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la Fée et le Lutin

la Fée et le Lutin

- Tu sais bien que je ne vois plus assez clair pour lire un livre, mon lapinou.

- Mamie, ce n'est pas un livre comme les autres. Et puis, arrête de m'appeler comme ça, je n'ai plus six ans !

- Tu seras toujours mon lapinou adoré, tu le sais, hein, mon lapinou ?

La grand-mère a les yeux qui pétillent quand elle taquine son petit fils.

- Alors, si ce n'est pas un livre comme les autres, ce n'est pas une fusée atomique tout de même.

- Non, regarde.

Le petit fils s'empare du large volume, aussi épais que le livre des évangiles disposé sur le pupitre de l'église. Il ouvre la reliure en cuir, tourne deux pages et explique :

- Il te suffit de poser le doigt sur un mot et d'ouvrir grand tes oreilles.

La grand-mère le regarde comme s'il lui annonçait tout de go que la Terre était plate.

- Tiens, commence par le premier mot. Pose ton index sur le « il ». Tu va voir. Enfin, tu vas entendre...

Il était une fois un royaume où régnait un Roi si bon que tous ses sujets l'adulaient. Ce bon Roi avait un fils, le Prince, qui était d'une beauté si éclatante que même le soleil en était jaloux : lui-même ne brillait pas si radieusement.

Dans ce royaume, la vie était facile. Les fées veillaient sur les êtres des champs et de la forêt. L'eau des rivières était si pure que l'on pouvait s'y désaltérer volontiers. Les arbres procuraient fraîcheur en été et offraient un abri en hiver. Les fruits et les légumes poussaient sans aide. Il fallait simplement les regarder pousser pour qu'ils se développent harmonieusement. Jamais paysan n'avait donné coup de bêche ni utilisé d'engrais autre que le crottin de cheval. Les mauvaises herbes n'existaient pas, du moins elles n'empêchaient nullement la croissance régulière des plantations.

Au palais, le bon Roi s'adonnait aux arts dans toutes les disciplines. Il jouait à la perfection de tous les instruments de musique. Chaque Dimanche, il offrait à ses sujets un concert auquel toute la famille royale participait. Le Prince aux cymbales dans une posture avantageuse, la Reine faisait rouler ses doigts fins et délicats sur les cordes d'une harpe, leurs parents les accompagnaient aux violons, un cousin rythmait la cadence sur un tambourin et quelques oncles et tantes formaient une section de cuivre de haute volée. Les violons étaient parfaitement traités par les valets et les servantes du château.

Chaque matin, le bon Roi effectuait une promenade sur son domaine, s'arrêtant souvent pour croquer le paysage ou le galbe d'une biche sur son chevalet qu'il ne quittait jamais.

Il aimait aussi pétrir l'argile et la glaise, leur donnant des formes harmonieuses.

Le royaume était géré admirablement par la main de fer d'une sorcière qui faisait office d'intendante du château, de secrétaire particulière du Roi et de ministre. Elle s'appelait Demonella. Sa beauté était froide et sévère. Personne ne l'avait jamais vu rire. Lorsqu'elle souriait, ses yeux lançaient des éclairs. Son visage était une équation, mathématiquement parfaitement proportionnée. Cette perfection absolue la faisait redouter de tous et de toutes, y compris du bon Roi lui-même. Il avait consenti, un peu à contre coeur, qu'elle devienne la fiancée officielle du Prince.

Demonella était d'un tempérament jaloux au plus haut point.

Non loin du château, perdu au milieu de la grande forêt, vivait une jeune fée. On l'appelait Sybelle. Ses fines ailes voletaient dans un mouvement subtil, réfléchissant les rayons du soleil en des tons verts et bleus. Ses longs cheveux blonds tombait sur ses hanches, ses jambes étaient aussi fines que des aiguilles, sa peau si douce qu'aucun vêtement ne pouvait l'embellir davantage. Quant à son visage, c'était celui d'un ange.

Comme toutes les fées, elle possédait des pouvoirs particuliers. Elle répandait la bonté autour d'elle. Un seul regard de ses yeux noisettes vous faisait devenir meilleur. Un battement de paupières provoquaient le repentir et le pardon.

Tous les êtres de la forêt, arbres compris, l'aimaient franchement. Pour passer le temps, elle tissait d'aériennes étoffes, si fines et légères qu'on les disait faites avec du fil d'araignée ou des cheveux de Nymphes.

Un beau matin, Grisette, sa cousine, tomba malade. Juste un mauvais rhume dont elle ne parvenait pas à se débarrasser. Elle dut la remplacer en effectuant une livraison de petit linge au palais.

Grisette lui recommanda :

« Si d'aventure tu devais croiser le Prince, surtout ne le regarde pas. Garde les yeux baissés sur tes pieds. N'essaye même pas de regarder les siens. Sinon, il arrivera un grand malheur. Pour toi et tout le royaume ».

Sybelle hocha la tête d'un mouvement ravissant et partit aussitôt, emportant un gros panier de linge de corps dans ses bras menus. Elle ne portait pas son fardeau. Elle n'aurait pu. Comme toutes les fées, un enchantement lui permettait de faire flotter les plus lourdes charges devant elle ou sur son flanc.

Parvenue au château, on la conduisit dans la grande salle de l'intendante où Demonella était assise, comme à son habitude, derrière un immense bureau qui occupait toute la vaste pièce aux marbres rutilants et aux colonnes grecques ouvragées avec art.

Elle leva un œil perçant sur la gentille fée et, d'un geste dédaigneux du menton, lui fit signe de poser son panier sur un guéridon situé à côté de la large fenêtre qui ouvrait sur le jardin d'eau. Sybelle s'exécuta, fit une révérence, et sans ajouter un mot, fit demi tour pour s'en retourner dans la forêt auprès des animaux qu'elle aimait tant. Elle trouvait le palais resplendissant, tous les domestiques très gentils, les gentilshommes prévenants et les demoiselles souriantes, mais ne put s'empêcher de frissonner devant le visage si parfait et austère de Demonella.

Troublée par ce visage tellement sublime, elle faillit bousculer un jeune homme qui entrait d'un pas décidé dans la vaste pièce aux tentures superbes, aux tapis moelleux et au plafond si haut qu'il vous donnait aussitôt le vertige. Elle sut, au moment où le visiteur s'excusa d'une voix chaude et profonde qu'elle venait de rencontrer le Prince. Les mots de Grisette lui revinrent aussitôt en tête : « baisse la tête, ne regarde même pas ses souliers ».

Elle balbutia quelques excuses de politesse, tout en gardant les yeux baissés sur ses propres pieds. Elle savait très bien que, pendant ce temps, le Prince devait la regarder avec attention. Alors, une force irrépressible s'empara d'elle. Elle n'avait jamais ressenti cela.

Il régnait dans la vaste salle un silence de deuil.

Elle porta son regard sur les chaussures du Prince aux boucles dorées, sans lever la tête d'un millimètre. Elle aperçu alors de magnifiques souliers ouvragés à la perfection enrobant magnifiquement un pied délicat. Certainement le travail parfait d'un Préchaun habile de ses douze doigts. Ces nains de la forêt excellent dans la confection de pantoufles, bottines, escarpins, savates ou sabots.

Elle avait déjà enfreint les recommandations de sa cousine, mais elle ne put réprimer le désir (oui, le désir !) de regarder les chevilles du Prince. Elles étaient si fines, si rondes, qu'on aurait dit celles d'une jeune fille. Elle fut troublée, mais quelque chose d'inconnu en elle la poussait à relever un peu la tête.

Elle découvrit de longs mollets, bien galbés, aux muscles saillants sous la soie fine de ses bas blancs. Nul doute que le Prince aimait parcourir les étendues du royaume de son père à l'aide de ses simples jambes.

Elle détailla alors ses genoux, cachés par le corsaire bleu marine qu'il portait ; il enfreignait de la sorte toutes les règles de l'étiquette du château. Le Prince était connu pour sa fantaisie. Il n'y eut alors plus de limites. Effrontément, la petite fée releva la tête sur le ceinturon en peau de couleuvre, une redingote mauve ouverte sur une chemise abricot enveloppant le torse avantageux du Prince. Son cou bien dessiné, ses épaules supportant une paire de bras d'artiste aux mains de peintre. Puis, sans plus aucune retenue, elle admira le visage parfait du Prince. C'était un mélange de force et de tendresse, une subtile alliance de traits doux et puissants à la fois. On pouvait y lire toute la bonté du monde, mais aussi une colère destinée aux méchants de tout poil. Son nez droit tombait avec malice sur une bouche qui semblait mordre dans les plaisirs, tous les plaisirs. Ses yeux étaient le miroir de pensées où la compassion partageait la générosité qu'il gardait secrètement dans son âme et son cœur.

