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Les flocons redoublaient  d’intensité à présent. Déjà une conséquente couche de poudreuse recouvrait tous les trottoirs et les parcs se métamorphosaient en une vague forme blanche sous la grisaille du ciel. Les rues, en revanche, devenaient des marécages boueux où la neige avait pris une couleur pétrole.

New-York, un soir de Noël, c’est toujours la même histoire. Des cohortes de gens emmitouflés  dans d’amples manteaux, les bras encombrés de nombreux paquets : achats de dernière minute, cadeaux in extremis. La frénésie habituelle se doublait ce soir d’une excitation propre aux soirs de fêtes, une exaltation dans les propos échangés, la voix augmentée d’une octave, une fougue joyeuse dans ce méli-mélo de début de congé. Une ivresse qui est, ici plus qu’ailleurs, palpable. Une fièvre matérielle qui accompagne tous les habitants qui se ruent en tous sens : savent-ils seulement où ils sont censés aller ?

Un soir de fête à New York, c’est aussi les encombrements inévitables. Carcasses de métal entassées dans un charivari de feux rouges, blancs, jaunâtres. Un concert de klaxons, sur tous les tons accompagnait la circulation désolément immobilisée.

- C’est bloqué apparemment jusqu’à la cent dixième. On ferait mieux de continuer à pied.

La jeune femme assise à mes côtés dans ce yellow-cab conduit par un asiatique coiffé d’un bonnet de Noël, rouge au pompon blanc, semble tout droit sortie d’une affiche publicitaire. D’abord ses jambes, interminables, fines et musclées. Rigueur du climat oblige, on ne peut malheureusement en distinguer que dix centimètres, le trench-coat à la Colombo recouvrant sa robe de soirée d’un noir pailleté jusqu’à mi mollet. On devine également  une taille parfaite. Ses mains sont dissimulées sous des gants Hermès crème. Elle porte aussi un bonnet. Mais il n’évoque pas Noël, plutôt une balade en troïka dans la campagne russe. Il laisse entrevoir quelques mèches d’un blonde vénitien, savamment échappées d’un chignon en tous points parfait et cela lui a pris trois bons quarts d’heure et encore aidée par Maria, sa maquilleuse personnelle d’origine cubaine.

De cette silhouette emmaillotée dans le plus beau des paquets cadeaux (ce qu’elle porte sur elle, sous-vêtements compris, équivalant  à plus d’un an de salaire d’un jeune cadre), n’émerge que le visage. Des traits quasiment parfaits. Un nez délicat aux ailes admirables qui viennent s’échouer sur des joues à peine roses, surmontées de deux pommettes qui mettent en valeur la clarté de son regard. Des yeux d’un bleu de fjord Norvégien, surlignés d’un trait blond, ses sourcils, épilés au millimètre. Enfin, la bouche. Une pulpe d’orange amère qui adoucit la dureté scandinave des traits de cet ovale magnifique. Ce soir, elle a choisi un rouge à lèvres de rigueur : la couleur exacte de la robe du père Noël. On n’a jamais fait plus rouge dans l’inventaire des couleurs. Je le sais. C’est mon métier. Je suis un des trois ou quatre meilleurs spécialistes de l’art sur la place New Yorkaise.

Parcourir à peine cinq cents mètres à pied ne l’enchante guère. Elle me montre ses escarpins en peau de daim dont le prix est inconvenant.

- Je peux te porter, si tu veux.

Elle sourit. Ce sourire qui n’appartient qu’à moi. Tout à l’heure, aux nombreux invités que nous allons rejoindre, elle offrira son sourire numéro cinq, social  de représentation. Lors des défilés et sur les photos placardées, gigantesques, sur tous les murs de la ville, elle ne sourit pas. Un top model se doit de faire la gueule. C’est dans son contrat.

Elle n’est pas lourde, juste une plume, à peine quarante kilos. Les gens nous regardent avec curiosité, se demandent de quelle affection peut elle souffrir. Une cheville tordue,  probablement. Les femmes ont vite compris et la dévisage avec envie et une pointe de jalousie dans le regard : elles aussi aimeraient que leur compagnon ait de pareils élans. Cela la fait rire aux éclats de plus belle.

Les trottoirs ne sont pas suffisamment larges pour contenir le flot humain qui se déverse par toutes les boutiques comme un trop plein de baignoire. Notre équipage a au moins l’avantage de nous ouvrir la voie : les gens s’écartent mécaniquement devant notre passage, imaginant une urgence quelconque, faisant preuve de prévenance. Ce n’est pas commun, même un soir de Noël à New-York qu’un homme porte dans ses bras sa fiancée.

Les flocons viennent se poser sur le très beau visage de Gunila (c’est son nom), elle joue à happer ces friandises glacées, comme un animal facétieux jouant avec sa proie. La circulation est immobilisée sur toute l’avenue, dans les deux sens. Les piétons envahissent l’espace entre les véhicules. Il règne un air de fête et l’exaspération laisse très vite la place à la joie de cette soirée si particulière, augmentée par la neige qui envoie ses cotillons par millions, parfois bousculés par un petit vent glacial. Un couple entame un pas de danse, bientôt imité par deux ou trois partenaires, savamment enlacés. Les New Yorkais ont le sens de la fête et savent s’accommoder de tout, prendre le bon côté de toute chose. Après tout, c’est Noël.

Nous sommes à présent au niveau des arcades qui nous protègent  de la tourmente. Je repose ma beauté qui affecte un air de reproche. Elle regrette déjà le confort de mes bras. Mais, pas rancunière, elle dépose un baiser glacé sur ma joue droite. L’entrée de l’hôtel Impérial II est en vue, ses tapis rouges détrempés, ses sapins miniatures décorés de guirlandes clignotantes qui se reflètent sur des  boules multicolores, son portier habillé de circonstance avec juste le bonnet de Noël comme clin d’œil. C’est dans le grand salon qu’aura lieu le traditionnel bal de Noël, un buffet offrant les meilleurs plats du monde entier  aux invités triés sur le volet. Tout ce que compte New York dans le domaine des arts, des lettres, de la culture, du cinéma et de la télévision se donne rendez-vous pour célébrer cette fête devenue païenne et, le plus important dans cette Amérique conquérante, commerciale.

Nous marchons d’un pas désabusé vers l’Imperial II. Six marches tapissées de velours rouge grenat mènent à une sorte de petite terrasse où le portier, Alfred, attend la nombreuse clientèle qui lui tend les invitations cartonnées, précieux sésame pour pénétrer dans ce monde privilégié des nantis. Ensuite, la double porte vitrée s’ouvrira sur un dressing où deux jeunes filles débarrasseront les prestigieux invités de leurs amples manteaux, armures du XXIème siècle des messieurs et dames, révélant des toilettes somptueuses. Tout l’art du paraitre pour une soirée où se montrer à son avantage est la règle.  Comme le reste de l’année, du reste.

Les flocons continuent leur danse dans le ciel New Yorkais. Ils se déposent avec grâce sur les toits des voitures immobilisées, les chapeaux de tous ces gens, réjouis par ce jour de fête arrosé comme par magie par les éléments symbolisant le mieux cette période de l’année. Les New Yorkais s’amusent d’un rien. Futilité et frivolité de la vie les jours de relâche, mais travaillant d’arrache-pied pour ce sacro saint dollar tous les autres jours.

Je me penche vers Gunila, mes lèvres effleurant son oreille, y portant un baiser avant une simple phrase domestique.

- Je te rejoins dans une minute, je dois laisser un message à ma secrétaire. J’ai oublié une chose importante concernant l’exposition Klimt à la Fitzgerald galery.

Un brin agacée, elle s’avance seule vers les marches de l’Imperial II tandis que résonnent déjà les premières sonneries du cellulaire de Ginette dans mon oreille. Instinctivement, je me suis mis dos à la rue, regardant distraitement les murs de pierre à un mètre devant moi. Machinalement, mes yeux se baissent par terre alors que je communique l’information relative à cette exposition majeure qui débute dès le lendemain de Noël et raison pour laquelle Ginette est encore joignable un soir de Noël.

Affalé plus qu’assis par terre, un homme à la barbe hirsute, me fixe de bas en haut. Un manteau miteux le recouvre maladroitement, il porte des mitaines effilochées aux mains, laissant dépasser des bouts de doigts rougis par le froid. Son nez est une grosse patate au milieu d’un visage envahi par une barbe mal coupée, aux poils rugueux qui ne frisent pas. Ses immenses oreilles ne sont pas recouvertes par le déplorable  bonnet gris qui recouvre une tête désenchantée.  D’épais sourcils émergent d’un front bas, strié de nombreuses rides, une pour chaque déconvenue de sa vie. Et son regard…

J’allais continuer mon chemin, une fois précisé à Ginette, mon assistante, une chose primordiale pour l’exposition d’après demain, lorsque je restai figé. Ce regard…

En une demi-seconde, je fus plongé dans le passé. Mon passé. Trente ans en un seul clignement d’œil. Une sorte de faille spatio-temporelle. Un regard qui m’en rappela un autre. Dans d’autres circonstances.

Ce petit garçon qui tient la main d’une grande personne, ma mère, c’est moi. La tristesse de cette fin Novembre déborde de lourds nuages  gris et mélancoliques. Nous avançons sous un fin crachin, longeant une allée de délicats graviers traversant un joli parc aux pelouses bien tondues et laissant s’épanouir de grands arbres, des hêtres, des ormes, des pins douglas, des ifs. Un parcours de golf idéal. Sauf qu’ici personne ne joue au golf. La résidence « les lilas bleus », bien que je n’y ai jamais aperçu le  moindre lilas, une immense bâtisse tout en longueur comme un pensionnat de jeunes filles du début vingtième. Les jeunes filles ont vieilli. Cette  maison de retraite qui ne porte pas son  nom ; la directrice reprend inlassablement  celui ou celle qui ferait l’erreur, volontaire ou non, de ne pas parler d’ »espace sénior ».

Nous rendons visite, comme tous les Samedis après midi à tante Léonie. C’est une vieille dame impotente, mais je la soupçonne de se laisser dorloter plus par paresse que par réel empêchement. Elle sent l’eau de Cologne éventée et m’horripile tant avec son irrépressible rituel de m’ébouriffer la tignasse sous prétexte qu’elle me trouve « trop chou ». Mais le pire reste  ses bisous baveux : je dois me frotter la joue pendant de longues minutes ensuite comme si une rainette des marais m’avait léché pour me prouver son affection. Dégoûtant.

