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un Livre peut vous changer la Vie

1.  JULIE

Salut! Moi, c’est Julie. Je viens d’avoir seize ans. Tu parles d’un cadeau. J’ai encore mes parents sur le dos comme si j’étais môme. Je dois demander l’autorisation pour tout un tas de trucs et en même temps on me considère comme une adulte responsable que je ne suis pas. Enfin, pas tout à fait. Quand je dis qu’on me considère comme une adulte, entendons nous bien. Lorsqu’il s’agit de tous ces trucs qu’on fait quand on est émancipé, comme par exemple aller en boite, avoir son propre appart’, conduire une voiture, choisir librement ses vêtements, là je ne fais pas partie du club. Par contre, pour tout le reste, je dois me comporter comme une grande personne. Tout le reste? Ben, ce qu’il y a de plus chiant évidemment. Ranger ma chambre, éviter de pousser à fond la stéréo, ne pas mettre les pieds sur le canapé, se tenir correctement lorsqu’il y a des invités à la maison. Bref, avoir seize ans c’est subir tous les défauts de la vie d’adulte tout en n’ayant plus aucun des avantages que procure l’enfance. Chienne de vie!

J’habite dans une maison si vaste qu’on pourrait aisément y loger un car entier d’immigrés roumains ou sénégalais. Peu importe d’ailleurs. Jamais mes parents n’accepteraient.

Bon, je te les présente vite fait.

Mon père, c’est le grand type en costume cravate là bas, assis dans un fauteuil Louis machin et qui en ce moment même écoute religieusement un opéra de Verdi. Si, Verdi. Le mec qui a composé plein de trucs vraiment pas groove si tu peux imaginer. Alors là, dans ces moments là, t’as intérêt à te tenir à carreaux. Quand je dis qu’il écoute religieusement, c’est au pied de la lettre. Et on ne fait pas un bruit dans une église, même pas une petite toux, un raclement de gorge. Si je dois me déplacer j’ai intérêt à marcher sur la pointe des pieds sinon…

Bref, le pater il a une passion, c’est la musique classique. T’as surement dû en entendre au moins une fois dans ta vie. Dans un ascenseur, dans la salle d’attente d’un médecin spécialiste ou encore dans les magasins classe où le plus petit foulard coûte cinq cent euros. Tu sais bien, ces machins ronflants avec plein de musicos en perruque qui jouent du violon. Mais là, c’est pas pareil. D’abord, dixit mon pater : on n’entend pas la musique classique comme n’importe quel morceau de pop ou de soul. On écoute. On s’immerge, on explore, on dissèque. Tu parles d’un plaisir. Si c’est pour être aussi concentré que pendant un devoir de maths, merci bien! Et pour ça, il a besoin de s’installer confortablement face à la stéréo, les yeux fermés. Tout son corps est tendu vers la musique. Ses oreilles sont le seul et unique lien qui le relient avec le monde. Quand je dis le monde, ce n’est évidemment ni maman ni moi, c’est l’installation pro-logic dolby machin bidule cinq point neuf. J’y comprends que dalle. Encore un truc d’initié comme il dit souvent. Oui, c’est son grand truc ça. Quand c’est un tantinet complexe et qu’il ne veut pas se donner la peine d’expliquer (ou qu’il en est incapable),  il prend sa voix de prof de maths et lâche l’imparable « cela ne peut être appréhendé que par un initié ».

Alors voilà. Ce matin, il n’est pas à son bureau, mais dans le salon si vaste qu’on y ferait tenir un cours de tennis sans peine, on pourrait même y ajouter quelques gradins, à écouter pieusement un opéra italien écrit y’a bien quatre cents ans. Les notes emplissent l’espace, rebondissent sur les murs où pendent des tableaux de la même époque, s’insinuent entre les meubles dont la vente d’un seul permettrait de s’offrir une berline allemande comme celle qui dort dans le garage ou encore paierait la bouffe pour nourrir tout un village malien pendant une semaine. La musique résonne dans toute la maison. Quand je pense qu’ils gueulent quand j’écoute du r’n’b à volume moitié moins élevé.

