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Une vie

- Une vie -

Premier cri.

Première larme.

Premier mot.

Première peur.

Premier baiser.

Première fois.

Premier diplôme.

Premier boulot.

Premier succès.

Première rencontre.

Première voiture.

Premier je t’aime.

Premier voyage.

Premier enfant.

Premier divorce.

Premier million.

Premier cheveu blanc.

Premier échec.

Premier deuil.

Premier bilan.

Dernier souffle.

- Deux destins -

Un soir d’été en ville.

Les larges trottoirs bordant le boulevard sont presque déserts. Le soleil a tiré sa révérence derrière les hautes tours barrant l’horizon. Les vitrines des magasins ont remplacé la clarté astrale, illuminant le pavé. Quelques rares passants remontent la grande allée, chacun, chacune imprimant à ses pas son propre style. Là, une grande dame courbée par de trop longues enjambées, le regard fixé sur l’asphalte, ici un groupe d’adolescents trainant leurs baskets, laissant s’échapper quelques exclamations, borborygmes d’un langage imperméable. Un couple tendrement enlacé flâne en jetant de brefs coups d’œil aux vitrines, une vieille dame promène un chien qui a plutôt l’air d’être le maître, encore quelques passants, anonymes, sans réel intérêt à moins de se pencher sur leur quotidien. On serait presque étonné d’y trouver quelque passion. Cette femme pressée n’est-elle pas sur le point de mettre au point un nouveau vaccin? Dans la rue, elle continue à méditer sur ses recherches, n’apercevant rien autour d’elle, concentrée sur ses travaux, les expériences en cours, les hypothèses à démontrer. Parmi les quatre jeunes gens écervelés se cache un futur ailier droit de l’équipe de rugby de la capitale, un prochain ministre des finances, un photographe de grand renom et un simple boulanger, mais il est des activités humbles qui valent tous les honneurs auxquelles elles n’ont pas droit. Ce couple, si amoureux ce soir, se déchirera dans quelques mois, penseront leurs vies perdues à jamais, puis rencontreront à nouveau l’amour avec plus ou moins de succès. Ils auront des enfants, demi-frères, demi-sœurs, bardée de cousins. Ils tisseront des amitiés choisies parmi leurs voisinage, leurs collègues de travail, puis des rencontres purement hasardeuses. Ils divorceront, changeront de métier, déménageront plusieurs fois, partiront en vacances à l’autre bout de la planète ou simplement chez une vague tante en Normandie, ils paieront des traites, râleront devant leur feuille d’imposition, se tourmenteront sur le présent et l’avenir de leurs propres enfants. Il y aura des jours de joie et des nuits d’interminable tristesse comme il existe des jours de franc soleil et des journées pluvieuses à en mourir. Justement, un jour on les mettra sous terre avec beaucoup de larmes et quelques parapluies ouverts sous un fin crachin. Toute une vie. Comme des milliers de vies. Rien d’extraordinaire en somme. Mais passionnante car aucun destin ne ressemble à son voisin. Chacun trace sa propre route, parsemée de surprises, de hasards et de coïncidences. Ils avancent tous, charriant leurs espoirs et leurs désirs, leurs peurs et leurs angoisses, leurs joies et leurs peines. Cette vieille dame par exemple, qui se laisse emporter par les soixante kilos de muscles de son labrador, qui pourrait penser qu’elle fut un célèbre modèle jadis? Elle faisait la une des plus prestigieux magazines de mode, dinait tous les soirs entourée du gratin parisien, comédiens jeunes premiers, loups de la politique, sportifs de haut niveau et grands patrons. Elle défilait sur les podiums du monde entier, toujours entre deux avions, jamais une minute à elle. Lorsque le molosse cesse de tirer sur la laisse, on remarque aisément l’aisance de sa démarche, son port de tête, la parfaite symétrie de ses épaules, son maintien exceptionnel. Nul doute que cette vieille dame fut une Grande Dame. Belle. Inaccessible. A tel point qu’aucun homme n’a su, n’a osé la garder. Et elle se retrouve seule au crépuscule de sa vie, condamnée à être trainé par un cerbère fougueux mais affectueux.

Des vies qui s’entrecroisent sur cette bande de trottoir parisien, un soir d’été un peu frais. Des milliers de paires de jambes arpentant les rues. Où vont-elles? Où vont-ils?

Celui-ci ne va nulle part, apparemment. Il traine d’un bas-côté à l’autre, semblant chercher il ne sait quoi.

Son allure n’est pas celle d’un clochard, pourtant ses manières font penser à un de ces nombreux Sdf qui errent sans but dans la ville avant de s’effondrer lourdement sur un banc, sous un porche, au pied d’un arbre.

Il y a différentes façons de marcher dans la rue. Certains pressent le pas vers un important rendez-vous, espérant combler un retard qui s’accumule depuis le matin ou simplement impatients de rentrer chez eux. Cette allure forcée, tout comme la flânerie, révèle beaucoup sur la personne. Les pas sont espacés, parfois le pied carrément lancé comme pour shooter dans un ballon. Le déhanchement provoqué par ce rythme peu naturel varie beaucoup d’une personne à l’autre. Il y a des dos courbés comme si un vent violent les empêchaient d’avancer, la tête pliée, le regard fixé sur le bout des chaussures. Quelquefois le maintient est impeccable, digne d’un sportif ou d’une danseuse, la colonne vertébrale bien droite, le regard posé sur l’horizon, la démarche souple, les pieds bien parallèles. Il y a des pieds en canard, ou encore rentrés, des genoux semblant se déboiter à chaque pas, des cuisses contractées, des chevilles tourmentées. L’importance des bras n’est pas à négliger. Si beaucoup accompagnent le mouvement des jambes par une sorte de balancier, certains les gardent pressés sur un porte document ou bien tout près du corps, les mains enfoncées dans les poches. Enfin, l’oscillation des épaules est primordiale. Toutes ces caractéristiques de la marche rapide se retrouvent à des degrés différents lorsqu’on se promène, à cette exception près, que dans ce cas, l’aspect primordial est le regard. Marcher vite en ville oblige à une concentration minimum, les yeux ne peuvent s’abandonner comme ils le veulent. Baguenauder permet l’observation. On musarde autant avec les yeux qu’avec ses pieds. La façon de poser son regard a tout autant de singularité et d’importance que les objets sur lesquels se fixe notre attention.