Dès ces salutations pleines d’effusion feinte, du moins de ma part, en général je détale comme un frais évadé de pénitencier et vais m’époumoner dans le vaste parc dont personne ne semble jouir, même aux beaux jours. Les pensionnaires se contentant de faire une quinzaine de pas puis, essoufflés par ce marathon, s’effondrent sur des bancs disposés en arc de cercle sur le devant de la façade de l’institution, « fondée il y a plus de 250 ans » aime à souligner la directrice. Comme si la longévité des murs aidait à garantir la pérennité de ses hôtes (le terme est d’elle).

Mais aujourd’hui, la pluie fine et pénétrante m’empêche de gambader  sur la pelouse gorgée d’eau comme une éponge. Moi, ça ne me dérange pas. Je préfère le beau soleil d’Avril mais tout plutôt que subir le babillage de tante Léonie qui n’a rien à envier aux gazouillements d’Emilie.  Emilie, c’est ma petite sœur.

Je tue mon ennui en arpentant au ralenti les longs couloirs de l’institut, couloirs de 250 ans inutile de le rappeler et j’imagine ce pensionnat à une époque révolue où des dizaines de garnements en jupe plissée de rigueur devaient y user leurs galoches sous l’austère autorité de maitres sévères et pointilleux, tous vêtus de l’éternelle blouse ardoise, la même teinte, à peine plus claire que celle du grand tableau où les cancres devaient se rendre en montant sur l’estrade. L’échafaud et la guillotine.

Au détour d’un corridor, un remue ménage attire mon attention. Quelqu’un emménage. Je m’avance timidement. Je ne suis pas un petit garçon renfermé et facilement effarouchable, ni même méfiant de nature, mais j’aime bien une solitude régénératrice dont la petite Emilie me prive bien souvent.

Je passe et repasse plusieurs fois devant cette chambre, identique à celle qu’occupe tante Léonie à ceci près qu’ici la décoration est sensiblement différente.

De son minuscule appartement, à peine plus vaste que sa chambre actuelle à la résidence des lilas bleus, tante Léonie a rapatrié une petite commode où elle range son linge, sur laquelle je reconnais le napperon brodé par ses soins, avant son veuvage précoce. Dessus trône le plus laid des empaillements que j’ai eu l’horreur de voir de ma courte vie et que, bien heureusement, je ne rencontrerais jamais plus.  Je n’ai pas eu l’avantage de connaitre Bambi, le fox terrier dont tante Léonie ne passe pas un Samedi  sans louer les qualités disparues à jamais. Je suppose qu’il devait être affectueux et surement empli de bonté, ne serait-ce que pour avoir supporté cette vieille dame toute sa vie et surement l’avoir comblée de toute son éventuelle dévotion canine.  Mais aujourd’hui, ce n’est qu’une réplique informe et surtout sans vie qui continue, éternellement, à tenir compagnie à sa maitresse, au-delà de la mort. Répugnant.

- Entrez, jeune homme.

L’injonction vient d’un petit vieux. Celui qui emménage précisément.

Il est assis dans un fauteuil, ses bras décharnés reposent sur les accoudoirs recouverts  d’un tissu aux tons automnaux. Il hoche la tête pour souligner son invitation. Ses cheveux sont d’un blanc légèrement bleuté, très fins, coupés courts et plaqués sur le crane comme sur les images illustrant l’empereur Jules César. Un front haut et volontaire, des sourcils à peine marqués laissant percer la détermination du regard. Ses yeux pétillent, semblent sourire constamment. Si les traits de son visage se sont affaissés,  c’est davantage en raison du poids des années que de l’accumulation des soucis. Cet homme a dû avoir une vie heureuse, une vie choisie, avec son contingent de petites joies qui au total bâtissent ce que l’on peut nommer le bonheur.

Le reste de son corps est une plume, si fin qu’une simple bourrasque risquerait de l’emporter. Et je suis sûr que cela ne lui déplairait pas.

Je m’avance au ralenti. Il me tend un sourire encourageant.

- Comment vous appelez-vous, jeune homme ?

C’est la première fois de ma vie que quelqu’un me vouvoie. Afin de l’épater, je sors une réplique vue dans un film en noir et blanc avec cette actrice à la voix de titi parisien et cet acteur funambule, Pierrot lunaire.

- Je ne m’appelle pas. Je suis toujours avec moi-même. Mais on me nomme Arthur, c’est le prénom qu’ont choisi mes parents pour me différencier des autres.

Son sourire jusqu’ici bienveillant s’allonge dans un petit rire, ceux  qu’on ne peut réfréner à l’écoute d’un bon mot.

- Vous m’avez l’air d’un petit garçon plein d’esprit. J’aime ça. Entrez, n’ayez pas peur d’un vieillard comme moi. Je ne mange pas les petits enfants.

Je découvre une petite pièce vide pour le moment, les murs nus et aucun  rideau voilant l’unique fenêtre qui donne sur le parc où la bruine  de Novembre joue les prolongations.  Plusieurs gros cartons, certains ouverts, d’autres encore scotchés, attendent qu’on disperse leur contenu sur les étagères prévues à cet effet.

- Qu’est-ce qu’un petit garçon rusé et très éveillé vient faire dans ce mouroir ?

Je lui raconte brièvement tante Léonie, maman et Emilie.

- Mais pourquoi mouroir ?

Il inspire profondément comme s’il allait proférer une sentence définitive, une maxime, un proverbe.

- Statistiquement, c’est avec l’hôpital, l’endroit où on a le plus de chances de passer l’arme à gauche, cher Arthur.

Je déambule vaguement dans la pièce tandis qu’il me suit des yeux.

- Vous avez l’air de vous ennuyer dans un endroit clos, me fit-il avant de poursuivre pour lui-même, comme tous les petits garçons, du reste. Il relève la tête et ajoute :

- Je parie que d’habitude vous gambadez dans le vaste parc. Je hoche la tête en guise d’assentiment.

- Vous avez remarqué que les pensionnaires ne devaient utiliser qu’une infime partie de cette vaste étendue, n’est-ce pas ?

Je lui apprends le passé de ces murs, le pensionnat de jeunes filles.

- Oui, oui, me fait-il. La directrice m’a raconté tout ça. Deux siècles et demi. Bien plus que nous ne pourrons espérer atteindre.

D’un carton entrouvert, je repère une sorte de statue, dans un autre des livres, quelques-uns présentent des étoffes. Parmi elles, une tunique vert foncé, couleur d’épicéa, m’intrigue. On dirait l’habit d’un lutin. Or les lutins n’existent pas. C’est maman qui me l’a dit quand elle me lisait encore des contes de fées. Maintenant, elle les lit à Emilie et je suis un peu jaloux même si je me rends compte que, sachant lire moi-même, je peux choisir mes lectures parmi celles autorisées à un petit garçon de sept ans, bien entendu.

Le vieil homme a remarqué mon attention et ma question ne le surprend pas.

- Vous faisiez quoi dans la vie ?

Il poussa de nouveau un profond soupir et, dès ce jour, je lui distinguai plusieurs sortes d’expirations. Celle, excédée, le regard fixe et les rides frontales plus creusées, était le soupir d’exaspération quand quelque chose l’irritait au plus haut point. D’autre part, il pouvait émettre un souffle à la fois plus léger et plus grave, évoquant les multiples bonheurs passés et par conséquent un certain regret, une nostalgie qui ne dit pas son nom. Il y avait celui que j’allais aimer par-dessus tout, annonçant une curiosité accompagnée d’un petit plaisir à m’apprendre quelque chose ou précédant une nouvelle découverte pour lui.

Mais ce souffle là laissait supposer une réponse trop vaste à une simple question, comme un modeste homme peut soupirer devant l’ampleur d’une tâche qui le dépasse.

- Il serait difficile de résumer toute une vie en quelques mots. Je m’occupais à œuvrer pour le bien des petits garçons et des petites filles, des demoiselles et des  jeunes hommes comme vous. Je répondais à leurs souhaits, à leurs désirs les plus secrets.

Je ne voyais absolument pas une profession qui colle à cette vague définition. On ne pouvait raisonnablement pas inclure le personnel enseignant dans cette particularité. Il se fit plus précis.

- J’aidais à la préparation de la hotte du père Noël.

Mes yeux s’ouvrirent démesurément. Ainsi c’était donc vrai. Mon copain Alexandre m’avait fait marcher comme lorsqu’il prétendait que l’homme n’avait jamais posé le pied sur la lune, qu’Elvis Presley avait maquillé sa mort et que le triangle des Bermudes était une base avancée des extra-terrestres qui n’allaient pas tarder à envahir la planète.

Mais, une seconde de réflexion calma mon enthousiasme. Si le père Noël existait vraiment, comment expliquer qu’on puisse le rencontrer à tout coin de rue ? La prolifération de ces clones prouvait par A plus B sa mystification tout comme la multiplication des Dieux démontrait sa cruelle absence.

Le vieil homme eut ce même petit sourire qu’arborent ceux qui savent mais ne peuvent rien avouer.

- Vous direz à votre ami Alexandre qu’il n’est qu’un âne bâté. Ce ne sont que des répliques. Tout comme les jouets dans les magasins.

- Les jouets sont fabriqués par des petits enfants chinois, répliquai-je, fier de ma connaissance récente du monde global et économique, avant d’ajouter, comme si je me parlais à moi-même : mais qui fabrique leurs jouets à eux ?

Le vieil homme tenta :

- Peut-être n’en ont-ils pas ?

Une tristesse s’abattit soudain dans mon cœur, comme le jour où la belle Ghyslaine avait répondu à ma superbe lettre d’amour que j’avais mis quinze jours à composer par un fou rire.

Le vieil homme remarqua ma brusque désolation et s’empressa d’ajouter :

- Après tout, ils n’ont peut-être pas besoin de jouets pour être heureux. Une grande partie du monde ne fête pas Noël. C’est une tradition du monde occidental. Ce qui compte vraiment, ce n’est pas tant les jolis paquets cadeaux que l’on s’offre sous le sapin décoré, c’est l’intention de donner, de rendre heureux les gens qu’on aime.

Je hochais la tête sans réellement comprendre. Je savais pourtant d’instinct que ces paroles étaient d’une sagesse absolue. Il continua, emballé par une toute nouvelle exaltation.