Une force, soutenue par un front volontaire, mais aussi une indulgence vis à vis des plus faibles, se partageaient équitablement ses traits.

Pour parachever ce tableau idéal, le Prince avait des cheveux châtains aussi embrouillés qu'une haie de houx.

La fée, troublée, imposa une révérence qui aurait pu être admirable si elle n'avait pas été exécuté à l'envers, puis baissa à nouveau les yeux, un peu honteuse de son comportement défiant l'étiquette, franchit aussitôt la grande porte restée ouverte et gardée par deux pages au visage impassible et dévala les marches du palais pour traverser le plus vite possible la cour, sortir par le grand portail et courir vers la forêt.

Elle ne vit donc pas le regard de Demonella lancer de véritables éclairs de fureur, puis se lever pour s'étirer jusqu'au plafond, sa cape noir ébène s'étirant de toute sa longueur. Témoin attentif de la scène dans son intégralité, l'intendante n'avait perdu aucun détail de la rencontre silencieuse et un peu magique entre le Prince et la fée.

Sa jalousie s'était soudain portée à blanc comme le fer du forgeron sur l'enclume. Il n'y aurait alors aucun pardon pour punir une telle effronterie. Devant ses yeux, une minuscule fée de rien du tout se permettait une telle insolence. Cette audace fatale ne serait pas laissée sans lendemain. Sa vengeance serait terrible.

Dès lors, et avant même qu'elle ne rejoigne sa minuscule chaumière, Sybelle avait perdu tous ses pouvoirs. Son visage s'affadit, ses yeux devinrent tristes et ses cheveux ternes.

Le ciel devint noir d'encre, avec ces tons violacés qui annoncent l'orage tout proche. Une pluie de goudron souilla tout le royaume, anéantissant toutes les cultures et décimant bon nombre d'innocents animaux. Une véritable marée noire venant des cieux.

Lorsque les nuages se dissipèrent, il régnait une famine générale. Même au palais, ce fut le temps des restrictions.

Le si beau visage du Prince se couvrit de pustules. Le bon Roi fut plongé dans une tristesse sans fond. Demonella jubilait. Mais elle était bien la seule à se réjouir du chaos qui anéantissait le royaume.

Sybelle se réfugiait dans sa petite chaumière. Elle n'osait plus sortir, ravagée par la honte. Tout le peuple magique de la forêt la rendait responsable de ce qui était arrivé. Même sa cousine Grisette ne lui adressait plus la parole. Lorsqu'elles se croisaient, son regard disait franchement et sans détour : « je t'avais bien prévenue ».

Il n'y avait que Barnabuse qui continuait à lui témoigner son indéfectible amitié. Barnabuse était un lutin de la forêt dont l'activité principale était de cueillir et récolter les pignes de pin et toutes sortes de graines.

Sybelle ne s'en doutait nullement, mais Barnabuse était secrètement amoureux de la belle et gentille fée. Il aurait donné n'importe quoi pour elle, y compris sa propre vie. Il était encore plus attristé de l'opprobre qui s'était abattu sur les frêles épaules de son amie. Elle ne pouvait plus voleter si légèrement dans les airs car ses ailes étaient devenues aussi poisseuses que si on les avait trempé dans du miel. Elle se traînait lamentablement au sol, ses pieds délicats devenus des pattes de troll, semblant remorquer de lourds boulets à leurs extrémités. Ses robes étaient devenues ternes, même après avoir passé toute la matinée à les frotter consciencieusement. Ses mains étaient calleuses et son visage fané. Surtout, elle ne répandait plus la joie autour d'elle.

Elle ressemblait désormais à ces souillons dont on s'écartait quand on les croisaient, avec un regard de mépris et en crachant à leurs pieds pour signifier son dégoût. Seul Barnabuse persistait à la vénérer comme une vraie princesse. C'était ça, la force et la puissance de l'amour.

Il n'y a qu'une seule solution pour que tu retrouves tous tes pouvoirs, lui avait-il confié cette après-midi là.

Sybelle avait relevé la tête, elle qui baissait régulièrement le regard depuis la catastrophe. Une vague lueur d'espoir illumina ses pupilles. Barnabuse s'enhardit.

Quelques jours plus tôt, elle était allé rendre visite à un vieil oncle, grand mage et guérisseur hors pair. Le conseiller de l'âme était un Tomte au large front dégarni, ses rares cheveux étaient des filaments qui flottaient au vent, même lors d'une infime brise. Ses bras étaient aussi courts que ses doigts étaient longs. Sa tunique tombait sur une paire de babouches qui laissaient apparaître des orteils démesurés à leurs extrémités. Son nez crochu était tel le bec de l'aigle et ses oreilles pointues frémissaient au moindre murmure. C'était un sage parmi les sages, doté d'importants pouvoirs mais, malheureusement, pas celui de rendre ses aptitudes à la gentille fée. Sybelle était rentrée encore plus abattue qu'à l'ordinaire de l'entrevue stérile.

C'est donc Barnabuse qui avait lancé l'idée. Une idée audacieuse, quasiment impossible. Mais, pour lui, rien n'était hors de portée lorsqu'il s'agissait de rendre son sourire à son amour de fée. Car, bien entendu, le délicieux rire de Sybelle ne résonnait plus dans la majestueuse forêt. Et tous les animaux magiques en étaient désolés.

Mais comment comptes-tu t'y prendre ? Il est sûrement très occupé. On ne sait même pas où il demeure.

Le lutin avait balayé ces interrogations d'un revers de main, l'air de dire « on verra bien », puis le menton relevé, annonçant sans parole et sans détour « mettons-nous en route dès à présent, nous n'avons que trop tardé ».

Et voilà nos deux héros en route vers les premières collines.

Traverser l'immense forêt ne devait leur prendre pas plus d'une matinée. Ils connaissaient par cœur ses moindres recoins, ayant déjà parcouru bien des fois tous les sentiers. C'était leur terrain de jeu favori. Des écureuils stoppaient leur quête de provisions pour l'hiver en les observant passer d'un pas décidé. Les biches et les daims relevaient la tête du sol moussu qu'ils broutaient nonchalamment. Chaque créature magique était intriguée par cette expédition qui filait, plein nord, vers les premières collines, puis, au delà, vers l'immensité rocheuse des pics et des crêtes où jamais personne n'avait osé s'aventurer. Ils croisèrent une bande de Pixies qui riaient aux éclats. Ils allongèrent le pas. Ces petites créatures franchement cordiales, n'ayant pas leur langue dans leur poche, se liant facilement, sont en réalité de véritables garnements. La plupart du temps, leurs plaisanteries ne portent pas à conséquence. Les blagues qu'ils débitent ne font rire qu'eux-mêmes, leurs farces irritent plus qu'elles ne tourmentent. Ils aiment taquiner les plus faibles, mais leur malice se répand sur n'importe quel voyageur. Nos deux amis furent soulagés de constater que la bande délurée avait stoppé très vite leur forfanterie. Quelque chose les avait certainement retenu. Mais quoi ?

Ils continuèrent donc leur chemin parmi la haute futaie. Au bout d'un moment, Barnabuse devint inquiet. Sybelle lui demanda pourquoi il avait l'air soudain soucieux. Le lutin ne comprenait pas pourquoi ils n'étaient pas déjà en vue de l'orée de la forêt, vers les pâturages d'altitude. Ils avaient poursuivi instinctivement leur marche à une allure plus vive depuis leur rencontre avec les Pixies. Cela n'était pas normal. Ils continuèrent ainsi pendant quelques heures. Quelque chose clochait. N'avaient ils pas déjà passé au pied de ce sapin géant ? Et cette touffe de noisetiers, n'était-elle pas semblable à celle où ils avaient grignotés un morceau de brioche il y a déjà un moment ?

Il vint alors une idée au lutin, si perspicace. Il inspecta minutieusement les chaussures et jambes de Sybelle en lui demandant de faire de même pour lui. C'était donc ça ! Les Pixies n'avaient pas insisté dans leurs facéties parce que le canular était déjà accompli. En effet, au bas de leurs mollets, quelques brins de cardamone étaient accrochés sans qu'ils ne s'en fussent rendu compte. L'herbe aromatique est bien connue pour procurer l'ivresse mais surtout pour égarer celles et ceux qui, par inadvertance, s'en accrochent deux ou trois brins sur leurs jambes. On peut ainsi errer des jours et des semaines durant, juste le temps que l'herbe sèche enfin et tombe en poussière.