Maman ne travaille pas. Enfin, si. Ah oui, je ne t’ai pas dit : papa travaille au ministère. Ministère de je ne sais plus quoi, mais c’est pas important. Il est ce qu’on appelle un haut fonctionnaire. C’est-à-dire que les ministres passent, les fonctionnaires restent. Dans sa carrière, il a vu passer une bonne dizaine de gugusses qu’on voit à la téloche sourire et annoncer que tout va bien, que la situation est sous contrôle, que les chiffres s’améliorent, que le crise est derrière nous, etc, etc… Bullshit! Rien ne va, oui! Mon père est assez bien placé pour le savoir. Mais on ne parle pas de ça à table. A table, mon père parle de sa haie qu’il bichonne comme un vrai petit toutou, du dernier opéra qu’on donne à Bastille, du livre qu’il a terminé hier soir, d’une expo sur l’art ancien. Mon père est très culture. Ah! Voilà, le nom de son ministère c’est celui de la culture. Comment ai-je pu oublier?

Ma mère c’est davantage l’humanitaire, tendance Kouchner. Donc, secourir, rendre service, aider les démunis, de préférence à l’autre bout de la terre (ça permet de voir du pays) mais surtout que ça se sache, que ça se voie. Alors c’est soirée pour les rapatriés Irakiens (ambiance chaleureuse, cocktails à base de champagne), colloque sur la faim dans l’Afrique subsaharienne en présence de Monsieur le Ministre bien entendu (organisation sans faille, présence de gens du cinéma, de la chanson), symposium sur les inégalités hommes femmes en Afghanistan (belle soirée, grandes tenues et délicieux petits fours).

Quand je lui dis que tout ça n’est que tu tape-à-l’œil elle me répond, sans se défaire, que « ma chérie, c’est bien beau d’aider les nécessiteux, encore faut-il le faire savoir pour que tous les gens se sentent concernés ». Se sentent concernés. Comme elle, sans doute. Car ma mère est concernée, ça, y’a pas de doute. Quand elle feuillette le journal de papa ou qu’elle regarde une chaine d’infos, c’est à la recherche d’une inégalité quelconque de par le monde. Un peuple ignoré, méprisé, spolié et aussi sec elle se renseigne sur ce qu’on pourrait bien faire pour aider ces malheureux. Malheureux est un mot d’elle. Moi je ne pense pas qu’on puisse parler de malheur puisque bien souvent, ils ne savent pas ce qu’est le bonheur et qu’on ne peut être malheureux que si on a connu le bonheur. Ce sont des populations qui se contentent de survivre dans un monde pas fait pour eux. Parce que le monde, en fait, il est fait pour nous, occidentaux pétés de tunes qui nous posons bien trop de questions.

Voila pour le décor. Quant à ma vie. Parlons-en de ma vie. Un bahut privé bien entendu. Mes parents ne sauraient choisir que le meilleur pour leur petite fille chérie. En fait, ils n’imaginent pas que je puisse fréquenter un établissement où se mêlent fils et filles d’employés ou pire, de rmistes. La lutte des classes a de beaux jours devant elle. Mais ne vas pas croire que je sois une rebelle militante et gauchiste au dernier degré. En fait, je m’en fous de tout ce système, je crois bien. Peut-être parce que j’ai la possibilité de voir les choses des deux côtés. La misère du monde me fait déprimer, mais quand je vois ce que l’on fait pour y remédier, j’ai vraiment envie de m’enfuir. Oui, tout plaquer. Car je sais maintenant que tout ça n’est qu’un cercle vicieux sans fin, une spirale plutôt, et à chaque tour, le monde s’enfonce un peu plus. Oui, je sais, c’est pas des pensées de jeune fille comme dirait ma grand-mère.