- J’ai débuté dans les ateliers du père Noël comme simple manœuvre. Je découpais les farandoles de bonhommes en papier. Vous avez dû en fabriquer à l’école ?

J’agitai ma tête sans sourire. Toute la classe avait participé à la décoration de l’école l’année passée et j’avais eu l’insigne honneur de dessiner les contours du pantin qui allait se dupliquer d’un mur à l’autre.

- Ensuite, j’ai gravi les échelons. Ca se passe toujours comme ça. On doit faire ses preuves, connaitre le fonctionnement de tous les degrés du métier avant de pouvoir prétendre à diriger les lutins.

- Les lutins ??? Je n’en revenais pas. Des lutins travaillaient donc bien pour le père Noël. Pourtant un léger doute subsistait encore dans mon esprit. Mon cœur voulait y croire à nouveau mais mon cerveau me rappelait les paroles d’Alexandre.

- Evidemment, les lutins. Comment croyez-vous donc que l’on puisse fabriquer autant de jouets, de peluches, de poupées, de miniatures, que sais-je encore,  en si peu de temps ?

Ses yeux envoyaient des éclairs comme ceux des chenapants qui découvraient leurs cadeaux au matin du 25 Décembre. A cet instant, le vieil homme avait mon âge.

- Il y a plusieurs ateliers. D’abord la vaste salle du courrier.

- Le courrier ?

- Bien sûr ! Des centaines d’elfes ouvrent les nombreuses lettres au père Noël, d’autres les lisent avec application et une armée de lutins en habits bleu ciel y répondent de leur si belle écriture. D’autres,  vêtus d’étoffes orangées, sont chargés de transmettre les commandes aux différents ateliers.

Son regard était perdu dans ses pensées. La nostalgie de ces années révolues lui donnait un air juvénile, effaçant même un instant ses nombreuses rides.

- Le plus étendu des ateliers est celui des peluches. On y fabrique  principalement des ours, selon tous les modèles possibles. Il y a ensuite la menuiserie où des lutins en salopette vert bouteille découpent, tournent, rabotent et poncent des milliers de pièces qui vont former de magnifiques jouets en bois. L’atelier des poupées est situé sous une immense verrière, la précision d’un tel travail doit impérativement se faire à la lumière du jour. Mais ce n’est pas tout ! Des annexes produisent les boules multicolores et les guirlandes  que l’on accroche aux sapins. Il existe même un contingent de lutins forestiers qui cultivent des hectares de sapins destinés à orner les maisons des hommes à partir de la Saint Nicolas.

A ce nom, le visage du vieil homme s’assombrit momentanément.

- Saint Nicolas, c’est le vrai père Noël, précisai-je, fort de mes connaissances récentes et dont, pour une fois, Alexandre était totalement étranger.

Il eut une moue dubitative.

- Plusieurs légendes courent à ce sujet. Certains prétendent que Saint Nicolas, Santa Claus chez nos voisins, et le père Noël seraient une seule et même personne. Il y a une centaine d’années, il aurait juste changé de look comme on a l’habitude de dire aujourd’hui.

- C’est à cause de Coca-Cola, m’enhardissais-je à préciser, fort de ma culture.

Il me regarda avec à la fois une pointe d’admiration et en même temps un brin d’ironie dans le regard. Ses yeux étaient si expressifs qu’il aurait pu se passer de paroles.

- On dit ça, oui. Du reste, l’affaire est devenue un prétexte économique. Toute cette agitation autour des valeurs de Noël. Personnellement je n’aime pas trop. Trop de bruit, trop d’excitation, trop d’enjeux. Pour en revenir à Saint Nicolas, je trouve qu’il est trop moralisateur.

Devant mon air interrogatif, il précisa sa pensée.

- Cette sorte d’évêque récompensait les enfants sages en leur offrant des petits gâteaux en pain d’épice, des biscuits de toutes sortes et des oranges à une époque où l’on n’en voyait guère sur les étals. C’était une vraie fête, vous pouvez me croire jeune homme. Seulement, il se baladait toujours avec son complice, le père fouettard. Celui-ci était le bâton quand Nicolas était la carotte. Grimé comme un livreur de charbon, la barbe aussi noire que celle de Nicolas était toute blancheur. Dans sa hotte nulle friandise, mais des verges de noisetier qu’il brandissait et n’hésitait pas à utiliser contre les cancres et les garnements.

Il marqua une pause, comme pour donner plus de poids à ce qu’il allait ajouter, du ton péremptoire qui ne lui était toutefois pas familier.

- Or Noël est une fête consensuelle. Elle s’adresse à tous. Personne ne doit être oublié. C’est un moment de pardon aussi. Ce jour-là, il n’y a plus de bons ni de méchants, de polissons ni de galopins. Le seul mot pour qualifier ce jour unique est générosité.

Le silence se fit. Chacun laissait cheminer ses pensées selon un itinéraire alambiqué et amphigourique. Il était agréable de ne pas succomber sous une avalanche de mots, submergé par des phrases sans ponctuation, comme à l’école par exemple ou bien à la télévision. Le monde n’arrêtait pas de jacasser. Pour souvent  ne rien dire. Avec le vieil  homme, on avait le temps de réfléchir, d’emmagasiner les nouvelles choses, les ordonner et bien les ranger dans sa mémoire.

- Et les rennes ?

Le vieil homme sortit de son apparente léthargie, comme réveillé après un doux rêve. Un instant je crus deviner dans son regard une hésitation, comme s’il ne se souvenait plus de notre récente discussion.

- Ah, les rennes ! C’est une équipe de farfadets spécialement entrainée qui veille à les maintenir en forme. Ils les nourrissent avec les meilleures pousses, les plus tendres et les plus savoureuses. Ils brossent régulièrement leur poil pour qu’il demeure soyeux. Saviez-vous que chaque renne a son propre grelot, avec une tonalité différente de tous les autres ? C’est un lutin des hauts pays qui les fabrique sur mesure.

- Et vous, vous faisiez quoi au Pôle Nord ?

- Le Pôle Nord ? Que diable aurai-je fait au Pôle Nord ? Il y fait si froid et il n’y a pas âme qui vive.

- Ben, c’est Alexandre qui…

Il ne me laissa pas finir ma phrase. A l’évocation du prénom de mon copain, il bondit sur ses grands chevaux.

- Vous être un jeune homme plein de vie et bardé de connaissances,  possédant un esprit vif et exercé, mais il me semble que vos fréquentations laissent à désirer. Vous apprendrez à cet énergumène qu’il ne faut pas prendre pour argent comptant tout ce qu’on peut raconter sur la légende du Père Noël. Les journalistes aiment bien le sensationnel.

Il respira à plusieurs reprises, reprenant le ton plus doux qui lui était familier.

- La grande majorité des ateliers du Père Noël se trouvent dissimulés dans les grandes forêts du Jura Suisse, quelques-uns dans les collines de la Forêt Noire en Allemagne. Il y a aussi des dépendances en Pologne et en Roumanie, mais au grand jamais en Laponie, en Sibérie ou quelque autre endroit exotique. Puis, pour lui-même et dans un souffle, il maugréa : le Pôle Nord !

Il se redressa, porté par une fierté retrouvée,  celle du travail bien fait et la conscience d’être utile à la société.

- J’étais en charge du département locomotives. Je veillais à la précision des détails, au bon fonctionnement des rouages, au contrôle de l’exactitude avec le modèle grandeur nature et de la qualité des matériaux employés.  On me surnommait d’ailleurs le chef de gare. J’aimais bien.

J’étais intéressé. Des trains miniatures ?

- Parfaitement, jeune homme. J’attends d’ailleurs qu’on finisse de me livrer les dernières pièces de mon équipement pour finir de m’installer.

Je tentai une dernière question, un peu ébranlé dans les récentes affirmations d’Alexandre par cette débauche de détails qui ne pouvaient être inventés, spécialement par un adulte ayant toute sa vie désormais derrière lui.

- Et… Il est comment le Père Noël ?

Son sourire malicieux revint sur son visage, multipliant ses rides, mais lui donnant un air plus jeune, d’une certaine façon.

- Ah, ça vous intéresse, hein ? Personne n’y croit plus vraiment, mais il y a quand même un doute, n’est-ce pas ?

Il eut un nouveau soupir. Celui-ci se rangeait aisément dans la catégorie qui accompagnait les réponses impossibles à fournir.

- A vrai dire, je ne l’ai jamais vu.

Devant mon étonnement, laissant apparaitre à nouveau mon scepticisme, il précisa :

- Après tout, c’est parfaitement naturel. Le vieil homme n’a pas que ça à faire et puis, de vous à moi, combien de simples employés rencontrent-ils leur patron ? Ils croisent éventuellement un directeur quelconque, un responsable de secteur,  un délégué, mais ne voient jamais le vrai dirigeant. De là à ce que, même parmi ses ouvriers, il se répande la rumeur de son inexistence, il n’y a qu’un pas.  Que je n’ai jamais franchi pour ma part.

- Maman me dit que c’est une légende, comme dans les contes qu’elle me lisait quand j’étais petit. Maintenant, elle les lit à Emilie, ma petite sœur, avouai-je avec amertume. En plus, elle me demande de ne rien lui révéler.  Elle est encore trop petite me fait-elle remarquer.

Le vieil homme avait pris un air concentré, tout à l’écoute de mes récriminations fraternelles.

- Vous êtes un peu jaloux d’elle, n’est-ce pas ? C’est bien naturel. Vous regrettez le temps où vous étiez plus jeune. Nous en sommes tous là. On se plaint toujours de notre condition. Ceux qui ont les cheveux bruns aimeraient être blonds et vice versa. Ceux qui sont trop gros voudraient maigrir et les faméliques rêvent de biceps à la Popeye. C’est normal que votre maman s’occupe davantage de votre petite sœur. Elle est encore trop dépendante pour ne pas lui témoigner tout l’amour qu’elle lui porte. Mais, je suis certain que votre maman vous aime tout autant. Et puis, vous savez lire, n’est-ce pas ?

Je hochai la tête d’un air supérieur,  revigoré soudainement par cette particularité que Emilie ne possédait pas encore. Il eut une moue d’approbation.

