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Naissance de la race Vosgienne

    

 

 C’était un temps d’avant. De bien avant que villes et villages ne soient fondés. Il n’y avait même aucune trace de l’homme sur cette terre vierge. Juste quelques animaux chanceux de ne partager le monde qu’entre eux-mêmes.
Il y avait toute sortes d’espèces, de celles là même qui ont disparu aujourd’hui. Dans ces jeunes montagnes Vosgiennes qui avaient encore l’allure des chaînes himalayennes, paissaient de nombreux troupeaux bovins. Toutes les races étaient représentées sur les contreforts des hautes cimes, broutant une herbe tendre et généreuse, bien grasse et au parfum savoureux. Chaque génisse avait son tempérament. Les normandes étaient gloutonnes et passaient le reste de l’après midi nonchalamment étendues sur l’épaisse pelouse.
Les Limousines se miraient de leur robe brune rougeâtre. Coquettes, elles étaient des mères irremplaçables pour leur petits veaux. La Gasconne était dure au mal, robuste et, ma foi, assez grossière lors des repas. Qui n’a jamais vu une Gasconne roter et péter me lance la première pierre!
L’Aubrac ne pensait qu’à se maquiller les yeux, l’Abondance offrait un lait copieux et crémeux, la Montbéliarde négligée arborait toujours des taches sur sa robe, la Charolaise en revanche tenait toujours à une blancheur éclatante, la Blonde d’Aquitaine était vraiment la bonne copine, d’humeur toujours égale et assez simple. Il y avait aussi la Salers, qu’il ne fallait surtout chercher car on la trouvait. Belliqueuse, toujours prête à combattre celles qui lui manquaient de respect, peut-être même légèrement paranoïaque, allez savoir!
Enfin, bien souvent à l’écart du troupeau se tenait une génisse qu’aucun signe de la différenciait des autres. Ses cornes étaient banales, elle n’était pas si musclée que ça, ses qualités se fondaient dans une platitude décourageante. Il était difficile de la remarquer tant sa robe était si peu originale: elle était uniformément noire. A-t-on déjà vu une vache toute noire? C’était la risée du troupeau, le bouc émissaire ce qui, pour une vache, est un comble! Rejetée, elle se tenait à la périphérie du bétail, si bien que des idées de vagabondage lui vinrent assez rapidement. On voyait les vaches partir au petit matin alors que l’ensemble du cheptel languissait sous les pommiers ou somnolaient étendues sur l’herbe trop humide pour être broutée. L’esprit indépendant qu’elle cultivait s’affermissait. Solitaire, elle flânait toute la journée et on voyait sa silhouette débonnaire et sans caractère revenir immanquablement vers ses congénères en fin d’après midi.
Un jour, le groupe s’aventura au-delà de la forêt où n’entraient même pas le reste du troupeau. Ce fut une révélation. Oui, il y avait bien un monde après la lisière de la forêt. Ce qu’elle virent les enchanta au-delà de toute limite. Des pâturages vierges, des chaumes aux herbes ballottées par un vent inconnu, puis… Mais il fallait davantage lever la tête et elles se promirent de revenir le lendemain, tout en retournant benoitement vers la vallée.
Hardies et curieuses, elles reprirent leur chemin dès l’aube. N’étant point distraites comme peuvent l’être les vaches d’ordinaire, elles avancèrent rapidement jusqu’au point atteint la veille. L’herbe était meilleure, plus tendre et aux relents parfumés mais surtout parce que les autres ne pouvaient la brouter. Elles progressèrent encore et encore. Ces landes battues par les vents, ces chaumes dépouillés, ces alpages déserts et sauvages avaient quelque chose d’inédit, de terriblement enivrant pour le morne quotidien qui était le leur. Elles s’égaillèrent toute la journée, remplissant leurs poumons de vache d’un air pur et tonique. Le lendemain, elles quittèrent les étages inférieurs pour retourner dans cet inattendu paradis. Elles arpentèrent, sillonnèrent, flânèrent et ne virent pas le soir venir. Pourquoi redescendre si c’est pour remonter demain? Ainsi naquit l’idée de vivre sur ces pâturages. Mais la curiosité pousse toujours les êtres audacieux à aller plus loin, plus haut. Au-delà des chaumes aux herbes sèches, s’élevait un pierrier suivi d’un univers minéral et de quelques taches blanches juste un peu délavées. Les vaches n’avaient jamais vu la neige et elles furent toutes ébahies de fouler de leur sabots cet amas pâteux et bien frais. Ici, on respirait mieux, l’air était plus vif, le soleil plus éclatant, l’herbe plus rare mais davantage savoureuse. Tant de nouveautés les grisaient.
Un matin, elles grimpèrent et escaladèrent les rochers qui verrouillaient le sommet, semblant accéder aux cieux. Elles pensèrent pouvoir gravir les nuages mais ne purent que difficilement franchir un col escarpé donnant sur une succession ininterrompue de sommets enneigés, de combes et de pierriers à perte de vue.
Ainsi passèrent les jours, puis les lunes. Un matin, elles s’éveillèrent blanches comme des charollaises. Elles prirent peur car, après tout, ce n’étaient que des vaches. Dans leur affolement, elles s’ébrouèrent comme des chiens tout juste sortis de l’eau et la fine pellicule de neige disparu aussitôt, laissant ressortir davantage leur robe ébène. A mesure que les jours passaient, la couche de neige nocturne augmenta, la température de la journée baissa. Bientôt la neige recouvrit l’herbe rare. Le froid s’intensifia. Chaque matin, la neige gelait sur leur dos. Lentement, jour après jour, le paradis se transformait en enfer. Un enfer de glace et de gel. Le vent vif de l’été avait forci: maintenant ce n’étaient que bourrasques soufflant dans toutes les directions, s’insinuant dans chaque espace, même jusque dans leur narines et leurs oreilles. L’air si pur jusque là, devenait une prison glacée. A chaque respiration, il leur semblait qu’un chalumeau brûlait leurs poumons.
Elles renoncèrent à ce paradis perdu et, un jour plus glacial que les précédents, elles décidèrent de redescendre dans la vallée, retrouver leurs camarades, plus sages. Elles franchirent la forêt et débouchèrent sur les prés encore verts en contrebas. L’ambiance était douce et le sol d’une mollesse qu’elles avaient fini par oublier. Le troupeau entier les regarda apparaître dans un grand étonnement, comme seules savent l’exprimer des vaches hébétées.   
Alors, elles se regardèrent les unes les autres et constatèrent que leur terne robe noire avait été saupoudrée d’une cape blanche sur le dos, laissant leurs flancs sombres.
Elles avaient tellement subi d’averses de neige puis transies par le gel que la blancheur s’était fixée, cristallisée sur leur cuir comme un tatouage.
Depuis, la race Vosgienne, intrépide et curieuse, a gardé ces marques de témérité: elles ont toutes le dos et une partie supérieur des flancs recouverts de la blancheur nivéale.