Cet homme qui erre sans but, observons-le.

Sa démarche n’est pas celle d’un laissé pour compte. Son pas est lent, certes, mais nullement affaibli comme peut l’être celui d’une personne qui sait très bien que ses pas ne le porteront nulle part, juste quelques mètres plus avant dans l’inconsistance d’une vie gâchée, ruinée.

Lui avance doucement, pas mollement. Son pas, ralenti, n’en est pas moins ferme. On devine l’homme sûr, aimant prendre les décisions rapidement, maitrisant sa vie. Il parait simplement terrassé d’une hésitation qui  englue tous ses membres, embrume son esprit si prompt à réagir d’habitude.

Il longe un trottoir, puis, comme si une mouche l’avait soudainement piqué, il traverse la rue pour repartir en face, dans l’autre sens.

Il a relevé le col de son manteau. Pas un simple duffle-coat fatigué, non, un pardessus fait de la meilleure étoffe, encore en état, juste un peu sali aux encoignures. L’homme semble errer ainsi depuis quelques jours. Une semaine tout au plus. Il n’a pas les repères dont bénéficient les clochards patentés. Il se trouve en fait dans cet espace un peu flou qui l’exclue du flot humain qui avance dans leur vie bien remplie où rien n’est laissé au hasard, du moins pas ce vagabondage incertain de celui qui hésite sur le pavé. Mais il ne fait pas partie, pas encore, du résidu dont la société en perpétuel mouvement a rejeté sur le côté comme un fleuve en crue laisse ses reliefs lorsqu’il regagne son lit. Il vagabonde, perdu dans la grande ville, cherchant un chemin dans ses pensées plutôt qu’une route à suivre. Il imprime donc des aller-retour, des cercles de plus en plus grands, pour revenir toujours au même point.

Son regard est éteint. Ou plutôt, il regarde à l’intérieur de lui-même, cherchant une réponse imprécise à une question mal formulée, une clé n’ouvrant aucune porte.

Bref, c’est un homme perdu, comme il en existe des milliers dans cette mégapole aujourd’hui. Ces hommes qui ne sont plus que des ombres furtives, transparentes.

Ses épaules ne sont pas voûtées. Pas encore. Mais il a perdu sa prestance qui le faisait craindre et imposait le respect d’emblée où qu’il soit. Qu’il entre quelque part, un restaurant, un hall de conférence, un bureau administratif, une salle de réunion, tout le monde posait un regard bienveillant sur lui, déjà prêt à lui rendre service, à suivre ses directives. Il était un chef, un meneur. Il n’est plus qu’un atome libre, tel un chien abandonné qui espère encore un foyer et une écuelle.

Ses gestes sont encore enveloppés de dignité. Ca ne durera pas. La chute est rapide, la descente infernale, comme dans un puits sans fond. Il passe la main gauche dans ses cheveux toujours soyeux d’un geste entendu, comme s’il avait pris une importante décision. Mais rien. Il ralentit encore son pas, en proie à la plus grande incertitude qu’il n’ait jamais connue. Les événements récents l’ont déstabilisé, il a perdu ses repères, doit en forger de nouveaux, baliser une route incertaine. Et cela prendra du temps. Il doit changer de vie. Il ne le sait pas encore et ça le mine.

Il s’est arrêté, la tête penchée en avant, son torse se soulevant à peine sous une respiration réduite au minimum vital, comme si l’air était devenu précieux, rare, comme s’il se sentait un voleur en inspirant trop fort, comme s’il n’avait plus droit à sa part d’oxygène.

Il fait demi tour, l’aspect toujours aussi misérable, n’accélérant en rien son train de sénateur, cherchant des yeux on ne sait quoi, expirant longuement dans un soupir, espérant se vider de cette poix qui l’englue depuis trop longtemps, l’empêchant d’avancer. Il fait quelques pas sur le large trottoir, s’arrête devant une benne mal refermée, débordant de détritus, la gueule vomissant les excès d’une consommation outrancière, enveloppée proprement dans des sacs plastiques bien résistants et d’un noir brillant. Les ordures des riches, dont il faisait partie il n’y a pas si longtemps, luxueusement emballée dans ses sacs poubelles qu’il ne connait même pas, puisque c’était la femme de ménage qui descendait les déchets de sa vie de nanti chaque soir.

Il reste quelques minutes devant la benne.

Il repense à l’une de ses formules toutes faites, du temps de sa splendeur.

- Il y a deux sortes de créatures vivantes sur la planète. Celles qui passent toute leur vie, chaque jour, à trouver de la nourriture, et puis les autres pour qui la pitance quotidienne tombe directement dans l’assiette. Celles-ci sont des parasites, et nous en faisons tous partie, nous l’humanité, au même titre que nos chiens, nos vaches et nos chèvres, pareils aux pucerons et aux poux. 

Oui, c’est ça. Il y a dix mille ans, l’homme a commencé à partager le travail. Une majorité, devenue depuis moins d’un siècle une minorité de plus en plus réduite s’est occupée à nourrir la planète, accessoirement les animaux qui l’alimentaient. Lorsqu’on délègue une tâche, quelle qu’elle soit, on perd un peu de liberté. A ses yeux, l’homme est devenu esclave de son confort et lui était peut-être le plus enchaîné de tous. Perdre le confort c’est donc retrouver la liberté.

