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Demain il fera beau

 

 

Elle replia le journal et le laissa sur la table en bois massif au milieu de laquelle trônait une grande coupe en verre opaque remplie de fruits de saison. Elle posa son regard sur le buffet, majestueux dans cette pièce à vivre, contenant des dizaines d’années de bonheur et de plénitude dans ses tiroirs. Le vaisselier était impeccable ; les couverts étant utilisés quotidiennement et non pas laissé dans un seul but décoratif. Dans la niche se tenait fièrement l’urne funéraire.

Ce n’était même plus une présence, pas davantage une douleur, juste une résignation. 

L’horloge sonne le quart d’un carillon clair et doux. Cela suffit à la sortir de sa rêverie. Elle se lève lentement, repousse la lourde chaise et traverse le seuil de la porte en hêtre rustique. Dehors, le soleil s’est laissé happer par l’horizon, envoyant des reflets rougeoyants sur les cimes environnantes. Le spectacle, éblouissant et grandiose, l’émeut encore comme si c’était la première fois qu’elle le découvrait. Comme leur amour, passaient les années, il restait intact et fort. Quelques clarines sonnent depuis les prés en contrebas, quelques oiseaux piaillent de temps à autre, sinon tout est calme ici, bien au dessus de l’agitation de la vallée. Chamonix se love entre les pentes boisées débouchant sur des proéminences plus minérales. La vallée se termine vers l’est plongé dans une obscurité naissante par les pâturages de Balme et la frontière Suisse. Une nappe de brume s’étale déjà dans le fond de la vallée.

Demain il fera beau.

Un bouquet de fleurs séchées exhale ses derniers parfums dans la petite chambre devenue trop grande pour un seul souffle. L’aube n’est pas encore là, mais elle ne trouve pas le sommeil. Elle descend l’escalier où chaque marche sert de siège à une peluche. Les divers oursons symbolisent tous les sommets gravis ensemble, une étiquette autour de leur cou rappelle le nom du pic et la date de l‘ascension.

Dehors, le ciel s’est un peu éclairci laissant deviner la ligne de crête qui court jusqu’au Mont Blanc. Avec une bonne paire de jumelles, on pourrait voir les frontales des alpinistes gravissant leur rêve, les étoiles pour seul témoin de leurs exploits. Un petit vent remuant l’air glacé l’invite à regagner l’intérieur. Sa décision est prise. C’est aujourd’hui. Elle doit le faire.

Sans y penser, elle effectue des gestes mille fois répétés. Sortir le grand bol  décoré de motifs de vaches. Faire tiédir le lait dans une casserole lourde. Mélanger lentement le liquide avec le cacao. Reverser le tout dans la casserole et laisser chauffer à feu doux pour que tous les arômes se révèlent. Tailler de belles tranches dans la miche qu’elle sort du panier à pain. Le retour à plus d’authenticité qui est de mode depuis quelques années a permis à quelques habitants du village de faire leur pain eux même et le cuire dans le four qui jouxte la mairie, remis en état gracieusement par Monsieur Lopez, le maçon. A tour de rôle, chaque semaine, on fabrique son pain comme les ancêtres. Lorsque le breuvage est bouillant, ajouter une gousse de vanille. Verser dans le bol. Attendre que le nectar refroidisse un peu. Il se forme ainsi une pellicule de crème à la surface : elle adore ça. Sur la cheminée qui occupe la place centrale de la pièce, s’alignent des dizaines de pots de confiture, rangés par ordre de couleur : coing, pomme, poire, abricot, pêche, mirabelle, melon, cerise, fraise, groseille, framboise, myrtille, mure. Sans oublier les mélanges parfois à base de fleurs et plantes des alpages. Les différents pots ornent le tour de la cheminée, marquée par les années. Des traces de suie, une patine sur les parties boisées. On avait tant veillé devant elle, travaillant à un ouvrage de couture, un panier en osier, en lisant ou simplement en rêvant de montagnes, de crépuscules incertains et d’aubes glaciales.

Deux grandes fenêtres juraient avec les traditionnelles petites ouvertures des chalets savoyards, mais on  avait privilégié la lumière dans cette pièce à vivre.

A vivre.

Elle repense à toutes ces années enfuies sans qu’il ne reste rien, juste quelques marques, points de repères,  la tête pleine de belles choses, et cette satisfaction d’avoir « réussi sa vie ».

Des miettes sur la table, les bols encore posés. Quand ils partaient en course, c’était devenu un rituel : on laissait la table en l’état après le petit déjeuner,  qu’on soit obligé de revenir ranger tout ça, afin qu’il ne nous arrive rien en montagne. Rassurante superstition.

