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Bulles d'espoir

Fatiguée de cette journée riche en émotions, elle somnolait sur la banquette en cuir crème d‘une grosse berline confortable sans être luxueuse. Le conducteur du taxi ralentit à l’approche d’un carrefour où la circulation était plus dense. Elle tourna machinalement la tête et elle vit sur le trottoir une jeune fille debout contre un mur, soufflant des bulles de savon dans la nuit éclairée par les lumières de la ville. Fugitive vision dont les détails lui parvenaient comme si elle avait observé la scène pendant plusieurs minutes. 

La jeune fille semblait absente, plongée dans une méditation profonde. Les minuscules globes  s’élevaient lentement dans le ciel, donnant l’impression de flocons de neige tombant à l’envers. De simples bulles de savon. Elles s’élevaient paisiblement comme si l’attraction terrestre n’avait plus aucun pouvoir sur leur légèreté, tourbillonnant dans le ciel à peine sombre. La jeune fille soufflait et soufflait, machinalement, sans prêter attention au ballet aérien qui l’entourait. Le taxi accéléra et l’image poétique disparut comme elle était apparue. De lointains souvenirs remplacèrent la scène nocturne. Elle y avait joué quand elle était enfant. Elle s’en souvenait encore très bien. Comment pouvoir oublier?

Elle est assise sur l’évier en inox, ses jambes pendent au rythme d’un air connu d’elle seule. Le gadget offert dans le paquet de lessive timidement tenu dans sa main, trempé dans l’eau savonneuse puis porté à ses lèvres qui n’osent à peine souffler craignant de faire apparaître un monstre hideux tout droit sorti d’un conte de fées. La première bulle se détache de la babiole, éclate aussitôt. Elle fronce un sourcil contrarié. Recommence. Bientôt des bulles de différentes dimensions aux reflets colorés s’échappent du jouet. L’une d’entre elles flotte quelques secondes devant ses yeux illuminés d’Ali Baba découvrant la célèbre caverne. Elle se concentre sur la sphère plus légère que l’air. Y distingue vaguement une forme dans la lueur des miroitements scintillants. L‘image se précise, ses contours s‘affinent, le contraste s‘améliore.  

Une jeune fille impeccable, cheveux tirés, robe de gala, crispée mais radieuse, salue un public invisible, un archet dans une main, son violon dans l’autre. On vient la féliciter lorsque la bulle s’évanouit. L’émerveillement a laissé la place à un étonnement propre aux enfants. La jeune violoniste semblait lui ressembler, les mêmes traits, le visage juste un peu plus émacié.

La fillette recommence. Bientôt, une nouvelle bulle magique. La même jeune fille devenue jeune femme dans les bras d’un garçon si beau que l’esprit exalté de la fillette le prend pour le prince charmant en personne. Ils s’embrassent. L’ébahissement laisse place à une attention absolue.

D’autres bulles suivent.

Elle voit au milieu de couleurs douces une chambre d’hôpital, des infirmières, un petit lit blanc contenant les gesticulations désarticulées d’un bébé. La jeune femme se penche pour rassurer l’enfant, son enfant. La modeste cuisine où s’entrechoquent les bulles n’existe plus. La petite fille se sent au centre de la salle de bal dans le palais royal dont elle serait la princesse. 

Puis la suivante est lumineuse au-delà du raisonnable. Tant de blancheur qu‘elle semble illuminer la pièce d‘un soleil éclatant. Eblouie, la gamine plisse les yeux. Elle est sur une banquise, attentive, en embuscade. Un ours polaire déambule à quelques pas. Il renifle l’air chargé de son odeur. S’arrête. Hume une nouvelle fois. La bulle explose. La réalité n’existe plus. La fillette est assise sur un nuage, porté par une douce brise qui emmêle ses cheveux d’or. 