Elle est très vieille France, ma grand-mère Elisabeth. En réalité, je m’appelle Juliette Marie Elisabeth. Ca refroidit, hein? Explication : les prénoms de mes deux grands-mères et puis la vierge Marie, quoi! On est très catho si tu ne l’as pas encore compris. Donc, ma grand-mère Elisabeth me fait toujours remarquer que la politique c’est un truc de grandes personnes.

Elle pourrait être plus franche et dire que c’est un truc d’hommes. Parce que le féminisme, ma grand-mère, elle ne sait pas ce que c’est. Elle a passé sa vie à servir son époux comme elle dit. Etre polie, savoir s’effacer devant son père, son mari, bien tenir une maison (je traduis : diriger une armada de domestiques) et toujours être élégante. Ah! Ma grand-mère maternelle c’est tout un roman, un roman écrit à l’imparfait du subjonctif tant qu’on y est.

En revanche, Juliette c’est tout le contraire. On se demande comment ses fils ont pu devenir ce qu’ils sont. Les mystères de l’éducation sans doute.

Mes oncles, tout comme mon père, occupent tous des positions sociales enviées. D’aucuns diront qu’ils ont réussi, d’autres qu’ils ont su saisir leur chance et ceux qui restent mettront en avant un acharnement au travail pour expliquer leur parcours. Leur mère est fière de ses fils, même si elle constate que ce qu’ils ont gagné en reconnaissance publique ils l’ont perdu en chaleur humaine.

Côté chaleur humaine, elle s’y connait la Juliette. Quarante ans qu’elle vote Laguiller, qu’elle milite pour les sans abris et les expulsions arbitraires. Bref, elle fait la même chose que maman sauf qu’elle le fait pour des gens qu’elle connait et sans publicité. C’est la seule personne adulte qui s’intéresse autant sinon davantage aux matières artistiques de mon carnet de notes qu’aux éternels Mathématiques et Français. Je l’aime bien grand-mère Juliette et c’est surement pour ça que j’ai choisi le diminutif de son prénom au quotidien.

Ca va certainement lui faire de la peine mon suicide.

Comment peut-on penser à la mort quand on a seize ans? Hé bien pour toutes les bonnes raisons que je viens de donner, patate!

Si ce n’est pas assez, ajoutez que côté garçons, c’est pas la joie, que je ne sais pas quoi faire de ma vie et que mon groupe de rap préféré vient de se séparer. Quand j’imagine ma vie dans dix ans, j’ai la gerbe. Tout a été fait, essayé, tenté, rêvé. Oh, je ne m’inquiète pas pour mon avenir professionnel. Après cette boite à bac, ce sera les grandes écoles, judicieusement pistonnée par mon père pour décrocher le bon stage, rencontrer les bonnes personnes (je les connais déjà, elles me faisaient sauter sur leurs genoux quand j’étais môme). Si malgré toute cette bonne volonté, il m’arrivait d’échouer, il y aura toujours un gentil petit mari diplomate ou député avec qui je passerai une vie à le servir et à tenir une maison bourgeoise comme dirait grand-mère Elisabeth. Beurk.

Non, décidément je ne vois pas d’issue.

Partir au bout du monde, apporter la bonne parole et vacciner les bébés à tour de bras? Désolé, mais j’ai pas les épaules. J’aime trop mon petit confort même si je crache dessus. En fait, je manque de courage. La plupart des gens pensent qu’il faut une bonne dose de cran pour mettre fin à ses jours. Archi faux. Le suicide, c’est comme la drogue en plus radical. C’est fuir. Ne pas affronter la vie. Baisser les bras et tout le reste aussi, à commencer par la tête. Quand on regarde ses pieds lorsqu’on marche, c’est mauvais signe.

Je marche donc le nez baissé, le regard rivé sur les pavés luisants. Je descends les longues marches du métro sans relever la tête. Me voici sur le quai Voltaire à attendre une rame.