- Vous rendez vous compte de quel pouvoir vous possédez ? Les histoires, vous n’avez plus besoin de quiconque pour les découvrir. Et puis, comptez toutes les responsabilités qui vous échoient. On vous fait confiance. Vous grandissez.

- Mais pourquoi faut-il qu’elle, ma petite sœur, continue à y croire au Père Noël, si ce n’est qu’une légende ?

- Qui a parlé de légende, ici ? Je ne crois pas que ce soit moi. En grandissant, en devenant adultes, les hommes gagnent en connaissances. On apprend tous les jours des tas de choses nouvelles. Quand on n’apprend plus rien, on est devenu vieux et il faut laisser la place, mon cher. Cependant, si on devient plus savant en prenant de l’âge, on perd quelque chose parfois. Je parie que le matin, vous prenez un grand bol de chocolat bien chaud, n’est-ce pas ?

Je hochai à nouveau la tête en souriant. J’aimais bien un bon bol de chocolat fumant. Avant, c’était maman qui me le préparait. Nous n’achetions jamais de poudre toute préparée. Elle utilisait des grosses tablettes de chocolat noir qu’elle râpait en mélangeant à du sucre de canne roux. Il fallait ensuite le mélanger doucement en faisant de grands huit avec la spatule en bois dans le lait tiède. Le porter à ébullition  et aussitôt, laisser mijoter pendant au moins dix minutes sans cesser de former les grands huit. Aujourd’hui, c’est moi qui préparais mon propre petit déjeuner et je compris alors ce que voulait dire le vieil homme en parlant de responsabilités.

- Maintenant, combien d’adultes connaissez-vous qui continuent à boire un vrai chocolat chaud au petit matin.

Je cherchais, mais je ne trouvais pas.

Le vieil homme reprit.

- Pourtant c’est bon, un grand bol de chocolat chaud quand on se lève, avant de partir à l’école, non ?

Je hochai à nouveau la tête en ajoutant :

- Et aussi après une journée passée dans le froid du dehors.

Il me sourit avec bienveillance et reprit.

- Alors, que c’est-il passé pour qu’à un moment, on abandonne cette bonne habitude ?

Je ne m’étais jamais posé la question.

- Moi aussi je l’ignore. Ce que je sais en revanche, c’est qu’on abandonne sur le long chemin de la vie des quantités de choses importantes sans le remarquer. Quand on s’en rend compte, il est parfois trop tard.

Là, il se leva et fouilla dans un carton à demi ouvert. Il en sortit un miroir de poche qu’il me tendit.

- Regardez !

Je voyais mon visage reflété dans le miroir. Avais-je une tache sur la joue ? Une mèche de cheveux récalcitrante ? De la morve au bout du nez ?

- Vous ne remarquez rien ?

Je ne voyais pas ce qui clochait.

Il posa alors le bout de son index juste au-dessus de ma lèvre supérieure, dans la petite crevasse située au milieu, pile sous la cloison nasale.

- Savez-vous comment ça s’appelle ?

Je n’en savais strictement rien. Les rudimentaires cours d’anatomie du cours élémentaire n’avaient pas encore abordé le sujet dans ces précisions chirurgicales.

- On dit la marque de l’ange, parfois le doigt de l’ange. Tous les humains la possèdent. On raconte qu’en venant au monde, le bébé connait toute l’histoire d’humanité, tous les détails de la vie de tous ses ancêtres jusqu’à Adam et Eve ou bien la désormais célèbre Lucy pour ceux qui n’ont pas la foi. Toutes ses connaissances sont trop importantes pour un si petit cerveau, alors un ange passe et appose son petit doigt juste au-dessus de la bouche pour effacer tout ce savoir. Le bébé peut alors démarrer toute une vie pour apprendre. Pour certains, une existence entière ne sera pas suffisante, pour d’autres, les pauvres malheureux, ils penseront qu’ils savent tout. Cette marque, il n’y a qu’une personne au monde qui ne la possède pas. Et c’est pour ça qu’il porte une longue barbe blanche pour la dissimuler. Les hommes en seraient trop jaloux, ils ne lui pardonneraient pas.  Mais c’est aussi pour cette même raison qu’il fait le bonheur sur Terre. Connaissant toute l’histoire de l’humanité, il sait que le plus important c’est l’amour. Et l’amour passe par la générosité.

Le vieil homme se retourna, comme alerté par un sixième sens.

- Je crois que votre maman vous attend.

Je saluai le vieil homme et nous rentrâmes dans notre petit appartement.

Durant toute la semaine qui suivit, je ne cessai de penser à nos échanges. En premier lieu, pourquoi cet homme qui aurait pu être mon grand-père, voire le père de mon grand-père, me vouvoyait-il ? Se donnait-il ainsi un genre ? Etait-ce par une sorte d’ironie ? Ou bien sa raison vacillait-elle ?

Je rejetais d’emblée cette dernière hypothèse. Tout ce que m’avait affirmé le vieil homme n’était pas le fait du délire d’un vieillard atteint de démence. Il y avait une logique dans toutes ses révélations extraordinaires.  

S’il se moquait de moi, je le saurai  le Samedi suivant. Quant à son excentricité, elle ne faisait aucun doute. Mais les gens qui s’éloignent de la norme sont-ils moins dignes d’intérêt pour autant ? J’étais persuadé du contraire. Les enfants savent reconnaitre la valeur des gens au-delà des apparences. L’habit ne fait le moine que lorsqu’on devient adulte.

Ce serait le second Noël que je passerais en sachant pertinemment que les cadeaux précieusement emballés au pied du sapin n’étaient pas arrivés là, transportés depuis je ne sais où par un vieil homme replet aux habits rouges, voyageant sur un traineau tracté par un attelage de rennes des steppes orientales en faisant tintinnabuler  un assortiment de grelots.

Seulement, des zones d’ombres subsistaient. La plus étendue était ce constat tout simple : si tout ce que contenait le monde d’humains de moins de cinq ans avait foi en ce personnage si sympathique, c’est qu’il devait y avoir un soupçon de vérité quelque part. Je repensai à cette assertion d’Alexandre (encore lui) qui prétendait me démontrer l’existence de Dieu par le fait que depuis que le monde est monde, l’homme croit en cette engeance supérieure. Cela le rassurait dans son existence, le soulageait dans ses épreuves,  répondait aux questions sans réponses qu’il se posait instinctivement et lui procurait le soulagement de savoir qu’il n’était pas entièrement responsable de la marche du monde.

Alors, le père Noël n’avait surement  rien à voir avec ces clones qui faisaient le pied de grue dans tous les magasins dès la mi-décembre, tout comme les croix et les églises ne reflétaient pas complètement l’idée de Dieu. En bazardant tout ce folklore destiné, le pensais-je, aux cœurs les plus purs, les plus innocents (mais dans quel but ?), j’étais allé peut-être trop vite en besogne. Comme le pendule qui, après avoir atteint l’extrémité de sa course, revient automatiquement à une autre extrémité avant, longtemps, longtemps après, de s’équilibrer parfaitement au centre d’extrêmes intolérables et aussi faux les uns que les autres.   

Pour la première fois depuis le début de nos visites hebdomadaires, j’étais d’une humeur enjouée lorsque nous prenions le chemin du clos des lilas bleus, le Samedi suivant.

J’étais bien décidé à ne pas prendre pour argent comptant tout ce qu’allait me dire le vieil homme, d’utiliser ma raison et mon sens de la déduction pour traquer toute absurdité dans ses propos.

Le ciel était voilé par de minces brumes ne formant aucun nuage apparent et laissant apparaitre la clarté solaire comme un éclairage diffus. On aurait dit qu’un géant avait déployé un drap de soie sur toute la surface de la terre.

Je m’acquittais rapidement de mes salutations obligatoires  dans la chambre de tante Léonie et je déguerpissais aussitôt, me frottant la joue droite comme un damné et tentant de remettre de l’ordre dans mes cheveux savamment ébouriffés une fois de plus par les doigts crochus de la vieille dame.

Je ralentis devant la porte, toujours ouverte, du vieil homme. J’observais la pièce avant d’y pénétrer. Je voyais le fauteuil de dos, tourné vers la fenêtre. Une fois encore, le vieil homme eut le don de reconnaitre une présence sans la voir. De plus, il savait que c’était moi.

- Entrez, jeune homme. Venez vous installer confortablement puisque vous êtes là à attendre je ne sais quoi sur le seuil de la porte.

Après s’être serré la main comme de vieilles connaissances, je m’assis de biais face au vieil homme.

- Sachez qu’il ne faut jamais rester planté au seuil d’une pièce. Ne jamais faire preuve d’hésitation en toutes choses. Réfléchir avant l’action, pas pendant.

La pièce avait sensiblement changée depuis la semaine dernière. Il ne restait quasiment plus de cartons à déballer, les étagères étaient remplies  de piles de linge, quelques tableaux égayaient les murs blancs, un guéridon supportait une sculpture qu’on aurait dit de marbre et… Tout autour de la pièce couraient des rails à un mètre du sol. Singulier échafaudage qui gagnait même de la hauteur pour passer habillement  au-dessus de la porte d’entrée puis plongeait au sol, à l’opposé,  sous la fenêtre donnant sur le parc. A peine installé et ayant remarqué l’aménagement ferroviaire, je m’étais promptement levé et arpentait la pièce en ne manquant aucun tunnel en carton pâte, aucun aiguillage, aucune gare, aucun viaduc digne d’une construction  sortie des ateliers Eiffel.

Le vieil homme remarqua ma franche admiration.

- Ce n’est pas fini. Quelques derniers petits détails à ajuster. Une histoire de deux ou trois jours et ce sera opérationnel.

Il laissa un silence s’installer avant d’ajouter d’un air malicieux :

- Mais j’attendrai votre prochaine venue pour l’inaugurer, si cela est votre plaisir.

Je jubilais. Jamais je n’avais été aussi impatient et je savais d’ores et déjà que la semaine à venir allait me paraitre bien longue.

Je finis par m’asseoir. 

En venant, j’étais bien décidé à débattre ardemment  sur l’existence ou non du Père Noël, mais après avoir admiré les agencements entourant la pièce, je me sentais moins résolu dans mes arguments.

- Alors, fit le vieil homme d’un air taquin, que vous a raconté comme âneries votre camarade Alexandre cette semaine ?

- Je ne l’ai pas vu. Parait qu’il a la grippe.