Une première décision prend forme dans son esprit enfiévré. D’un coup d’ongle, il déchire un sac qui dégorge aussitôt des pots de yaourts vidés, des peaux de bananes, un journal froissé et des feuilles de salade devenues noires. Il griffe un second sac, éparpillant une demi baguette trempée dans un pot de crème de jour à moitié entamée au milieu de gobelets en plastique et d’une dizaine d’oranges. Le tri sélectif n’est visiblement pas encore entré dans les mœurs des bourgeois qui ne s’intéressent à l’écologie que lors des discussions dans les grands diners et les prises de position publiques.

Faites ce que je dis, ne dites pas ce que je fais.

Il renifle les oranges. Un parfum agréable de fruits gorgés de soleil parvient à ses muqueuses nasales. Il épluche maladroitement deux d’entre elles et aspire le jus acidulé. Il fourre le reste dans sa poche.

Qui peut prévoir le destin d’un homme?

Par quels méandres, par quels chemins tortueux traverse-t-il l’existence? Quelle est sa route? Sait-on jamais de quoi demain sera fait? Quelle est la part de chance, la place du hasard dans notre destinée? Faut-il y voir une quelconque volonté divine, la main de Dieu? Ou bien n’est-on simplement pas tous à la fois acteurs et spectateurs de notre vie? Nous agissons sur notre histoire en modifiant celle des autres. Les rencontres ne sont que les carrefours qui parsèment notre parcours, nos décisions souvent influencées par notre environnement.

Si la majorité suit un mouvement commun comme les milliers de gouttes d’eau sont emportées malgré elles par le large fleuve, il est des destins singuliers, des vies extraordinaires, portés par des individus hors norme, ou simplement de humbles citoyens qui n’ont pas pu ou pas voulu suivre un trajet tracé d’avance pour eux.

Cet homme qui, pour la première fois de sa vie, remue le contenu d’une benne à ordures d’un quartier chic, est de cette trempe. Il a suivi sa route comme on suit son étoile, opportuniste, sachant quelle direction prendre à n’importe quel moment de sa vie. On dira de lui qu’il a eu de la chance, les plus déterminés ajouteront qu’il a su saisir la sienne. Là, sur le trottoir illuminé d’une grand rue parisienne, il repense à cette ascension sans accroc. Puis la chute. Inévitable. Comme un grand empire qui s’effondre. Il suffit d’un simple grain de sable pour enrayer une mécanique de précision. Trop de sophistication engendre une trop grande fragilité.

Il marche, toujours aussi lentement, sentant les oranges remuer dans sa poche à chaque pas. Ces fruits sont devenus son seul but, une idée fixe.

Non, ce n’est pas du vol. Lorsqu’on saisit ce qui a été jeté, c’est de la récupération, du recyclage, à la manière de ces insectes, de ces vers qui nettoient la vie après la mort. Rien ne subsiste jamais longtemps dans le milieu naturel. En fouillant dans les déchets des autres, il ne fait que réinsérer des produits morts, leur donnant une nouvelle vie.

Finalement, il n’a jamais rien fait d’autre.

Ce n’est pas un voleur, juste un habile meneur sachant utiliser les opportunités offertes à son propre compte.

Il ne vivait pas en dehors de toute morale. Il avait la sienne, partagée par bon nombre de ceux qui réussissent. C’est même la condition sine que non dans cette société du toujours plus. Savoir saisir sa chance ne suffit plus, il faut savoir la provoquer. Répondre aux besoins d’autrui n’est pas assez, il faut devancer leurs goûts, leurs envies, créer le besoin.

Proposer des marchandises, des services, de l’aide n’est pas assez agressif dans ce monde de concurrence acharnée. Il faut leur enfoncer la nourriture dans la gueule, les obliger à consommer coûte que coûte, se débrouiller pour qu’ils deviennent les esclaves de ce que vous avez à leur proposer. Pour y arriver, tous les moyens sont bons et chaudement recommandés dans les plus grandes écoles de commerce du monde. Il existe une arme implacable, irrésistible, parfois cruelle. La publicité.

Une bonne réclame, une bonne communication pour parler le langage de ces loups du commerce, vendrait même du vent. 

Il était un de ces loups des temps modernes.

Un loup tel qu’on ne le rencontre plus dans les contes oubliés de nos enfances évanouies, effrayant la fillette et le garçonnet au fil des pages jaunies et cornées. Non, un loup, un vrai. Bien actuel, moderne, ne ressemblant pas à son image de bête sanguinaire. Ses dents sont bien alignées, toutes blanches. Pas d’écume ne lui sort de la bouche. Le pelage est lisse, taillé sur mesure. Les griffes ont disparu, les pieds chaussés dans des chaussures à dix smic la paire, les mains parfaitement manucurées. Il ne hurle plus, tout juste susurre-t-il de doux messages, de tendres paroles.

Le loup est dans la bergerie. Il en est même le berger.

Déambulant mollement sur l’asphalte tiède, où va-t-il? Vers quel refuge? A vrai dire, il n’a plus guère où aller. Sa vie d’avant n’est plus qu’un souvenir, une vague réminiscence d’un passé désormais révolu.

Les mains enfoncées dans les larges poches de son pardessus, il avance lentement, mesurant chaque enjambée, qui le rapproche de nulle part. Sa vie d’avant ne lui laissait pas le temps de cogiter. Toujours dans l’action, toujours une décision à prendre, un choix à faire, un ordre à donner. Réfléchir se faisait dans la seconde. Pas le temps de tourner cent fois des pensées dans son cerveau en ébullition. Aujourd’hui, moins d’un an après le début de sa chute, il vit au ralenti. Ce n’est pas seulement son pas qui s’est bridé, mais tout en lui semble engoncé, embarrassé, gêné. Une force le plaque à terre. Il pèse des tonnes.