Une fois débarrassés de cette herbe à vadrouille comme on l'appelle vulgairement, nos deux compagnons retrouvèrent facilement leur chemin. Ils avaient perdu beaucoup de temps à tourner en rond et il était déjà bien tard losqu'ils franchirent les derniers mélèzes.

Sybelle et Barnabuse se trouvèrent alors à découvert et il fit aussitôt beaucoup plus froid. Le lutin portait une veste en mousse dont les brins se resserrèrent automatiquement quand le mercure chuta. En revanche, la jolie fée ne possédait que son ample chevelure pour habits. Barnabuse s'arrêta, fit demi-tour et alla parlementer avec un petit bonhomme à la tête bien ronde, aux cheveux clairs en brosse et aux doigts aussi fins que des aiguilles. C'était un Cluricaune dont l'atelier avait été creusé dans la trogne d'un vaste châtaignier dont il manquait plusieurs étages. Le tailleur était capable de confectionner n'importe quel vêtement à partir de n'importe quel matériau. Vous lui apportez un ballot de coton et il vous tisse du linge de corps si doux que vous avez l'impression de ne rien porter du tout. Avec un gros sac de feuilles, il imagine une tunique parfaitement imperméable, respirant et d'une légèreté de brumes. Avec vos propres cheveux, il parvient à agencer un bonnet ou une paire de gants si chauds que vous pouvez cheminer sans peine jusqu'au pôle nord en toute sécurité.

Barnabuse sortit une toison de laine qu'un mouton lui avait échangé contre quelques sacs de châtaignes et de glands. Le Cluricaune aurait terminé la robe en laine bien épaisse et magnifiquement parfumée d'ici l'aube. Sybelle et Barnabuse passeraient leur première nuit à l'orée de la forêt. Ils grignotèrent leurs provisions en regardant les collines herbeuses qui moutonnaient devant leurs yeux, puis, bien au-delà, les vastes montagnes aux pics acérés. Ils eurent un peu peur. Le chemin serait long. Leur aventure ne faisait que commencer.

Au petit matin, ils s'éveillèrent de dessous un épais tapi de feuilles bien chaudes. Le Cluricaune avait respecté sa promesse : le chandail, dodu comme un édredon, était prêt, juste aux mensurations exactes de Sybelle. La fée se demanda comment le lutin tailleur avait pu exécuter l'habit aux bonnes dimensions sans même lui avoir pris de mesures précises. Barnabuse lui répondit que les Cluricaunes ont un compas dans l'oeil.

Il s'élancèrent au dehors de la forêt, le cœur rempli d'espoir. Tout semblait possible par cette matinée baignée de soleil. L'herbe, encore bien blanche, crissait sous leurs pas, leur souffle se transformait immédiatement en buée d'une pureté nivéale. Leurs pas étaient accompagnés du doux chant primesautier de moineaux et mésanges.

Un grondement retentit soudain, au détour d'une combe. Un torrent impétueux barrait le chemin. La fée et le lutin se regardèrent d'un air interrogateur. Comment allaient-ils franchir ces cataractes d'eaux tumultueuses ? Barnabuse chercha du regard un passage, un pont suspendu, quelques branches d'arbres ou un tronc posé en travers. Il n'y avait absolument rien qui puisse aider à atteindre l'autre rive. Le courant était si déchaîné et infernal qu'aucune créature de l'eau ne pouvait s'y baigner. Les Sylphes préféraient se prélasser sur les rives des étangs et lacs, laissant dorer au soleil leur longue silhouette longiligne tout en clapotant de leur queue d'écailles. Les Ondines et les Nixes exécutaient des mouvements eurythmiques et d'une grâce infinie dans leurs danses aquatiques. Elles aiment les cascades, mais pas ce tumulte endiablé. Il n'y avait pas d'issue.

Barnabuse se gratta la tête. Allaient-ils devoir faire demi tour au moment même où leur esprit était gonflé de l'espoir de réussir ?

C'est alors qu'un sifflement, plus précisément le bruit qu'une paire de ciseaux fait en découpant une toise de tissu, attira leur attention. Le lutin leva les yeux vers le ciel d'un bleu éclatant. Tout d'abord, il ne vit rien, à part quelques brumes qui s'effilochaient au gré des vents d'altitude. Puis, une ombre vint tournoyer juste au-dessus de leurs têtes. L'oiseau semblait curieux, intrigué par ces deux êtres désarmés et démunis. Barnabuse comprit aussitôt ce qu'il fallait faire. Il n'avait jamais croisé de Coquecigrue de sa vie, mais il avait entendu dire qu'elles raffolaient de noix de pécan. Il devait bien en avoir une poignée dans une de ses nombreuses poches. Il fouilla dans sa petite veste vert bouteille, rien. Il inspecta les huit poches de son pantalon bouffant, rien. Il glissa ses longs doigts dans ses chaussettes, rien. Les friandises préférées de ces oiseaux majestueux étaient bien gardées dans sa capuche. Il tendit alors sa main gauche remplie vers le ciel.

L'oiseau ne manqua pas de remarquer l'offrande. Il vint se poser aux pieds des deux voyageurs. Sybelle eut un mouvement de recul. L'envergure démesurée du migrateur lui faisait un peu peur. Elle n'avait pourtant aucune raison de s'inquiéter. La Coquecigrue est un oiseau très serviable, toujours prêt à rendre service si l'on le considère avec la plus grande politesse et déférence. On ne lui commande qu'en lui obéissant. Barnabuse savait tout ça. Il amadoua le phénix par quelques flatteries tout en lui offrant les noix de pécan dont il raffolait. Sybelle se rapprocha et alla jusqu'à caresser le flamboyant plumage vert et bleu de leur nouveau compagnon. Il n'était pas insensible aux révérences de la douce fée, bien que la beauté de celle-ci ait perdu son éclat. En effet, la Coquecigrue est grande amatrice de belles choses. Il fut convenu que le lutin et la fée prendraient place sur chacune de ses ailes pour une traversée aérienne des flots. Sybelle s'agrippa fermement, peu rassurée par son équilibre précaire. Barnabuse affichait une confiance exagérée lorsqu'elle le regardait, mais n'en menait pas large quand même. Ils furent ballottés à droite, à gauche, puis encore à droite et une nouvelle fois à gauche et cela pendant le court instant que dura le vol. A l'atterrissage, la Coquecigrue releva les ailes face au vent et nos deux amis culbutèrent tête par dessus postérieur dans l'herbe rase. Plus de peur que de mal. Ils avaient réussi cette épreuve.

Ils s'inclinèrent avec déférence face à leur transporteur d'un instant. Celui-ci battit des ailes comme pour dire « je vous en prie » et prit un envol grandiose vers les plus hautes cimes enneigées. Barnabuse pensa un moment qu'ils auraient pu continuer leur voyage jusqu'à leur destination. Son cœur regrettait déjà ce plaisant vœu, mais ses yeux lui montrèrent que c'était une bien déplorable idée. Le grand oiseau n'aimait rien moins que faire des loopings et des piqués dans son vol. Il raffolait d'avoir la tête en bas et ses pattes en haut. Très peu pour eux.

Le chemin était encore long. Ils atteignirent les premiers contreforts des hautes cimes lorsqu'un bruit de pioche contre le rocher se fit entendre. Ca tapait encore et encore, en cadence et sans répit. Une véritable armée de minuscules personnages s'affairait à mordre dans la montagne, à creuser des galeries pour en extraire le charbon, le minerai, quelques cristaux, parfois de rares pierres précieuses.

Sybelle et Barnabuse stoppèrent pour admirer l'organisation impeccable du travail. Des petits bonhommes à la silhouette trapue, aux membres courts mais vigoureux, piochaient la roche avec ardeur. Leur tête était quasiment carrée. Un mouchoir à carreaux était noué sur leur crâne chauve. En revanche, des poils sortaient de leurs oreilles démesurées. La couleur de leurs habits annonçait leur degré de qualification et leur place dans la hiérarchie précise du peuple des Kobolds, les mineurs de la terre.