Elle ouvre une porte situé sous l’escalier. Dans ce cagibi, sur diverses étagères, du matériel de montagne. Rien ne manque : crampons, piolets, cordes, guêtres, chaussures, sacs, mousquetons, chaussettes,  casque. Il y a même une vieille luge en lattes de bois, quelques paires de skis, des raquettes et un mot punaisé au revers de la porte : « s’élever non pour écraser, juste pour voir le monde différemment ».

Elle choisit une paire de crampons, un piolet de marche, un bonnet, une veste polaire qu’elle enfile aussitôt, chausse une bonne paire de gros godillots.  Elle saisit un sac sans oublier d’y ajouter sa gourde qu’elle remplira à la source qui jaillit dans un joli abreuvoir derrière le chalet, le reste de la miche de pain, quelques fruits et un reblochon qu’on pourrait trouver les yeux fermés. Enfin, elle loge l’urne dans une poche transversale.

Elle referme la porte du chalet, entame son long pèlerinage. Les sommets se distinguent à peine dans les ombres du petit matin. Elle connaît si bien le chemin qu’elle pourrait avancer les yeux clos. Le sac lui semble bien lourd, elle n’a plus l’habitude des grands raids, elle continue juste à faire quelques promenades sur des sentiers faciles. Elle n’a pourtant aucune appréhension,  mais une détermination sans faille. La rosée trempe ses chaussures et le bas de son pantalon de velours, quelques clarines sonnent à son passage, les troupeaux sont encore endormis. Le ciel est bien dégagé, le soleil fera son apparition derrière l’Aiguille Verte dans quelque temps. 

Les muscles réchauffés, elle sent un peu moins la douleur dans ses articulations, elle a plaisir à marcher. Mais la pente n’est pas trop prononcée pour le moment, jusqu’au col de Voza. Pourra-t-elle continuer ensuite ? Et dans les rochers, aura-t-elle le pied sûr? Saura-t-elle encore marcher avec des crampons aux pieds ?

Elle traverse les rails du Tramway du Mont Blanc qui monte depuis le Fayet, en passant par St Gervais et s’élève jusqu’au Nid D’Aigle, 1000 mètres plus haut. Oh bien sûr, elle pourrait attendre sur le petit banc en bois et atteindre 2300m d’un coup de crémaillère… Elle entend à nouveau ce qu’il disait : « Tant qu’on peut, il est préférable de monter par ses propres moyens. La vue est plus belle quand on a les jambes lourdes ». Il ne portait pas dans son cœur ces citadins fraîchement sorti des embouteillages pour se presser dans les télécabines, monter en un quart d’heure à 3000 mètres, faire deux ou trois photos et  rentrer respirer l’air des gaz d’échappement, se bousculer dans les couloirs du métro. Ils n’avaient rien vu de la montagne. Ils avaient des tas d’images, mais aucun souvenir. Ils montraient fièrement des centaines de diapos à leurs amis, mais n’avaient rien à leur dire. La civilisation de l’image avait tué la civilisation de la parole.

Le jour s’est levé. Ses muscles travaillent. Elle a presque chaud alors que le sentier s’élève un peu plus et entre dans une forêt de résineux. Le sentier serpente ensuite en forme de balcon qui surplombe le charmant et rustique petit village de Bionnassay. La pente s’est adoucie. Elle appréhende quand même un peu les terribles pentes qui mènent au Nid d’Aigle et puis après, aura-t-elle la force ? Elle entend encore sa voix : « le jour où je mourrai, je préfèrerais que ce soit en montagne mais pas lors d’un accident, je n’aimerais pas déranger les secours, non juste m’éteindre pas loin des lieux où j’ai vécu, surtout pas sur un lit d’hôpital. Au final, j’aimerais que mes cendres soient dispersées au sommet du Mont Blanc. Ce n’est pas un grand sommet, ni bien difficile, mais c’est là que nous nous sommes rencontrés ».

Leur rencontre. Elle s’en souvient comme si elle avait eu lieu hier. 

Refuge du goûter, 3900 mètres. Belle journée d’été. Vent quasiment nul. Beau temps pour les jours à venir. A l’époque, l’engouement des touristes pour les pics était encore faible, on rencontrait essentiellement des mordus de l’altitude. Mais, par des conditions aussi favorables, le refuge était bondé comme il l’est systématiquement aujourd’hui. C’est la cohue sur la passerelle, un brouhaha de conversations n’ayant pour thème que la montagne s’élève en ces lieux de silence absolu, excepté la fureur du vent parfois ou les cris de quelques choucas perdus en altitude. Accoudée à  la balustrade, elle regarde le paysage, et, juste au dessous de ses pieds, les grimpeurs qui remontent la cascade de rochers jusqu’au refuge. Nulle escalade, mais une pente bien raide et un sentier escarpé. Elle n’avait pas 25 ans, pleine de vie, un amour de la montagne révélé à la suite d’une sortie organisée par son école dix ans auparavant. Depuis, elle multipliait les occasions de se rapprocher de cette magie, sentir l’ambiance de la Haute Montagne surtout. Ce jour était une première. Jamais elle n’était allée si haut. Son premier Mont Blanc si tout se passait bien le lendemain. Jusque là, tout était parfait, elle respirait la santé et marchait bien. 