L’ultime bulle révèle une scène semblable à celle de la première vision à cette différence près que c’est une femme épanouie qui monte sur scène et non plus une timide adolescente. Un large public se tient debout, applaudissant non plus pour encourager des débuts prometteurs mais pour consacrer l’œuvre de la musicienne qui reçoit en récompense un disque d’or de son dernier enregistrement. 

De nouvelles bulles s’échappent dans la petite cuisine, de différentes dimensions, aux reflets brillants et flamboyants, toutes somptueuses de fragilité, comme une poésie aérienne virevoltant mais aucune autre ne renfermera ces images féériques que la fillette ne comprend pas bien. Pourtant elle s’en souviendra par delà les années. 

Elle n’a jamais oublié cette matinée heureuse, assise sur le rebord de l’évier en inox, les jambes pendues et immobiles à présent.

Allongée sur son lit, elle ne trouvait pas le sommeil. Trop d’émotions, trop de fatigue. Pas de cet anéantissement musculaire résultant d’importants efforts physiques, plutôt celui d’un épuisement mental qui accable l’esprit sans espoir de sommeil. 

Elle se leva. Ouvrit la porte de l’imposante armoire. Sur la dernière étagère, elle empoigna un épais album de photos. S’assit sur le lit. Le feuilleta machinalement. Des souvenirs remontaient à la surface, autant de bulles patinées par le temps. 

Elle a douze ans sur le premier cliché qui attire son attention. La main gauche bandée. Un banal accident de vélo. Trois doigts sectionnés. La veille du grand concours d’entrée à l’école de musique. 

Elle se rappelle avoir pleuré toutes les larmes de son corps, puis plus rien. Pas une larme. Les yeux secs lors de l’enterrement de sa mère atteinte d’un cancer, deux ans plus tard. Plus aucune larme ne vint la soutenir dans les dures épreuves de sa vie.

Elle n’a plus voulu entendre parler de violon. N’écouta plus la moindre mélodie. Jeta toutes ses partitions. Rangea l’instrument au fond de sa mémoire. Elle avait rayé de son esprit toutes les espérances qu’elle portait, soutenue par une famille unie à ses côtés. A l’évocation de se douloureux souvenir, son corps se serra. Elle vit l’image d’un oiseau prenant son envol et mortellement touché par une balle assassine.

Elle tourna la page. 

Une autre photo. Elle a dix neuf ans. Un jeune homme aux cheveux fous porte une chemise largement ouverte sur un torse où elle a posé sa tête. Un sourire éclatant de toute sa jeunesse. Son bras vigoureux l’enserre comme s’ils allaient passer le restant de leurs jours côte à côte.

284 jours. Ils ont été éternellement ensemble pendant 284 jours. Même pas un an. Le souvenir de Marc la hante encore parfois. Il était  l’amour, la vie, le bonheur à venir. C’était lui tout simplement, comme une évidence. 284 jours.

Un après midi de Juin l’a fauché sur une petite route, robuste épis de blé moissonné bien avant la saison. La moto n’était plus qu’un amas de ferraille. Triste tombeau. A l’annonce de la terrible nouvelle, elle n’a pas pleuré. Elle ne pleurait plus désormais. Elle encaissa le coup d’assommoir comme un boxeur. Se renferma davantage. Elle entra pour la première fois depuis des années dans un magasin de musique. Acheta plusieurs rames de papier à musique.

284 jours. 

Elle tourna plusieurs pages de l’album. Les clichés se succédaient, heureux, moins heureux. Joie et tristesse tricotés au fil des pages remplies de photos à peine jaunies par les années. 

Elle s’arrêta devant la frimousse d’un bébé rebondi. Le bébé d’une vague amie, oubliée depuis.  Elle tenta de savoir la raison entre mille pour laquelle elles se sont perdues de vue. N’y parvint pas. Et ce bébé joufflu, qu’est-il devenu? Il aurait approximativement l’âge qu’elle avait alors. Jeune plante pleine d’espoir. 