Nouveau soupir. Je ne connaissais pas celui là. Il semblait évoquer cet adage que l’on finit toujours par avoir  ce qu’on mérite dans la vie.

Abandonnant ma résolution de discuter à bâtons rompus sur l’existence avérée ou non du Père Noël, je le pressai de nouvelles questions sur son métier passé.

- Oh, il n’y a pas grand-chose à en dire de plus que ce que je vous ai appris la semaine dernière.  En revanche, j’aimerais vous parler d’un livre.

- Un livre ?

- Oui, vous savez déchiffrer les mots, m’avez-vous dit ?

Je hochais la tête, en me redressant. J’avais été le premier de toute la classe à maitriser des mots compliqués comme pittoresque, labyrinthe, flamboyant, escarmouche ou encore un de ceux que j’aimais le plus : emberlificoter et borborygme.

- Déchiffrer est par ailleurs un non-sens. On peut déchiffrer une équation avant de  tenter de la résoudre, on peut déchiffrer les cours de la bourse ou les horaires des trains, mais on devrait plutôt dire délettrer pour indiquer que l’on parvient à lire des lettres assemblées en mots, puis des mots enchainés en phrases qui, ensemble, forment des paragraphes pour amener la construction de chapitres aboutissant à un livre entier.

Son explication me donnait le tournis.

Il se pencha et attrapa un mince volume posé sur la petite table à sa droite. Il me le tendit.

Sur la couverture, un petit garçon aux cheveux de feu, hérissés comme peut l’être ma tête après les effusions de tante Léonie sur ma tignasse. Il se tenait debout sur une minuscule planète. Dans un coin, en bas à gauche, était assis un renard.

- Ca raconte quoi ?

Le vieil homme sourit.

- Ca parle d’amitié. Et de plein d’autres choses fondamentales. Mais cela est l’une des multiples preuves de l’existence du Père Noël. Le génie de cet auteur a forcément puisé son inspiration dans quelque chose de magique. Lisez-le et nous en reparlerons Samedi prochain. Maintenant, filez courir dans le parc. Le soleil a percé le voile nuageux et vous en mourez d’envie.

La semaine passa en coup de vent. Grâce au roman, que je lus en deux jours, puis relus à deux reprises pour m’imprégner des mots et des idées généreuses qu’il renfermait, nous fûmes Samedi matin sans que je m’en rende compte.

J’étais tout joyeux à l’idée de disserter avec le vieil homme des aventures du petit garçon pas comme les autres dans lequel je me reconnaissais, malgré un temps à courir dans le parc. Un grand soleil et une douceur d’été indien se répandait sur la campagne environnante pendant que le bus qui nous emmenait, maman Emilie et moi, vers la résidence des lilas bleus franchissait bosquets, haies et parcelles de prés encore bien vertes.

C’était la première fois que je voyais le vieil homme debout. Il m’attendait, visiblement. Et je me rendis compte qu’il était bien plus grand que sa position assise ne le laissait supposer.

- Hé, hé, fit-il avec un petit rire de contentement, c’est la longueur des jambes qui font la grandeur d’un homme. Prenez un nain, une personne de petite taille comme on demande de le formuler aujourd’hui, son tronc est sensiblement le même que tous les hommes. Lorsque nous sommes assis autour d’une table par exemple, nous faisons tous la même taille.

J’allais passer toute la semaine suivante à détailler la hauteur des gens assis dans le métro, aux tables des cafés, sur les bancs des abribus ou ceux des parcs. Le vieil homme avait, une fois de plus, raison.

Mais à cet instant, là debout l’un face à l’autre, j’étais aussi excité que lui : il s’avança vers un petit pupitre inséré dans le mur. Avec le plus grand des cérémonials, il se courba à la manière des serviteurs d’un autre temps, aboya une question qui ne souffrait que d’une réponse :

- Prêt ?

- Prêt !

 Il actionna d’une pichenette un minuscule levier. Alors la magie envahit la petite pièce. Nous étions au matin du 25 Décembre et le vieil homme avait mon âge. La petite locomotive tractait une dizaine de wagons dans un souci du détail peu commun. Il ne faisait nul doute que ces merveilles sortaient tout droit des ateliers dans lesquels le vieil homme avait œuvré toute son existence. Le convoi peina un peu à l’approche de la rampe qui ne devait au grand jamais excéder quarante pour mille.

- Pourquoi on ne dit pas quatre pour cent ?

Il me regarda d’un air offensé.

- Parce que c’est quarante pour mille, un point c’est tout.  C’est comme de dire quinze cent pour mille cinq cent.

Nous passâmes une bonne demi-heure à regarder le convoi tourner autour de la pièce et tourner encore comme un manège, une farandole, tourner toujours dans une ronde infinie,  fascinés par le spectacle ferroviaire. Il y avait deux aiguillages et le vieil homme actionnait l’un puis l’autre à chaque tour. L’itinéraire, modifié, passait sous une table et disparaissait dans un tunnel tandis qu’à l’autre bout de la pièce, il fonçait carrément à toucher le plafond.

Je lui tendis le livre qu’il m’avait prêté.

- Ca vous a plu ?

Je hochais frénétiquement la tête tandis qu’il me faisait signe de m’approcher du mur adjacent à la fenêtre. La pâle lumière du ciel qui maintenant se chargeait de lourds nuages léchait un tableau que j’avais remarqué  lors de ma première visite. Une jeune femme se tenait au centre, debout sur une immense coquille de Saint Jacques, exactement comme celle que j’avais ramené de notre séjour en Normandie l’été passé. Mais celle-ci était si grande que l’on aurait pu s’y lover sans peine. Elle ne portait aucun vêtement, sa seule abondante chevelure cachait les régions que la décence ne permet pas d’exhiber à tous les regards, excepté sur un tableau. Elle était entourée, à droite par une dame plus âgée portant d’amples vêtements qui semblaient flotter au vent, ses longs cheveux roux étaient les mêmes. Peut-être était-elle sa mère ? A gauche, flottant dans les airs, deux anges se tenaient enlacés et lui lançaient des fleurs. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.

- Alors, êtes-vous convaincu que le génie qui vient aux hommes est bien d’origine divine ? Certains invoquent Dieu, d’autres un agencement particuliers de neurones et de cellules cérébrales. Alors, pourquoi pas le père Noël ?

Sur la petite commode à côté de la fenêtre était disposée une large coupelle  de verre soufflé. Dedans, d’étranges brioches.

- Ce sont des Saint Nicolas, me dit-il. De l’Alsace à la Bavière en débordant sur le Nord de la Suisse, on fête le 6 Décembre. Ma fête. Mais aussi celle des enfants sages, ça je vous l’ai déjà dit. A cette occasion, l’alter-ego du Père Noël n’offre pas de cadeaux mais  une orange à chacun. On déguste aussi des pâtes de fruits et surtout cette petite brioche en forme de pantin. J’aime les nommer des polichinelles.  Désirez-vous en goûter un ?

Je hochais la tête dans un grand sourire. Certains avaient leurs pieds et leurs mains recouverts de chocolat. Je remarquais un léger parfum d’orange amère.

- La recette est tenue secrète, me confia-t-il dans un clin d’œil.

Mais il était déjà temps de rentrer. Je saluai le vieil homme qui me sourit tendrement.

- A Samedi prochain.

C’était enfin une grande et belle journée d’automne moribond. Le soleil rasait l’horizon, n’ayant visiblement plus la force de se hisser vers le zénith qu’il atteignait sans peine au début de l’été. Un vent polaire venait du Nord, mordant comme un dogue affamé. Il parvenait à s’insinuer dans le moindre interstice laissé libre par négligence ou par défi. De temps en temps, de plus fortes rafales faisaient tourbillonner les feuilles comme par jeu.  Nous approchions de cette période de fêtes qui rend joyeux ou bien nerveux, selon le caractère propre à chacun et  ses occupations.

Depuis le hall de la résidence des lilas bleus, on entendait résonner les notes subtiles d’un orchestre, répercutés par un écho étouffé. Des violons jouaient une simple mélodie, comme une brise d’été qui rafraichit un air parfait, soutenus par une contrebasse qui lui donnait son rythme, à peine un air de valse sur lequel un piano égrenait quelques perles. Un dialogue s’installait ensuite entre ce piano et les envolées de violons : un concerto.

Je pénétrai dans la chambre du vieil homme. Un tourne-disque  à l’aspect d’un vieux gramophone, excepté l’immense cornet, était la source de ces notes qui emplissaient maintenant avantageusement la pièce. Je m’avançai et le vieil homme mit son index sur ses lèvres, m’intimant le silence. A ce moment précis, une flûte qu’on aurait supposé jouée par un être divin, vint s’élever comme une blanche colombe et planer au-dessus de l’orchestre dans un vol majestueux, simple et doux, une évidence.  

Les plus belles choses sont souvent les plus simples.

Le morceau s’interrompit et, après quelques craquements provenant du vieux vinyle, lui succéda une nouvelle pièce.

- Vous avez entendu cette magie ? Comment un simple esprit humain, si génial fut-il, pourrait composer une telle beauté ? George Sand, qui a publié de jolis livres en son temps, prétendait que le génie était d’écrire comme personne avec les mots de tout le monde. C’est ce que Saint Exupéry est parvenu à faire. C’est pour ça que son livre a traversé les années et que chacun peut le lire, y puisant à chaque fois quelque chose. Vous le lirez à nouveau dans votre vie future et vous constaterez qu’il y a toujours quelque chose à y découvrir. C’est comme chez Botticelli. La simplicité de sa peinture évoque une modestie naturelle, comme au premier matin du monde.

Tout en devisant sur les beautés de l’art, il s’était approché d’un guéridon sur lequel j’avais déjà remarqué la semaine précédente une sculpture peu commune. Un homme était replié sur lui-même, assis sur un socle de marbre. Sa main gauche reposait sur son genou tandis que son coude droit en appui sur la même cuisse marquait un angle qui permettait au dessus de sa main de soutenir son menton.  Son regard semblait plongé dans ses pensées. Dilemme à résoudre, réflexion sur ses choix passés, élaboration d’une pensée philosophique ou, tout simplement, une méditation plus ou moins métaphysique ?

- Tous ces artistes ont utilisé les mots, les notes, les couleurs et la matière brute et vulgaire. De l’humilité parfaite d’un simple matériau, ils ont élaboré de vrais chefs d’œuvre. Du banal et commun, ils sont parvenus à accomplir quelque chose d’unique, de beau, d’intemporel. Comment ne pas penser que quelque chose les a poussés dans la bonne direction ?