Du jaune pâle pour les ouvriers qualifiés jusqu'au violet foncé pour les simples mineurs de fond, toute la gamme chromatique était recensée, passant par le jaune soleil, toutes les nuances d'orange, du rouge sang ou rouge vermeil, puis une diversité de bleus, de l'électrique au bleu nuit, et enfin, le violet pourpre. Tous, sans exception, frappaient de la pioche et du maillet, puis se relayaient en chargeant des petits wagons à grand coups de pelle. Ceux-ci étaient poussés sur des rails qui dévalaient la montagne dans un toboggan sans fin. Barnabuse rêvait de grimper sur un chargement afin d'éprouver l'ivresse de la vitesse. Mais c'était tout simplement impossible. Les chargements étaient de véritables montagnes de minerai, pointus comme des aiguilles, de véritables cairns qui, on s'en doute, devaient perdre quelques pépites dans les virages les plus serrés.

Le plus impressionnant aux yeux de nos deux voyageurs, était ces montagnes de muscles collés ensemble qui formaient une forme douteuse, surmontée d'une minuscule tête au front court et aux yeux enfoncés. Une demi douzaine de Trolls donnaient des grands coups de poing sur le rocher. Eux n'avaient pas besoin d'outils. Leurs coups fendaient le roc le plus solide comme s'ils cassaient des noix ou des noisettes. Ensuite, le peuple des nains mineurs s'occupait de morceler ce qu'il restait, soit en pavés grossiers, soit en cailloux de toutes dimensions, jusqu'à fabriquer le sable le plus fin que l'on puisse imaginer. Toute cette population laborieuse était encadrée par des personnages à peine plus grands que les Kobolds. Eux portaient une blouse grise ou beige – Barnabuse songea qu'elle devait être blanche à l'origine. Les Dvalins savaient mieux que quiconque organiser le dur labeur des travailleurs de force. Ils n'avaient pas leur pareil pour maintenir l'ordre et orienter les avancées de ce grignotage incessant et méticuleux, transformant un pan de montagne en une masse de petits cailloux.

Sybelle toussa. L'épaisse fumée qui se dégageait du chantier était venue sur eux à cause d'une rafale de vent soudaine. Barnabuse la prit par la main et ils continuèrent leur chemin. C'était la première fois que le lutin touchait son amoureuse. Il en ressentit un frisson dans tous ses muscles et son cœur se mit à battre plus vite. Sybelle ne s'aperçut de rien. Elle n'avait qu'une envie : parvenir le plus tôt possible tout en haut de la montagne. Là, avec un peu de chance, tout s'arrangerait. Ne prétendait-on pas que le célèbre personnage qu'ils désiraient rencontrer avait tous les pouvoirs ?

Le vent changea, il forcit. Il fit encore plus froid. Mais le soleil resplendissait au dessus des brumes qui recouvraient la plaine et toute la forêt. La fée et le lutin eurent un pincement au cœur en songeant à leur vie d'avant. Désormais, ils étaient embarqués dans une aventure sans retour. Ils devaient continuer de grimper sur la montagne, coûte que coûte. Il en allait du sort du monde entier.

Ce fut alors de nouveaux sons qui titillèrent leurs oreilles, au détour d'un ravin. Là, sur des pentes vertigineuses où le moindre faux pas pouvait vous envoyer au plus profond d'abîmes insondables, des dizaines de brebis et quelques chèvres broutaient tranquillement l'herbe tendre des hauteurs. Les fleurs leur servaient de dessert. Parfois, elles relevaient la tête en dévisageant d'un air étonné les rares promeneurs qui osaient s'aventurer dans cette verticalité devenue norme. Malgré le peu de passage, le troupeau n'était nullement effarouché par l'intrusion de la fée et du lutin.

C'est alors qu'un cri perçant s'éleva dans les airs. Un lointain écho lui répondit. Il s'agissait de l'appel du Puck, le lutin gardien de brebis. Le personnage portait une veste sans manches en peau de mouton, une culotte de cuir qui descendait sur ses genoux cagneux. Ses pieds étaient aussi larges que des palmes, cela lui permettait de garder l'équilibre sur les pentes affolantes ou ne pas s'enfoncer dans la neige la plus épaisse. Il leur adressa un signe amical de sa main laissée libre, l'autre tenant fermement un bâton de noyer. Ses quatre doigts étaient aussi noueux que le bois de son sceptre. Ses joues étaient rose vif, l'air réjoui et le teint halé de ceux qui vivent toute l'année dehors au grand air. Ses oreilles semblaient deux feuilles de chou qui dépassaient d'une tignasse mal domptée par un peigne inexistant.

Le Puck n'a pas son pareil pour rameuter de vastes troupeaux et connaît les hauteurs comme sa poche. Barnabuse en profita pour lui demander conseil sur le chemin à suivre afin d'aborder les hauts pics. Le gardien siffla en connaisseur. Quelle expédition ! Pourtant il ne jugea pas et offrit son expertise aux deux aventuriers. Il serait préférable de contourner l'immense bloc de roc par la droite. Le sentier était étroit, mais bien plus fiable que les pentes rocailleuses. Ensuite, une étroite cheminée permettrait de gagner un vaste plateau qui menait directement au pied de leur destination finale. Là, les choses sérieuses commenceraient. Avaient-ils des notions d'alpinisme, une expérience quelconque, un réel sens de l'équilibre ?

Barnabuse secoua la tête. Dans ce cas, répondit le serviable Puck, il vous sera difficile d'atteindre votre but. Il leur souhaita tout de même bonne chance, sachant très bien qu'il les verrait faire demi-tour le lendemain. Il les accueillerait alors en leur offrant une lampée de bon lait de brebis qu'il aurait trait le matin même, frais et chaud à la fois.

Quelque peu déçus par les prévisions alarmistes du berger, la fée et le lutin continuèrent cependant leur route, un petit pincement au cœur à la pensée d'un échec possible.

Ils contournèrent la muraille par le sentier étroit. A plusieurs reprises, ils manquèrent de dévaler toute la montagne. Leur petite taille était un avantage ; leur manque de pratique un handicap. Ils se trouvèrent plus tard devant la cheminée étroite, le passage clé de l'ascension. Sybelle ne pouvait plus voler, ses pouvoirs ayant été réduits à néant. Ses muscles délicats et la profonde fatigue de ce long périple lui interdisaient de pouvoir grimper ces rochers. Barnabuse l'aida du mieux qu'il put. Il s'accrochait fermement de la main gauche sur les bonnes prises de granit et, de sa main laissée libre, il hissait la bonne petite fée.

De sentir ainsi sa paume dans la sienne l'émouvait au plus haut point. Son cœur bondissait dans sa poitrine comme un jeune faon. A plusieurs reprises, il surprit un éclat nouveau dans les yeux de sa jolie partenaire. Oh, ce n'était pas de l'amour, il le savait bien. Mais une réelle reconnaissance, un peu plus qu'un simple merci rayonnait dans ses prunelles devenues, elles aussi, si ternes. Lorsqu'ils furent sur la dernière marche de l'étroit étranglement, il lâcha doucement la main de la fée, mais celle-ci tenait fermement encore les doigts du lutin qui commençaient à s'engourdir après tant d'efforts consentis. Il la regarda avec attention. Elle voulu dire quelque chose, mais elle n'osa pas.

Ils reprirent leur chemin. Quelque chose d'inédit flottait entre eux. On ne savait pas exactement quoi. Seul un Lilliputien, cette infime créature qui tient dans la main et fait d'un dé à coudre sa maison, aurait deviné. Tout comme il aurait parfaitement entendu ce que pensait Sybelle. Ces minuscules personnages, pouvant chevaucher une fourmi et se baigner dans une simple goutte d'eau, ont la faculté appréciable de lire dans les âmes et les cœurs comme dans un livre ouvert. Ils décryptent l'inconnu, lisent entre les lignes de la vie, font parfois des prédictions. Avoir un ami Lilliputien permet de mieux apprécier son monde, mieux cerner les autres et, surtout, savoir mieux se connaître soi-même, si tant est que nous sommes toujours les plus mal informés sur notre propre personnalité.

Des bancs de nuages traversaient le ciel, comme si, eux aussi, étaient en promenade. La seule différence c'est qu'à cette altitude ils enveloppaient parfois nos deux intrépides aventuriers, comme un brouillard. Au travers des bancs de brumes, ils apercevaient de temps en temps la haute montagne enneigée qu'ils devaient à tout prix gravir et cela leur faisait un peu peur. Comment s'y prendre pour se hisser à son sommet ? C'est de l'alpinisme pur et simple, bien au-delà de leur capacités. Un profond découragement s'empare d'eux lorsqu'ils s'assoient sur deux pierres à peine chauffées par le soleil intermittent.