Autour de moi des gens sûrement aussi paumés que moi. Mes parents, et plus généralement ma famille, ne les voient pas. Ils ne partagent pas le même monde même s’ils vivent sur la même planète, dans le même pays, dans la même ville mais tout de même pas dans le même quartier, faut pas charrier! Ils respirent le même air, pas les mêmes odeurs. Mais la cité est grande. Il y a suffisamment de  place pour que les gens ne se rencontrent pas. Enfin, pas vraiment. Ils se croisent juste et les quelques mètres qui les séparent fugitivement ne sont que la partie visible de l’immense gouffre qui les oppose. Nous vivons à côté des autres, pas AVEC les autres. 

Toutes ces cloisons qu’on érige alors que les frontières nationales disparaissent, ça me fout un bon coup de blues. Qui a décidé qu’un tel serait moins important aux yeux des autres tout simplement parce qu’il était différent? Pourquoi y a-t-il des pauvres et des riches? Pourquoi toujours entrer en conflit lorsqu’on vit en communauté?

L’homme serait-il incapable d’une vie sociale, lui qui n’aime qu’à s’agglutiner sans cesse.

Le parisien râle derrière son volant, bloqué dans une circulation au point mort; il peste devant la foule qui s’engouffre dans les centres commerciaux du samedi après-midi; resquille quelques places dans la file d’attente au cinéma. Et dès qu’il a deux jours de libre, au moindre congé, il fonce s’engorger sur les autoroutes pour ensuite se tartiner de crème solaire sur une plage bondée ou bien attendre aux remontées mécaniques dans une bousculade pire qu’aux heures de pointe.

Je me pose certainement beaucoup trop de questions, mais si je ne me les pose pas maintenant, jamais je ne le ferai. La plupart du temps je n’ai pas les réponses et lorsque je commence à en entrevoir le nez de la plus petite, ça me fout le bourdon. A quoi bon continuer ainsi? Lorsque la branche est pourrie, il faut la couper, n‘est-ce pas?

Là, je suis assise sur une banquette de faux cuir dans une rame quasi déserte, ce matériau qui fait transpirer au cœur de l’été et vous glace les fesses l’hiver venu. Je me demande bien si l’ingénieur qui a décidé de recouvrir les sièges du métro y pose souvent son cul. Surement pas. Lui, son intérêt c’est de savoir si les sièges d’Air France sont suffisamment confortables pour y rester assis les huit heures qui l’emmènent aux Antilles passer un large weekend avec sa femme et ses enfants. Non, mieux : avec sa maitresse bien entendu. Il aura évoqué une réunion de travail qui se prolonge ou un séminaire sur les nouveaux matériaux verts, recyclables cent pour cent pour un développement durable.

Développement très durable de sa petite vie de merde, oui! Tu vois, je ne peux pas m’empêcher de voir le mal partout.

La rame est presque déserte, normal en milieu d’après midi. Juste un mec affalé dans un coin, ses dreadlocks pendent comme un rideau de douche lui donnant un air de lion fatigué (ce qui est, en passant, un phénoménal pléonasme) et un petit vieux dont le costume a du être taillé avant la guerre (celle de quatorze naturellement) et qui  n’a certainement pas eu les honneurs du pressing depuis.

Un chômeur et un retraité, peut-être tous deux sdf. La France qui travaille, celle qui avance, ne traine pas ses guêtres dans une rame de métro au milieu de l’après midi en pleine semaine.

Non, les gens respectables sont au turf, pour enrichir le pays mais surement pas leur compte en banque, juste de quoi payer le loyer, les traites de la Mégane ou les études du petit dernier.

Pauvre France. Pauvre pays. T’es mal barré toi aussi. Et une nation ne peut pas se suicider, elle. Encore que. Ca s’est déjà vu, non? Et c’était pas beau à voir.

Je tourne la tête en levant légèrement le front et c’est à ce moment là que je l’aperçois.