Un matin de Décembre, un de ces matins où l’on préférerait rester chez soi. Le ciel bas comme s’il désirait happer la vie qui grouille à la surface de la terre. Un grand immeuble bourgeois. Quelques marches et la lourde porte. A côté du digicode, une plaque dorée. Docteur Lambert, Gynécologue. Ascenseur. Poignée de main franche et douce néanmoins. Le cabinet de consultation. La table où elle s’allonge. L’examen impersonnel. 

Maintenant, elle est assise face à un bureau fonctionnel. Le médecin tente de la rassurer. Prévoir d’autres examens. On ne sait jamais. D’autres méthodes. Conception assistée. Adoption. Elle n’écoute plus. Elle s’est, une fois encore, réfugiée dans son monde. Toutes ces phrases consolantes, tous ces mots pour cacher la triste réalité. Ils s’échappent dans la pièce, ne la concernent même plus. Elle rentre, résignée comme cette journée de Décembre qui aurait dut ne jamais avoir eu lieu. Le soir, il neige. Pas une larme pour la soulager. Elle couche sur le papier les vagues notes qui résonnent dans sa tête.  

Elle n’aura jamais d’enfant. 

Un imperceptible tremblement fourmilla dans ses doigts lorsqu’elle tourna les pages suivantes. 

Des clichés plus proches d’elle dans la grande course du temps et en même temps si loin, lui semblait-il. Des journées s’allongeant dans un quelconque bureau à noircir des documents sans intérêt. A classer des fiches dérisoires. Boucler des dossiers vains. Dès qu’elle s’échappait de cet emploi strictement alimentaire, elle griffonnait des pages et des pages de papier à musique. Dans le métro. Le soir dans son lit. Le Dimanche à la campagne.   

Une photo retint davantage son attention. 

Une immensité blanche. Le grand nord. La banquise. Une étendue partagée entre la glace et le ciel. Souvenir éclatant de luminosité, encore bien présent dans sa tête. Un froid polaire. Le soleil qui, à peine avoir effleuré l’horizon reprend sa course dans un ciel illuminé d’aurores boréales. Rien ne bouge. Pas même l’ours blanc qu’elle est venue rencontrer sans plus y croire. La folie et la démesure des hommes, leur soif insatiable d’en vouloir toujours plus, encore et encore, de plus en plus vite. Cette fuite en avant a rayé de la carte le majestueux plantigrade. Il n’est plus besoin d’aller « se les geler au pôle nord », pour reprendre une expression triviale d’un de ses collègues, pour admirer l’imposant prédateur. Il n’arpentera plus les étendues glacées que sur un écran plat 16/9° à haute résolution numérique. « Mieux que si on y était ». Elle jeta le dvd. Ne versa pas une larme.

Et noircit des pages et des pages de papier à musique.

Un profond chagrin s’installa en elle. Non seulement elle aurait manqué à tous ses espoirs, échoué dans ses envies, ruiné ses espérances, mais elle se rendait compte que le monde alentour n’allait pas mieux. L’humain aurait-il aussi raté sa vie?

Dans l’album, les années filaient à la vitesse où elles se sont écoulées en réalité. Moins de clichés pour immortaliser la routine, la platitude des jours, la banalité des semaines, l’insignifiance des mois puis des années. Le temps semblait s’être accéléré. Les souvenirs les plus lointains étaient plus précis, plus contrastés que les plus récents. 

Il ne restait plus maintenant que des pages encore vierges dans l’album.  La vie n’est pas encore finie pensa-t-elle.   

Elle se leva lentement. Fouilla dans la poche intérieure de son manteau qu’elle avait laissé pendu dans le vestibule. Elle en retira une poignée de bristols qu’elle étala sur le lit. Paru longuement choisir le meilleur polaroïd pour évoquer cette soirée inoubliable. Finalement, elle disposa son choix dans l’album à la suite de tous ces instants figés qui, mis bout à bout, racontent une vie entière.