Elle s’était renseignée, mais ses maigres économies ne lui permettaient pas de s’offrir la prestation d’un guide. Elle repoussait son rêve depuis quelques années et puis, l’avant veille, elle avait rencontré ce groupe de jeunes scandinaves qui ne parlaient pas mieux l’anglais qu’elle. Ils avaient sympathisés et c’étaient donné rendez vous pour ce Mont Blanc qui ne serait qu’une étape pour eux. Grimpeurs aguerris, ils allaient ensuite effectuer quelques belles voies dans le massif du Géant, les arêtes de Rochefort et pourquoi pas, les Droites, la Verte…Rassurée par leur expérience, elle avait saisi l’occasion de les suivre jusqu’au sommet, pour la descente, elle se débrouillerait bien et aurait déjà reconnu le terrain . 

Elle découvrait l’ambiance des refuges de haute montagne. Une ambiance bon  enfant, des plaisanteries et des milliers d’anecdotes concernant les diverses courses en altitude. On se promettait de se coucher tôt bien entendu, le départ se faisant en pleine nuit pour profiter des meilleures conditions de neige. Mais la soupe, souvent bien arrosée d’un petit vin de Savoie, particulièrement par les anciens, déliait les langues, on  ne s’allongeait sur les bas flancs pas avant minuit parfois pour se lever deux ou trois heures plus tard. Certains dormaient même sous les tables du réfectoire, par manque de place. Le gardien savait mettre les gens à l’aise, les habitués le connaissait parfaitement, l’appelait par son surnom et n’hésitaient pas à lui demander des petits services : « Dédé, tu me réveilles à deux heures, hein ? Et n’oublie pas de faire chauffer ma gourde avant. Merci ».

Il était quatre heures du matin quand elle empoigna son sac et ajusta ses crampons. Dehors, l’air glacé la gifla. Elle suivait le petit groupe dans la courte pente derrière le refuge qui permet d’aborder le replat de l’aiguille du goûter. On suivait cette crête qui surplombe le glacier de Bionnassay pour ensuite, virer sur la gauche et affronter les terribles pentes du Dôme. Ses crampons mordaient la neige bien dure dans un crissement caractéristique. Les lumières des frontales indiquaient le chemin dans la nuit encore noire. Des alpinistes s’égrenaient sur toute la trace jusqu’au premier sommet. Le moment était magique et elle ouvrait de grands yeux pour mieux voir d’une part et surtout, pour ne rien manquer. Il lui fallut plus d’une heure malgré de bonnes jambes et un souffle entraîné pour atteindre le point qu’elle pensait être bien plus près. L’un de ses compagnons annonça dans un français où visiblement manquaient quelques syllabes :  « montagne très haut, souffler beaucoup« .

Le groupe fit une pause appréciée de tous. Elle fouilla dans son sac pour trouver quelque morceau de fromage à partager avec un quignon de pain, sa gourde… Elle fouilla encore, c’était bien son sac, mais rien n’était à l’intérieur. Pire : ses papiers dans la poche extérieure avaient disparus. Tout avait été remplacé par d’autres affaires, d’autres provisions. Elle mit quelques minutes chargées d’angoisse à comprendre qu’ elle avait du se tromper de sac se matin, en partant du refuge. Le sac était identique. Retourner au refuge ? Ce serait dommage de faire demi tour maintenant, d’autant plus que son groupe ne l’attendrait certainement pas deux heures. Et puis, son sac s’y trouvait-il encore ? Si elle s’était trompée en choisissant un sac jumeau, il est probable que le propriétaire de celui-ci avait fait de même ! Mais comment et où le retrouver ? Etait-il parti pour le sommet lui aussi ? Ou pour une autre direction. Du refuge on pouvait aussi bien aller à l’Aiguille de Bionnassay. Etait-il parti avant ou après elle ? Etait-il resté au refuge ? Ou bien arrivé trop tard hier soir pour redescendre dans la vallée, avait-il passé la nuit en attendant de descendre tranquillement ce matin.

Toutes ces interrogations tournaient dans sa tête. Mais c’était une jeune fille d’action : elle était à plus de quatre mille mètres, dans deux heures si tout allait bien elle serait au sommet, il serait bien temps de réfléchir lors de la longue descente, et puis, un sac de perdu, quelle affaire ! Elle n’aurait qu’à refaire faire ses papiers d’identité. Une bonne occasion de refaire cette photo atroce.  Les papiers ! Elle fouilla dans les poches extérieures du sac, elle découvrit un jeune homme enjoué aux cheveux en boucles brunes sur la photo du permis de conduire. Elle examina mieux le contenu du sac, poussée par une curiosité soudaine qu’elle ne s’expliqua pas tout de suite. Rien de très personnel. Un peu de nourriture, un chandail, mais ce qui l’étonna le plus c’est de trouver un petit ours bleu en peluche, mascotte d’une compagnie de gaz. 