Je quittai le vieil homme ce jour là, ma tête remplie de nouvelles interrogations. Si le Père Noël n’existait pas physiquement, peut-être qu’il était tout de même présent au fond de nos cœurs comme Dieu peut accompagner en tous temps et en tous lieux ceux qui ont la foi. Mais, au-delà de tout le folklore, inventé ou bien réel, concernant le bienfaiteur de fin Décembre, un nouvel intérêt commençait à se développer en moi. En l’espace d’un  mois, j’avais été mis en présence de ce que l’homme a pu réaliser de meilleur, excusant par tous ces chefs d’œuvre sa profonde nature malfaisante, à la fois envers la nature et ses locataires  en leur faisant subir les pires outrages mais aussi et surtout envers lui-même. Depuis que l’homme debout a pris les commandes du monde, il ne s’est pas passé un siècle, une année, un jour, une heure sans que quelque part un combat ait lieu entre humains. Entre frères.

Le Samedi suivant précédait de quatre jours le 25 Décembre. Et le temps s’accordait à ce moment privilégié de l’année. Lorsque nous pénétrâmes dans la large allée qui menait au perron de la résidence des lilas bleus, le ciel semblait toucher la terre. De gros nuages aux contours mal définis se pressaient comme une abondante foule engoncée dans d’épais manteaux  aux heures de pointe.

- Ca sent la neige, dit le vieil homme sans se retourner lorsque je franchi sa porte. Celle-ci était décorée de guirlandes rouges, vertes, turquoises, mauves et roses pâle. Contrairement aux autres pensionnaires, sa chambre ne présentait aucun sapin en habits de lumière.

- Autrefois, j’en décorais toujours un le jour de ma fête. Il illuminait ces jours les plus courts jusqu’au 6 Janvier, le jour de la fête des rois. Puis, me regardant bien en face : savez-vous pourquoi on fête les rois et qui sont-ils ?

Aucune idée.

Il m’indiqua le siège en bois à l’assise et au dossier recouvert d’un beau velours Bordeaux. Je pris place. Mais, avant même de prononcer une seule parole, il sembla alerté par quelque chose qui se déroulait à l’extérieur. Il se leva et vint se poser face à la petite fenêtre qui donnait sur le parc. Intrigué, je le rejoignis.

De gros flocons de coton tourbillonnaient dans un ciel fatigué. Ils semblaient voler, effectuer toute une série de pirouettes sophistiquées, funambules d’eau gelée qui font l’admiration des plus jeunes et de tous ceux qui ont su garder une âme juvénile au fond d’eux-mêmes. Le vieil homme appartenait manifestement à cette précieuse catégorie. Ses yeux pétillaient. Sa voix devint plus douce qu’un bonbon au chocolat.

- Melchior, Gaspard et Balthazar  étaient les rois mages. Un hiver, on annonça qu’un bébé était né quelque part non loin de Bethléem, dans une étable, entouré de la chaleur des bêtes et de l’amour de ses parents. Il planait sur la tête de ce nourrisson particulier comme une aura. Cette nuit du 25 Décembre, les astronomes de l’époque découvrirent une nouvelle étoile qui brillait si fort dans le ciel que chacun crut à un signe. On prétendait que ce bambin était le sauveur des hommes. Les trois rois se mirent alors en chemin vers cet être exceptionnel qui naissait dans la plus modeste des couches, guidés par cette nouvelle étoile qui illuminait le ciel d’encre. Ils emportaient avec eux des présents pour honorer celui qu’on n’allait pas tarder à nommer le fils de Dieu. Connaissez-vous son nom ?

J’avais été élevé dans une famille parfaitement agnostique mais je connaissais vaguement l’histoire de Jésus.

- Quand il fut un homme, Jésus prêcha. Il allait de village en village apporter la bonne parole comme on dit. Ce qu’il disait peut se résumer à cette simple phrase, on appelle ça un apophtegme, c'est-à-dire une maxime qui a une valeur universelle : aimez-vous les uns les autres.

Je notai aussitôt dans ma tête ce mot rare et inconnu, apophtegme, qui sonnait délicieusement à mes oreilles en me promettant de le noter sur mon petit carnet des merveilles. J’y consignais tout ce qui me paraissait digne d’intérêt. Puis je me rappelai les récents cours d’histoire de madame Lebrun, notre institutrice à l’air revêche, et ne pus m’empêcher d’argumenter :

- Pourtant il y a eu les guerres de religion.

Le vieil homme sourit de dépit.

- Oui, et ça continue. Ca n’est pas prêt de s’arrêter. L’humain est un peu long à la détente. Mais Jésus ne faisait pas de politique. Il était politique malgré lui.

- Et les miracles ?

Le vieil homme haussa les épaules tout en continuant à être absorbé par le ballet que proposaient les flocons dans le ciel du parc.

- Ca, c’est le côté commercial de l’affaire. Les apôtres, ou si vous préférez la bande de gaillards qui l’accompagnaient, ont tôt fait sa publicité en répandant sa parole, en y ajoutant quelques effets.

Prenez l’exemple de Coluche. Le parallèle n’est pas si surprenant que cela. On a fait de Jésus un saint, mais je ne pense pas qu’il ait été un béni oui-oui. Il devait jurer comme tout le monde par moments. Mais il avait un amour pour les hommes, tous les hommes, qui le plaçait bien au-dessus de la vulgarité. Bref, Coluche a lancé les Restos du Cœur pour que les plus démunis aient à manger. En extrapolant un brin, on pourrait parler de multiplication des pains, non ?

Je n’avais jamais fait le rapprochement.

- Jésus était un rebelle en quelque sorte, mais il n’a jamais prôné la moindre violence. Le paradoxe le plus cinglant est qu’en son nom on a exterminé des millions d’innocents. L’homme se comporte comme ça. C’est un animal social, c'est-à-dire qu’il a besoin de la compagnie de ses semblables. Mais tout le discernement dont il peut faire preuve semble s’effacer lorsqu’il forme une foule. Comme si l’addition des esprits pouvait diluer la réflexion et le raisonnement et renforcer la bêtise et la méchanceté.

Un silence s’installa dans la petite pièce tandis que les flocons s’intensifiaient au dehors et que nous étions toujours debout, côte à côté, regardant les pelouses et les allées du parc qui changeaient peu à peu de couleur.

Le vieil homme reprit après s’être raclé discrètement la gorge.

- Ne trouvez-vous pas qu’il a quelque chose de sacré en Jésus ? Les croyants parlent d’essence divine, de l’Elu, un saint esprit incarné dans le corps d’un homme pour faire avancer la civilisation. Moi, je pense que Jésus est comme tous ces artistes en majuscules : il possède une grâce surnaturelle. Voilà notre seule différence d’avec les animaux. Savez-vous que, comme le divin Mozart, il est mort à 33 ans ? Jeudi prochain, nous fêterons le jour de sa naissance. Noël c’est cela aussi, c’est surtout cela.

Nous nous tenions toujours debout devant la petite fenêtre par laquelle  la blancheur immaculée du parc éclairait d’un halo de sainteté la chambre du vieil homme. Sans se retourner, il conclut la visite en ces mots :

- Maintenant, tu dois rentrer.

Je me retournai. Maman et Emilie venaient juste d’arriver sur le seuil de la chambre du mystérieux vieil homme. Comment faisait-il pour, à chaque fois, savoir qui se trouvait dans son dos ? Quand je considérais ce talent, j’en venais à croire dur comme fer qu’il avait vraiment été contremaitre dans les ateliers du Père Noël.

Sur le moment, je n’y avais pas fait attention. En prononçant les mots d’au-revoir, le vieil homme m’avait tutoyé pour la première fois. Etait-ce le signe qu’il me considérait comme son ami dorénavant ? Non, puisque j’étais convaincu de l’avoir été dès la première minute.

 Je passai ce Noël en pensant à cet homme adulé des foules modestes et haï du pouvoir Romain qui avait vécu une vie courte mais riche avant de souffrir sur la croix. Il avait marqué l’humanité malgré que bien peu de personnes ne suivent réellement le chemin qu’il nous ait proposé. Dans ma tête de bambin, j’associais les deux personnages mystiques, le Christ et le Père Noël, en une idée de bonté et de générosité. Et d’amour.

Le jour de Noël, il faisait grand beau. Un soleil rasant illuminait un monde recouvert d’une fine couche de neige qui se transformait déjà en une vilaine bouillie sur les routes et les trottoirs. La pureté, l’innocence ne résistaient pas longtemps au passage incessant de la foule. Et si les pensées supérieures se corrompaient lorsqu’elles se diluaient dans trop d’esprits ? Cette idée élitiste germait dans mon esprit, mais je la repoussais avec conviction. Non, ni Jésus ni le Père Noël n’auraient voulu ça. Ils ne faisaient pas de distinction entre les hommes, qu’ils soient bons ou mauvais, en particulier lorsqu’ils étaient mauvais.

Nous nous étions rendus à la résidence des lilas bleus pour souhaiter le Noël à tante Léonie, bien que nous n’étions pas un Samedi. Je me réjouissais de  pouvoir partager un moment de ce jour-là avec le vieil homme. A son intention, j’avais confectionné des petits biscuits au chocolat dont je le savais friand, largement aidé par maman. En réalité, mon humble participation aux préparatifs avait été de découper la pâte pour former différentes formes géométriques et surveiller la cuisson, planté devant le four tel un maton faisant preuve du plus grand zèle.

Après les effusions baveuses et ébouriffantes dont tante Léonie avait mis plus d’ardeur que d’habitude sur ma personne, surement pour me montrer son intérêt majeur pour ce jour si particulier, je me précipitai à la chambre de mon nouvel ami.

Je stoppai tout net, à moins de deux mètres de la porte de sa chambre. Deux femmes du personnel s’occupaient à ranger les effets du vieil homme dans les cartons qu’un mois auparavant j’avais vu être déballés pour son installation. Mais Nicolas n’était pas là. L’une des deux femmes remarqua ma présence. Je lui posais une seule question. Elle s’agenouilla pour mettre son visage au niveau du mien. Tant de précaution n’augurait rien de bon. En effet.

- C’est toi le petit garçon qui rend visite à monsieur Noël chaque semaine ?