- Trois hommes -

Vingt sixième étage d’une tour de la défense, quartier des affaires. Un vaste bureau modestement meublé. Une table en châtaignier impose son verni sous l’éclairage devenu inutile devant la large baie vitrée donnant une idée du vide. Une petite armoire placée près de la porte où sont stockés quelques dossiers, une machine à expresso, un poster de Wall Street recouvrant tout un pan de mur et le fauteuil en cuir noir, dos à la baie. C’est tout. L’important ici, c’est la matière grise. Le cerveau en effervescence sous une coupe de cheveux impeccable, dominant un homme cravaté négligemment, ses gestes sûrs, presque narquois, à la limite du contentement de soi, imbu de sa réussite et n’hésitant pas à la faire remarquer à autrui, à la projeter en avant comme on brandit un curriculum pour prouver ce que l’on est, ce que l’on  représente.

Bien entendu, artifice obligé, un ordinateur portable est posé sur la table nue. L’informatique a tout remplacé. Aucune feuille ne traine, pas la moindre boite à stylos, pas même une lampe ni une photo dans son cadre.

L’homme se détend en allongeant ses jambes tout en parlant à un interlocuteur invisible par le biais de son téléphone cellulaire. Un éclat de rire factice achève la conversation et d’un geste hautain, l’homme range son minuscule appareil dans la poche revolver de sa veste à six mille euros, taillée par l’un des couturiers londoniens les plus réputés. Puis, il se lève, enclenche la machine à café et sirote un gobelet corsé, debout comme Alexandre ou César contemplant son empire par la large baie vitrée. D’un geste, il froisse puis jette le gobelet comme on tire un panier au basket, ôte la clé Usb de son ordinateur, fait tourner de trois quarts le fauteuil en cuir et quitte le bureau du vingt sixième étage en songeant qu’il aurait tout aussi bien pu louer une remise dans une cave pourrie puisque aucun client ne vient jamais ici. Tout se passe par téléphone, mail et rendez-vous à l’extérieur, principalement autour d’une bonne table.

Il est quatorze heures et il se rend près de Montparnasse où il doit finaliser un contrat juteux avec un grand groupe Chinois.

Comment définir son travail?

Il n’est pas financier même s’il manipule d’énormes sommes d’argent, investissant rapidement ce qu’il gagne tout aussi vite.

Homme d’affaires? Créateur d’idées nouvelles? Sûrement un peu des deux. Avec cynisme, il dirait qu’il vend des stupidités à des imbéciles.

Il gare son scooter sans lequel il ne se déplace jamais dans Paris. La voiture n’est plus assez rapide dans une ville engorgée et réservée de plus en plus aux taxis, aux bus et aux vélibs. Le métro? Pas pour l’odeur c’est sûr et puis être serré comme dans une boite de sardines pas fraiches, suffit!

Il ôte son casque, a ce geste de la main gauche dans ses cheveux. Il lisse son costume, balayant une poussière imaginaire, rectifiant un pli qui n’existe pas. Examine ses chaussures. Parfait. D’une démarche aisée, comme si le monde lui appartenait, il s’engage dans l’immense immeuble, choisit le bon ascenseur et, en quelques secondes, il est devant la lourde porte acajou qui s’ouvre sur le marché chinois. Là, il ne sera plus question de millions, il faudra y ajouter deux zéros supplémentaires. Un sourire carnassier détend ses traits. Avant de pousser la porte, il se recompose une mine sérieuse. Devant la secrétaire, il reste glacial, un être de verre. Les subalternes ne sont que des rouages, plus ou moins importants, qu’il convient de ne pas froisser, tout en les laissant à leur place. On ne sympathise pas avec un chauffeur, un attaché, pas plus qu’avec une femme de ménage ou un réceptionniste, pas plus qu’avec une machine à expresso ou un scooter.

Il n’attend pas cinq minutes, puis est introduit dans un salon qui respire la douceur d’une matinée d’Avril. Tous les meubles sont blancs, les fauteuils d’un même éclat avec un liseré bleu clair. Le sol semble un ciel d’été ennuagé, on a l’impression de marcher la tête à l’envers. Une baie vitrée, de dimensions comparables à celle de son propre bureau, laisse entrevoir les toits parisiens. Un homme s’avance, tendant une main. C’est l’interprète. Un gars d’une trentaine d’années, arborant un large sourire.

Il lui répond de la même façon, l’homme de verre laissant place à une cordialité commerciale, plus prononcée. Il lâche deux phrases en anglais à l’attention de l’interprète, puis, prononce en mandarin quelques mots de bienvenue où il essaye de retrouver le bon accent. Cette salutation en version originale s’accompagne d’un sourire à peine esquissé. Les convenances orientales n’étant pas identiques au code Européen ou Américain. Les hommes d’affaires chinois semblent apprécier.

L’interprète se charge des présentations.

Face à lui, un important industriel de la région de Shanghai, spécialisé dans la fabrication de petits objets en plastique, de jouets pour les nouveaux nés, de bouchons de bouteille d’eau minérale, de capuchons, de boites hermétiques diverses, de bidules… La liste ne semble pas vouloir finir. A ses côtés, le commercial de la gigantesque entreprise. Un homme parcourant le monde, inondant les marchés, décrochant succès sur succès. A l’époque des grandes découvertes, il aurait été à la proue des navires sillonnant les océans.