L’enchantement de la randonnée en altitude se doubla d’une émotion supplémentaire. Que lui arrivait-il ? Elle ressentait une émotion qu’elle ne comprit que plus tard, bien après avoir quitté l’ivresse de l’altitude. S’agissait il uniquement de l’ivresse due à l’altitude ?

Le sommet est en vue, il ne reste que quelques corniches à gravir puis la fine arête sommitale. Le groupe croise déjà les plus matinaux qui redescendent du sommet. Elle s’arrête pour reprendre une nouvelle fois son souffle, croise un jeune homme dont quelques mèches bouclées dépassent de son bonnet. L’instant d’une demi-seconde, elle entrevoit toute sa vie à venir, comme un flash, puis revient à la réalité. 

Il me semble que cela vous appartient lui dit une voix, mais elle ne saisit pas tout de suite que cette voix provient de ce visage là, planté devant elle. Bien des années plus tard, elle mettra sur le compte du manque d’oxygène ces moments troubles, quand on est cartésien on ne se refait pas, mais elle aime à penser que tout était déjà  en germe dans cette première seconde.

Ils s’échangent alors les sacs ; étant seul, il se propose de refaire une deuxième fois le Mont Blanc et l’accompagne au sommet. Ils auront l’occasion de se raconter leur vie passée l’un sans l’autre pendant les six heures de descente (trop imprégnés dans leur conversation, ils manqueront le tramway au nid d’aigle). Ensuite leurs vies ne sera plus qu’une.

Elle sourit à l’évocation de ce premier souvenir ensemble et déjà ses pas sont sur le sentier qui serpente sur la pente de la moraine du glacier. Bientôt le chemin va buter contre cette falaise qui découle du nid d’Aigle. Elle fait une pause au bord du petit torrent qui dévale les rochers. Sa mission, elle s’en rend compte maintenant, étant plus lucide, est sûrement au dessus de ses forces, mais n’avait-il pas l’habitude de dire : « si l’on n’entreprend que ce que l’on sait être capable de faire, alors c’est comme parcourir toujours le même chemin« . Elle se passe un peu d’eau glacée sur le visage à l’aide de son mouchoir à carreaux (lui non plus n’aimait pas les mouchoirs jetables en papier). La pente est plus raide maintenant. Elle n’a plus vingt ans. Elle repart plus doucement. Elle se rappelle encore ces mots à lui : « plus l’effort est important, meilleur en est la satisfaction dont on en jouit« . Plus l’engagement est total, plus la récompense est élevée. Se confronter avec soi-même plutôt que chercher à écraser, à dominer les autres ou même un sommet : on ne domine JAMAIS une montagne. Repousser ses limites afin de mieux les connaître, de mieux se connaître. Savoir moduler son effort, avoir le courage de faire demi tour. Accepter le danger mais minimiser les risques. Ne compter que sur soi ou la cordée même si on sait que les secours peuvent arriver très vite. Au temps de leur jeunesse, pas de GPS, ni de téléphone cellulaire, les hélicos étaient rares, pourtant il n’y avait pas davantage d’accidents. Les randonneurs, trop imbus de leur possibilités, escomptant une abstraite sécurité dans les secours,  prennent plus de risques, sont plus mal équipés qu’il y a trente ans, plus confiants que des alpinistes sachant que la montagne ne pardonne jamais l’imprudence et le manque de préparation.

Elle atteint maintenant la zone d’herbe rase qui s’étend entre le glacier en contrebas et les rochers de Tête Rousse, bien plus haut. Le soleil est déjà haut en cette fin d’été. Elle décide d’enlever sa polaire et la coince dans un replis de son sac. Aussitôt elle frissonne mais a l’impression d’être plus libre dans ses  mouvements. Elle se remet en route. Elle a mis cinq heures pour s’élever de mille mètres à peine. Les guides ont pour habitude de ressasser cette équation : trois heures pour gagner mille mètres en montagne. Il y a encore quelques années, il ne lui  fallait pas beaucoup plus d’une bonne heure pour avaler un tel dénivelé. Tout ça n’est pas si important. Aller vite en montagne est une source de sécurité disait Lachenal, on marche moins souvent sur la neige molle de l’après midi. Mais aujourd’hui ce n’est pas une course dans les deux sens du terme, juste un pèlerinage, et puis du temps elle va en avoir à ne savoir qu’en faire. Vivre seule n’allonge pas la vie mais la rend plus longue.