Sur le cliché, elle est resplendissante dans sa sombre robe de gala. Elle avait fait un effort vestimentaire, si souvent habituée aux vieux jeans et aux pulls informes. Son regard rieur la rend irrésistible. Elle pose aux côtés du plus grand chef d’orchestre au monde. Derrière eux, un orchestre philharmonique au grand complet, tous les musiciens impeccables dans leur tenue de concert. Ils saluent humblement un public déchainé. L’ovation semble durer éternellement. Tous les spectateurs sont debout, applaudissant leur joie à tout rompre. Le théâtre résonne de l’acclamation comme il a vibré plus tôt aux notes de la symphonie qui vient d’être interprétée. Une œuvre magistrale. Encensée dès le lendemain par tous les critiques. Un succès sans précédent. Le travail de toute une vie. Son travail. Sa réussite. Pendant quarante ans, elle a composé chaque jour, ne posant parfois qu’une ou deux notes, rectifiant un silence, corrigeant un dièse ou un bémol, modifiant un tempo mal choisi, un staccato inadapté ou la consonance trop faible, jonglant avec adresse entre les triples croches, les sixtes, le legato et les tritons, recommençant inlassablement. 

Sur la scène où on la pria de monter sous les ovations, elle se sent un peu gauche, pas à sa place. C’est maintenant tout l’orchestre qui la salue dans le remerciement de leur avoir proposé pareille symphonie à jouer. Un plaisir. Une fierté. Un honneur.

Alors, debout sur la scène, elle se met à pleurer. Silencieusement, sans hoquet, juste des larmes qui roulent sur ses joues fardées. 

Elle referma l’album. Le rangea précautionneusement sur l’étagère d’en haut. Boucla l’armoire. Elle se déshabilla. Déposa sa tenue de gala sur le dossier d’une chaise, soigneusement pliée. Elle se coucha. Et s’endormit. Dans ses rêves, une fillette soufflait des bulles. Des milliers de bulles colorées qui s’élevaient très haut dans le ciel immense. Des bulles d’espoir.

Bulles d’espoir

Fatiguée de cette journée riche en émotions, elle somnolait sur la banquette en cuir crème d‘une grosse berline confortable sans être luxueuse. Le conducteur du taxi ralentit à l’approche d’un carrefour où la circulation était plus dense. Elle tourna machinalement la tête et elle vit sur le trottoir une jeune fille debout contre un mur, soufflant des bulles de savon dans la nuit éclairée par les lumières de la ville. Fugitive vision dont les détails lui parvenaient comme si elle avait observé la scène pendant plusieurs minutes. 

La jeune fille semblait absente, plongée dans une méditation profonde. Les minuscules globes  s’élevaient lentement dans le ciel, donnant l’impression de flocons de neige tombant à l’envers. De simples bulles de savon. Elles s’élevaient paisiblement comme si l’attraction terrestre n’avait plus aucun pouvoir sur leur légèreté, tourbillonnant dans le ciel à peine sombre. La jeune fille soufflait et soufflait, machinalement, sans prêter attention au ballet aérien qui l’entourait. Le taxi accéléra et l’image poétique disparut comme elle était apparue. De lointains souvenirs remplacèrent la scène nocturne. Elle y avait joué quand elle était enfant. Elle s’en souvenait encore très bien. Comment pouvoir oublier?

Elle est assise sur l’évier en inox, ses jambes pendent au rythme d’un air connu d’elle seule. Le gadget offert dans le paquet de lessive timidement tenu dans sa main, trempé dans l’eau savonneuse puis porté à ses lèvres qui n’osent à peine souffler craignant de faire apparaître un monstre hideux tout droit sorti d’un conte de fées. La première bulle se détache de la babiole, éclate aussitôt. Elle fronce un sourcil contrarié. Recommence. Bientôt des bulles de différentes dimensions aux reflets colorés s’échappent du jouet. L’une d’entre elles flotte quelques secondes devant ses yeux illuminés d’Ali Baba découvrant la célèbre caverne. Elle se concentre sur la sphère plus légère que l’air. Y distingue vaguement une forme dans la lueur des miroitements scintillants. L‘image se précise, ses contours s‘affinent, le contraste s‘améliore.  