Enfin, un homme discret. De petite taille, très typé asiatique, semblant avoir le double de l’âge des deux autres personnages. L’interprète reste évasif sur le rôle qu’il tient dans l’entreprise, mais il se doute que son avis est primordial. Pendant tout l’entretien, le vieil homme ne dira pas un mot, gardera son opinion pour lui seul, mais enregistrera tout. A la fois la traduction, mais également la façon dont les mots seront prononcés, l’attitude, la contenance, une foule de petits détails qui vous trahissent. Il aura l’impression que le petit homme pourrait scruter le moindre changement dans l’organisation moléculaire de cette pièce, qu’il sentait les tensions, appréciait les sentiments qui émanaient de chaque esprit. Ce troisième personnage, à priori inutile, le déstabilisa à un point qu’il n’avait jamais encore éprouvé. Lui, si sûr de son pouvoir, de son influence, tellement à l’aise dans ses rapports professionnels, se sentait tout d’un coup comme un petit enfant, incapable d’ordonner ses idées, de peaufiner ses arguments. Le sol semblait devenir mouvant, l’air l’emprisonnait. Il ne put alors se concentrer. La présence du vieil homme accaparait toutes ses pensées, comme un vampire aspirant son aisance naturelle. Il ne voyait que lui, pourtant en retrait, presque effacé de la scène, dans l’ombre. Il ne pensait qu’à son regard perçant. Sa tête devenait vide, son esprit débile. Un moment, il pensa à une sorte de sorcier, de marabout, toutes sortes de choses qui, cinq minutes auparavant l’auraient bien fait rire, avec cette sorte de condescendance qu’ont ceux à qui tout réussit pour ceux qui ratent tout ce qu’ils entreprennent. En moins de cinq minutes, un simple bonhomme effacé, n’ayant proféré aucune parole, à l’air réservé et timide, avait lézardé toute sa confiance personnelle. Le ver était désormais dans le fruit. D’un seul coup, il se rendit compte de la futilité de son existence, mais avant tout qu’il n’était qu’un parasite ayant bâti sa fortune sur l’incrédulité de ses contemporains qu’il méprisait de se laisser posséder comme des gamins. En quelques dizaines de seconde, il se vit comme un salaud qui vivait, grassement, sur le dos de milliers de gens, ses clients en quelque sorte, des gens simples qui lui avaient fait confiance. Jamais auparavant, il ne s’était analysé de la sorte. Quel pouvoir avait donc ce vieil homme, debout dans un coin de la pièce?

L’échange qui suivit était perdu d’avance. Toute bonne négociation doit être menée avec une acuité complète, ne laissant aucune brèche s’ouvrir par où la partie adversaire pourrait pénétrer, tandis qu’il faut sans cesse essayer de déstabiliser l’adversaire. Une réunion commerciale n’est rien d’autre qu’un duel du temps jadis, une joute moyenâgeuse, à ceci près que les règles y sont plus souples et qu’elles peuvent changer à tout moment. Le monde du business n’est pas la jungle comme pourrait le penser le novice, car dans la jungle, il existe une loi bien précise, claire et nette, sans détour, simple : manger ou être mangé.  Le commerce, les affaires, sont un monde plus retord où rien n’est ni tout noir ni tout blanc, où les amis d’hier peuvent devenir les pires adversaires demain, où les associations peuvent être remises en cause sur un simple clignement d’œil. Toujours être sur ses gardes, ne jamais s’avouer vainqueur et se méfier constamment de ses prétendus amis, savoir qu’un sourire peut être aussi dangereux qu’un coup de couteau dans le dos.

Les hommes d’affaires se quittèrent en bons termes enrobés d’une politesse excessive, mais il savait déjà que le juteux contrat allait lui échapper. Pourtant sa nouvelle idée dépassait largement ses coups d’essais passés.

C’est en remarquant que les propriétaires de chiens non seulement parlaient à leur compagnon mais qu’ils semblaient traduire l’attitude de leur ami canidé que lui était venu sa première grande idée. Il avait passé plusieurs semaines à collecter des informations auprès de spécialistes du comportement animalier. Il avait rencontré des professeurs de psychologie animale, il s’était fait embaucher dans un chenil puis auprès d’un éleveur dresseur de chiens. De toutes ces informations, il ressortait que le chien, peu importe l’espèce, ne disposait que d’un nombre limité de signes indiquant son humeur. L’attitude du chien était le plus important, restant un animal évoluant sur le rapport dominant dominé. Cependant,  l’intensité et la tonalité de l’aboiement indiquaient généralement son état d’esprit. Le concept de traducteur audio était né tout naturellement. Et ça marchait! Le petit appareil fixé autour du cou de l’animal à la façon d’un collier sur lequel on aurait fixé un boitier de téléphone portable possédait une trentaine de phrases toutes faites qu’une infime différence dans la puissance ou le timbre de l’aboiement déclenchait. Parmi ces expressions basiques, on retrouvait bien entendu : je suis content, j’ai faim, je suis triste, j’ai envie de jouer, je suis fatigué, j’ai chaud, etc… Mais aussi quelques expressions plus subtiles et davantage humanisées. Et c’est cela qui plut aux propriétaires. Entendre le traducteur posé autour du cou de son chien annoncer : tu n’as pas l’air en forme, ce coin me plait bien, si l’on faisait une promenade? mon déjeuner ne passe pas et surtout le plus grand succès : j’ai envie de faire pipi.

L’inflexion des aboiements déclenchait le processus à partir d’une base simple de comportements canins : joie, abattement, excitation, apathie… Ensuite, le traducteur improvisait. Si bien que la base des sentiments du chien était plus ou moins respectée, mais le succès n’aurait été possible sans cette propension à transférer ses propres sentiments sur son animal de compagnie, lequel étant au contact régulier de son maître savait se montrer conciliant, adoptant une attitude en rapport direct avec l’humeur de son patron. Si le maître était triste, le chien l’était aussi. Ajouté au fait que le propriétaire n’aimait rien de plus que d’interpréter l’attitude de son chien, le traducteur connut un succès immense.

Ce fut le premier gadget futile d’une longue série. Il y eu les morceaux du mur de Berlin, l’air de l’Himalaya en pulvérisateur, les bracelets magiques censés réguler la pression sanguine, des casquettes et chapeaux anti chute de cheveux, même des morceaux de roche martienne qui connurent un franc succès aux Etats-Unis, les américains n’étant, chacun le sait, pas des lumières en matière d’histoire et de géographie, et confondaient surement leur succès lunaire avec la planète rouge si abondante dans leur littérature fantastique.