Encore quelques minutes et elle arrivera au terminus du Tramway. Elle préfère déguster son sandwich à l’écart de la foule bruyante et bigarrée qui se presse déjà à la sortie du train. Des tongs côtoient des chaussures à coque dure ; les t-shirt échancrés dernière mode se mélangent aux tenues hivernales des randonneurs glacière. Elle sourit en regardant s’agiter tout ce petit monde. Un cri puissant résonne à l’opposé, juste derrière elle : la marmotte sonne l’alerte avant de regagner son terrier, elle s’arrête juste à l’entrée sur une grosse pierre, se plante en relevant le museau : la curiosité l’emporte souvent sur la prudence.

En mordant dans son sandwich (tomates, jambon, œufs, cornichons) elle repense à lui et ses préparations de sandwiches, tous plus exotiques les uns que les autres. Elle se souvient d’avoir avalé un antillais tellement épicé qu’elle passa sa journée à manger de la neige, sa gourde vide. L’alimentation est la première médecine. Les produits sains sont les médicaments les plus efficaces. Les tribus amérindiennes et les chinois savent cela depuis des millénaires. Pourquoi l’avons nous oublié ?

Après le nid d’aigle, on entre dans la haute montagne : univers minéral et glaciaire. Elle remonte le désert de Pierre ronde, désert de cailloux et rochers. Le sentier mène à un replat où se situe la cabane forestière des Rognes, c’est indiqué de la sorte sur la carte… comment peut-on imaginer qu’il y ait eu un jour une forêt ici ?

Ce minuscule replat lui redonne des forces, elle est fatiguée mais sa volonté gomme les muscles durs, les jambes lourdes et le souffle court. Devant elle plus un mètre de plat : d’abord cette arête rocheuse qui mène au glacier de Tête Rousse, à cette époque on parlera davantage du névé de Tête Rousse, mais c’est au refuge du Goûter qu’elle doit arriver, y passer la nuit, et finir le sommet sur la neige le lendemain.

Elle entame cette montée. Le sentier, très fréquenté, tourne et retourne sur cette arête.

 Ils avaient vécu des années heureuses dans un petit chalet perché au dessus du village des Houches qui borde le bas de la vallée de Chamonix. La vue était imprenable. Ce chalet, il l’avait quasiment construit entièrement, délégant simplement l’électricité et la plomberie à des professionnels. De gros rondins de bois avaient été empilés, gage d’une bonne isolation. Il avait quand même doublé l’intérieur laissant un espace où circulerait l’air, régulateur. La charpente avait été façonnée entièrement par ses mains dans une scierie de la vallée, vers Servoz. Le toit était composé de tavaillons de bois, à l’ancienne, ce qui donnait un cachet particulièrement typique pour un chalet aussi récent. Il avait juste fait une concession à la modernité : de larges ouvertures pour laisser entrer la lumière. Un nid douillet témoin d’années de bonheur partagé, mais pas d’enfants. Peut-être son seul regret, mais elle n’en parlait pas. Tout à leur passion pour la montagne, ils n’avaient pas vu passer les années. 

Ses chaussures font un bruit de glace pillée. Elle marche sur le glacier de Tête Rousse sans même s’être rendue compte qu’elle avait laissé le sentier de pierres. Juste en face, une muraille de presque 800 mètres s’élève devant elle. A son sommet, le refuge du Goûter dont le toit en aluminium brille sous les rayons du soleil qui a déjà commencé sa descente, lui, vers la chaîne des Aravis. 

Malgré cette fatigue, elle se sent bien. Son dernier voyage avec lui , en quelque sorte. Après avoir traversé le glacier, elle gravit les petits rochers qui débouchent sur le versant droit du grand couloir que certains épris de sensationnalisme ont surnommé  le couloir de la mort. Ce n’est pas si faux, puisque c’est le seul  danger réel de l’ascension. Vingt mètres d’un goulet à traverser, avec chutes de pierres incessant, spécialement l’après midi quand le gel ne tient plus les roches. De plus, depuis quelques années s’ajoute un autre facteur aggravant :  la sur-fréquentation. On est en plein après midi, et une foule se presse de chaque coté de la traversée. La trace est si fine qu’on ne peut penser à traverser que chacun son tour. Les montagnards, de chaque coté guettent l’arrivée des pierres et avertissent. Ceux qui sont sur l’autre coté, plus haut dans la cascade de rochers qui mène au refuge lancent également des cris, pouvant apercevoir les pierres bien avant. Elle profite de cet « embouteillage » pour faire une nouvelle pause, inconfortablement  assise sur quelques rochers saillants.

