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L'histoire du lac envolé

Histoire du lac envolé.

Le groupe de randonneurs haletants fit une pause au sommet du petit col. Les dames choisirent des souches de sapin fraichement coupés, les messieurs se jetèrent dans l’herbe qui chatouillait leurs mollets durcis par l’effort. On déboucha les gourdes. On grignota quelques provisions. La parole ne revint qu’après avoir réconforté les corps meurtris par la longue ascension.

Ils étaient parti de bon matin, au moment même où le disque orangé parfaitement circulaire du soleil levant émergeait de l’horizon encore embrumé. De la place du village où ils s’étaient donné rendez-vous, l’un sortant de la boulangerie avec des miches encore chaudes dépassant de son sac à dos, ils avaient marché d’un bon pas vers les premiers sapins de la grande forêt. L’air était vif et les muscles se réchauffèrent rapidement. Sous le couvert des arbres, ils ressentirent une douceur comme lorsqu’on pénètre dans une vieille chaumière où brûle un poêle à bois. Ils ne ralentirent l’allure qu’à l’approche des premiers lacets du sentier ascendant. Très vite le groupe se disloqua en plusieurs couples de marcheurs, suivant leur propre rythme. Les conversations se tarirent, remplacées par le souffle de l’air expulsé de poumons mis à l’effort de s’arracher à cette gravité dont on ne prenait pas vraiment conscience sur le plat d’une vie ordinaire.

Puis les arbres laissèrent la place à une herbe rase, tondue non pas par quelque troupeau d’altitude, mais par le vent et le gel.

Une dame s’était levée, ne supportant pas la position assise après ces kilomètres de marche. Elle vit la première ce petit creux en contrebas du col, une niche pratiquée dans la pente, une alvéole posée par miracle. Cela l’intrigua. Tous se levèrent à l’exception d’un homme sans âge qui continua à grignoter tranquillement son morceau de pain en découpant lentement des rondelles dans le saucisson à l’ail qu’il tenait d’une main.

Alors, comme l’esprit humain a réponse à tout, du moins le croit-il, chacun y alla de sa supposition. Les hypothèses se transformèrent rapidement en certitudes. L’un annonça fièrement que la petite cavité était le résultat de l’éclatement d’une bombe pendant la dernière guerre, l’autre réprouva énergiquement, il ne fallait y voir que l’exploitation d’un petit filon de minerai, quant aux troisième il était convaincu avant de vouloir en convaincre le groupe que cette dépression était les vestiges de l’emplacement d’un glacier. Tout le monde avait raison. On avança même que cela n’était dû qu’à un effet d’optique, une illusion de la vue que le cerveau corrigeait mal: il n’y avait qu’à descendre pour s’apercevoir qu’en réalité il n’y avait pas la moindre dépression. Plus poétique, une femme déclara que cette fosse s’était creusée à force d’accueillir cervidés pendant la nuit. Aucune des explications ne satisfaisait celle qui avait découvert cette particularité étrange. Elle se tourna vers l’homme indifférent à toutes les supputations, occupé maintenant à plier son opinel et ranger le reste de ses provisions dans son sac tyrolien. Tous, d’un même mouvement, se tournèrent vers le seul n’ayant à priori aucun avis sur la question. Sans précipitation, il se leva, apparemment totalement étranger à la question que tous lui posaient silencieusement. Il s’avança puis se posta aux côtés du groupe, regardant fixement l’endroit mystérieux.

Puis il parla, plus pour lui-même que s’adressant au groupe.

« Mon grand-père m’a raconté une histoire, qu’il tenait lui-même de son grand-père, une de ces légendes qui se transmettent en sautant une génération. Dans ce lieu précis, il y avait un lac d’une beauté rare. On racontait que les fées venaient s’y baigner le soir quand le soleil illumine les dernières cimes des arbres. Ses eaux étaient transparentes comme le plus pur verre, mais si l’on s’éloignait, il prenait des reflets changeants. Parfois la surface paraissait émeraude et l’on pensait que la verdure des arbres s’y reflétait. A d’autres moments, il devenait turquoise, renvoyant au ciel sa propre image. Il arrivait même qu’il prenne des tons de rouille, on n’a jamais su pourquoi. La légère brise d’été dessinait des arabesques complexes à sa surface. Mais qu’il vente ou qu’il gèle, que l’ardente chaleur estivale énerve les moucherons ou que le déluge s’y abatte, son eau claire restait à la même température, froide comme une plaque de marbre.