C'est alors qu'une créature longiligne, vêtue d'une robe en tulle blanc boutonnée devant sur toute sa longueur par de gros macarons rose pâle, une paire de chaussons dissimulant ses pieds qui dépassent à peine du voile le recouvrant totalement, vient vers eux. Son visage est d'une pâleur sélénite, ses yeux, bien ronds, semblent exagérément ouverts, lui donnant un air de surprise constante. Il porte un bonnet sur des cheveux noirs d'ébène. Il affiche un sourire de Mona Lisa. C'est un Lorialet, poète et rêveur. On le prétend fils de la Lune et d'une étoile. Il ne s'exprime qu'en alexandrins et par métaphores ou allégories. Il vit dans son monde, mais demeure toujours de bon conseil.

Barnabuse et Sybelle lui exposent alternativement leur intention de gravir la plus haute montagne enneigée, se partageant une phrase après l'autre, parfois l'un en commençant une et l'autre la terminant. Le Pierrot les écoute avec attention, les yeux dans le vague. Il hoche la tête, puis s'exclame d'une voix douce et mesurée :

« Si votre désir le plus cher

D'aller découvrir les hauteurs

Et d'arpenter le zénith de l'air

D'un exploit suprême être les auteurs

Voici la formule magique

Qui fera de vous les élus privilégiés

En foulant l'inaccessible pic

Pour réaliser vos rêves les plus enviés

Ecoutez bien mon conseil

Il est infaillible et sage

Pour voyager agréablement dans le ciel

De chevaucher tendrement un nuage. »

Barnabuse et Sybelle se regardèrent, l'air perplexe. Le Lorialet gardait un air absent, comme s'il ne faisait pas réellement partie de notre monde. Et c'était un peu ça. Les Lorialets pensent et vivent dans un monde qui leur est propre, qu'ils se sont construit à coups de rimes et d'assonances. C'est pour cette raison qu'ils échappent toujours aux dures lois du monde réel. Si leur corps est physiquement visible, leur esprit est insaisissable.

Mais comment peut-on raisonnablement chevaucher un nuage ? Sybelle aurait pu voleter, si elle n'avait pas été privée de ses dons. Mais il existe tout un monde entre l'aptitude à voltiger à basse altitude, parmi les libellules et les papillons, et s'élever à des hauteurs aussi vertigineuses, par dessus un abîme infini. Barnabuse n'était pas bien épais, mais seule une plume aurait pu s'asseoir sur un nuage.

Le Lorialet, détaché du réel comme une apparition, leur confia qu'il ne s'agissait que d'une question de volonté. Il suffit de le désirer ardemment.

Barnabuse allait lui rétorquer que le désir n'entrait pas dans les lois physiques quand il fut poussé, ainsi que Sybelle, par une rafale de vent plus forte. Ils s'envolèrent dans les airs, bousculés de toutes parts. Le Lorialet n'avait pas mentionné que le voyage serait aussi confortable que se lover sur un coussin moelleux, mais les deux aventuriers eurent la peur de leur vie en voyant, sous leurs pieds, rien que le vide incommensurable de ravins et de précipices d'où on ne voyait pas le fond.

Vide ? Pas exactement, puisque les nuages et les brumes semblaient encombrer tout l'espace. Une légende revint à la mémoire du lutin.

Un dialogue, plus précisément, entre un fantôme et un humain de chair et d'os. Ce dernier se moquait de l'esprit en lui faisant remarquer qu'il n'était rien de plus qu'une simple apparition, sans réelle consistance.

Sans consistance ? releva le spectre. C'est tout le contraire, mon ami. Regardez : vous êtes assez solide pour traverser ces quelques brumes, mais pas suffisamment pour franchir cette épaisse muraille. Et, sur ces bonnes paroles, l'ectoplasme traversa le mur de lourdes pierres en poussant son rire démoniaque.

Dans leur ballottement anarchique, Barnabuse remarquait qu'ils prenaient toutefois de la hauteur, ce qui était contraire aux lois premières de la physique et du principe de la gravitation. Peut-être se trouvaient-ils à une altitude où l'attractivité terrestre était moindre ? Il se refusait pourtant à apporter le moindre crédit aux délires du Lorialet tandis que Sybelle, un peu rassurée de ne pas tomber comme une pierre, commençait à être grisée par ce mode de transport insolite.

Ils furent bientôt enveloppés par d'épaisses brumes qui les empêchaient d'observer à leur guise leur forêt vu des cieux ainsi que, sans tarder, le pays tout entier.

La haute montagne enneigée se dressait toujours devant eux, mais ils allaient atterrir sur l'une des plus hautes vires. Ils ne furent totalement apaisés que lorsque leurs pieds touchèrent la roche noire d'ébène. Cela faisait un contraste saisissant avec la neige immaculée qui recouvrait maintenant toute la montagne comme une crème dégoulinant d'un énorme gâteau à la crème en forme de cône ou de pyramide.

Ils ne savaient plus ce qui les maintenait en l'air : les bourrasques violentes qui malmenaient leurs frêles silhouettes ou bien, comme le prétendait le Lorialet, ces nuées si denses qu'on pensait bien qu'elles étaient devenues si solides pour supporter le faible poids de la fée ou du lutin. Barnabuse eut l'impression que des doigts vigoureux le retenaient dans les cieux, comme du linge épinglé sur un fil. Sybelle retrouvait le délicieux sentiment de pouvoir voler de ses propres ailes, à cette différence près qu'ici, elle ne maîtrisait en rien sa trajectoire. Ils étaient ballottés en tous sens mais gagnaient de l'altitude. La montagne se rapprochait. Un courant d'air contraire vint stopper leur effroyable chevauchée juste au moment où ils touchaient le rocher.

Ils y étaient parvenus ! Ils s'avancèrent maladroitement, leurs pieds ayant du mal à retrouver leurs appuis sur le sol passablement glissant. Plus d'une fois, ils durent se raccrocher l'un à l'autre. Barnabuse en avait le cœur qui bondissait à chaque fois que Sybelle lui prenait le bras ou s'accrochait maladroitement à son épaule. Ils décidèrent sans le vouloir vraiment de se tenir par la main. Le lutin était aux anges. Dans le cœur de la gentille fée, un nouveau sentiment de gratitude s'amplifiait. Sans le lutin dévoué à ses côtés, elle n'aurait jamais été si près du but.

La montagne n'était que précipices fuyant dans le vide et pics pointant vers le ciel. Les chemins n'étaient que vires et balcons surplombant les abîmes invisibles.

Un pan entier de la montagne était vitré. De larges baies qui donnaient sur d'immenses bureaux. Ils poussèrent une porte en verre, elle aussi. Le hall était taillé dans le roc, lui donnant un aspect de caverne préhistorique. Un bureau, sorte de dolmen, et derrière la large pierre, une créature tout droit sortie des romans de Charles Dickens. Il portait une redingote, savamment boutonnée sur le devant, laissant juste apparaître un gilet moutarde fermé par une cravate nouée d'une drôle de manière : on aurait dit les spirales d'un coquillage. Un pantalon en jersey tombait sur des souliers de bonne facture, parfaitement vernis. Car la créature qui faisait penser à un banquier du dix-neuvième siècle par son apparence se tenait débout sur la table de pierre brute.

Une paire de lorgnons donnait à son visage austère ce côté comptable qu'ont les financiers. Cependant, il n'était que le secrétaire chargé d'accueillir les rares visiteurs qui osaient s'aventurer jusqu'ici.

Barnabuse se racla la gorge et demanda à rencontrer son patron.

Le Gobelin, car les plus judicieux d'entre vous auront reconnu ce gnome administratif entre tous, toisa le lutin avec tout le mépris possible. Puis, il lâcha, l'ait moqueur :

- Le patron ? Tenez donc. Rien que ça. Avez-vous seulement rendez-vous ?

Barnabuse voulut s'expliquer mais Sybelle s'avança. Elle constata qu'elle pouvait à nouveau voler. Les enchantements de la terrible Demonella ne devaient plus agir passé la lourde porte en verre. Elle prit sa voix la plus claire et exposa sa requête, avec toute l'humilité possible.

Le Gobelin semblait ne pas l'écouter, continuant à feuilleter un rapport agrémenté de colonnes de chiffres et de diagrammes, tournant nonchalamment les pages tout en hochant la tête d'un air entendu.