Ainsi, il s’était construit très vite un petit empire où il n’était que l’unique employé de sa société. Les idées lui venaient naturellement. Il travaillait alors avec un ou plusieurs chercheurs, techniciens, mettant au point le gadget. La roche martienne n’était rien d’autre que du calcaire rendu plus lourd, arborant une belle couleur rougeâtre par un procédé chimique dûment breveté, la composition de l’air de montagne restait secrète alors qu’elle était simplement allégée en oxygène. Rien n’était laissé au hasard. Il chargeait ensuite une entreprise spécialisée de produire ce dont il avait besoin. Il était tout à la fois patron, secrétaire et commercial.

Sa dernière idée lumineuse portrait sur le vaste marché asiatique. Partant du principe que quatre vingt dix pour cent des gens ne sont jamais satisfaits par leur apparence, les bruns voulant être blonds et vice versa, les fluets enviant les muscles et les enrobés rêvant de minceur, il allait proposer aux Chinois une paire de lunettes sans monture, quasiment invisible, qui englobait l’orbite occulaire de telle sorte qu’elle modifiait son apparence. Ce n’étaient donc pas des lunettes pour mieux voir mais pour être mieux vu. Ces verres conçus en laboratoire, réfléchissaient la lumière de telle sorte qu’ils atténuaient, voire supprimaient carrément l’étirement des paupières des populations orientales. En chaussant ces verres, un asiatique acquérait le regard d’un américain ou d’un européen.

Le marché était juteux. La Chine se développait à toute vitesse. Le pouvoir d’achat grandissait au même rythme que la croissance du vaste pays et les envies de paraitre commençaient à poindre dans la tête de millions de Chinois. Seulement, il ne suffisait pas d’avoir une idée géniale, encore fallait-il savoir la présenter, la vendre. Dans un monde d’échanges, basé sur le commerce et la consommation, il était plus naturel de paraitre que d’être. Et ce jour-là, le vieil homme à la peau ridée, si réservé, presque invisible, avait une présence qui le déstabilisa totalement. Il ne savait pas pourquoi. Aujourd’hui encore, parvenu au bas de l’échelle, il n’arrivait pas à comprendre ce qui s’était passé. Bien sûr, dans une vie, on rencontre quantités d’échecs. La force d’un homme n’est pas de réussir mais de savoir rebondir, voire traverser de longs déserts arides. Se remettre en cause, changer de direction. Tout recommencer, toujours, sans relâche. Ne jamais capituler.

Il faut croire que notre homme n’était pas le conquérant qu’il paraissait être. Tout lui avait toujours réussi jusqu’à présent. Il n’avait pas quarante cinq ans. Jamais une erreur. Jamais un refus. Il avait eu le flair des mauvaises opérations, ne s’y engageant pas. Il était toujours passé au travers des fréquentes averses acides du monde sans pitié des affaires. Son instinct l’avait toujours prévenu des dangers, des risques de chute. Il choisissait à chaque fois le bon chemin, la voie royale, un parcours sans embûches, net. Et voilà qu’un grain de sable allait faire dérailler toute la belle machine.

- Quatre pensées -

Il erre dans les rues sans but, lui qui ne flânait jamais. Tout était planifié dans sa vie. La moindre parcelle de son emploi du temps, la plus infime seconde avait sa raison d’être. Rien n’était laissé au hasard. C’était sa réussite, sa force. Mais aussi sa faiblesse.

Il lève un regard perdu vers les façades sinistres des immeubles de ce quartier chic. Des immeubles bourgeois, imposants, austères comme de vieux professeurs sur le point de vous reprendre, de vous corriger, de bien vous montrer que vous ne savez rien, que vous n’êtes rien et que jamais, au grand jamais, vous n’arriverez à quelque chose. Cette impression, il la connait si bien. Cette arrogance policé, ce mépris enrobé d’un sourire carnassier, ce dédain envers les plus faibles, des moins riches, cette suffisance propre aux nantis, à ceux qui ont toujours été du bon côté de la barrière, la considération qui leur revient de droit, enfin le pensent-il et une parfaite indifférence à la souffrance des autres comme si on obtenait toujours que ce que l’on mérite.

Aujourd’hui, ce soir même, il sait, il a compris. Il connait désormais les deux côtés de cette barrière invisible mais pourtant bien réelle, si haute et si épaisse qu’elle est infranchissable. Il fait maintenant partie des ratés, des laissés pour compte, des perdants. Ses habits bien coupés dans le meilleur tissu n’en sont que plus délabrés.

Grandeur et décadence.

Là, ne sachant où aller car il n’a plus de maison, n’ayant plus de foyer depuis quelques mois déjà. En a-t-il eu un seul de toute sa vie? A trop vouloir ignorer les autres, il arrive un moment où tout le monde vous oublie.

Ses amis? Dans son monde d’affaires, le seul ami qu’il n’ait jamais eu c’est l’argent. Un bien mauvais ami en somme.

Sa femme? Leur rupture lui reste encore au travers de la gorge, donnant un arrière goût acide à tout ce qu’il peut avaler.

Sa famille? Une dame aux cheveux blancs et au regard définitivement éteint.