2.   LE LIVRE

Posé sur la banquette en face de moi, un rectangle juste assez épais pour déformer la poche d’un trench-coat tout neuf, un peu usé aux encoignures, gisant comme un cadavre qui attend qu’on lui porte secours. Un livre.

Je me penche et tend le bras, ma main droite attrape le volume abandonné, oublié. La couverture, suffisamment épaisse pour ne pas être écornée, semble faite d’un cuir souple, agréable au toucher. On a envie de passer ses doigts dessus juste pour le plaisir de ressentir un réconfort traverser la pulpe des doigts, parcourir les nerfs jusqu’au cerveau et libérer quelques molécules de délice. Il a la couleur d’un grand vin de Bordeaux, vieilli convenablement ou même encore la robe d’un Cognac que de vieux Lords anglais aiment à faire danser dans leur verre ballon d’un geste précis, inné, naturel, devant leurs yeux connaisseurs. Je tourne et retourne le bouquin sans l’ouvrir, examinant son aspect, tournant autour comme l’acheteur d’une voiture aborde la grosse berline de ses rêves. Ce manuscrit m’intrigue déjà. Ce n’est pas un vulgaire livre de poche, jeté après consommation, une de ces romances qu’on lit juste pour passer le temps ou un bon (ou mauvais) polar qu’on quitte dès le nom du suspect révélé. Ce livre porte une histoire en lui, j’en suis certaine. Qui a pu le lire et surtout l’abandonner sur cette immonde banquette? Peut-être est-ce un livre perdu, comme ces chiens qu’on retrouve le regard apeuré et la queue basse sur une aire d’autoroute début Juillet.

On cherche un truc quelconque dans le fouillis de son sac et on oublie l’essentiel, c’est-à-dire le compagnon qui vous aide à tenir le coup. En fait, j’en parle comme si j’étais une dévoreuse de pages, une passionnée de littérature, dévouée aux mots de la langue française. Tu parles! Les rares romans que j’ai parcouru d’un œil distrait m’étaient imposés par des profs de français taciturnes. Les descriptions qui s’étalent sur vingt pages, très peu pour moi. Les dissections de l’âme humaine sur tout un chapitre, à dégager. L’explication du mal être du héros tout au long de phrases alambiquées, dans un style vieille France agrémenté de métaphores en tous genres aux entournures, ça me fait… Je préfère ne pas être grossière, ça me changera.

Là, c’est différent.

Personne ne m’a obligé à quoi que ce soit avec ce bouquin. Je pense plutôt à une rencontre. Oui, c’est ça. J’ai rencontré un livre comme je pourrais dire j’ai rencontré un garçon et on a passé l’après midi à discuter dans un café. Sauf que là, si jamais je plonge dans ces pages, ce sera un long monologue entre lui et moi.

Je considère le livre sous toutes ses coutures, le retourne une nouvelle fois. Aucun mot n’est inscrit, ni sur la couverture ni sur la tranche. J’hésite à l’ouvrir, comme si j’allais ouvrir une boite de Pandore. Je sais que si je le fais, je ne pourrai plus le refermer. Un pressentiment? Une crainte?   Appelle ça comme tu veux mais l’impression qu’il me donne est étrange. Comment peut-on redouter d’ouvrir un livre? Qu’y a-t-il de dangereux entre les pages? Juste des mots. Pas de quoi avoir peur. Vingt six lettres et quelques signes de ponctuation, c’est tout. Basta. Passe ton chemin.