Enfin, c’est son tour. Plusieurs jeunes gens se sont proposé à l’aider à traverser, poliment elle a refusé : elle doit aller au sommet par ses propres forces , sans aide. Depuis quelques heures déjà, elle voit dans les regard des personnes croisées ou de ceux qui la dépasse  plusieurs sentiments. De l’admiration très souvent, aussi un souhait que chacun a envie de réaliser : être en montagne encore à cet âge là. Rare sont les regards de pitié où elle peut lire « qu’est-ce qu’elle vient faire ici, la mamie ! »

La trace, certainement bien gelée le matin, est en fait un chemin de boue où se mélange des éclats de glace et des cailloux. Elle ne traîne pas et atteint l’autre coté alors qu’un déluge de pierres s’abat dans le couloir. Consternation puis soulagement  de part et d’autre du couloir : personne n’était dans le passage, des cris venant d’en haut avaient rendu la prudence aux plus audacieux. Puis c’est à nouveau le calme, comme si après cet accès de colère, la montagne laissait ses admirateurs souffler un peu. 

La pente est bien plus dure ici. On doit utiliser les mains pour attraper les rochers, surtout au début. Chaque année la trace qui traverse le grand couloir change de place et, de ce fait, on arrive jamais vraiment au même endroit sur les rochers qui mènent au refuge. Cette année, la traversée se fait assez bas et l’on doit escalader quelques dalles. Rien à voir cependant avec une belle face de granit. 

C’était un matin bien froid de Juin. Pour la première fois, il l’avait laissée passer en premier pour gravir cette paroi des Flammes de Pierre, ces pics acérés qui bordent les drus. Elle était fière qu’il lui fasse ainsi confiance. Elle avait la responsabilité de l’ascension. Elle fut d’abord surprise de trouver, fiché dans une fissure de la paroi, un morceau de papier. Qui pouvait l’avoir laissé là ? Sûrement des indications sur la voie à suivre, des conseils.

 Elle ouvrit le papier. Les trois premiers vers d’un poème étaient écrits d’une main habille. Elle sourit. C’est la voie des amoureux, pensa-t-elle. Une longueur plus haut, elle trouva un autre morceau de papier, identique au premier. Trois vers supplémentaires continuaient le poème d’amour. Elle en fit part à son compagnon, qui ne dit rien, pas surprit davantage. Encore quelques mètres, puis un nouveau morceau du poème. Sur toute la voie étaient disposés dans des fissures, sous une pierre, ou même cloué à la paroi, des petits bouts de papier formant, au final, un sublime poème. Sur le dernier, elle entrevit le dernier mot, son prénom et la signature,  sa signature. Son cœur était bouleversé. Elle allait se jeter dans ses bras quand elle comprit que, la veille, quand il lui avait parlé de ce rendez-vous important avec son banquier, il était venu faire la voie afin de « l’équiper » à sa manière ! Il pouvait bien lui laisser la place de première de cordée aujourd’hui, lui connaissait par cœur la voie pour l’avoir faite la veille. Elle pesta un instant, puis l’amour l’emporta. Ils s’étreignirent au sommet exigu et faillirent être déséquilibrés par tant d’ardeur.

La montée au refuge du Goûter est interminable. Surtout pour elle aujourd’hui. Des randonneurs, des alpinistes l’encouragent. Sa plus grande motivation est dans sa tête et son cœur, ses souvenirs. Ce refuge, on l’aperçoit d’assez loin, on a l’impression que dans vingt pas on y est, et bien qu’il semble toujours aussi près, on a la conviction qu’on ne l’atteindra jamais. Des cordes fixes ont été disposées aux endroits difficiles, surtout quand le rocher est gelé. Elle s’aide de ses mains au maximum, afin de soulager ses jambes. Ses muscles fonctionnent encore assez bien. Elle est épuisée. On ne dort jamais bien dans un refuge, il y a toujours du bruit, les désagréments de altitude, pourtant elle pense qu’elle va tomber comme une masse une fois son sac à terre. Un dernier effort, la voilà sur la passerelle où des années auparavant elle avait dû le croiser AVANT de le rencontrer. Ils avaient même passé leur première nuit ensemble, du moins dans la même salle !

Il est tard, elle n’a pas prit soin de réserver, mais le gardien la connaît bien, on lui fera une place. Le soleil va disparaître derrière l’horizon en dentelle de la chaîne des Aravis. C’est l’heure de la soupe. Le réfectoire est grand, il est tout de même bondé. On n’imagine pas qu’il y ai tant de place à l’intérieur quand on voit le refuge du dehors. Elle retrouve l’ambiance de courses. Des anecdotes. Des projets voient le jour. Il n’est, ici, question que de montagne. Cela la ressource, recharge ses batteries. L’assiette de pâtes à l’italienne que lui sert Jean Guy est impressionnante. Je ne pourrai jamais tout avaler, dit-elle . Il l’assure que si. Et il a raison. 