Une jeune fille impeccable, cheveux tirés, robe de gala, crispée mais radieuse, salue un public invisible, un archet dans une main, son violon dans l’autre. On vient la féliciter lorsque la bulle s’évanouit. L’émerveillement a laissé la place à un étonnement propre aux enfants. La jeune violoniste semblait lui ressembler, les mêmes traits, le visage juste un peu plus émacié.

La fillette recommence. Bientôt, une nouvelle bulle magique. La même jeune fille devenue jeune femme dans les bras d’un garçon si beau que l’esprit exalté de la fillette le prend pour le prince charmant en personne. Ils s’embrassent. L’ébahissement laisse place à une attention absolue.

D’autres bulles suivent.

Elle voit au milieu de couleurs douces une chambre d’hôpital, des infirmières, un petit lit blanc contenant les gesticulations désarticulées d’un bébé. La jeune femme se penche pour rassurer l’enfant, son enfant. La modeste cuisine où s’entrechoquent les bulles n’existe plus. La petite fille se sent au centre de la salle de bal dans le palais royal dont elle serait la princesse. 

Puis la suivante est lumineuse au-delà du raisonnable. Tant de blancheur qu‘elle semble illuminer la pièce d‘un soleil éclatant. Eblouie, la gamine plisse les yeux. Elle est sur une banquise, attentive, en embuscade. Un ours polaire déambule à quelques pas. Il renifle l’air chargé de son odeur. S’arrête. Hume une nouvelle fois. La bulle explose. La réalité n’existe plus. La fillette est assise sur un nuage, porté par une douce brise qui emmêle ses cheveux d’or. 

L’ultime bulle révèle une scène semblable à celle de la première vision à cette différence près que c’est une femme épanouie qui monte sur scène et non plus une timide adolescente. Un large public se tient debout, applaudissant non plus pour encourager des débuts prometteurs mais pour consacrer l’œuvre de la musicienne qui reçoit en récompense un disque d’or de son dernier enregistrement. 

De nouvelles bulles s’échappent dans la petite cuisine, de différentes dimensions, aux reflets brillants et flamboyants, toutes somptueuses de fragilité, comme une poésie aérienne virevoltant mais aucune autre ne renfermera ces images féériques que la fillette ne comprend pas bien. Pourtant elle s’en souviendra par delà les années. 

Elle n’a jamais oublié cette matinée heureuse, assise sur le rebord de l’évier en inox, les jambes pendues et immobiles à présent.

Allongée sur son lit, elle ne trouvait pas le sommeil. Trop d’émotions, trop de fatigue. Pas de cet anéantissement musculaire résultant d’importants efforts physiques, plutôt celui d’un épuisement mental qui accable l’esprit sans espoir de sommeil. 

Elle se leva. Ouvrit la porte de l’imposante armoire. Sur la dernière étagère, elle empoigna un épais album de photos. S’assit sur le lit. Le feuilleta machinalement. Des souvenirs remontaient à la surface, autant de bulles patinées par le temps. 

Elle a douze ans sur le premier cliché qui attire son attention. La main gauche bandée. Un banal accident de vélo. Trois doigts sectionnés. La veille du grand concours d’entrée à l’école de musique. 

Elle se rappelle avoir pleuré toutes les larmes de son corps, puis plus rien. Pas une larme. Les yeux secs lors de l’enterrement de sa mère atteinte d’un cancer, deux ans plus tard. Plus aucune larme ne vint la soutenir dans les dures épreuves de sa vie.

Elle n’a plus voulu entendre parler de violon. N’écouta plus la moindre mélodie. Jeta toutes ses partitions. Rangea l’instrument au fond de sa mémoire. Elle avait rayé de son esprit toutes les espérances qu’elle portait, soutenue par une famille unie à ses côtés. A l’évocation de se douloureux souvenir, son corps se serra. Elle vit l’image d’un oiseau prenant son envol et mortellement touché par une balle assassine.

