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La cueillette des Brimbelles

 

 

 

 

 « Délicieux! »
« Succulent! »
« Exquis! »
« Miam, miam! »
Autour de la table recouverte d’une toile cirée sur laquelle des rosiers s’enchevêtraient autour d’une ribambelle de jonquilles parsemées d’anémones violettes et de lys dont la blancheur avait tourné au fil des années, autour de la table donc, ce n’était qu’exclamations de plaisir infini, de satisfaction assurée et de délectation certaine. Là, au milieu des joyeux convives, orné de huit tasses de café, trônait la merveille des merveilles: une tarte aux myrtilles. Ici, on dit brimbelles. Un disque parfait, de dimensions raisonnables pour assouvir l’appétit d’ogre des garçons et aussi des filles, on ne va pas cacher son plaisir! Les fruits avaient prit cette couleur sombre aux reflets violacés, la cuisson les avaient dissolus dans une compote d’où émergeaient encore les rondeurs gourmandes. Le sucre s’était par presque caramélisé par endroits et la pâte était tendre et croustillante d’une couleur miel.
François mordait ardemment dans une seconde part tandis que Raoul remuait des lèvres bleuies laissant découvrir un bout de langue presque noire et des dents bleuâtres:
« Il n’y a rien de meilleur au monde… Excepté peut-être la compagnie d’une femme! ».
« Et encore, seulement de certaines! » ajouta Denis.
Des rires en cascades se déclenchèrent autour de l’antique table qui mangeait la totalité de la petite cuisine. Rien de tel qu’un agréable repas achevé par cet apothéose pâtissière pour que la bonne humeur se répande sur les caractères les plus sombres, les mélancoliques de tout poil et les accablés de nature. Bref, ça respirait le bonheur en cette soirée d’été juste un peu fraîche, on avait passé des surchemises et enfilé quelques pulls.
L’assemblée ne tarissait pas d’éloges même une fois la dernière part engloutie avec délectation. Jean Pierre poussa même jusqu’à attraper le plat à pleine mains et lécher consciencieusement la flaque noirâtre qui formait une tâche où chacun distinguait une forme bien précise, Laurence y voyait une tête de chat quand François était persuadé qu’un clown lui tirait la langue et que Gabrielle n’en démordait pas: l’évidence voulait que ce soit la silhouette d’un éléphanteau. Jean Pierre récura le plat comme un chat affamé sous les applaudissements nourris du groupe.
On ergota et on disserta sur les bons coins à brimbelle dans la région. Chacun avançait son soit disant secret. François parla de cette combe où les fruits étaient si gros qu’on prendrait soin à emmener une tronçonneuse, Laurence se souvenait des récoltes de son enfance mais hésitait quant au lieu où se trouvaient tant de merveilles, Denis invoqua les chaumes à quoi l’assemblée rétorqua d’une voix « pas encore mûres! », Guillaume avança la lisière d’une forêt en bord de piste forestière mais ce fut Virginie qui séduit tout le monde en proposant une clairière ensoleillée du matin au soir et qui avait l’avantage d’être retirée et discrète: aucun risque de rencontrer quelque touriste, même les gens d’ici ne connaissent pas ce coin conclua-t-elle.