Je m’aperçu alors que je ne connaissais pas son nom de famille, juste son prénom. Nicolas Noël, voilà un joli nom, digne de celui qui le portait. Car il fallait dorénavant parler de lui à l’imparfait.

- Il a laissé quelque chose pour toi, fit la seconde employée en me tendant une enveloppe.

Je pris la lettre et courus dans le parc. Mon cœur bondissait de chagrin mais aucune larme ne venait à mes yeux. Je trouvais ça injuste. Je m’assis sur un banc situé à l’écart des arbres. Le redoux faisait fondre la neige plâtrée sur leurs branches et ça dégoulinait gentiment tout autour. Alors je lus ceci :

« Mon cher Arthur. Dans la vie, toutes les bonnes choses ont une fin et je suis aux regrets de vous annoncer mon départ imminent pour des régions inconnues de tous les vivants et que j’espère vous ne visiterez que le plus tard possible. La mort ne me fait pas peur. Elle risque peut-être de vous causer un peu de chagrin, mais à votre âge les blessures cicatrisent vite. Du reste, il ne faut pas être triste. Vos visites ont égayé mes derniers jours. J’espère simplement avoir la force de vivre encore un dernier Noël. Vous savez à quel point j’apprécie ce jour. Nous en avons assez discuté ensemble.

« Maintenant, une chose importante. La plus importante de toutes si je puis me permettre de vous donner un conseil. Je sais que je n’ai aucune prérogative pour cela, mais j’ai suffisamment l’expérience de la vie pour que vous puissiez accorder un peu de valeur à ce que j’ai à vous dire. Il y a, sur terre, deux catégories de personnes. Il y a les génies, les précurseurs, les entrepreneurs en toutes choses. Ceux-ci font avancer les choses. Qu’ils se nomment Botticelli, Mozart, Rodin, Saint Exupéry ou encore Jésus, ils tirent vers le haut le reste de l’humanité, lui apportant ce qui lui manque le plus : la beauté et la vérité. Ils ne sont pas toujours reconnus par leurs semblables, justement parce qu’ils sont différents. Et puis il y a le reste de l’humanité. Ceux qui, souvent dans l’ombre et sans reconnaissance particulière, travaillent tous ensemble pour rendre possible les merveilles dues à ces rares exceptions. Les cathédrales n’ont pu être construites par les seuls architectes. Les livres sont imprimés et diffusés par d’autres que leurs auteurs. Toutes les avancées scientifiques, médicales, sociales, toutes les belles idées ne seraient que du vent sans cette immense majorité qui passe sa vie à travailler dans l’ombre. Il n’y a qu’un Père Noël, mais combien de lutins anonymes pour l’épauler. Je faisais partie de cette majorité et j’espère avoir fait de mon mieux.

« Vous, cher Arthur, faites partie de ceux qui font avancer les choses, les éclaireurs, les messagers. Je le sens, je le sais. Ne vous enorgueillissiez  pas trop vite. Je vous ai dit que la plupart restent méprisés par leurs congénères, mais il y a autre chose de plus important. Cet élitisme octroie des privilèges mais surtout des devoirs. Ceux de ne surtout pas se tromper de voie. De toujours œuvrer pour le bien de l’humanité et ne jamais tomber dans les écueils qu’un orgueil  déplacé et exacerbé pourrait vous précipiter. Ne jamais penser à sa propre personne mais au reste de l’humanité. C’est un sacerdoce, une mission, une dette. Veillez à ne jamais emprunter la voie la plus facile, à ne jamais recourir à des préceptes fallacieux, à éviter de vous prendre pour le tout puissant.  Car il n’y en a qu’un et nous ne sommes même pas vraiment sûr de son existence.

« Après cette mise en garde d’un humble et modeste ouvrier du Père Noël, je vous souhaite une longue et belle vie. »

Il avait signé de son plus beau paraphe, on aurait dit un sapin de Noël illuminé.

Il y avait un post-scriptum.

« Je vous ai laissé quelques petites affaires dont je n’ai dorénavant aucune utilité particulière. Comme j’ai pensé que cela vous encombrerait, je les ai fait livrer chez vous. »

Toutes les fois où j’avais versé des larmes dans ma courte existence, celles-ci étaient le plus souvent volontaires. Pour qu’on ait pitié de moi ou pour me faire pardonner. Même quand je me faisais mal, je pleurais davantage pour évacuer la douleur que parce que j’étais malheureux. Là, pour la première fois de ma vie, je vis couler mes yeux sans que je m’en rende compte ni que je l’ai voulu d’une façon ou d’une autre. La disparition du vieil homme était mon premier vrai chagrin, ma première tristesse.

Je retournai vers la résidence des lilas bleus en trainant les pieds et le cœur gros. J’étais abattu. Le vieil homme m’avait paru si bien Samedi dernier. Ce n’était pas possible. C’était une blague.

Je demandai à une aide soignante quand  le vieux monsieur était mort. Elle me répondit qu’il s’était levé comme d’habitude, prit son petit déjeuner dans la salle commune, un grand bol de chocolat bien chaud qu’il veillait à préparer lui-même, et deux croissants tout croustillants qui venaient d’être livrés par le boulanger. Il avait bu son verre de jus d’orange et s’était retiré dans sa chambre. Une heure plus tard, il s’était effondré dans un couloir. Les secours étaient rapidement intervenus et l’avaient emmené à l’hôpital le plus proche. Une heure s’écoula encore avant qu’un coup de téléphone ne nous prévienne qu’il avait été impossible aux urgentistes de ranimer le vieux monsieur.

Un poids atrocement lourd s’échappa du fardeau de ma tristesse. Le vieil homme avait vécu son dernier Noël comme il l’avait souhaité, du moins en ce qui concerne les premières heures.

Nous rentrâmes  à la tombée du jour. Dans le bus, pour la première fois, je pris la petite main d’Emilie dans la mienne. Elle s’était endormie à mes côtés. Elle avait l’air d’un ange et je me promis de l’accepter comme était et de m’en faire une amie pour la vie.

Le lendemain, on frappa à la porte. Un grand bonhomme en uniforme gris siglé d’une compagnie de livraison se tenait sur le seuil de notre appartement. Il portait un colis dans ses bras et un autre, plus conséquent, était posé sur le palier.

- Monsieur Arthur Demaison ?

Maman répondit « oui » alors qu’il était évident que ce ne pouvait être elle. Je bondis de ma chambre. Le livreur me tendit une feuille à signer. Je n’avais jamais signé. Instinctivement je reproduis maladroitement le paraphe si élégant du vieil homme.

Trente ans plus tard, ce paraphe est désormais le mien, bien connu dans le monde de l’art. J’organise les plus belles expositions aux quatre coins du monde. L’histoire de l’art n’a plus de secrets pour moi. Je fraternise avec les plus grands créateurs, suis ami avec quelques-uns.  Je possède un loft dans une tour de Manhattan, un pavillon dans le Luberon et les réceptionnistes des meilleurs hôtels me traitent comme un membre de leur famille,  devançant mes désirs avant même que je ne les formule. Cependant, les dernières lignes du mot posthume du vieil homme me reviennent soudain en tête tandis que le sans abri me fixe intensément du même regard que Nicolas. Aux yeux du monde, j’ai réussi. Je ne suis  pas seulement parvenu à bien gagner ma vie, mais son prétexte culturel et artistique prouve que cette aisance financière n’est que le fruit d’une plus grande, d’une plus profonde réussite. Mais qu’est-ce que j’apporte aux gens, finalement ? Un professeur, un médecin, un pompier, un guide sans compter toutes ces personnes ordinaires dont me parlait le vieil homme  qui oeuvrent dans l’anonymat et parfois le dénuement le plus complet sont bien plus utiles à la communauté qu’Arthur Demaison, une pointure dans le monde de l’art. En prenant la peine d’y réfléchir un tant soi peu, il est clair que je ne suis bénéfique qu’à ma propre personne. Et ces mots, surgis du passé,  viennent tourmenter ma conscience :

« Vous, cher Arthur, faites partie de ceux qui font avancer les choses, les éclaireurs, les messagers.  Cet élitisme octroie des privilèges mais surtout des devoirs. Ceux de ne surtout pas se tromper de voie. De toujours œuvrer pour le bien de l’humanité et ne jamais tomber dans les écueils qu’un orgueil  déplacé et exacerbé pourrait vous précipiter ».

Le vieil homme avait parfaitement raison. Je m’étais trompé de voie. J’avais fais les mauvais choix.

Je suis soudain tiré de mes réflexions par une sirène d’ambulance qui tente de se frayer un chemin dans les embouteillages. Une personne est peut-être en ce moment même entre la vie et la mort et deux infirmiers tentent de la secourir au plus vite. L’avenue m’apparait alors dans toutes ses turbulences et une cacophonie indistincte parvient à mes oreilles. La neige continue de tomber. Les gens, pressés, vont et viennent parmi la circulation figée. Gunila doit s’inquiéter de mon retard. Je plonge ma main dans la poche droite de mon manteau et tend un billet de cent dollars au clochard qui continue de me fixer de son regard venu du passé. Il considère le rectangle de papier et courbe la tête dans une révérence déplacée.

- Merci mon Prince.

Je me sens soudain comme un naufragé qui vient juste de remonter à la surface. Je suffoque, j’ai besoin d’air. Au lieu de rejoindre l’entrée de l’hôtel où va commencer cette soirée de Noël en présence du gratin de la culture New-Yorkaise, relayée par toute la presse people ainsi qu’une chaine de télévision, je prends la direction opposée, avançant comme un automate. La neige molle colle au bas de mon pantalon, mes chaussures à huit mille dollars ne me préservent plus du froid humide qui s’insinue par mes orteils et glace mes talons. Par un effet du hasard (mais le hasard existe-t-il seulement ?), je longe le bâtiment de briques des années vingt, 1920 je précise, où logent mes bureaux. Juste une vitrine car mon activité est parfaitement délocalisable à souhait : les relations humaines n’ont pas besoin d’atelier. Perdu dans mes pensées où le petit garçon que j’étais semble me reprocher l’homme que je suis devenu, épaulé par la vague silhouette du vieil homme dont les derniers mots jetés sur une simple feuille de papier tambourinent sur les parois de mon cerveau en ébullition : « vous faites parties de ceux qui initient, vous faites partie des guides que la majorité vont suivre. Mais attention à ne pas vous tromper d’objectif. Les privilèges dont jouissent ceux qui guident doivent être bordés de devoirs, plus précisément d’un seul : faire le bien autour de vous ».