Elle tourna la page. 

Une autre photo. Elle a dix neuf ans. Un jeune homme aux cheveux fous porte une chemise largement ouverte sur un torse où elle a posé sa tête. Un sourire éclatant de toute sa jeunesse. Son bras vigoureux l’enserre comme s’ils allaient passer le restant de leurs jours côte à côte.

284 jours. Ils ont été éternellement ensemble pendant 284 jours. Même pas un an. Le souvenir de Marc la hante encore parfois. Il était  l’amour, la vie, le bonheur à venir. C’était lui tout simplement, comme une évidence. 284 jours.

Un après midi de Juin l’a fauché sur une petite route, robuste épis de blé moissonné bien avant la saison. La moto n’était plus qu’un amas de ferraille. Triste tombeau. A l’annonce de la terrible nouvelle, elle n’a pas pleuré. Elle ne pleurait plus désormais. Elle encaissa le coup d’assommoir comme un boxeur. Se renferma davantage. Elle entra pour la première fois depuis des années dans un magasin de musique. Acheta plusieurs rames de papier à musique.

284 jours. 

Elle tourna plusieurs pages de l’album. Les clichés se succédaient, heureux, moins heureux. Joie et tristesse tricotés au fil des pages remplies de photos à peine jaunies par les années. 

Elle s’arrêta devant la frimousse d’un bébé rebondi. Le bébé d’une vague amie, oubliée depuis.  Elle tenta de savoir la raison entre mille pour laquelle elles se sont perdues de vue. N’y parvint pas. Et ce bébé joufflu, qu’est-il devenu? Il aurait approximativement l’âge qu’elle avait alors. Jeune plante pleine d’espoir. 

Un matin de Décembre, un de ces matins où l’on préférerait rester chez soi. Le ciel bas comme s’il désirait happer la vie qui grouille à la surface de la terre. Un grand immeuble bourgeois. Quelques marches et la lourde porte. A côté du digicode, une plaque dorée. Docteur Lambert, Gynécologue. Ascenseur. Poignée de main franche et douce néanmoins. Le cabinet de consultation. La table où elle s’allonge. L’examen impersonnel. 

Maintenant, elle est assise face à un bureau fonctionnel. Le médecin tente de la rassurer. Prévoir d’autres examens. On ne sait jamais. D’autres méthodes. Conception assistée. Adoption. Elle n’écoute plus. Elle s’est, une fois encore, réfugiée dans son monde. Toutes ces phrases consolantes, tous ces mots pour cacher la triste réalité. Ils s’échappent dans la pièce, ne la concernent même plus. Elle rentre, résignée comme cette journée de Décembre qui aurait dut ne jamais avoir eu lieu. Le soir, il neige. Pas une larme pour la soulager. Elle couche sur le papier les vagues notes qui résonnent dans sa tête.  

Elle n’aura jamais d’enfant. 

Un imperceptible tremblement fourmilla dans ses doigts lorsqu’elle tourna les pages suivantes. 

Des clichés plus proches d’elle dans la grande course du temps et en même temps si loin, lui semblait-il. Des journées s’allongeant dans un quelconque bureau à noircir des documents sans intérêt. A classer des fiches dérisoires. Boucler des dossiers vains. Dès qu’elle s’échappait de cet emploi strictement alimentaire, elle griffonnait des pages et des pages de papier à musique. Dans le métro. Le soir dans son lit. Le Dimanche à la campagne.   

Une photo retint davantage son attention. 