Chacun parti se coucher en rêvant de belles baies bleutées, d’une journée de récolte dans la bonne humeur et parmi ses amis, de la fierté de faire quelque chose de ses dix doigts et de promesses de tartes futures, prétexte à se retrouver une fois de plus.
Peu avant 6 heures le lendemain matin, ce n’est que tintements de cuillères dans des bols de café ou des tasses de thé. Les yeux pas encore totalement ouverts, assortis de bâillements divers et de soupirs embrumés d’un sommeil rompu, ils se préparent dans une faible agitation. Dehors, le soleil pointe déjà, envoyant ses rayons sur les versants boisés d’un vert bleuté sous les brumes s’échappant de la forêt.
La veille, François avait émit l’idée d’utiliser des peignes pour faciliter la cueillette. Ici, on dit des rifles. Le projet avait reçu un accueil mitigé. Si la majorité était en faveur d’une aide technique, certains avançaient la pensée que cela allait détruire à la fois le fruit et l’arbuste. Pas quand on sait s’en servir avait rétorqué François. Même si tous avaient quelques scrupules sur son utilisation, ils voyaient bien que cela allait leur éviter bien des désagréments et que les récipients allaient se remplir plus vite.
En fin de compte, seule Gabrielle n’en démordait pas: la cueillette des myrtilles se faisait à la main et puis c’est tout. De toute façon, c’est interdit avait-elle lancé pensant conclure le débat. Jean-Pierre nuança en apportant que jusqu’au 14 Juillet en effet, la cueillette se faisait à la main; on considérait ensuite que les fruits étaient uniformément mûrs et que les feuilles étaient moins importantes, presque sèches. Gabrielle haussa les épaules.
On prend deux voitures informa Denis. Aussitôt, les coffres ouverts se garnissent de seaux, gobelets, des bâtons, de vieux pulls et de jeans déchirés sans oublier une bombe à la citronnelle pour repousser les tiques, proliférant dans les taillis et les clairières présentant ronciers et herbes folles.
Ca chante dans la vieille méhari de Denis, tandis que François conduit sa Peugeot en inondant l’habitacle des sons vomis par l’autoradio.
Sur place, c’est le branle-bas de combat. Chacun s’affaire, récupère un récipient dans lequel gigote les dents d’une rifle. Gabrielle a une moue de mépris lorsqu’on lui en propose une, de toute façon nous seront deux à nous en passer, il n’y en pas pour tout le monde. Et Madeleine se désigne pour être l’autre cueilleuse écologique, moins par conviction que parce qu’elle sait qu’elle n’est jamais très dégourdie avec les objets, à plus forte raison avec ceux qu’elle n’a pas apprivoisé. Dans leurs habits usés, rapiécés, sales, ils ont l’air d’un groupe échappé d’un camp de rétention. Jean Pierre, toujours prêt à être drôle, sort: heureusement que les services d’immigration ne rôdent pas par ici, on serait bons pour rentrer dans notre pays!