Sybelle se tut. Elle jeta un regard à Barnabuse, qui lui sourit faiblement, comme pour s'excuser. Elle lui tapota l'épaule. Ils attendirent en silence l'hypothétique réponse du Gobelin.

Enfin, celui-ci sembla constater la présence des deux visiteurs et releva les sourcils avant de prononcer cet arrêt sans appel :

- Le seigneur ne reçoit que sur rendez-vous. Puis, tournant la tête afin de poser le dossier ainsi épluché sur une pile de documents à sa gauche, il ajouta, sans les regarder : - En cette période, il ne reçoit personne.

Barnabuse voulut rétorquer, mais Sybelle le fit taire d'une simple pression de sa fine main sur son avant bras. Il était inutile d'insister. Bien sûr, ils auraient dû s'en douter. Vouloir rencontrer ce si important personnage quelques jours avant Noël était forcément voué à l'échec.

Sa légende le faisait apparaître partout mais personne ne savait qui il était vraiment ni où il demeurait. Il leur semblait d'ailleurs qu'une demeure au sommet des montagnes ne cadrait pas avec les rumeurs que l'on entendait de ci, de là.

Ils s'en retournèrent, la mine basse, en traînant les pieds. Juste comme ils poussaient la lourde porte en verre, un Gnome, chargé d'un énorme sac de toile dépassant largement le sommet de son crâne vint les heurter de pleine face. Courbé sous l'effort, son visage était dirigé vers le sol et le bonnet qui couvrait son crâne tombait à la fois sur ses oreilles et sur ses yeux. Quant à nos deux amis, dépités par la fin de non recevoir qu'ils venaient de subir, ils ne voyaient que leurs pieds. Le choc fit voler des milliers de feuilles en tous sens, échappées du sac de toile de jute qui s'était ouvert lors de la collision. Les trois personnages se retrouvaient à terre sans comprendre et inondés de milliers d'enveloppes. Le courrier.

Barnabuse voulut s'excuser, mais une fois encore, Sybelle le fit taire en lui pressant le coude. Ces attouchements répétés électrisaient le lutin, qui essayait de ne pas le laisser paraître. Le Gnome était quasiment enseveli sous les bouts de papiers.

Sybelle le secourut au plus vite, elle avait retrouvé toutes ses aptitudes, dont celle, non négligeable, d'une belle répartie.

- Vous n'avez pas de mal ? Il y eut une bourrasque quand vous avez ouvert la porte et... oh mon Dieu, vous êtes tout secoué.

Le Gnome regarda dans toutes les directions avant d'apercevoir le visage radieux de la belle fée. Il fut aussitôt sous le charme. Barnabuse fronça subrepticement les sourcils. Les enveloppes furent ramassées en un rien de temps, comme par enchantement. Sybelle rayonnait et le Gnome se répandait en remerciements. Soudain, la fée devint plus grave et, les yeux dans les yeux, demanda au commissionnaire s'il connaissait un moyen de se rendre dans le bureau du chef suprême.

- Lui ?

- Lui-même !

Le Gnome se gratta la tête et son bonnet se releva pour laisser paraître deux petits yeux noisette. On voyait qu'il faisait un effort, comme pour résoudre un difficile problème mathématique. De temps en temps, il regardait Sybelle. Alors, elle lui souriait tendrement, en penchant légèrement la tête. Barnabuse penchait sa propre tête de concert. Il ne comprenait plus rien du tout. Il pensait que leur amitié avait prit un nouveau virage, en réalité il constatait amèrement que son amoureuse en pinçait sérieusement pour un simple sous-fifre, un commissionnaire de bas étage. Il était déçu.

Le Gnome releva d'un seul coup sa tête de tomate, bien ronde et rougissant jusqu'aux oreilles.

- Ca tombe bien. Je vais justement livrer ce courrier (il désigna l'énorme sac rempli de milliers de lettres) au service des commandes.

Il regarda Sybelle avec un sourire, puis Barnabuse, l'air suppliant.

- Tenez, enfilez ça, vous serez mes compagnons. On ne sera pas trop de trois pour porter ce volumineux sac.

Il sorti de la poche de la culotte qui tombait à ses genoux cagneux deux bonnets en tous points identiques à celui qui lui couvrait la moitié du visage. La fée et le lutin ne voyaient plus rien du tout, mais ce n'était pas si grave : le Gnome les guidait en ahanant sous l'effort, eux se contentant de soutenir mollement l'imposant chargement de papiers. Le Gobelin de l'accueil indiqua une porte sur la gauche, sans même jeter un regard à l'étrange équipage.

Ils durent monter des escaliers, emprunter des couloirs, se faufiler dans des galeries, longer des coursives, gravir à nouveau des escaliers pour atteindre une grande salle, semblable à un amphithéâtre. Un Gobelin, identique à celui de l'accueil, à tel point que nos deux aventuriers crurent que c'était le même qui s'était déplacé par des raccourcis connus de lui seul, montait la garde. Il se tenait à un lutrin qui dominait des rangées et des rangées de pupitres où des centaines d'employés lisaient puis tamponnaient des milliers de lettres. Le contenu du sac de leur récent compagnon allait forcément être traité de la sorte.

Il s'agissait de Gobelins qui ne portaient pas le costume semblable à celui du pupitre ou celui de l'accueil. Ils arboraient indifféremment des blouses bleutées. A part ce détail, ils se ressemblaient tous. Barnabuse remarqua que quelques-uns longeaient les travées pour récolter les lettres traitées en les empilant sur des petits chariots qu'ils poussaient sur des rails posées au sol. Parfois l'un d'eux s'avançait vers le gobelin du lutrin pour lui demander conseil. Une adresse mal libellée, une demande mal formulée ou simplement une graphie mal maîtrisée.

Le Gobelin se tourna vers les trois coursiers en soupirant.

- Les enfants écrivent de plus en plus mal de nos jours. C'est à peine si je peux déchiffrer celle-ci.

Il leur tendit une missive où une dizaine de lignes étaient tracées dans on ne savait quelle langue tellement l'écriture était désordonnée et brouillonne. Barnabsue crut deviner le mot jouet et Sybelle parvint à identifier Noël. Mais ils n'en étaient pas vraiment sûr. En revanche, ils étaient persuadés d'être enfin arrivés au bon endroit.

Déjà une dizaine d'employés aux chariots vides se partageaient le contenu du sac en toile du gnome. Celui-ci soufflait, affalé sur un banc pour récupérer de l'effort intense qu'il venait de fournir. Le Gobelin en chef le regardait d'un air réprobateur mais son attention fut très vite accaparée par la demande de la fée et du lutin.

Il fronça les sourcils qu'il avait broussailleux et remontant en guidon de vélo vers ses trempes grisonnantes.

- Il est hors de question de pouvoir le déranger ne serait qu'une minute... Il se reprit : une minute, que dis-je, une seule seconde. Surtout à trois jours de Noël. Vous n'y pensez pas !

Le Gobelin fut soudain distrait par une nouvelle demande de précision graphologique tandis qu'un employé passait près d'eux en poussant son chariot rempli de missives triées en tournant la tête . Barnabuse ne réfléchit qu'un quart de seconde. Il empoigna le bras de Sybelle et ils plongèrent tous deux dans le chariot, cachés et bien à l'abri du flot de lettres dépouillées. L'employé ne remarqua aucun changement : la fée et le lutin ne pesaient pas plus qu'une plume d'oie.

Ils empruntèrent à nouveau des couloirs et des coursives, tournant une fois à gauche, une fois à droite et ainsi de suite jusqu'à ce que le chariot s'immobilise dans un gémissement de fer rouillé. Barnabuse sauta prestement du chariot. Il souleva Sybelle et ils se cachèrent dans un coin dissimulé.

Depuis leur cachette, ils dominaient un vaste atelier, si grand qu'on ne distinguait pas le mur d'en face. Là, des centaines de Lutins s'activaient sur des ateliers et établis, coupant, façonnant, martelant, fabriquant des tonnes de jouets. Il y avait même un haut four où une poignée de Knockers venus des montagnes, sortes de Trolls civilisés, martelaient le fer et l'acier. Des soldats de plomb étaient ainsi fabriqués.

Une armée de Lepréchauns taillait et cousait les vêtements des poupées que des Lutins bleus semblables à des schtroumpfs venaient de rembourrer copieusement de coton. Barnabuse et Sybelle longeaient en toute discrétion un étroit balcon qui filait tout au long du gigantesque atelier. Ils dépassèrent le coin cuisine d'où s'élevaient une agréable odeur de pain frais, de viennoiserie tendre et croustillante. Des Brownies, la mine écarlate et le geste sûr, sortaient du four des planches de petits pains, croissants, brioches en forme de pantin : on les appelle les Saint Nicolas, à l'effigie du grand patron.