Bien sûr, je ne prétends pas appartenir à cette caste de  méchants en cols blancs qui appauvrissent la planète et contribuent à ce que les riches soient encore plus riches et les pauvres encore plus pauvres. Je ne vends pas d’armes et ne spécule nullement  sur la misère. Mais suis-je vraiment ce que je voulais, ce que je prétendais devenir ? Je fraye dans un monde décalé, constitué de milliardaires qui ne savent plus quoi faire de leur argent : alors ils investissent dans l’art pour en gagner davantage. Je vis dans un monde coupé du vrai monde. Je côtoie des gens superficiels dont les soucis sont inconcevables à ceux qui n’ont rien. Les feux de la rampe m’illuminent jour et nuit, des caméras de télévision enregistrent mes faits et gestes, je souris et serre des mains, mais tout cela n’est qu’une vitrine. Je ne suis  constamment qu’en représentation, comme à la parade. Et ce n’est pas un hasard si celle qui m’accompagne est un top modèle qui s’affiche, elle aussi, sur tous les murs de la ville, dans les spots publicitaires les plus prisés et se garde bien de ne pas  sourire  sur les pages glacées des magazines de mode. Pas plus tard qu’à l’instant, ne me suis-je pas donné bonne conscience en donnant un billet de cent dollars à un nécessiteux sans me soucier de ses envies, de ses besoins, de ses soucis, de ses rêves.

Ruminant ces pensées obscures, je bouscule une forme humaine dissimulée derrière un important carton.  Son contenu s’éparpille au sol, dans la boue neigeuse. Je m’accroupis pour l’aider à rassembler le contenu.

- Je vous prie de m’exc…

C’est Ginette, la petite Bordelaise qui me sert d’assistante depuis trois saisons. Son bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils et son épaisse écharpe masquant à moitié son visage m’avaient interdit de la reconnaitre tout de suite. Dans le carton, les documents relatifs à l’exposition qui commence après demain. Pendant que j’allais réveillonner parmi la jet-set, elle allait surement passer la soirée de Noël et surement une bonne partie du lendemain à peaufiner les derniers détails de l’expo.  « Ceux qui oeuvrent dans l’ombre… »

Je l’aide à rassembler les brochures, les livrets, les books, les invitations, les photos dans le carton éventré et désormais inutilisable. J’utilise alors mon pardessus comme emballage et nous nous dirigeons vers mon loft situé à deux blocs de là. Nous marchons d’un bon pas pour nous réchauffer. Elle parait étonnée de ma décision. J’avance une explication un peu tirée par les cheveux : je ne me sens pas bien et je souhaite me reposer une petite heure avant de retourner à la soirée.

Mais je ne désire point me reposer et n’ai nulle intention d’aller à cette foutue soirée. A cet instant, je ne sais plus vraiment ce que je désire. Je remets même en doute cette exposition majeure qui doit démarrer dans moins de 48 heures et qui allait mobiliser la petite assistante le jour même de Noël.

Nous arrivons devant mon immeuble. Ce n’est pas réellement qu’une façon de parler ; en réalité, il m’appartient à moitié. Je l’invite à boire une grande tasse de thé brûlant. Elle me sourit. Je ne l’avais jamais vue sourire. Ou ne je n’avais pas voulu la voir sourire.

J’ouvris l’appartement en insérant une carte magnétique dans le compartiment prévu à cet effet. La porte se débloque et le hall s’illumine sans que je ne touche à aucun interrupteur. Mon appartement bénéficie de toutes les avancées technologiques qu’offre la domotique moderne. Les plafonniers s’allument grâce à des détecteurs de présence, gadget censé faire économiser de l’énergie et préserver la planète. Tous les robinets ne se déclenchent que si on passe la main dessous.  Les 250 m² offrent un ameublement  des plus sommaires.  En fait, mon appartement ressemble à mes galeries d’exposition : du tape à l’œil et du vent. Cela peut aussi s’appliquer à Gunila.

Tandis que je pense au top-model suédois qui doit s’inquiéter de mon absence plus par  convention que parce que je lui manque vraiment, Ginette me regarde avec un air de compassion. Elle parait à des années lumière de cette soirée qui serait comme toutes les soirées : chacun y est en représentation et on n’allait pas manquer d’observer que le mannequin en vue y  était seule.

Je me sens soudain comme un étranger dans ma propre maison. Du reste, ce bijou de confort moderne à la pointe de la technologie ne peut être qualifié de maison. Une maison, un foyer, c’est un endroit chaleureux, avec une cave qui sent la pomme flétrie  et un grenier où pendent des toiles d’araignées. Ce loft bénéficie de l’air conditionné, été comme hiver il y règne la même température. Une maison bat toujours un peu de l’aile : il y a toujours des travaux à y faire. Un coup de peinture, un brin de maçonnerie, remplacer quelques carreaux de carrelage, consolider un plancher, rafraîchir le papier peint du salon. Ici, tout est parfait, ce n’est que verre et métal. Les boiseries sont fictives, en plastique. Une maison doit contenir une cheminée, le centre d’un foyer qui vit comme un cœur qui bat. Dans ce duplex, la cheminée est un simple écran que l’on peut programmer selon ses envies : feu de camp, douceur de l’âtre du chalet typique ou encore chutes d’eau, coucher de soleil éternel, vagues plus ou moins déchainées…

J’ouvre un placard coulissant à la recherche de sachets de thé lorsque Ginette m’interrompt.

- En fait, je ne suis pas très « thé » m’avoue-t-elle.

Je me retourne. Elle est assise du bout des fesses sur le canapé qui déploie son croissant au centre de la pièce. Elle avait ôté ses chaussures et chaussettes et était en train de masser ses pieds.

Je vais aussitôt fouiller dans l’immense penderie à la recherche de vêtements secs mais les hautes chaussettes de ski m’attendent sagement dans mon mas du Lubéron. Ici, je ne trouverais que vêtements de marque et la panoplie de haute couture de  Gunila.

Je reviens avec une paire de moufles fourrées. Ginette part d’un fou rire que je ne suis pas long à accompagner.

- Je vous prépare un café, alors ? Une préférence ? J’ai toutes les capsules inimaginables.

Elle parait gênée.

- En réalité, il n’y a qu’un bon chocolat chaud qui parviendrait à me réchauffer.

Je lève un sourcil de surprise. Agréable surprise. Et je songe à nouveau au vieil homme et à la raison  pour laquelle je suis revenu ici.

- Avec du  vrai cacao ?

- Mijoté au moins dix minutes…

- En effectuant lentement  de grands huit ?

- Très lentement…

- … Et de la cannelle ?

- Et de la cannelle, fit-elle en écho.

Nous nous regardons  comme si on se rencontrait seulement pour la première fois.

- Il n’y a rien de meilleur…

- Non. Et la petite peau qui se forme quand on est proche de l’ébullition…

- Je sais, c’est un délice.

Je m’assis à ses côtés. Nos genoux se touchent. Je peux sentir son souffle et le parfum de ses cheveux bruns, coupés en un carré imparfait. Je me penche vers son visage. Ses yeux, d’un brun de terre Sud Africaine, me fixent tendrement. Je me rapproche encore.

Elle a un imperceptible mouvement de recul.

- Mais, bien sûr, vous n’avez pas de cacao, demande-t-elle toujours en m’observant avec malice.

- Non, je n’ai pas de cacao. Et je doute qu’un bar nous serve le même breuvage que dans nos souvenirs.

- Qui vous parle de souvenirs ? Je prépare régulièrement du chocolat chaud. Ce n’est pas réservé aux enfants.

Je me rends compte qu’il y a quantité de choses qui ne sont pas réservées aux enfants mais que je ne fais plus. Ma vie d’adulte a effacé mes rêves d’enfant et je me souviens pourquoi je suis revenu ici. Je me lève d’un bond. Ginette parait surprise. Tout, dans mon attitude, indique un autre comportement. Tout, dans son attente, désire cet autre comportement. Elle sourit pour cacher sa déception.

Je vais dans la pièce qui sert de débarras, la seule qui présente un vague air humain dans cet appartement modèle. Par un pur hasard, ce que je cherche est là, sous une pile de cartons contenant des vêtements usagés, des prospectus et des livrets d’expositions passées, quantité de choses futiles et obsolètes. J’empoigne la précieuse boite et revient au salon. Ginette a enveloppé ses pieds dans les moufles. Ca lui donne un drôle d’air. Une gamine espiègle prise au piège. Je pose la boite cartonnée au sol. J’ouvre. Et à cet instant, je suis à nouveau le petit garçon qui a signé pour la première fois de sa vie. Sur le palier, à côté du livreur, il y a un grand carton. Dedans, tous les éléments du train électrique que le vieil homme m’avait légué. Je ne compte plus les heures passées à admirer la loco tirer les nombreux wagons. Et la honte que j’éprouve maintenant en me rappelant que le train dort dans son carton depuis ma première année de fac.

L’autre carton est cette boite que j’ouvre maintenant dans cet appartement sans âme, en plein New York, trente ans plus tard.

Une réplique du Penseur de Rodin en plâtre. Une copie de la Naissance de Vénus de Botticelli. Un vinyle où deux hommes semblent déchiffrer un livret sur la pochette, Rudolf Serkin, le pianiste et Claudio Abbado, le chef d’orchestre,  dans cette immense interprétation du Concerto pour Piano n°21 de Wolfgang Amadeus.  Un morceau de papier plié en quatre renferme la secrète recette des polichinelles, les brioches de Saint Nicolas. Une petite croix en bois représentant le Christ sur sa croix et que portent les moines sur leur poitrine. Et un mince livre au format A4 : le Petit Prince.

Ginette me regarde avec des yeux qui semblent dire : sous vos dehors de grand monsieur de l’art vous cachez de vraies valeurs.

J’ai le livre de Saint Exupéry dans les mains, superbement illustré par les aquarelles de l’auteur. Je fixe Ginette et lui demande à brûle pourpoint :

- Accepteriez vous que j’essaie de vous apprivoiser ?

- On peut toujours essayer.

Nous nous rapprochons. Nos lèvres se touchent et je sais, à cet instant précis, oui je suis absolument convaincu que le Père Noël existe.