Jamais personne ne s’était risqué à s’y baigner. Les vieux disaient que le seul intrépide ayant essayé pour épater sa belle s’y noya et qu’on ne retrouva jamais sa dépouille. Pourtant la profondeur du lac n’excède pas un mètre cinquante et ses eaux sont les plus tranquilles des lacs de la région.

Seuls les canards voguaient, sereins, placides, traçant des sillons aussitôt effacés. Ils étaient là en toutes saisons. Ils arrivaient à la tombée du jour dans un vol en parfaite formation. L’amerrissage provoquait des remous bien vite gommés et tout redevenait calme, d’une quiétude intrigante. Ainsi chaque nuit, l’attroupement des palmipèdes se retrouvait pour passer la nuit sur les eaux cristallines et miroitantes. Au petit matin, ils secouaient leurs plumes comme on étire nos membres encore engourdis de sommeil, et prenaient ensemble leur envol. On ne les revoyait qu’à la fin du jour. On aurait pu croire qu’ils allaient gagner leur vie comme les hommes là-bas dans les vallées partaient à l’usine, descendaient dans les mines ou s’échauffaient dans les hauts fourneaux.

Le rituel était digne de l’horlogerie Suisse.

Un hiver fut rigoureux. Jamais on n’avait connu une telle froidure, s’insinuant au travers des mailles les plus serrées, perçant les calfeutrages les plus épais, brisant les pousses résistantes et les branches les plus vigoureuses. La rivière fut figée et tous les lacs de la région gelèrent. Le petit lac d’altitude n’échappa pas à la rigueur du froid sibérien. Une nuit, ses eaux qui n’avaient jamais connu un écart de température, furent prises elles aussi dans une gangue glacée. Le lac gela, emprisonnant toutes les pattes des canards. Au petit matin, quand les canidés s’aperçurent qu’ils étaient prisonniers de la banquise, ils s’affolèrent en battant puissamment des ailes. Des centaines de paires d’ailes qui provoquaient des remous aériens, des turbulences semblables à celles que peut déclencher aujourd’hui un avion à réaction. Alors, tel un morceau de roche que la foudre arrache à la terre, les canards emportèrent le lac gelé. Ils volèrent tant que leurs pattes furent prisent dans la glace, ne pouvant atterrir avec leur imposant chargement. Ce même jour où le petit lac d’altitude disparut, il y eut un véritable déluge sur l’une des villes du midi. On n’avait jamais vu ça. Le ciel était pur, seulement zébré par un vol de canards en formation. Et il se mit à pleuvoir une douce pluie glacée, un crachin aussi pénétrant que le froid mordant des régions polaires.

C’est ainsi que le petit lac s’envola pour se transformer en bruine arrosant une terre qui lui était inconnue. Depuis, des cols-verts viennent tous les jours vérifier si le lac n’a pas retrouvé sa place, juste en dessous de ce col.

Le groupe se taisait. Quelques hommes montraient une morgue de supériorité contenue, la même lorsqu’ils écoutaient un jeune enfant leur parler du père Noël. Les autres avaient les yeux brillants, aussi brillants qu’à l’écoute d’un conte des Mille et Une Nuits. Les dames semblaient plus touchées par le récit. Certaines étaient même prêtes à y croire un instant avant que leur regard ne croise celui des autres et qu’elles se reprennent de la même façon qu’on se donne bien vite une contenance lorsqu’on est surprit en train de fredonner une chanson débile.

L’instant magique était passé. Les conversations reprirent en même temps que la marche. Des rires, des cris, des interjections. Mais lorsqu’ils croisaient le regard de l’homme silencieux, une gêne trahissait leur embarras. C’était un rire étouffé, une phrase laissée en suspens, un geste gauche. Chacun pensait qu’il était de la race des doux rêveurs, somme toute inoffensif comme une belle légende, un conte inventé, peut-être y fallait-il voir une parabole quelconque?

Arrivés au niveau de cette dépression mystérieuse, le groupe ne s’arrêta même pas. C’est alors qu’un vol de canards fendit le ciel, exécuta une large courbe au-dessus de leurs têtes, semblant chercher quelque chose, le cou tendu, les ailes battant l’air frais. L’escadrille en reconnaissance fit alors demi-tour et on n’aperçut plus qu’une formation lointaine dans un ciel débarrassé de tout nuage. Quelques cris lancés à l’intention du groupe bariolé de randonneurs qui, à ce moment, regardaient l’homme solitaire d’un tout autre œil.