Et pourtant. Il est des mots qui sont plus percutants qu’un vrai coup de boule, des phrases qui font mal comme un passage à tabac, certains propos peuvent vous couper mieux que la lame bien effilée d’un couteau, provoquant une blessure qui ne cicatrise pas. Nous avons remplacé le gourdin de l’homme préhistorique par le langage, arme bien plus redoutable car, dissimulé sous un verni de sociabilité, les mots cachent leur véritable nature : ce sont des tueurs. Mal employés, ils peuvent détruire une vie. C’est par des mots qu’on annonce au coupable le verdict impitoyable qui l’envoie à l’ombre le reste de sa vie, ce sont des mots imprimés sur une lettre reçue en recommandé qui notifie le licenciement de l’employé modèle, vingt ans de boite, pas un jour d’absence, toujours à l’heure et puis… merci, vous ne faites plus partie du personnel. Des mots, encore des mots qui, jetés comme des couteaux déchirent les amants. Toujours des mots qui, exprimés doucement au téléphone et arrosés de larmes vous annoncent la mort d’un proche, ou bien prononcés avec désolation, révèlent que le Père Noël n’est qu’un mythe. 

Je tripote ce volume, incertaine de savoir quoi en faire. Le reposer là, immédiatement, ou bien me décider à l’ouvrir comme on pousse la porte d’une pièce assombrie par des volets tirés dont on ne distingue pas le moindre détail de l’ameublement, rien de précis dans la décoration. Puis, la rétine s’habituant progressivement à l’obscurité, les éléments nous sont révélés, un à un, sous des angles différents.

Mon pouce gauche tire la couverture, laissant les pages s’épanouir. C’est étrange. Pas de titre sur la couverture rigide passe encore, mais là, juste une page blanche, à la façon des pavillons de Floride équipée d’une moustiquaire derrière la porte d’entrée, parfois devant, d’accord on ne va chipoter. Et pas un nom, pas un titre, rien. D’habitude tu te farcis quantité d’informations. En tête, l’éditeur, fier de sa découverte, comme pouvait l’être le chercheur d’or dans le Klondike du XIX° siècle, brandissant ses pépites sur la place du village devant des regards envieux. Bon, à ce petit jeu, certains se sont retrouvés un couteau dans le dos ou transpercés par d’autres matières plus ou moins tranchantes. Puis le nom de l’auteur, c’est un minimum. Au pire, il y a la mention Anonyme ou Collectif. Il y a l’année de parution, repère intéressant, et puis des préfaces, des exergues, des dédicaces…

Là, rien. Une page blanche et hop, le texte débute sans chichis. Intriguée, je ne peux pas résister et je dévore un chapitre, assise sur cette saloperie de banquette, si bien que je loupe ma correspondance. Et puis après? Ce sont les gens actifs, les gens pressés qui sont gênés par l’errance, moi ça ne me dérange pas. Quelques minutes de plus ou de moins dans cette vie que je suis résolue à quitter de toute manière. J’ai même ma petite idée de la façon dont je vais m’y prendre.

Quand on décide de mourir, il n’y a rien à gagner à être original. L’efficacité avant tout.

Les tentatives de suicide les plus alambiquées, les plus complexes, ne sont que des tentatives justement. Un appel au secours, une demande d’aide plus qu’un trait définitif. Oui, c’est ça. Le vrai suicide est un point, final fatalement. Les tentatives ne sont que des points de suspension.

Donc, à moins d’être un laborantin expérimenté, ne pas faire confiance à la pharmacopée. Elle est bien moins efficace que ce que le commun des mortels (j’aime bien cette expression) pense. Le corps a des ressources insoupçonnées, une capacité à réagir aux pires poisons. Dans le pire des cas, on finit bancal, rongé physiquement ou moralement, mais rarement mort.

Ensuite tous les délires mis en œuvre par ceux qui ne veulent pas vraiment en finir, juste envoyer un message, un appel, ça ne vaut rien. La noyade, un grand classique. Sauf que là encore, le corps est plus résistant qu’on ne veut bien le croire. A moins d’être méthodique comme un allumeur de réverbère, peu de chances de gagner à tous les coups, sauf de sauter d’un bateau en pleine tempête.

Même constatation pour l’ouverture des veines, plus poétique mais guère plus efficace. Qui me dit que je ne vais pas m’évanouir l’artère à peine entaillée?