Une immensité blanche. Le grand nord. La banquise. Une étendue partagée entre la glace et le ciel. Souvenir éclatant de luminosité, encore bien présent dans sa tête. Un froid polaire. Le soleil qui, à peine avoir effleuré l’horizon reprend sa course dans un ciel illuminé d’aurores boréales. Rien ne bouge. Pas même l’ours blanc qu’elle est venue rencontrer sans plus y croire. La folie et la démesure des hommes, leur soif insatiable d’en vouloir toujours plus, encore et encore, de plus en plus vite. Cette fuite en avant a rayé de la carte le majestueux plantigrade. Il n’est plus besoin d’aller « se les geler au pôle nord », pour reprendre une expression triviale d’un de ses collègues, pour admirer l’imposant prédateur. Il n’arpentera plus les étendues glacées que sur un écran plat 16/9° à haute résolution numérique. « Mieux que si on y était ». Elle jeta le dvd. Ne versa pas une larme.

Et noircit des pages et des pages de papier à musique.

Un profond chagrin s’installa en elle. Non seulement elle aurait manqué à tous ses espoirs, échoué dans ses envies, ruiné ses espérances, mais elle se rendait compte que le monde alentour n’allait pas mieux. L’humain aurait-il aussi raté sa vie?

Dans l’album, les années filaient à la vitesse où elles se sont écoulées en réalité. Moins de clichés pour immortaliser la routine, la platitude des jours, la banalité des semaines, l’insignifiance des mois puis des années. Le temps semblait s’être accéléré. Les souvenirs les plus lointains étaient plus précis, plus contrastés que les plus récents. 

Il ne restait plus maintenant que des pages encore vierges dans l’album.  La vie n’est pas encore finie pensa-t-elle.   

Elle se leva lentement. Fouilla dans la poche intérieure de son manteau qu’elle avait laissé pendu dans le vestibule. Elle en retira une poignée de bristols qu’elle étala sur le lit. Paru longuement choisir le meilleur polaroïd pour évoquer cette soirée inoubliable. Finalement, elle disposa son choix dans l’album à la suite de tous ces instants figés qui, mis bout à bout, racontent une vie entière.

Sur le cliché, elle est resplendissante dans sa sombre robe de gala. Elle avait fait un effort vestimentaire, si souvent habituée aux vieux jeans et aux pulls informes. Son regard rieur la rend irrésistible. Elle pose aux côtés du plus grand chef d’orchestre au monde. Derrière eux, un orchestre philharmonique au grand complet, tous les musiciens impeccables dans leur tenue de concert. Ils saluent humblement un public déchainé. L’ovation semble durer éternellement. Tous les spectateurs sont debout, applaudissant leur joie à tout rompre. Le théâtre résonne de l’acclamation comme il a vibré plus tôt aux notes de la symphonie qui vient d’être interprétée. Une œuvre magistrale. Encensée dès le lendemain par tous les critiques. Un succès sans précédent. Le travail de toute une vie. Son travail. Sa réussite. Pendant quarante ans, elle a composé chaque jour, ne posant parfois qu’une ou deux notes, rectifiant un silence, corrigeant un dièse ou un bémol, modifiant un tempo mal choisi, un staccato inadapté ou la consonance trop faible, jonglant avec adresse entre les triples croches, les sixtes, le legato et les tritons, recommençant inlassablement. 

Sur la scène où on la pria de monter sous les ovations, elle se sent un peu gauche, pas à sa place. C’est maintenant tout l’orchestre qui la salue dans le remerciement de leur avoir proposé pareille symphonie à jouer. Un plaisir. Une fierté. Un honneur.

Alors, debout sur la scène, elle se met à pleurer. Silencieusement, sans hoquet, juste des larmes qui roulent sur ses joues fardées. 

Elle referma l’album. Le rangea précautionneusement sur l’étagère d’en haut. Boucla l’armoire. Elle se déshabilla. Déposa sa tenue de gala sur le dossier d’une chaise, soigneusement pliée. Elle se coucha. Et s’endormit. Dans ses rêves, une fillette soufflait des bulles. Des milliers de bulles colorées qui s’élevaient très haut dans le ciel immense. Des bulles d’espoir.