Ils s'avançaient doucement, découvrant un monde à part, la plus grande fabrique de jouets et friandises au monde. A l'écart, des parfums sucrés montaient de fourneaux où, dans d'immenses marmites, d'autres Brownies, plus sveltes et au visage pailleté de sucre, tournaient inlassablement de larges spatules au cœur d'immenses marmites, confectionnant autant de bonbons, de pâtes d'amande, de barbe à papa, de bâtons de réglisse, de caramels mous ou durs, au choix. Barnabuse commençait à ressentir la faim au creux de son estomac.

Plus loin, des coups de maillet résonnèrent. Des dizaines de Nutons, la casquette vissée sur le haut du crâne, un tablier en cuir en guise de protection, travaillaient le bois. Des montagnes de copeaux s'amoncelaient sous les coups de rabots et de ciseau à bois. Les pièces s'emboîtaient ensuite comme par magie. On voyait apparaître des chevaux de bois plus vrais que nature, des pantins patinés, des échiquiers aux pièces joliment façonnées. Les Nutons étaient réputés pour leur habileté à sculpter le bois.

A l'écart, se tenaient trois Lutins aux longs doigts, aux oreilles pendantes et au nez levé. Ils maniaient l'agate et le verre, polissant des milliers de billes de toutes les couleurs, aux reflets changeant.

La coursive s'allongeait pendant des kilomètres et ne cessait de monter imperceptiblement. Bientôt la fée et le lutin furent arrivés à son sommet, juste sous une verrière qui diffusait les faibles rayons du soleil comme s'ils avaient du mal d'atteindre ces hauteurs vertigineuses.

Une lourde porte cloutée barrait le passage. Ils durent employer toutes leurs maigres forces pour la faire pivoter. Ils débouchèrent sur un large escalier en marbre qui s'élevait en tournoyant dans le ciel. Là bas, par delà les nuages, il menait à une bâtisse taillée dans le roc. Une large baie vitrée donnait sur les cieux. Ils s'avancèrent de plus en plus lentement au fur et à mesure qu'ils approchaient de l'étrange demeure. Tout n'était que verre, réfléchissant les rayons du soleil dans toutes les pièces.

Comme ils s'apprêtaient à actionner un grelot en guise de sonnette, la porte d'entrée, d'un verre émeraude opaque et translucide s'ouvrit toute seule. Un domestique, sous les formes d'un Gnome habillé tout de vert leur ouvrit et leur fit signe de le suivre. Il sourit faiblement, sa bouche articula quelques mots mais aucun son ne fut produit : Barnabuse et Syvelle entendirent la formule de politesse directement résonner dans leur cerveau :

- Ayez l'amabilité de bien vouloir me suivre. Nous vous attentions.

Le lutin et la fée se regardèrent, l'air plus qu'étonné qu'un mérou pris en faute. Qui les attendaient-il ? Serait-ce possible que le grand patron, le chef suprême, le...

La maison resplendissait de lumière. Des jets d'eau retombaient en cataractes formant des arc-en-ciel aux couleurs inédites. D'autres cascades restaient figées dans la glace, leur donnant l'apparence des plus belles fées, des déesses grecques et autres divinités antiques. En revanche, plusieurs bassins bouillonnaient d'une eau pure et limpide. Quelques Nayades dansaient dans l'eau, courbant leur corps d'anguille avec une souplesse incroyable. Barnabuse ouvrit grand ses yeux, déjà pétrifié par le charme inouï des sirènes et aussitôt Syvelle lui jeta un regard noir. Mais au lieu d'avoir le sentiment d'être pris en faute, il en éprouva un vaste sentiment de gratitude. Cette jalousie puérile serait elle l'assurance de quelque sentiment pour lui ?

Ils accédèrent enfin à une sorte de bureau où un daim, une panthère et un otarie se prélassaient sur une moquette en poil de chèvre. Les trois animaux tournèrent nonchalamment leur tête vers les nouveaux arrivants. Leur air hautain semblait les considérer comme de vulgaires grains de poussière, rien de plus.

Devant l'immense baie vitrée se tenait une créature de dos.Elle portait un large et épais manteau vermeil, observant, par delà l'immense baie, la vue qui donnait rien moins que sur le monde entier.

Barnabuse et Sybelle n'osaient parler. L'instant était solennel, comme s'ils assistaient à un office religieux ou une cérémonie pompeuse. L'imposante silhouette se retourna enfin.

Son manteau rouge carmin était boutonné du cou jusqu'aux chevilles par de larges boutons nacrés, comme autant de coquillages. Les revers étaient d'un vert sapin qui rehaussaient l'éclat de l'ensemble. Ses longs bras pendaient le long du corps, ses mains fines et osseuses semblaient douces comme une caresse de coton.

De son visage n'émergeaient qu'un nez aquilin, long et fin et deux yeux perçants. Ses joues étaient mangées par une longue barbe d'une blancheur de colombe qui tombait sur sa poitrine, pointant même vers son nombril. Des mèches de cheveux d'un blanc similaire s'échappaient d'un bonnet rouge et vert. Il avait l'air bienveillant que seuls possèdent les personnages religieux d'une certaine importance.

Barnabuse se retint d'une exclamation de béatitude tandis que Sybelle ne put s'empêcher d'esquisser une révérence.

Le personnage s'amusa de leur réaction, de leur gêne. Tout le faisait sourire, il semblait se tenir bien au-delà des contingences du monde réel. Il survolait ses semblables comme un soleil qui répand sa chaleur et sa lumière sur chacun.

Il prononça quelques paroles de bienvenue. Sa voix était digne et grave, on y sentait toute la sagesse du monde et en même temps des intonations juvéniles, comme s'il s'amusait de ce qu'il disait. Sérénité était le qualificatif qui lui convenait le mieux.

Il les enjoignit à s'asseoir et leur proposa deux tasses de lait au miel, vraiment délicieux, d'une douceur infinie et aux parfums subtils, toutes les nuance du sucré se confondant en une nouvelle saveur délicate.

Barnabuse balbutia qu'il pensait que l'important personnage demeurait au Pôle Nord. Du moins, c'est ce qu'il avait toujours cru.

Leur hôte s'amusa une nouvelle fois de cette croyance galvaudée. Il prenait la vie avec philosophie. Il s'expliqua en avançant que la rumeur de contrées si lointaines n'était qu'un subterfuge pour avoir la paix, pour que personne ne vienne le déranger dans sa mission pour d'inconséquentes broutilles.

A ces mots, la fée et le lutin baissèrent la tête, penauds de leur audace. Il leva la main en un geste d'apaisement.

- Je ne dis pas ça pour vous, mes amis. Votre quête est tout à fait honorable. Mais je me demande comment puis-je vous venir en aide.

Sybelle eut alors le courage d'avancer qu'il avait tous les pouvoirs, puisqu'il exauçait les vœux de tous les enfants du monde, sans exception.

- Sans exception ? Vous me flattez, belle fée. Malheureusement, je n'ai pas un tel pouvoir. Pour celles et ceux qui ne sont pas aimés, je ne peux pas grand chose et j'en suis profondément désolé.

Devant l'air incrédule de nos deux amis, le personnage si populaire précisa :

- Oui, c'est l'amour qui fait tout le travail. Je ne suis qu'un intermédiaire.

Puis, comme Barnabuse l'appelait par son nom, il réagit :

- Santa Claus, le père Noël, ce sont les surnoms qu'on me donne la plupart du temps. Mais, en réalité, ce n'est pas tout à fait ça. Je suis le maître du temps.

Sybelle et Barnabuse se regardèrent, sans comprendre.

Le célèbre faiseur de rêves répondit avec amusement et l'oeil pétillant :

- C'est le pouvoir absolu, voyez vous. Pouvoir commander au temps. Comment imaginez-vous que je puisse fabriquer tous ces jouets en quelques heures ? C'est vrai, mes gobelins et mes lutins artisans sont nombreux et très efficaces, ils travaillent sans relâche, ne comptant pas leur peine – c'est du reste une joie pour eux d'oeuvrer pour tous les enfants du monde. Mais, il serait impossible de parvenir à un tel résultat en si peu de temps. Le traitement des commandes, la fabrication mais surtout la distribution. Vous imaginez toutes ces demeures à visiter en une seule nuit ! Grâce à mon empire sur le temps, je peux, à volonté, distendre ou raccourcir le temps.