Les armes à feu? Quoiqu’en dise une certaine presse, ça ne court pas les rues et pour s’en procurer, bonjour la galère. Reste encore à savoir s’en servir correctement. Combien de candidats au suicide inculpés pour s’être involontairement trompé de cible?

Passer sous un train, traverser l’autoroute? Oui, ça se discute. On s’expose à cette stupide loi qui veut que quoiqu’on fasse de plein gré, rien ne fonctionne alors qu’il suffit de ne pas y songer pour que ça marche. Combien de cascades incroyables réussies du premier coup involontairement? Combien d’accidents évités au millimètre grâce à une chance de cocu? Tous ces petits miracles quotidiens qui ne tiennent qu’au fait que le cerveau n’y songeait pas une seconde. Essayez de refaire l’exploit une seconde fois et c’est systématiquement l’échec. Confier sa vie, enfin sa mort, au hasard, du moins y convoquer une grande part d’incertitude et il y a des risques d’en réchapper. Je ne veux pas jouer deux fois la même pièce.

Rester simple. Et là, il n’y a plus qu’une seule solution. Faire confiance à la gravité terrestre, elle ne déçoit jamais. Trouver un bon point de départ reste le plus difficile.

Un pont? Comme son nom le signale, il enjambe bien souvent un cours d’eau et on se retrouve illico dans la catégorie aléatoire des noyés.

Une tour? Eiffel, Montparnasse, la défense? Là encore, on a tout fait pour décourager les plus motivés. Rambardes, grilles, garde-fou (alors qu’il faut au contraire faire preuve d’une grande lucidité pour mettre fin à ses jours) empêchent le chaland de s’envoyer en l’air mieux que le plus virulent des sermons.

Une montagne? Je ne suis pas un as en géographie, mais autour de Paris, ce n’est pas l’Himalaya.

Se jeter du balcon? Pas assez haut.

Non, je ne vois qu’une seule solution. Géniale. Imparable. Définitive.

Elle menait sa vie comme on pousse un caddie. Elle n’avait plus goût à rien. Désabusée d’une existence qui n’avait que trop longtemps duré. Qu’y avait-il à attendre du destin? 

Cette chienne de vie valait-elle vraiment la peine d’être vécue?

Les premières lignes semblaient parler de moi.

Les premières pages semblaient me parler à moi.

Le premier chapitre avait été écrit pour moi.

Je n’en revenais pas.

Au lieu d’errer sans but dans la ville, je rentrai et m’enfermai dans ma chambre. J’avais terminé le livre avant que mes parents ne rentrent.

3. LA RéVéLATION

Là, je suis étalée sur mon lit. J’adore ça. Quand maman me voit dans cet état de paresse, elle pose toujours une question à la con. Tu n’as pas de devoirs à faire? Tu pourrais m’aider au moins à préparer le repas. Et patati et patata.

Le bouquin est posé sur mon bureau, largement encombré d’ailleurs. Il faudrait que je me bouge un peu pour ranger cette foutue chambre, là-dessus, elle n’a pas tout à fait tort la mother.

Ce qui est étonnant c’est que je ne tiens jamais compte de ses recommandations à elle, et là, après voir dévoré ces pages, je suis prête à y mettre de l’ordre.

Un livre peut-il avoir cette influence?

Celui-ci en tout cas est tout bonnement génial. On dit que les chef d’œuvres ont ceci de remarquable qu’ils s’adressent à tous et à chacun en particulier, nous tirant vers le haut, révélant ce qu’il y a de meilleur en nous.

Je regrette d’un coup de n’avoir pas lu plus tôt. Si ça se trouve, ce bouquin est archi connu, écrit par un auteur célèbre. Faudrait que je demande à ma prof de français. Oui, il faudrait, mais elle est vraiment trop conne. Pas la peine de chercher des informations sur internet, j’ai pas un seul indice. Peut-être en tapant quelques phrases?