La marche d’approche est avalée en une demie heure, sifflotant, heureux d’être là, ensemble, dans le petit matin frileux, juste adouci par les premiers rayons du soleil. Bientôt, il dardera ses flèches sur le dos de l’équipe et on regrettera aussitôt d’avoir oublié chapeaux et casquettes.
L’endroit est là, désert. Désert en apparence, car l’homme pense tellement être le centre du monde que lorsqu’il ne rencontre aucun de ses congénères, il décrète qu’il est seul. Sans voir, sans entendre le grouillement et le bourdonnement de milliers d’insectes, sans deviner le renard tapis dans un fourré qui observe la scène avec méfiance, ni de la biche et son petit qui, sans bruit, avancent dans la forêt attenant, sans lever la tête et découvrir une buse tournoyant dans les cieux et les moineaux, roitelets, mésanges qui strient le ciel par la beauté de leur circonvolutions.
La cueillette commence illico. On s’interpelle, annonçant un coin où les baies sont énormes, un talus où elles sont abondantes, un endroit pratique puisque il n’est pas besoin de trop se baisser pour récolter. Bientôt, on entend plus que le bruissement des peignes passés au travers des arbrisseaux et le crépitement des baies remplissant les seaux. A part François, véritable virtuose du maniement de la rifle, tous ont le geste laborieux et récoltent plus de feuilles et de brindilles que de brimbelles. On a beau souffler de toutes ses forces sur la moisson faite avant de la vider dans le seau, les baies sont pour la plupart écrasées (c’est pas grave, puisque on en fera des tartes!), mêlées aux feuilles (c’est meilleur, ça donne du goût!) et on constate que, même si on est fin Aout, il reste encore des baies vertes (là, on ne trouve aucun argument réconfortant).
Les deux filles voient leurs récipients se remplir bien plus lentement, mais leur récolte mérite un premier prix. Avec leurs doigts, elles sélectionnent les plus belles baies, évitent de les écraser, chassent les feuilles. Quand on leur fait remarquer avec plus ou moins de tact, qu’à ce rythme là, on ira les rechercher dans une semaine, elles répondent « qualité plutôt que quantité« , que ce n’est pas une course et que l’esprit de la forêt les punira tous le moment venu.
C’est la pause. On étale le pique nique et on raconte toutes ces légendes qui courent sur les ballons Vosgiens.
L’après midi, il fait chaud, les guêpes et les taons s’invitent, détectant l’odeur du sucre et de la chair bien ferme à sucer. L’entrain apporté à la collecte le matin se transforme en abattement général. Le niveau des fruits monte moins vite dans les seaux, on peste contre la chaleur, les insectes excités, puis quelqu’un annonce que la récolte n’est pas si mal et qu’il faudrait penser à rentrer.
Ce matin, gravir les rochers qui verrouillent ce coin de paradis des cueilleurs avait été un jeu, ardeur et enthousiasme stimulant les jeunes gens. Cette fin d’après midi, tous ressentent la fatigue d’un lever trop matinal pour leurs vingt ans, les premières courbatures apparaissent lorsqu’ils se relèvent d’une position courbée trop longtemps adoptée et les seaux pèsent lourd de l’abondante récolte. Chacun redoute les passages qu’il avait prit un malin plaisir à escalader le matin même.
Les mains occupées à porter les seaux, l’équilibre est précaire. Seules Gabrielle et Madeleine peuvent s’aider d’un bras, leur maigre récolte leur permet d’avoir une main encore libre.
C’est Jean Pierre qui, le premier, glisse dans un trou dissimulé par un roncier. Son corps disparait et on ne voit alors plus que sa tête émergeant entre les épines. Tout son trésor est englouti entre les rochers, perdu à jamais, sauf pour une colonie de fourmis qui s’étonnent de ce cadeau fortuit du ciel. Jean Pierre peste davantage de la perte de son magot que de ses nombreuses écorchures lorsqu’il arrive enfin à être extrait de son sarcophage, aidée par les puissantes poignées de main de François et Denis.
Puis le sort s’acharne tandis que l’expédition tente, tant bien que mal, de regagner la terre ferme car ici, ce ne sont que trous béants, buissons et ronciers agrémentés de rochers recouverts de mousse. Dans ce dédale naturel, difficile de garder son équilibre. Virginie en fait la douloureuse et amère expérience. Elle bascule la tête la première dans un fourré comme si ses deux pieds avaient été emprisonnés par une main invisible. Elle réussit à s’agripper à son récipient, mais lorsque François vient l’aider, elle n’a pas la présence d’esprit de ne pas lâcher l’anse pour tendre la main à son sauveur. Elle se fait copieusement enguirlander rapport à la couleur de ses cheveux flavescents.
Brigitte remporte la palme avec une cavalcade digne des figures artistiques aux jeux olympiques, terminant son triple salto sur un lit de brimbelles bien juteuses. 
Et l’hécatombe continue. Denis trébuche sur une racine alors que tout danger semblait écarté. Jusqu’à Guillaume qui, étourdit, oublie son pot sur le toit de la voiture. Ce qui est plus singulier c’est que personne ne remarque rien avant d’entendre un bruit métallique lorsque la voiture démarre.
Finalement, seules les récoltes des filles n’ayant utilisé que leurs doigts pour le cueillette reste épargnées. Les plus rationnels y voient le pragmatisme d’avoir eu un bras inoccupé pour s’équilibrer quand une majorité pense qu’un esprit supérieur se soit vengé. N’a-t-on pas réellement cru entendre un petit rire provenant du fin fond de la forêt à chaque culbute?