Soixante souffles, respirations difficiles, grognements quand ce n’est pas  ronflements, ça n’aide pas à trouver le sommeil. Elle avait pensé que sa fatigue lui serait le meilleur des somnifères, mais rien n’y fait. Même pas compter les chamois.

Elle s’endort quand même, au milieu de la nuit, d’un sommeil sans rêves. Elle ne se réveille qu’à cinq heures. C’est tard, mais peu importe. Elle a décidé de redescendre par l’aiguille du midi et bénéficier du téléphérique (pour une fois). Fin septembre, il fait encore nuit noire à six heures. Elle n’a pas pensé à la frontale. Qu’importe! Dans une heure, il fera jour et elle connaît bien le parcours. La trace est bien faite et on peut la deviner même dans l’obscurité. Elle a chaussé les crampons, gravit les quelques mètres qui débouchent sur l’aiguille du goûter, un replat qui longe le haut du glacier de Bionnassay avant de prendre à gauche les premiers lacets du dôme. On le contourne simplement par la gauche, le sommet n’offrant guère d’intérêt.  Ces premiers mètres de pente à quatre mille mètres sont pénibles. Elle doit s’arrêter plusieurs fois pour reprendre son souffle. Dans sa jeunesse, elle n’a aucun souvenir d’avoir tout gravit sans faire de pause, alors aujourd’hui ! Le beau temps semble se poursuivre, mais des petites brumes en forme de chapeau se développent sur l’arête des bosses : il doit y avoir du vent là-haut pense-t-elle. 

Le jour se lève, elle a mal dormi et cette première montée au dôme lui cause beaucoup de soucis : et si je n’arrivais pas ? Si j’échouais. Obligée de faire demi tour. Je ne peux pas « le » laisser ici. Ce n’est pas le mont blanc. Même au col du dôme. Ce n’est pas possible. Elle trouve encore des forces pour continuer. Concentrée sur l’effort, elle ne s’est pas rendu compte du chemin parcouru et voilà que la trace devient plate, elle redescend même un peu. Elle est en vue du col. A droite, court la trace qui mène à l’aiguille de Bionnassay, à gauche celle qui descend au refuge des grands mulets et sur le glacier du Taconnaz, enfin juste devant, les premières rampes pour arriver à la cabane Vallot, puis l’arête des bosses, fluide, bien découpée, sublime. Par temps de brouillard, c’est un endroit bien difficile, et le risque de se tromper de chemin est courant. Ce matin, pas de brouillard heureusement, mais le vent a nettement forci comme elle l’appréhendait plus tôt. 

Nouvelle pause. Elle s’aperçoit que le gardien lui a glissé, incognito, une belle part de tarte dans son sac. Elle l’embrasserait. Ses provisions sont assez mince pour toute la journée. Elle a beaucoup pioché dedans hier sans penser au lendemain. Elle repense à lui : « garde toujours au moins une journée de vivres d’avance dans ton sac, on ne sait jamais ce qu’il peut arriver en montagne. En rationnant, d’une journée tu peux tenir deux jours, c’est toujours ça de pris« . 

Ils passaient tous leurs étés à parcourir les montagnes. Ici, ou au bout du monde. Leurs métiers leur offraient beaucoup de temps libre. Toujours privilégié leur vie à leur travail. Sans pour autant le bâcler, ils n’avaient jamais toléré à leur vie professionnelle d’empiéter sur leur vie à deux. 

 Lui était nivologue. Une passion qu’il n’exerçait que pendant la saison d’hiver. Chargé d’étudier l’évolution du manteau neigeux, de déclencher les avalanches pour sécuriser les domaines skiables, surtout depuis trente ans où la fréquentation avait connu une expansion  déraisonnée.  

Après avoir eu la vocation d’enseigner, elle s’était laissée guider sur une voie plus artistique lui permettant de rester chez elle, à la montagne, alors que les divers postes d’institutrice proposés étaient bien loin des sommets. Elle travaillait donc à l’élaboration de livres pédagogiques pour les plus petits, où son aisance à manier le crayon doublée d’une touche de poésie avait été salué par tous. 

Jamais ils n’avaient quitté leurs montagnes. Quand ils l’avaient fait, c’était pour en retrouver d’autres, en Europe et sur les tous les continents. Ils ne s’étaient que rarement séparés l’un de l’autre. Les quelques fois où ce fut le cas, ne n’ était que pour mieux se retrouver. Cette fois, pense-t-elle, il est parti et, pour la première fois, il ne reviendra pas.  Difficile de vivre seule quand toute sa vie on a pensé deux. Parviendra-t-elle à (re)trouver ses marques ? 