Google me donne exactement onze mille six cent quarante huit réponses. Qu’est-ce que j’en ai à foutre de cette liste. Il me faudrait tout un mois pour en consulter sa totalité! De toute manière, il n’y a rien. Juste un foutoir indescriptible, basé sur les mots clés que le moteur de recherche a cru déceler.

Ca me fait penser à un copain, enfin un camarade de classe, Lucien, qui nous avait passé une traduction informatique d’un de ces mode d’emploi d’appareil électronique; un minuteur, je sais plus, enfin un truc qui demande de paramétrer une quantité folle de données. Une machine avait retranscrit le texte d’origine (du Japonais ou du Chinois) en français et ça donnait des incohérences et des tournures bizarres. Ca nous avait bien fait rire. Mais là, je me rends compte que toute la société est ainsi faite : l’humain a abdiqué devant la machine.

Ce sont les portables qui ont obligé le langage Sms. Toutes ces abréviations, ces sigles nous sont dictés par la technologie. Nous ne sommes plus que des pions, des numéros qui doivent rentrer dans des formulaires pré établis. Et malheur à celui qui ne correspond pas aux cases prévues.

Je pense à tout ça, affalée sur mon lit. Et à ce que je viens de lire. Comment est-il possible que ce texte me colle autant à la peau? J’ai eu l’impression de lire ce qu’il y avait dans ma tête. Mes pensées, mes doutes, mes espoirs. Toute la confusion de pensées et le gribouillis  d’idées qui emplissent mon cerveau se trouvent imprimés dans ce bouquin, clair et limpide, agencé et ordonné. Une vraie chambre de jeune fille bien comme il faut, pas comme la mienne, tiens.

Et puis, la fille du roman relève la tête, se bat en quelque sorte, mais sans armes. Elle se rend compte qu’elle ne voyait le monde qu’au travers de son milieu, sa petite vie étriquée. Seulement le monde peut être magnifique, il suffit de changer d’angle de vision.

Je commence à m’attaquer au rangement de mon capharnaüm légendaire.

Encore toute chamboulée, je grignote au repas du soir. Maman me demande si je vais bien, si je n’ai pas mes…

Là, j’éclate. Pourquoi ne dit-elle pas franchement les mots? Mes… ça porte un nom maman! Il n’y a rien de choquant là dedans! Tu peux le dire. Mes règles, mes menstruations, mes épanchements… Là-dessus, papa intervient, outré.

Nous sommes à table, Julie!

Alors je rétorque que ce n’est pas plus sale que de parler de finance ou de politique. Il se lève et m’ordonne d’aller dans ma chambre. Ca tombe bien, je ne voulais pas de dessert.

Je rumine ça toute la soirée. Leur conformisme petit bourgeois, je ne peux plus le supporter. Je dois me casser. Mais je faisais fausse route avant d’avoir lu ce livre. Là, j’ai compris que ce n’était pas moi qui était en faute. Le monde tourne mal et je ne m’y sens pas à ma place. Mais il y en a d’autres, encore moins privilégiés que moi. Je dois les aider.

Seulement, c’est encore écrit dans le livre, je ne saurai être d’un quelconque secours à ceux qui vont mal si je vais mal moi-même. Je dois me reconstruire, comme le fait l’héroïne du roman. Retrouver un équilibre pour faire face à l’adversité. Etre plus solide pour aider les autres. Devenir forte afin qu’ils puissent s’appuyer sur moi.

J’ai fait plein de rêves cette nuit. Enfin, je n’ai rien maitrisé du tout, les images sont venues d’elles même. Le terme anglais est plus approprié : j’ai EU un rêve. Mais en même temps, ces images, ce scénario, c’est bien mon cerveau, du moins une partie qu’on appelle comme on veut (subconscient, inconscient, surmoi…), qui les ont façonnés.

Ce matin, j’ai décidé de changer.

 

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