Il y a une semaine, il a poussé pour la seconde fois le grand portail en fer donnant sur une allée de graviers. Ses chaussures sur mesure faisaient crisser les minuscules cailloux comme lorsqu’on s’empiffre de chips ou que l’on mastique des billes de céréales au petit déjeuner. Les pelouses étaient d’un vert surnaturel comme si un fou avait passé ses heures à peindre chaque brin d’herbe minutieusement. De grands arbres s’élançaient vers le ciel. Il n’aurait pas su dire quelles essences. En matière de nature, il n’y connait absolument rien. Il s’était avancé vers l’institut, avait grimpé la demi douzaines de larges marches de pierre, avait pénétré dans un hall semblable à une église d’où on ne voyait le plafond, perdu dans l’obscurité. A l’accueil il avait demandé Madame Marin. On l’avait accompagné par de longs corridors, d’interminables couloirs, vers une petite chambre propre donnant sur les jardins du parc où un bataillon de jardiniers s’affairaient au milieu de légumes tous plus magnifiques les uns que les autres. Devant la fenêtre, assise dans un fauteuil aux larges accoudoirs, une dame très digne attendait. Matin, midi et soir, elle attendait. Elle aurait bien été incapable de dire ce qu’elle attendait bien qu’elle donnait toujours la même réponse : « je l’attends ». Ses yeux étaient posés sur le potager par delà la fenêtre aux petits carreaux. Ses yeux ne regardaient plus rien. Son regard était vide, n’enregistrant plus aucun souvenir. Il posa un léger baiser sur la joue ridée. Elle détourna son regard et il fut transpercé par un courant glacé qui le fit frissonner dans cette chambre pourtant douce. Il n’y avait rien. Même pas un soupçon de surprise dans ce regard éteint, désespérément perdu au-dedans d’elle-même, semblant sonder une mémoire qui s’efface jusqu’à oublier son propre fils, jusqu’à oublier son propre nom. Il prononça son prénom, à elle, puis le sien. Rien. Alors, il resta de longues minutes à contempler le jardin, à ses côtés, se sentant inutile, prenant conscience que sa vie si remplie jusque là ne lui avait pas permis d’éloigner ces démons impitoyables. Toute sa fortune ne lui avait pas épargné la maladie de ses proches, elle lui avait juste permis de choisir ce qu’il y avait de mieux pour elle. Au bout d’une heure de silence, il se leva, prononça quelques phrases, ces phrases maladroites qu’un fils ruiné peut dire à une mère à l’esprit envolé. Ses yeux sans vie le regardaient sans le voir. Il l’embrassa une dernière fois sur son front qu’il trouva étonnement frais et quitta la chambre.

Il ne vit pas un sourire apaiser le visage ridé de la vieille dame.

En longeant les interminables couloirs, il repensa  à la première fois où il avait franchi ce portail, emprunté l’allée de graviers, grimpé les marches du perron et annoncé d’une voix claire et assurée qu’il accompagnait un nouveau pensionnaire.

Il était au sommet de sa gloire alors.

Son emploi du temps surchargé ne l’empêchait pas d’aller rendre visite à sa mère toutes les semaines, dans un petit pavillon de banlieue qu’il avait lui-même financé. Un havre de paix et de tranquillité afin d’échapper aux tourbillons de la vie parisienne. Juste deux pièces, un débarras et un petit jardin avec une pelouse régulièrement tondue. Au fil de ses visites hebdomadaires, il avait constaté le lent processus de la maladie. D’abord, ce n’étaient que quelques oublis, des ustensiles de cuisine retrouvés sur la pelouse, une vieille poupée sagement attablée. Puis, il trouva la boite aux lettres remplie du courrier de toute la semaine. Monsieur Martinez, le voisin, lui raconta quelques anecdotes pas bien méchantes, mais il faudrait trouver une solution. Il engagea une aide qui démissionna rapidement, sa mère ne voulant personne d’étranger à la famille chez elle. Constatant que la maladie progressait sans possible retour en arrière, il prit la décision qui s’imposait.  

Il retraversa le parc par l’allée de gravillons qui crissaient sous son pas. Devant le lourd portail, il fut secoué d’un nouveau frisson. Une prémonition. Et si c’était la dernière fois qu’il la voyait vivante? Il eut envie de faire demi tour, emprunter à nouveau cette allée, monter ces marches de pierre, longer les longs couloirs, ouvrir la porte de la petite chambre bien propre et la prendre dans ses bras.

Il était debout devant le grand portail, hésitant. Il n’avait jamais pris sa mère dans ses bras, même quand il était enfant. On ne s’embrassait guère dans sa famille, on ne montrait pas d’ effusion. Il eut un moment une vague impression de gâchis. Toute sa fortune envolée, son statut social perdu, son train de vie oublié n’étaient rien face à un manque encore plus grand. Il n’avait pas raté sa vie, il l’avait gâchée.

Deux larmes coulèrent le long de son visage. Il n’essaya pas de les effacer.

Il n’avait jamais pleuré de sa vie. Ou plutôt si. Une fois, une seule.

Le compartiment est presque vide, quasiment sans bruit, excepté les tressautements réguliers des rails à chaque aiguillage. Le petit garçon est assis timidement sur la banquette rouge de l’autorail, les genoux nus, les jambes pendantes. La femme qui l’accompagne a le regard décidé de ces émigrants qui ont l’avenir devant eux, l’espoir pour les guider. Elle porte une robe légère imprimée de motifs de fleurs aux couleurs pastels, un fichu enveloppe ses cheveux dont quelques mèches dépassent, caressant sa joue. C’est sa mère. Elle a décidé de quitter les montagnes âpres aux hivers longs et rudes pour tenter sa chance dans la capitale. Le petit garçon traine une tristesse d’adulte en tournant la tête vers la vitre où défile inlassablement un paysage flou d’où il ne peut distinguer le moindre détail. Tout semble gommé grossièrement, ne restent que des impressions; ici de grandes étendues vertes, quelques maisons à peine entrevues, une rivière longeant parfois pendant quelques minutes, là une partie plus sombre lorsque la voie traverse des bois. Il repense au petit bois qui jouxtait leur modeste maison à l’orée de l’immense forêt. « Sa » forêt. Il ne se passait pas une journée sans qu’il n’y gambade joyeusement, qu’il grimpe les premières branches faciles des sapins géants, qu’il s’ébatte gaiement parmi les fougères, qu’il n’arpente ces sentiers où le tapis d’aiguilles amortissaient son pas léger. En Juillet, il revenait le visage barbouillé de myrtilles écrasées. A l’automne il était trempé comme une soupe, ses vêtements dégoulinants, la mine réjouie, traversant les premières averses d‘octobre. Au printemps, il rentrait un bouquet de fleurs à la main, parfois fanées d’être restées coupées tout un après midi. Mais sa saison préférée était l’hiver quand les journées étaient à peine éclairées par un soleil dissimulé derrière de lourds nuages de neige. Là, il s’en donnait à cœur joie. C’étaient glissades avec ou sans luge,  construction d’igloos et bonhommes de neige. Il jouait au trappeur, seul. Il s’ amusait en solitaire, ne manquant jamais d’idée de nouveau jeu. Il ne s’ennuyait pas une seconde. Combien de fois sa mère dut venir le chercher, criant à tue-tête son prénom sous les sapins géants qui veillaient comme de tendres nounous. Elle le trouvait en admiration devant une fourmilière ou encore assis, jouant avec des pommes de pin à un jeu dont lui seul connaissait les règles. D’autres fois, il avait disposé différentes herbes ornées de fleurs qui représentaient maladroitement un visage, une scène quotidienne. Alors son exaspération retombait comme un soufflé; elle était émue, se disant qu’après tout il ne faisait rien de mal et elle n’osait pas trop le réprimander pour n’avoir pas vu le temps passer, ajoutant simplement qu’elle s’était inquiété. Ils rentraient tous les deux. Voyant sa mère un peu triste, il lui racontait toutes les trouvailles qu’il avait faites l’après midi dans la forêt, « sa » forêt. Mais il gardait secret bon nombre de ses jeux, se gardant d’expliquer leur déroulement pourtant évident à ses yeux mais qui aurait déconcerté les adultes, sa mère en premier. Il restait secret, un peu rêveur. Durant ses premières années d’école primaire, il n’eut point d’amis. Il ne se mélangeait pas à ses petits camarades qui, de ce fait, en avaient fait leur tête de turc, prenant sa réserve et sa solitude pour de l’orgueil et du snobisme. Les journées d’école étaient désespérément longues, s’étirant sur des années lui semblait-il alors que les Jeudis filaient en quelques minutes.