Il semble si proche ce petit abris de Vallot. C’est un océan à traverser pourtant pour y parvenir. Au XIX° siècle, la montagne n’était parcourue que par quelques Lords anglais épris d’activité physique, de liberté, de grandeur et quelques scientifiques   illuminés. Les habitants des vallées ne se risquaient pas sur les sommets, trop imprégnés de légendes et d’interdits. Certains trouvaient là une manne financière afin d’accompagner ces fous furieux sur les montagnes. Un scientifique avait même tenté de construire un refuge au sommet du mont blanc. Posée sur la neige, la cabane ne tarda pas à s’enfoncer sous la glace en quelques années à peine. Au sommet, il fallait creuser au moins dix ou quinze mètres pour trouver le rocher. On pensa même amener les rails du tramway du mont blanc jusqu’à l’aiguille du goûter ! Vallot, avec un peu plus de bon sens, installa son refuge  sur un éperon rocheux de l’arête des bosses, afin d’étudier la météorologie. Il est encore là, plus de cent ans après sa construction. Mais la belle histoire s’arrête là. On n’a plus le droit de l’utiliser comme refuge, juste comme abri, ce qui n’empêche pas de l’utiliser comme…hangar à poubelles. 

Le vent forcit. Elle doit se courber en plus des efforts consentis pour continuer. Après Vallot, la pente s’élève davantage, presque à pic. L’arête des bosses permet de souffler un peu dans les passages moins pentus, mais le vent redoublant de vigueur ne lui laisse aucun répit. Elle est à bout de forces. Les mètres sont interminables. Elle compte chaque pas. Repense à toutes ces années vécues ensemble. Toutes ces histoires de montagne. Tous ces sommets gravis et partagés. Le vent lui gifle le visage, manquant de la renverser à tout moment. Là, il n’est pas permis de chuter : à droite le versant italien, un gouffre de plus de mille mètres; à gauche le début du glacier des bossons que les touristes connaissent gris et usé, ici il est d’une blancheur aveuglante et impérial. 

Ses pensées se portent uniquement sur les moments doux de son existence. Certains indiens parleraient de transe. Elle se revoit rieuse à ses cotés. Le bonheur de vivre leur passion ajouté à celle de la montagne. Etre en symbiose l’un avec l’autre dans un milieu choisi et aimé. 

Le vent s’ajoute maintenant à la pente pour lui interdire le sommet. Elle poursuit, presque à genoux. Elle n’ose lever le regard pour apercevoir le sommet, si proche. 

Des nuits douillettes dans le chalet encore neuf où les poutres de la charpente craquaient les nuits de gel. Des nuits passées sous une tente déformée par le vent, cinglés par le froid mordant . Des nuits à deux.

Elle manque de rater le sommet, quand elle s’aperçoit que perdue dans ses pensés et ballottée par le vent, la pente s’adoucit et commence même à descendre. Elle croit délirer. Non, le sommet est déjà derrière elle. 

Son sourire, sa joie de vivre. Les cheveux dans le vent au sommet des Jorasses une journée d’été. 

Elle tombe à genoux, épuisée. Un bonheur immense chasse les doutes de son cœur. Elle y est arrivée ! Il aurait été fier d’elle. 

Elle pose son sac. Boit une première gorgée.  Le vent n’a pas faiblit. Elle tire du fond du sac, l’urne funéraire. 

Elle est à bout de forces, a bien du mal à ôter le couvercle. Comme parfois en montagne, mais très rarement sur un sommet, le vent se tait tout à coup. Pas même une légère brise demeure. Pas un souffle d’air. Elle ouvre l’urne. Verse les cendres de toute sa vie dans le trou qu’elle a eu bien du mal à creuser avec le piolet. 

Elle entend, elle croit entendre sa voix. Souriante et chaleureuse, lui murmurant des mots doux à l’oreille, lui promettant que jamais plus elle n’aura froid, jamais plus elle n’aura peur. 

Soudain, il est là. Au sommet du mont blanc. Debout, un piolet à la main, le visage buriné . Il lui sourit. Elle est bien. Plus aucune douleur. Même pas essoufflée. Elle pourrait escalader dix mont blanc. La descente ne sera qu’une formalité. Elle reste encore un peu. Elle a son temps. Tout son temps. 

Demain, il fera beau.

Le Dauphiné Libéré, Lundi 11 septembre 2006. Dernière page, faits divers. Une entre-ligne au bas de la page :

« Un groupe de randonneurs se rendant au mont blanc a retrouvé à son sommet, le corps d’une dame âgée de 92 ans hier après midi vers 17 heures. Le PGHM de Chamonix aussitôt prévenu s’est rendu par hélicoptère sur les lieux afin de redescendre le corps. Le médecin légal dans son rapport mentionne une crise cardiaque suite à un fort épuisement. On aurait également retrouvé une urne funéraire à ses cotés. Reste à savoir pourquoi cette vieille dame se trouvait, seule, à cette altitude ».