Il fit une pause. Il détaillait avec bienveillance les deux invités. Puis, il reprit de sa voix chaleureuse et sereine :

- N'avez jamais remarqué que le temps ne passe pas de la même façon dans votre vie ? Que les moments heureux semblent être plus courts que les jours maussades ? L'intensité des émotions ressenties raccourcit la perception du temps. De même, quand vous dormez, vous ne savez plus combien de temps s'est écoulé depuis votre endormissement jusqu'à votre réveil. Non, vraiment, le temps est malléable à merci. L'un de vos plus brillants physicien l'avait bien compris. Nous étions de vrais amis, du reste. Il avait gardé son âme d'enfant. C'est une qualité rare.

Sybelle hochait la tête, Barnabuse était interloqué. Ils n'avaient jamais imaginé tout cela.

Sybelle se reprit et, toute la confiance revenue en elle, elle demanda :

- Alors, si vous avez un tel pouvoir, vous pouvez remonter le temps pour changer les choses. Afin que Demonella ne puisse jamais lancer ce maléfice... Puis, plus bas, elle ajouta : que je n'ai pas osé lever les yeux sur le Prince. Je sais, tout est de ma faute. Et elle baissa la tête en guise de contrition.

Santa Claus apaisa les remords de la gentille fée, mais précisa d'une voix étrangement calme et douce :

- Je suis le maître du temps. Je peux le distendre à volonté, lui faire prendre une forme ou une autre, comme un boulanger pétrit sa pâte en lui donnant la forme qu'il souhaite. Mais je ne peux pas revenir en arrière. Comme ce même boulanger ne peut plus modifier la forme de son pain lorsqu'il est cuit. Ce qui est arrivé ne peut être changé. C'est une des lois fondamentales en ce monde. Remonter le temps, certes, mais en n'étant que spectateur – et cela, chacun peut le faire dans son cœur. On ne peut changer le passé, seulement l'avenir.

Les deux aventuriers étaient à nouveau dépités. Si le personnage le plus important du monde ne pouvait rien faire, si même lui était incapable de corriger, d'améliorer les choses, il l'y avait plus aucun espoir. Le monde ne pourrait plus jamais retrouver sa joie et sa gaîté. Tout était perdu.

Il y eut un long silence. Chacun suivait le cheminement de ses propres pensées. Celles de Sybelle et Barnabuse étaient bien sombres, désespérées. Elles avançaient dans un tunnel sans fin. En revanche, Santa affichait un air de rêverie, un demi sourire aux lèvres. Rien ne semblait l'atteindre. Un instant, Barnabuse eut l'audace et le toupet de lui dire ses quatre vérités, qu'il se moquait du bien être de tous, qu'il était le plus privilégié parmi les privilégiés, qu'il passait ses journées à observer le monde en le dominant et peut importe ce que ressentaient celles et ceux qui trimaient, jour après jour, dans ce monde imparfait.

Santa sembla comprendre ce que pensait le lutin et qu'il s'apprêtait à dire.

Il reprit la parole, douce et mélodieuse, comme si rien ne s'était passé.

- Je ne peux modifier le passé, changer le cours du temps, c'est un fait.

Il laissa un long instant de silence, puis ajouta, d'un air malicieux :

- En revanche, je peux offrir un cadeau à Demonella. Ca, c'est dans mes cordes.

La fée et le lutin se regardèrent, interloqués. Après tout le mal qu'elle avait fait, comment pouvait-on imaginer lui offrir, en plus, un cadeau ? Ce n'était pas possible ! Le Père Noël débloquait vraiment, là. Bien sûr, sa gentillesse et sa mansuétude sont légendaires, mais il y a des limites, n'est-ce pas ?

Le saint homme les regarda avec une pointe de malice. Il leur devait des explications. Parfois l'évidence n'est pas facilement accessible au commun des mortels.

- Demonella souffre d'un problème assez commun, pourtant. Il n'est pas difficile de le comprendre.

Il s'était à nouveau avancé vers la baie vitrée qui donnait sur le monde, comme si la contemplation de l'univers aidait à la compréhension complète de toutes choses, à organiser ses pensées. Il parlait sans les regarder, comme pour lui-même.

- Elle fut abandonnée à sa naissance par des parents qui ne voulaient pas d'elle. Cela arrive parfois. Quand on n'a pas reçu suffisamment d'amour, on ne peut en donner en retour. On ne peut posséder ce que l'on n'a jamais reçu. A l'orphelinat, elle dut s'endurcir sous les coups répétés, autant physique que moral, de la part de ses professeurs mais aussi de ses camarades. Etre la plus forte pour survivre dans ces conditions extrêmes. Cette force nous rend faible, paradoxalement. Des êtres ayant grandi selon ce barème n'ont pas la chance de connaître de vrais sentiments purs. Ils complotent, ils mentent, ils harcèlent.

La voix du Père Noël s'était faite plus hésitante, troublée. L'émotion troublait son phrasé. Sybelle eut même l'impression que Santa avait des larmes dans sa voix, tandis que Barnabuse y sentait une certaine fébrilité sous-jacent.

- Pendant toutes ces années qu'elle passa à l'orphelinat, elle rêva d'un compagnon qui aurait pu la rassurer, la comprendre, quelqu'un à qui elle pourrait se confier. Quelqu'un vers lequel se réfugier quand tout va mal. Quelqu'un à prendre dans ses bras. Un ami. Et cela, chaque enfant y a droit. C'est le rôle des parents, mais cela peut être un frère, une sœur, un ou une amie de cœur. Ou, tout simplement, une poupée ou un ours en peluche.

Sybelle et Barnabuse quittèrent le royaume du Père Noël en promettant de ne rien révéler à personne sur les lieux de sa résidence et encore moins sur les pouvoirs du Maître du Temps. Ils garderaient bouche cousue sur les secrets de fabrication des jouets que, cette année encore, au petit matin du 25 Décembre, des millions de petites têtes blondes verraient orner leurs souliers. Ils seraient muets sur le tour de passe passe consistant à distribuer toutes ses merveilles tant attendues en une seule nuit. En revanche, il leur était permis et même recommandé de répandre autour d'eux ce vœu pieux : aimer rend aimable. Donner permet de recevoir.

La fée et le lutin profitèrent du traîneau tracté par les fameux rennes pour regagner les hauts alpages puis la grande forêt qui était leur maison. Cela ferait un bon entraînement à l'attelage en vue de la grande tournée de la nuit prochaine.

Au détour d'un sentier, Sybelle prit la main de Barnabuse. Elle tourna la tête vers son ami : son visage souriait de partout.

Au matin de Noël, pour la toute première fois de sa vie, Demonella découvrit un paquet enturlubané (oui, c'est le terme exact) d'un papier aux couleurs chatoyantes. Elle ouvrit le mystérieux cadeau.

Un simple ours en peluche. Même pas neuf. Usé aux coudes, recousu, une tache douteuse sur la jambe droite, l'oreille manquante et une cicatrice barrant son menton. Le compagnon de son enfance qu'elle n'avait jamais eu, mais ayant vécu toutes ces années comme s'il avait été là, à ses côtés, la rassurant, la câlinant. Une simple peluche capable d'amour. L'amour que l'on se donne à soi-même pour parvenir à surmonter les épreuves quand celles-ci sont trop difficiles pour notre cœur.

Alors, il se passa quelque chose d'inédit, de magnifique, de grandiose. Et pourtant d'une banalité sans pareille.

La méchante intendante, la cruelle gouvernante, l'implacable sorcière vit une larme couler sur sa joue. La première larme qu'elle versait de toute sa vie. Lorsqu'elle toucha le sol, le monde subit une secousse immense. Comme la surface d'un lac qui se ride sous l'effet d'une pierre que l'on jette en son centre. Les ondes de choc se répercutèrent dans tout le royaume, dans le plus petit abri, la moindre caverne, jusqu'à la cime des plus hauts sapins. Et Santa lui-même constata ses bienfaits, comme une brise qui vint caresser sa longue barbe blanche. Alors, il sut. Il sut que le monde avait retrouvé sa bonté, sa joie de vivre. La terre serait à nouveau fertile, le soleil brillerait à nouveau après l'averse, tous les habitants auraient un petit pincement dans le cœur, ce frisson qui aide à vivre.

Le battement de l'amour.