Il détourna sa tête de la baie vitrée de l’autorail. Il pensa à sa vie qui allait nécessairement beaucoup changer. Là où sa mère l’emmenait, y avait-il une forêt, un grenier, un pré, un ruisseau? Neigeait-il seulement pour Noël? A toutes ces interrogations, il était persuadé qu’il fallait répondre négativement. Des larmes coulèrent sur ses joues, sans avoir voulu pleurer.

En quittant ses montagnes natales, il l’avait assuré : un jour il reviendrait. Il avait annoncé ça avec l’aplomb et le sérieux d’un adulte. Personne n’avait ricané de ce mot d’enfant qui n’en était pas un. Un serment.

Un jour, quand je serai grand,  je reviendrai.

Il suffit de pas grand-chose pour nous faire prendre une décision. Une association d’idées, un coup de pouce du destin, la foi en un Dieu, l’instinct de survie. Jeté à la rue comme un vulgaire chien pouilleux, il n’aurait pas longtemps à attendre avant de rejoindre la cohorte des  laissés pour compte, de devenir un sans domicile fixe, appellation politiquement correcte, renforcée par la simple expression des initiales (essedéheffe) pour désigner un homme qui a tout perdu, non seulement son toit, mais aussi sa dignité.

Car, après tout, tous les hommes étaient des sans domicile fixe, de simples chasseurs-cueilleurs avant de devenir sédentaires, certains le sont encore et ce ne sont pas les plus malheureux. Ils voyagent sans cesse, la tête haute, les épaules droites, forts et fiers d’être debout, d’avoir une raison de vivre. L’affront le plus sérieux qu’on puisse faire à un homme n’est pas de le priver de maison, mais de l’empêcher d’être debout. La bipédie fut davantage qu’un atout à l’aube du développement de notre espèce. Une surface exposée au soleil réduite, la possibilité de voir plus loin, d’anticiper, la capacité d’utiliser ses membres supérieurs pour façonner des objets mais avant tout, se relever est l’expression de la dignité humaine. Se tenir debout invoque le respect que l’on se porte, savoir que nous sommes uniques en ce monde, capables de grandes choses, de concevoir de hautes idées, de découvertes primordiales. Se lever c’est déjà s’élever, tendre vers un but, une intention, la fierté d’accéder à un niveau supérieur, dépasser nos bas instincts pour atteindre une nouvelle spiritualité, accéder à la vertu suprême et, pour ceux qui ont la foi, se rapprocher de Dieu.

On se lève toujours en présence d’une autorité, on est debout lorsqu’on se présente à quelqu’un, les militaires ne saluent que droits sur leurs pieds. En revanche, un malade alité n’est déjà, dans sa tête, plus que la moitié de lui-même. On rampe pour se cacher, on s’accroupit pour exécuter quelque mauvaise action, on se plie, on se courbe devant la domination, on baisse les yeux et on rentre les épaules. La génuflexion est un signe de soumission. Enfin, le clochard, même lorsqu’il est debout, semble être couché, avachi, affaibli. Vivre à genoux n’est pas vivre. Nos jambes sont notre liberté, la possibilité de s’enfuir face à un prédateur ou de poursuivre une proie. Etre debout permet de choisir. Il sait cela. Et cette décision cruciale, il sait qu’il ne pourra plus la prendre s’il se laisse aller à une déchéance sans retour.

Il n’y a pas deux minutes, il ne savait pas où il allait. Maintenant il a un but. Instinctivement, il fait demi tour. Son pas, s’il n’est pas plus rapide, est plus assuré. Il a relevé la tête, légèrement bombé le torse. Ce souvenir du petit train aux banquettes rouges qui l’exilait loin de sa terre natale fut le déclic qu’il attendait. Personne ne peut lui venir en aide aujourd’hui.

Il a toujours été seul finalement. Très entouré, mais toujours résolument seul. Et les grandes décisions, les choix importants, se prennent toujours en son âme et conscience. Il se revoit gamin, gambadant dans une forêt de sapins. Son chez lui. N’étant ici qu’un déraciné, il doit retrouver ses origines.

Un jour, quand je serai grand,  je reviendrai.

 

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