uniquement des médias. Lorsque l’actualité proposa d’autres os à ronger, les journaux se désintéressèrent du sujet.
On n’en parlait plus que dans la vallée. La bête n’avait pas fait d’autres victimes.
Puis un jour, la dernière page du quotidien publia un article signé d’un professeur de médecine, exerçant au C.H.U de Nancy. Une sommité. La révélation datait de quelques mois, mais on n’avait pas prit la peine de l’imprimer alors. On n’estimait pas sa pertinence à sa juste valeur à l’époque. Le rédacteur en chef se défendait d’en avoir eu vent, le journaliste auquel était parvenu le communiqué avança l’excuse de recevoir tant et tant de lettres, de billets, de dépêches, cela ne l’avait pas alerté alors.
Débarrassé de termes médicaux pompeux et trop techniques, l’article expliquait succinctement que la morsure mortelle avait été reçue lors de balades en forêt, en traversant taillis ou hautes herbes folles. Le patient ne développait les premiers symptômes indolores, juste une petite démangeaison, que quelques jours après l’attaque. S’en suivait des mois, parfois des années, avant que la pathologie devienne mortelle. Cela concernait un infime pourcentage de la population mordue et décimait bon an, mal an, moins de cinq personnes sur le territoire. En revanche, toutes les expressions de la maladie étalés avec force détails dans la presse étaient rigoureusement véridiques. La maladie véhiculée par cette morsure s’attaquait au système nerveux, paralysant les muscles dans d’atroces souffrances.
L’enquête d’un journaliste intègre qui n’avait pas eu les honneurs d’être publiée à l’époque où se déchainait la vindicte populaire fut ressortie à l’occasion, épousant mot pour mot le communiqué de l’éminent professeur. La bête des Vosges, monstre assoiffé de sang, se nourrissait effectivement du sang de ses victimes tel le plus repoussant des vampires et c’était bel et bien un monstre hideux si l’on zoomait l’animal plusieurs dizaines de fois. La photo reproduite au dos du journal donnait le frisson dans le dos.
La gueule collée à un abdomen gigantesque posé sur huit pattes poilues, l’assassin posait pour la postérité. Une tique des bois.